Chroniques (Buies)/Tome I/Dernière étape (le lac Saint-Jean)

Typographie C Darveau (1p. 395-432).

DERNIÈRE ÉTAPE



LE LAC SAINT-JEAN


Lecteur, je suis sur un plateau, à je ne sais combien de cents pieds au-dessus du niveau de la mer, et de cette hauteur où je plane sur ma patrie encroûtée, tu m’apparais comme un maringouin. Je flotte dans la plénitude du calme et de l’espace. Il est vrai que ce n’est pas là absolument du nouveau ; en Canada il y a du calme, de l’espace et des plateaux tant qu’on en veut ; mais dans cette monotonie générale on trouve encore de temps à autre à varier la scène ; le fond reste le même ; c’est toujours des montagnes, des forêts infinies, des rivières et des lacs, mais le degré d’intérêt diminue ou augmente suivant l’histoire, la physionomie et l’avenir probable des lieux qu’on parcourt.

Cette fois, je me suis enfoncé dans une région intérieure, déjà célèbre quoiqu’à peine ouverte, quoique toujours négligée par les gouvernements corrompus et corrupteurs ; je suis à trente-cinq lieues du grand fleuve, dans la vallée féconde et dédaignée du lac Saint-Jean, en compagnie d’un Romain des premiers âges qui s’appelle Horace, et d’un charretier, autre Romain, mais moins antique, qui s’appelle Néron. Le Bucéphale qui nous transporte est un latin de la décadence, qui a nom Rossus, ainsi baptisé, il y a seize ans déjà, par un collégien en vacance, très fort en thème, qui n’est jamais parvenu à la célébrité.

Il faut voir avec quelle méthode Rossus modère son allure ! Quand le tyran Néron le fouette, il lève les quatre pattes à la fois, fait un bond, un seul, et s’arrête court, puis, l’instant d’après, il reprend son train de route qui est celui d’un crapaud estropié. Cela donne le temps de faire des observations.

Que l’homme est petit quand on le contemple des hauteurs que mon pied foule, au milieu de nuées de mouches, dont une seule suffit à donner la rage ! Les moustiques du Saguenay sont une race unique, indomptable, supérieure. Unies entre elles, par myriades de millions, elles affrontent tous les moyens de destruction connus. Elles ravagent et dévorent tout ce qui existe ; aucune peau d’animal n’est à leur épreuve. Pour les anéantir on dit des messes, mais cela ne suffit pas toujours ; on fait du feu, on enveloppe les maisons de fumée, on s’étouffe littéralement, mais sans jamais étouffer ces maudites petites bêtes, grosses comme des pointes d’aiguilles et que le vent emporte ainsi que des nuées invisibles. Ce ne sont ni des maringouins, ni des cousins, ni des brûlots ; c’est une espèce à part, presque microscopique, armée d’une pompe terrible et d’un appétit colossal.

Vues au microscope, elles sont d’une beauté ravissante ; ô perfidie des apparences ! Être si petit et si vorace ! Elles ont un dard plus long que leur corps tout entier, la racine duquel est une sorte de réservoir ou d’estomac ; elles enfoncent ce dard dans les pores de la peau, à travers n’importe quelle peau, fut-ce celle d’un crocodile, arrivent jusqu’à la chair, la mordent et en arrachent un morceau qu’elles vont manger ensuite sur les piquets de clôture, ou sur les souches. Elles ne sucent pas le sang, elles mangent, de sorte qu’elles finiraient par avaler des corps d’hommes tout entiers, si on les laissait faire. Elles ne demandent pas mieux.

Dans les champs, sur les pauvres bêtes à cornes, sur les chevaux et les moutons, c’est une fureur. Pour les combattre, les moutons se tiennent ensemble, serrés les uns contre lee autres, et ils courent droit devant eux afin de faire du vent. Les chevaux deviennent fous ; on les voit s’élancer dans des courses vertigineuses jusqu’aux limites des champs, puis revenir, tourner pendant des heures, blancs d’écume, ne s’arrêter que pour prendre haleine et s’élancer de nouveau, tout ensanglantés, aveuglés par la colère et la douleur. Quant aux bestiaux, ils passent la journée à chercher partout un souffle d’air, se précipitent dans le moindre vent, se battent les côtes sans relâche, se lèchent et se frottent incessamment, et, de guerre lasse, tombent épuisés sur l’herbe et se laissent dévorer. Alors, les horribles moustiques font rage ; elles entrent par centaines dans les oreilles, dans les yeux et à travers les poils des bêtes couvertes de sang ; elles s’y repaissent, se gonflent de chair et meurent en éclatant, frappées d’apoplexie.

Vous ne voyez rien, vous n’entendez aucun bourdonnement, et, en moins de cinq minutes, votre corps n’est qu’une suite de boursoufflures brûlantes : c’est la trahison organisée, savante, impitoyable. Rien ne saurait vous protéger ; les mouches passent à travers votre chapeau et entrent jusque dans vos bottes ; vous avez un moustiquaire ? Elles le dévorent ou le déchirent, et arrivent jusqu’à vous dans votre sommeil confiant. Le plus horrible, c’est qu’on aggrave soi-même et que l’on complète l’œuvre de ces odieuses bêtes : la démangeaison est irrésistible ; on se déchire après avoir été mordu, et l’on se met la plaie à vif, absolument comme celui qui, dans sa douleur aveugle, arrache le fer de sa blessure béante en arrachant avec lui des lambeaux de sa propre chair.

