Chroniques (Buies)/Tome I/À propos d’un dîner

Typographie C Darveau (1p. 362-368).


10 Mars.

Depuis trois ans je cherchais un principe auquel me rattacher dans la confusion des choses sociales, politiques et morales ; le bleu et le rouge ayant disparu pour être remplacés par des nuances, toutes les transformations et les atténuations me laissaient perplexe. J’étais comme dans une mêlée où je me connaissais à peine moi-même. Arriver à douter de soi, c’est l’idéal du scepticisme ; je glissais donc sur cette pente où mon identité devenait de plus en plus incertaine à mes yeux, lorsque, tout à coup, la Minerve m’a tiré de ce chaos par un de ces aphorismes vainqueurs, une de ces maximes lumineuses qui font le soutien des peuples et les ramènent au sentiment de leurs destinées.

Cette maxime peut se formuler ainsi :

« Quiconque n’est pas chef de parti, mais simplement sous-chef ou lieutenant, n’a pas le droit de donner des dîners. »

Cela n’admet pas de réplique et il ne manque à cette formule que d’ajouter ce qui en découle comme corollaire rigoureux : « Quiconque n’est que simple membre d’un parti et n’y exerce aucun pouvoir, n’a pas le droit de manger. »

Si l’on veut savoir maintenant ce qui a amené la Minerve à rappeler cet axiome, méconnu dans la longue possession du pouvoir et le soin assidu des intérêts privés, nous dirons que c’est à propos du premier dîner public donné par M. Hector Langevin après dix années de ministère. M. Cauchon, dans un récent article du Journal de Québec, blâmait l’honorable ministre de s’être un peu fait attendre et de ne recourir à la ressource suprême de la table que dans un cas désespéré. Ce reproche paraissait plausible aux esprits non familiarisés avec les vérités fondamentales, mais la Minerve eût bientôt rétabli le caractère et les devoirs de chaque condition :

« De quel droit, dit-elle, M. Langevin, jusqu’à ce jour simple lieutenant de M. Cartier, aurait-il convié à un banquet les membres du parti conservateur ? La modestie, le désintéressement de M. Langevin durant le cours d’un commandement subalterne, sont non seulement des titres réels à la considération, à l’estime et au respect de tous, mais encore l’assurance la plus formelle de ses capacités de chef. »

S’il ne faut d’autre garantie, pour devenir un bon chef, que de ne jamais déboucher le champagne ni offrir des perdreaux aux choux, il est indéniable que notre pays est une pépinière de gens propres aux rôles secondaires. La frugalité de M. Langevin, qu’il n’a pas hésité à faire partager, pendant dix ans, aux dociles adhérents de l’homme de bronze, devient un signe de mérite assez commun. « Pour savoir commander, ajoute la Minerve, il faut savoir obéir. » Faut-il conclure de là que l’honorable ministre, à force d’assister aux dîners de son chef, a appris à en donner à son tour ? C’est fort méritoire ; mais que l’on mette dix ans à acquérir cette capacité, voilà ce qui rend l’axiôme d’une pratique trop restreinte et d’une conception trop difficile.

J’admets que le principe établi par la Minerve n’a même pas besoin d’être discuté, mais il met lord Dufferin dans une situation formidable. En effet, lui seul va être chargé désormais de faire manger à tour de rôle les députés de droite et de gauche ; les lieutenants-gouverneurs n’y auront plus aucun droit. En outre, et ce qui est bien plus terrible, l’honorable Langevin, en supposant qu’il reste au pouvoir une session de plus, va y laisser toutes ses épargnes. Avant de formuler son axiôme, la Minerve aurait bien pu songer qu’il va devenir ruineux pour son chef d’occasion, celui que la fatalité lui impose aux dernières heures, et qui n’est à la tête que pour avoir bien su tenir la queue, comme la Minerve le reconnaît elle-même.

En voulant trouver une excuse à la longue persévérance de son chef dans l’obéissance, la Minerve ne craint-elle pas de le réduire au désespoir et de lui enlever le fruit de tant de labeurs parcimonieux ? Mettre l’honorable Hector dans une obligation semblable à celle où se trouvait l’homme de bronze qui, lui, n’épargnait rien, et qui ne gouvernait souvent qu’à force d’omelettes et de galantines, c’est ériger la cruauté en principe, c’est vouloir faire une victime au nom d’un axiôme, sacrifier le compagnon du bain à une formule, et, pour le plaisir d’émettre une vérité éclatante, imposer un carême général à une population affamée.

Il y a plus. Les députés ministériels, auxquels la Minerve envoie cet axiome absolument comme si elle leur jetait un biscaïen, seront décontenancés. Ils ne croiront pas à sa réalisation ; et, par suite de la faiblesse inhérente à la nature humaine, ils sacrifieront le principe en écartant l’homme si peu fait pour le représenter.

Voilà où conduisent les formules gastronomiques.