J’ai vu de pauvres vaches, la queue tout épilée, sèche et rude comme une queue de tortue à force de s’en être fouetté les flancs ; j’ai vu des chiens tellement éreintés, morfondus par leur lutte avec les moustiques que, pour aboyer aux voitures qui passaient, ils étaient obligés de s’appuyer sur les clôtures, et qu’à peine ouvraient-ils la gueule qu’une nuée de brûlots s’y engouffraient comme au lit d’un ravin se précipitent les sables ardents.

Partout où les animaux des champs se réunissent, on fait un grand feu, de même que lorsqu’il faut aller traire les vaches. Toute action extérieure est impossible ; on ne peut aller pêcher dans les lacs innombrables et poissonneux de cette région sans se voir, en deux ou trois minutes, les mains gonflées sous les piqûres de ces monstres atomiques que rien n’éloigne, que rien n’arrête. Ils sont surtout friands de sang étranger. Ô dieux de mes pères ! que j’en ai laissé de pâture artérielle dans les pompes de ces acharnés invisibles ! J’en tremble encore de colère et de faiblesse ; ils m’ont sucé jusqu’à l’imagination, et je les sens à cette heure, même en souvenir, comme s’il me passait un orage de feu entre la chair et la peau.

Horace, le Romain, qui leur a payé tribut pendant dix ans, ne les sent plus. Du reste, outre qu’il est un héros, Horace est encore un philosophe ; je vous le présente. C’est un ancien compagnon de collège devenu arpenteur de presque toute la région qui s’étend du Saguenay à Betsiamis, sur une profondeur de cinquante lieues. Quatre ou cinq fois propriétaire dans la vallée du lac Saint-Jean, il lui a pris fantaisie un jour de se bâtir un toit sur une petite île de deux milles de tour, située en plein dans le lac, à l’abri des hommes, et d’en faire sa résidence principale. Cette île s’appelle Helena, détail insignifiant, s’il ne me servait à faire une réflexion philosophique sur les faiblesses des héros. Horace a aimé jadis, une première fois, la meilleure pour lui comme pour nous tous, et c’est en souvenir de cet amour printanier qu’il a baptisé son île.

Ermite, philosophe, arpenteur, Horace, en cette triple qualité, a une barbe longue de quinze pouces, une charpente vigoureuse, un torse athlétique. Il possède les sciences par intuition ; seul, dans une région sauvage, sans livres, pendant de longs mois de l’année, il a réfléchi et observé au milieu de la vaste nature, il a questionné ce grand volume, toujours ouvert, où sans cesse s’ajoutent des pages nouvelles à des pages impérissables : aussi a-t-il découvert de nombreux secrets de géologie et explique-t-il, comme s’il l’avait vu se faire, la formation de cette étrange, gigantesque et fantastique région du Saguenay qui ne ressemble à rien de ce qui existe.

Néron, le charretier, abominable tyran, nous mène sur une « planche, » seul véhicule connu dans cette primitive contrée. Cette planche a deux sièges, hélas ! entre chacun desquels il y a un espace de quinze pouces pour nous permettre d’allonger nos jambes. Sa largeur est de trois pieds environ ; mais, je viens de le dire, Horace a de l’ampleur, ce qui me réduit à un amincissement que je n’aurais jamais rêvé, même en dormant dans un étau. Seul, sur le siège de devant, Néron devise de choses politiques, agricoles et autres. Il a oublié d’emporter de l’avoine pour Rossus, de sorte qu’il s’arrête à toutes les maisons de la route, pendant deux heures, et en demande au nom de tous les saints, mais inutilement. Il n’y a pas d’avoine dans le Saguenay, malgré les prodigalités du gouvernement provincial et l’envoi de semences qui a lieu régulièrement, mais qui n’arrive presque jamais à destination.

Rossus, qui a déjà monté un nombre infini de côtes, commence à battre de la ratte, son pas fléchit ; le despote Néron le flagelle en vain, Rossus ne répond que par un hoquet de croupion de plus en plus fréquent à chaque coup qu’il reçoit ; c’est sa manière à lui d’objecter. Le philosophe et moi nous avons des crampes ; cependant je descends de voiture pour monter chaque côte, j’ai fait ainsi près d’une lieue, car, il faut vous le dire, quoique nous soyons sur un plateau qui conserve un niveau uniforme jusqu’au lac Saint-Jean, en partant des hauteurs qui s’élèvent de Chicoutimi, ce plateau est néanmoins coupé, presque à chaque minute, de ravins et d’ondulations de toute sorte qui le rendent extrêmement accidenté et, par suite, pénible à parcourir en voiture.

Toute la vallée du lac Saint-Jean, vallée vaste et féconde, est ainsi formée de mamelons, de collines et de gorges creusées en tous sens, qui sont une histoire vivante et une explication manifeste de sa formation géologique. Le lac, jadis large mer intérieure s’étendant entre les Laurentides et la chaîne des Périboncas, à trente lieues plus loin, s’est retiré petit à petit en déposant, suivant le cours capricieux de son retrait, d’énormes quantités de terre d’alluvion. En même temps, comme le mouvement de ses eaux était fort irrégulier, il y eut des endroits laissés absolument à sec, tandis que, dans d’autres endroits voisins, il s’est formé de véritables petites rivières qui ont creusé leur lit à des profondeurs très variées.

Ailleurs, ce sont des lacs qui se sont trouvés paisiblement installés dans des précipices qu’ils remplissent à moitié ; çà et là, vous voyez de nombreux monticules, tous formés de terre d’alluvion, s’ébouler en partie dans les ravins et les rivières ; cette terre marche toujours, même après la retraite des eaux du lac, et le travail qui se fait en elle, visible aujourd’hui, sert merveilleusement l’intelligence de l’observateur et lui dévoile le phénomène dans toute sa clarté. Les cours d’eau, grands et petits, qui se déchargent dans le lac, entraînent avec eux beaucoup de terre ou de sable qui se détache et roule du sommet ou du flanc des monticules ; vous les voyez, épaissis et chargés, rouler péniblement leurs ondes et faire çà et là des dépôts qui servent à combler insensiblement les ravines, ou à exhausser les rivages. Des lacs apparaissent à chaque instant ; il y en a un nombre incalculable, les uns très petits, d’autres assez grands, comme le lac Kénogami qui a cinq lieues de longueur, mais tous sont extrêmement profonds : dans chacun d’eux, la truite et le brochet abondent.

Le chemin public, ouvert au milieu d’un terrain aussi accidenté, en a tout le pittoresque et les inconvénients ; il faut monter et descendre à toute heure des côtes qui n’en finissent plus. Tantôt, c’est un sable chaud qui aveugle et qui étouffe pendant deux heures de marche ; tantôt ce sont les grands bois brûlés qui forment de chaque côté du chemin une forêt désolée, nue, noire et absolument dépouillée de rameaux et de feuillages. Tous les arbres sont rongés jusqu’au sommet, et, dans l’espace qui les sépare les uns des autres, l’œil ne distingue plus rien des lianes nombreuses, des taillis impénétrables qui les rassemblaient autrefois en forêts touffues, à moins que ce ne soient des souches calcinées qui dressent leurs débris noirs et informes, en attendant que la pluie et le vent les rongent et les rendent au sein de la terre pour fertiliser les arbustes naissants.

Ailleurs, les bois s’éloignent et l’on a des champs de blé et des prairies, mais toujours sans horizons ; la vue ne peut s’échapper au-delà des innombrables mamelons et coteaux, suivis à plus ou moins de distance de chaînons montagneux qui la bornent dans toutes les directions ; on a beau vouloir percer l’espace devant soi et chercher quelque éclaircie, quelque ouverture qui soulage de cette monotonie en quelque sorte asphixiante, on ne découvre rien que des monticules nouveaux s’ajoutant à ceux qu’on a laissés derrière soi et à ceux qu’on a sous le regard. L’homme qui vit enfermé dans cette région presque sans issue, comme sans air libre et sans les vastes aspects auxquels sont habitués tous les enfants de l’Amérique, finit par s’y croire absolument isolé du reste du monde et par borner son idée comme son regard au cercle qui l’entoure.

Pendant que j’observe, que je raisonne, que je questionne et que je scrute, Rossus a fini par réduire son allure au pas d’une grenouille parmi les cailloux ; Néron est arrivé à l’apogée de l’humiliation ; pas encore d’avoine, et nous avons fait plus de quatre lieues ! La paroisse voisine de Chicoutimi, le Grand-Brulé, est franchie, et, à cinq lieues plus loin, nous avons la perspective d’une autre paroisse, tout aussi brûlée, aussi ensablée, aussi montueuse, aussi mélancoliquement boisée, dont le nom indigène, Caskouïa, a été converti en celui moins harmonieux et beaucoup plus barbare de Saint-Cyriac. Comment se rendre jusque-là sans offrir à Rossus au moins un simulacre de céréales ? Il est cinq heures passées, et déjà nous marchons depuis bientôt trois heures ; j’ai descendu de voiture au moins trente fois pour gravir les côtes. Horace, philosophe et stoïque, est resté immobile ; il prétend que la canicule est antipathique au mouvement ; Néron est devenu sombre et il sonde l’avenir en regardant les flancs mouillés d’écume de son Bucéphale qui a décidément abandonné le trot ; mais il veut toutefois reconnaître en termes éloquents mon abnégation et l’agilité de mes muscles : « Monsieur, dit-il, vous avez dû coucher longtemps sur des fougères, vous ; vous m’excuserais de vous parler comme ça ; mais je suis bien curieux, je voudrais savoir si tous les messieurs de la ville se graissent les jambes avec de la gomme. »