L’honorable Langevin n’aura pas seulement la consolation d’avoir osé à propos, en escomptant les devoirs de la conscience par les sensations de l’estomac, comme le dit encore la Minerve dans un style qui ne manque pas d’ampleur, ni même d’ampoule, ni même de pathos inintelligible. Il aura préparé un dîner pendant dix ans, et cela ne lui donne pas un seul comté dans le district dont il prétend représenter les opinions ! Il aura fait casser des œufs et beaucoup de mâchoires d’électeurs, pour voir ses créatures repoussées unanimement dans chaque élection ! Ô principes ! que vous coûtez cher, et que l’obéissance est une vertu funeste !

M. Langevin a fait présenter M. Jean Blanchet à la Beauce : battu par douze cents voix. — Il a fait présenter M. Philias Huot dans Québec-Est : battu par huit cents voix. — Il a fait présenter M. Brousseau dans Portneuf : battu. — Il a fait présenter M. Routhier dans Kamouraska : battu. — Il a fait présenter M. Cimon dans Charlevoix : battu par sept cents voix. — Il a fait présenter M. Adolphe Caron dans Bellechasse : battu aussi par sept cents voix ; de telle sorte que M. Langevin, repoussé partout, devra chercher sur la carte une nouvelle province à annexer au Dominion, pour combler tant de vides et se refaire une majorité.

Toujours entraîné par cette vertu de l’obéissance que les singes possèdent à un degré surprenant, M. Langevin a voulu imiter son maître jusqu’au bout et s’entourer de nullités, de pantins, d’automates. Il n’a pas compris que le règne des crétins n’est pas illimité, et que c’est un fait anormal que le gouvernement des peuples par les imbéciles. Un homme, à force d’audace et de mensonge, et servi par la profonde ignorance de la masse, peut quelque temps escamoter le pouvoir, mais il ne peut être suivi impunément et remplacé par un homme qui n’a que des velléités, des convoitises, et seulement les obliquités louches du cynisme dont le premier avait toute l’impudeur agressive et dominatrice. Pour succéder à M. Cartier, il ne faut pas attendre le moment où il croule ; il faut avoir tous ses vices et non pas seulement les afficher ; il faut avoir autre chose que les vertus négatives qui ne conviennent qu’aux impuissants.

Nous assistons à un réveil de l’opinion aussi subit qu’il est général. Jamais pareil revirement ne s’était vu dans notre pays. Cela a commencé du jour où sir George, jusqu’alors possesseur par le droit de la force de Montréal-Est, s’est trouvé tout à coup n’être plus que le représentant de vingt-et-un métis, de six blancs et de trois ou quatre sauvages. Encore a-t-il fallu qu’on les lui offrît. Maintenant il ne peut pas même voter par procuration dans ce parlement où il étouffait tout avec sa majorité accroupie.

Pendant son règne, les Canadiens-Français n’avaient de voix à la Chambre que pour voter. Quant à la langue, ils n’en avaient pas ou n’osaient s’en servir de peur de lui donner le coup-de-grâce[1]. Aujourd’hui la belle langue française a repris ses droits et se fait écouter, par la seule raison que les députés bas-canadiens nouvellement élus savent la parler. Aux ignorants, aux aplatis et aux satisfaits opaques a succédé une phalange de jeunes députés instruits, formés à la parole, connaissant leur histoire et leur droit, et faisant figure, quand leurs prédécesseurs ne faisaient que des ombres. Désormais la province de Québec ne joindra plus au désavantage de la minorité celui de l’incapacité et de l’ineptie ; ses représentants ne seront plus des automates mus par des dîners et des cock-tails. S’il leur arrive, par condescendance, de manger du dinde officiel, ils n’en seront pas farcis, et le champagne, au lieu de les abrutir, prêtera des ailes à leur imagination.

L’honorable Hector n’a pas compris, en donnant son premier dîner si tardif, que les estomacs diffèrent en même temps que les cerveaux. Que de choses il n’a pas comprises, toujours parce qu’il n’était qu’obéissant, et qu’il ne suffit pas, malgré le proverbe, de savoir obéir pour savoir commander ! La Minerve a tort d’en vouloir faire un chef par la seule raison qu’il a été bon soldat. Si on lui ôte l’exercice de l’obéissance, que lui restera-t-il donc, grands dieux ! et quelles destinées nous réserve-t-on avec un homme qui n’a appris que l’usage des signes, et qui veut s’en servir avec une armée formée à une tout autre école !

Dans le district de Québec, nous ambitionnons aujourd’hui autre chose que de danser sur la corde et d’exécuter des battements de pas au commandement d’un jongleur. L’obéissance y est devenue une vertu fort compromise ; la docilité n’a plus d’avenir et les traînards restent en arrière tout seuls sans pouvoir retenir plus longtemps la masse rendue à l’intelligence et aux idées. Si M. Langevin avait appris autre chose qu’à emboîter le pas, il se rendrait compte du changement des temps, et en se rendant ce compte facile, il les jugerait désormais impossibles pour lui.



  1. Allusion au français horrible que parlaient bon nombre des députés.