« Parle, continue, réponds-je aussitôt, parle, monstre de cruauté, pétroleur de la ville éternelle, exterminateur de patriciens ; chacune de tes paroles me vaut de l’or ; je te chroniquerai, tyran abominable ; tu paraîtras sur le National avec ton masque sanglant et tes doigts teints de crimes ; le lecteur, qui est toujours une bonne croûte, sache bien ceci, fauve, le lecteur me paiera, généreusement chacun de tes mots et gestes ; tu es l’Eldorado et le Colorado de mes convoitises monétaires ; en toi je puise, Néron ; donc, continue, questionne, abonde, déverse-toi, etc… » Tout à coup je m’arrêtai ; Néron était devant moi immobile, stupéfié, cloué sur place ; son regard fixe était comme béant, et sa bouche entr’ouverte avait la profondeur sombre et redoutable d’une caverne ; Rossus gisait sur place, en proie aux taons, la queue basse, les oreilles inertes. Alors Horace, le Romain des premiers âges, républicain convaincu et par conséquent ennemi juré des autocrates, crut utile d’intervenir : « Ne savez-vous pas, s’écria-t-il, Néron, massacreur horrible, ne savez-vous pas que monsieur que voici est un feuilletoniste, un humoriste, un chroniqueur ?…

— Un chroni…quoi ? » hurla Néron sortant d’un abîme d’hébêtement. À ce cri, un voile passa devant mes yeux ; j’entendis comme en un rêve toutes les facéties idiotes de mes amis de Montréal et le quoi monstrueux qui est encore en vogue ; je m’affaissai, je trébuchai inconscient, puis je tombai raide mort…

Être mort et en avoir connaissance, voilà un horrible supplice ! c’est celui qu’endure le gouvernement de sir John depuis la publication des documents sur le Pacifique. Ainsi je fus annihilé pendant cinq minutes. Quand je revins à moi, je me sentis faible et creux, ce qui ne veut pas dire que les syncopes donnent de l’appétit, mais je signale un fait ; j’avais faim, et il nous restait encore cinq lieues à parcourir avant d’arriver chez le père Jean, qui tient un half way house, entre Chicoutimi et la paroisse d’Hébertville. Cinq lieues avec Rossus, c’est le tour du monde en perspective. Comme je l’avais déjà fait à peu près en réalité, cela me suffisait.

Je regardai Horace qui regarda Néron, lequel n’avait qu’une idée fixe, le minot d’avoine pour Rossus ; mais plus l’idée se vrillait dans sa tête, plus le minot s’éloignait. « Horace, m’écriai-je, ô stoïque, ô fortissime ! arrêtons-nous, je t’en prie, à cette première maison, et demandons une bouchée de pain et de lait, car je succombe… et la vie peut être encore si belle pour moi ! Voir le lac Saint-Jean et puis mourir !… je ne demande que ça ; mais je ne voudrais pas mourir d’abord et le voir ensuite. »

Horace, aussi attendri que convaincu, mais toujours bref, ne dit qu’un mot : « Néron, stop. »[1] Rossus comprit le premier ; il ne faut qu’un mot pour que Rossus arrête, tandis qu’il lui faut dix coups de fouet pour qu’il marche.

Nous étions devant une maison d’assez bonne apparence pour cette contrée encore à la fleur de l’âge ; je sautai de voiture, Horace derrière moi, calme, grave et surtout lent, Rossus déjà à moitié enterré dans le foin vert qui borde la route. Nous arrivons… portes ouvertes, maison vide ; pas même un chat, pourtant le plus domestique, le plus casanier des animaux. Nous regardons de tous côtés ; Néron découvre une huche, je me précipite ; il y avait cinq à six pains tout frais ; Horace entr’ouvre une espèce d’armoire, et soudain brille à nos yeux toute une rangée de bols de lait disposés avec autant de symétrie que de séduction. Devant une telle abondance, au lieu de me plonger, je restai coi avec des scrupules.

Ô lecteur ! des scrupules,… tu ne sais peut-être pas ce que c’est, mais moi !!! Le ciel, vois-tu, m’a donné une âme timide et douce, lorsque je crève de faim, et alors j’ai le respect des huches.

Comme je continuais d’être perplexe, la bouche immense et les mains immobiles, voilà que, subito, nous voyons arriver à la maison deux gamins tenant chacun une brochetée de truites qu’ils venaient de prendre dans la rivière Chicoutimi.

La rivière Chicoutimi, (entre parenthèses) pleine de méandres et de détours inattendus qui la font perdre de vue à chaque instant, se faufile comme une couleuvre, prend sa source je ne sais où, se décharge dans la rivière du Saguenay, déborde au printemps comme s’il n’y avait qu’elle dans le monde, renverse et démolit tout sur son passage, arrache aux collines des monticules entiers de sable, charroie de nombreux billots destinés aux scieries, contient beaucoup de truites comme tous les cours d’eau et les lacs de cette région et, finalement, présente tout l’intérêt qu’on peut attacher à une chose lorsqu’on n’est pas difficile à satisfaire.

De même que les autres rivières de la région saguenachienne, la Chicoutimi mange ses rives, aujourd’hui absolument nues et déboisées, car les feux périodiques dévorent les bois ; les terres cultivées y paraissent à intervalles inégaux, quoiqu’il y ait des habitations sur tout le parcours du chemin qui est un des plus beaux qu’on puisse voir dans n’importe quelle partie de la province. Oui, je le répète, à haute voix et suis prêt à le soutenir par un affidavit, dussé-je paraître devant une commission royale, le chemin qui va de Chicoutimi au lac Saint-Jean, sur une longueur de cinquante-six milles, est un chemin doux, agréable et léger, grâce au sol du pays, envers et malgré la mauvaiseté du gouvernement à son égard : mais aussi, c’est le seul.

Abonnés du National, je vais vous dire au juste ce qui en est de cette vallée du lac Saint-Jean dont on vous casse les oreilles depuis tant d’années.

C’est un grenier d’abondance qu’on laisse moisir.

Au point de vue agricole, c’est une des plus précieuses portions de notre cher pays qui n’en a pas de reste ; il y a là trois cent mille milles carrés de terres d’alluvion qui n’ont pas de débouchés, et dont les produits ne peuvent se vendre, parceque ces terres sont séparées de la ville par un espace de quarante lieues, encore sauvage et sans moyens de communication d’aucune espèce.

Quand on atteint le lac Saint-Jean, on est arrivé à un véritable cul-de-sac ; il n’y a plus d’issue nulle part, et il faut revenir sur ses pas si l’on veut regagner les bords du Saint-Laurent. Il y a vingt à vingt-cinq ans, cette partie du Bas-Canada, qui contient aujourd’hui près de 30,000 âmes, n’était encore fréquentée que par les Indiens chasseurs et ne contenait, en fait d’habitations, que les postes de la compagnie de la Baie d’Hudson, laquelle, on s’en souvient, avait un droit exclusif de chasse sur l’immense étendue de territoire que lui reconnaissait sa charte.

Ce fut un Écossais, au service de la compagnie, qui, le premier, eut l’idée d’exploiter les incomparables richesses forestières de cette région, en s’associant pour cela avec M. Price qui devait fournir les fonds. C’est de là que datent la fortune et l’influence de la maison Price, en même temps que la colonisation du Saguenay. C’est là aussi le secret de l’ascendant que cette maison a conservé jusqu’à nos jours au milieu d’une population qu’elle a poue ainsi dire formée. En effet, les premiers travailleurs, ainsi que bon nombre de ceux qui y vinrent plus tard avec leurs amis ou compagnons, furent tous les employés de feu M. Price ; grâce à eux, les premiers défrichements se firent, puis s’étendirent, puis gagnèrent jusqu’au lac Saint-Jean, toujours en suivant le cours de la rivière Chicoutimi. Pendant longtemps, la maison Price fut seule à fournir des provisions et des vêtements aux nombreuses familles qu’elle tenait pour ainsi dire sous sa tutelle, de telle sorte qu’il y avait à peine un homme des chantiers ou un cultivateur des environs qui ne lui fût endetté.

Voulez-vous vous faire une idée de ce qu’était le bois dans la vallée du Saguenay il y a quelque dix-huit ou vingt ans ? notez ce simple fait. Un navire d’outremer, venu pour prendre une cargaison, avait trouvé le marché vide ; tout le bois disponible était expédié depuis quelques jours. La saison était fort avancée ; il ne fallait pas à tout prix que le navire repartît sur lest ou passât l’hiver à Québec. On s’adressa à M. Price qui fit venir le navire à son chantier, et, en quinze jours, le bois abattu dans le seul voisinage du chantier, puis coupé et scié, était mis à bord du bâtiment et expédié en Angleterre. Aujourd’hui, on ne trouverait pas dans le même lieu assez de bois pour construire un canot d’écorce ; mais en revanche il y a des terres jeunes, fertiles, qui, pour alimenter la moitié de la province, ne demandent que des bras et surtout des moyens de communication.

Dans la province de Québec, oui, dans la seule province de Québec, il y a l’une à la suite de l’autre, sur le même côté du Saint-Laurent, trois vallées admirables, vastes, coupées d’innombrables cours d’eau, capables de contenir et de nourrir plusieurs millions d’hommes, séparées l’une de l’autre par un espace relativement insignifiant, et qui seraient aisément réunies, si l’homme voulait tant soit peu aider la nature qui a tout préparé d’avance ; ces trois vallées, qui sont celles du Saguenay, du Saint-Maurice et de l’Ottawa, connues et explorées déjà depuis longtemps, n’ont pas encore un chemin, non seulement qui les relie l’une à l’autre, mais qui leur donne une issue, un simple débouché vers les grands centres situés dans leurs régions respectives ! Combien de temps avons-nous perdu en disputes oiseuses, en rabâchages et en bêtises dans les journaux, c’est quelque chose d’incroyable, de douloureux surtout, et cela pendant qu’autour de nous les peuples marchaient à pas de géants et comptaient par autant de conquêtes sur la nature chaque progrès qui entr’ouvrait devant eux des espaces nouveaux et leur apportait de nouvelles richesses !

Quoi ! Voilà vingt-cinq ans bientôt que la région du Saguenay est ouverte ; il y a là de jeunes paroisses admirablement situées, dont l’enfantement avait été salué avec un véritable enthousiasme, et qui ont été arrêtées dès leur premier essor, paralysées dans leur berceau. Oui, cette contrée nouvelle, qui promettait tant, ce nouveau-né venu juste au moment où les ressources agricoles des vieilles paroisses allaient s’épuiser, ce pays de l’avenir, comme on l’appelait encore, il n’y a pas plus de douze ans, déjà se dépeuple, et déjà le découragement aux sinistres inspirations y souffle de toutes parts, comme le vent du désert qui brûle ou détruit tout sur son passage.

Parlons donc de notre jeunesse maintenant ! À quoi cela nous sert-il, puisque nous n’arrivons jamais à l’âge mûr, puisque nous mourons étiolés, impuissants, avant même d’avoir atteint notre majorité ; puisque nous ne sommes, d’une part, que des plaignards et des criards à qui l’action est inconnue, et, de l’autre, d’infatigables louangeurs qui trouvent tout admirable, délicieux, splendide, unique, incomparable ?

Nous n’avons pas seulement le moindre principe d’établissement ou de colonisation, pas le moindre sentiment des moyens pratiques de progresser. Qu’on ne parle pas du climat ; c’est là une excuse trop facile. La faute en est dans notre incurable esprit de routine. Est-ce par hasard le climat qui empêche de mettre de l’engrais sur les terres et d’améliorer la culture par tous les moyens possibles ? Il me semble au contraire que, plus un climat est rigoureux, plus on doit redoubler d’énergie et de travail pour en compenser les désavantages ; mais, au lieu de cela, on braille, et des terres excellentes, jeunes encore et fertiles, deviennent la proie des ronces.

Voyez comment procèdent les Américains. Eux raisonnent le progrès ; ils ont un principe de colonisation régulièrement et partout également appliqué ; tout le sol des États et des Territoires est arpenté d’avance, symétriquement, d’après une même règle invariable. Dès qu’un certain nombre de pionniers vont s’établir dans un endroit, la première chose à laquelle ils pensent est d’avoir un chemin de fer, bâti tant bien que mal, pour répondre aux seuls besoins du moment, quitte à le remplacer plus tard par une voie perfectionnée. Des chemins de fer ainsi construits ont parfois plusieurs cents milles de longueur à travers des espaces plus ou moins déserts ; mais voilà ! aussitôt que le grand nombre de ceux qui attendent et qui n’ont pas voulu s’aventurer dans un pays inconnu, savent qu’ils ont désormais une voie de communication rapide, ils arrivent en foule dans les nouveaux établissements, et bientôt on y voit surgir de véritables petites villes qui, en peu d’années, deviennent des cités importantes.

C’est là ce que j’appelle un principe de colonisation ; faire des routes d’abord. Nous, nous procédons à l’inverse, et, même, nous ne procédons pas du tout ; aussi nous perdons tout notre monde qui se lasse d’attendre et qui quitte d’admirables terres, parce qu’on est ruiné et que, pendant vingt ans, on s’est nourri d’espoir, pendant vingt ans on a fixé en vain ses yeux sur les gouvernements qui se soucient comme de l’an douze que telle ou telle région se développe… et qui gardent toutes les allocations budgétaires pour les comtés amis où il n’y a souvent aucun travail à exécuter, mais des faveurs à prodiguer aux membres qui votent bien.

Telles, dans leur ingénuité et leur simplicité éloquente, m’assaillaient ces réflexions, pendant que la huche, ci-haut mentionnée, restait béante devant moi et que les deux gamins, aussi sus nommés, arrivaient sur le seuil de la porte avec leurs brochetées de truites. Ô Providence ! ô nature secourable et généreuse ! Dans un pays où la viande fraîche est aussi rare pour les hommes que l’avoine pour les chevaux, des truites sortant de la rivière, encore vivantes ou à peu près, m’apparaissaient comme une manne miraculeuse, comme un bienfait qui ne se renouvellerait plus dans le cours de ma vie. Je ne savais pas, hélas ! que je dusse en être rassasié bientôt au point d’en sentir le dégoût. C’est toujours ainsi pourtant ; l’homme est un être indescriptible ; il souhaite et rejette, voilà toute sa vie. Ne venir au monde que pour accomplir deux fonctions, désirer et repousser, je ne trouve pas que le jeu en vaille la chandelle.

« Viens ci, boy, dis-je d’un ton bref à l’un des deux gamins, combien veux-tu vendre tes truites ? » Celui à qui je parlais regarda l’autre ; ils se consultèrent savamment du regard. — « Une piastre, » répondit-il, comme quelqu’un qui risque beaucoup et qui redoute d’avoir fait une gaucherie. Or, le boy avait tout au plus deux douzaines de truites ; son compagnon n’en avait pas la moitié. — « Une piastre ! repris-je en le regardant avec attention, si je t’offre dix centins, penses-tu que ça soit assez ? Tiens, je vais te donner trente sous. — Oh ! oui, trente sous ! s’écria le boy avec transport, oui, oui, monsieur, donnez-nous trente sous pour le tout. »

Et les deux gamins se mirent à danser chacun d’une patte en battant des mains. Trente sous ! c’était un rêve. Ils croyaient que cela faisait beaucoup plus qu’une piastre et n’avaient jamais pensé avoir le quart de tant d’argent. Une piastre, c’était quelque chose de féerique, d’absolument idéal, dont ils ne pouvaient jamais se faire aucune idée, qu’ils savaient de nom, mais sans en avoir jamais appris la valeur, tandis que « trente sous » était une somme appréciable, un terme humain, susceptible d’être compris, d’une vertu pratique, et, pour nos deux gamins, c’était la limite de la convoitise, le dernier terme de la fortune.

Dès qu’ils virent mon trente sous,[2] mon vrai trente sous, en argent pur, avec sa forme irréprochable, son éclat métallique, ils se regardèrent tous deux comme pour se demander à qui le prendrait. Cela leur faisait peur ; peut-être ça les brûlerait-il ? Qu’allaient-ils pouvoir faire de ce trésor, de ce trésor acquis en un clin-d’œil pour quelques truites prises en quelques minutes ? C’était là la conquête d’un empire ! ô innocence ! ô enfance des forêts ! Et dire qu’en naissant, nous citadins, nous sommes déjà insatiables, et que cela va toujours en augmentant, et que, malgré tout, il y aura toujours plus d’or que nous n’en pourrons avoir ! Que voulez-vous qu’on devienne avec un gouvernement comme ça ?

Je ne veux pas me plonger dans une mer de réflexions à propos d’un incident, d’autant plus qu’il y a tant à dire sur des choses capitales et que j’ai à peine commencé. Nous n’avons fait encore que cinq lieues dans la vallée du lac Saint-Jean. Nous n’allons pas vite, lecteurs ; c’est du reste l’allure nationale ; le Canadien ne se précipite pas. Quand on voyage sur une planche avec un ennemi de l’humanité, conduit par un vieux cheval qui ne peut trouver d’avoine, en compagnie d’un philosophe indifférent aux mouvements de ce monde, on n’a aucune raison d’être fougueux. Au demeurant, je suis classique : « Hâte-toi lentement, » a dit Horace, conseil cher à ceux qui ne savent pas où ils vont, ni comment se tirer d’affaire.

Pour moi, je suis toujours en face de cette huche qui semble grandir avec le vide de mon estomac ; les bons pains tout frais, dorés, continuent de m’éblouir, et de gras vaisseaux de lait, avec leur crème comme une couche de neige vierge, illuminent encore le bahut entr’ouvert. Que faire ? Il faut bien attendre, puisque les gens de la maison ne sont pas arrivés… Holà ! oh ! les voici : ils sont trois, quatre, puis d’autres ; en cinq minutes, voilà dix à douze indigènes. Nous nous prosternons ; Horace explique le cas avec le calme qui convient aux grandes occasions, je me penche mélancoliquement dans la huche en signe de défaillance, et Néron, toujours barbare, plonge un couteau dans le plus vaste des pains qui se trouvent à sa portée.

En un clin-d’œil la table est mise : « Vous m’excuserais, » dit la maîtresse du lieu qui se multiplie et se dépêche comme dans les bonnes années.

Les truites lavées, éventrées, farinées, gémissent sur la braise ; dix minutes après ; elles sont dans une assiette, sous mes yeux remplis de larmes de bonheur. Horace n’a aucune espèce de faim, mais il a pour principe de manger quand une table est mise ; sa philosophie est pratique. Pour moi, je suis rendu à la limite extrême de l’inanition ; on sait que les dyspeptiques sont des gouffres ou des bardeaux, et je me prépare à engloutir. C’est étonnant de ce qu’un homme est insondable quand il s’y met. Un estomac vide, c’est comme un trou dans le néant ! Oui, c’est bien ça.

Ô faim ! ö faim ! que de crimes on commet en ton nom et que de truites on avale pour apaiser tes sanglantes fureurs ! Le crépuscule n’avait pas encore teint l’horizon de ses tremblantes nuances ni semé dans le ciel ses incertitudes blafardes que déjà quinze ou dix-huit truites se disputaient l’empire de mon abdomen ; ce qui me donna l’idée de regarder quelle heure il était. Des yeux je parcourus les murs de la chambre où nous étions pour découvrir une pendule : dans un coin, sous la poussière, silencieux oublié, enveloppé de fils d’araignée qui lui faisaient comme un voile, semblable à un vieux Lare abandonné dans sa niche, gisait un de ces coucous d’il y a cinquante ans, qui ont émigré tour à tour de la ville dans les paroisses, des paroisses dans les townships[3] et des townships jusqu’au dernier asile de la colonisation moderne, la vallée du lac Saint-Jean. Le coucou s’était arrêté dans sa dernière migration peut-être perclus, peut-être trop vieux pour pouvoir aller plus loin. Il ne battait plus : son reste de vie s’était brisé quand il lui avait fallu partir encore une fois pour un foyer inconnu, peut-être ingrat ; sitôt arrivé sur les bords de la Chicoutimi, il s’était arrêté net comme la colonisation devait le faire quelques années plus tard.

on œil restait fixé sur ce pauvre vieux bon meuble qui avait mesuré la vie de deux ou trois générations, qui avait entendu les histoires d’une dizaine de foyers successifs, et qui, maintenant, moitié relique, moitié débris, apparaissait lui-même comme une légende muette avec d’intarissables secrets. Je le regardais sans lui demander l’heure du présent, mais les nombreuses heures du passé pour chacune desquelles il avait eu une voix, qu’il avait comptées une à une lentement, quoique déjà si vite disparues.

Horace avait déjà tendu à Néron deux ou trois fois son flacon de genièvre ; le tyran y puisait à gorgées profondes, oubliant Rossus tout à fait abruti du reste par la bonne chère qu’il faisait le long de la clôture, parmi les grandes herbes vertes. Je songeais, pétri de satisfaction et gonflé de pain de ménage : le pain de ménage est une des gloires du Saguenay ; quiconque n’en a pas mangé ne connaît pas la moitié de la vie. Ce qu’il y a dans le froment dont il est fait, je l’ignore, mais il a un goût unique, délicieux ; il paraît lourd et il est plus léger qu’une promesse de femme ; on en mange deux fois plus que de pain blanc et on s’en aperçoit deux fois moins ; comparé à lui, le pain de la ville n’est autre chose que du mortier, et cela pour deux raisons ; d’abord, il est toujours fait avec de la farine médiocre, sans précaution, sans art ; ensuite, il n’est jamais cuit, d’où vient chez nous la grande et mauvaise habitude des toasts,[4] qui supplée à l’ignorance du boulanger et corrige son œuvre malsaine. Quand nous aurons de vrais boulangers français, nous saurons alors ce que c’est que du pain ; jusqu’à présent nous ne connaissons encore que la pâte.

Ne trouvant pas l’heure au coucou, je regardai ma montre ; il était six heures passées, détail à peu près indifférent aux trois quarts des lecteurs, et j’avoue qu’aujourd’hui cela m’est presque indifférent à moi-même. Toutefois, je venais à peine de refermer ma montre que j’entendis autour de moi des chuchotements des questions, et que je vis toutes les têtes s’avancer vers moi et me regarder avec une curiosité visible. Évidemment je venais de piquer les indigènes. L’un d’eux, s’approchant d’Horace, lui demanda à demi-voix si j’étais un orfèvre, à quoi le philosophe, toujours flegmatique, répondit que j’étais simplement un accordeur de pianos venu pour s’établir dans la vallée du lac Saint-Jean !….

Cela dit, il n’y avait plus qu’à fuir honteusement : nous fuîmes. Nous fîmes quatre lieues au galop… Rossus était évidemment gris.

À la nuit tombante, nous arrivâmes chez le père Jean qui tient le half-way house,[5] une maison qu’on ne s’attendrait pas à trouver dans ces parages barbares, tant elle a de propreté, tant on y trouve de choses inattendues. Figurez-vous que j’y ai mangé de la viande fraîche, quand, dans le Saguenay tout entier, un morceau de bœuf ou de mouton est introuvable. Et pourtant le Saguenay est le pays des veaux. Il n’y a sorte de maison pauvre, de chaumière misérable au seuil de laquelle on ne voie un veau de trois à quatre semaines, la queue raide, les oreilles retroussées, le nez couvrant la face, les flancs comme une vessie dégonflée et les jambes tricolant comme une dénégation ministérielle. Les mères ne peuvent les nourrir, parce qu’elles ne peuvent rester en place ; les mouches les dévorent ; aussi, dès que vous arrivez près d’une de ces maisons et que vous vous arrêtez seulement quelques instants, vous sentez-vous tout à coup tiré soit par le bas de votre habit, soit par vos pantalons ; vous vous retournez… c’est un veau qui vous tète.

Donc, chez le père Jean, nous mangeâmes de la viande, sur une table nette, avec du linge blanc et des fourchettes, puis nous filâmes vers Hébertville, la plus grande paroisse de la vallée du lac Saint-Jean.

Il était alors dix heures du soir et la pluie avait battu les sables, de sorte que nous allions avoir de la fraîcheur et des chemins durs. La lune, combattant avec un amas de nuages de toutes les formes et de toutes les couleurs, se frayait son chemin comme un pionnier à travers les feuilles d’arbres et de touffes entremêlées. Tantôt elle apparaissait soudaine, entière et éclatante, jetant sur toute la vallée comme un flot de rayons qui éclairaient en un clin-d’œil les précipices, les lacs, les rochers noirs et les longues traînées de pins et de cèdres brûlés jusqu’au sommet : alors, c’était un spectacle ravissant et formidable. La lumière de la lune a toujours quelque chose, ou de doux qui semble couler comme une onde de perles sur les yeux, ou de farouche qui ajoute à l’horreur des ténèbres, en les remplissant de mille formes insaisissables et souvent monstrueuses. Tantôt, elle ne montrait d’elle-même qu’un segment rompu, qu’un cercle coupé par le passage rapide de quelque nuage, et alors il n’y avait plus que du farouche tout seul ; Rossus lui-même devenait fantastique ; on ne lui voyait plus qu’une oreille et deux pattes galopant sur le chemin. Néron, abandonné aux dieux nocturnes, se balançait comme un épais fantôme sur le siège de devant ; Horace, complètement abruti, cognait des clous en cadence sur son manche de parapluie ; moi seul, bien vivant, bien éveillé, mesurant des yeux le vaste plateau qui se déroulait comme à l’infini devant nous, je songeais à tout le mal que peuvent faire les mauvais gouvernements, et combien dix ans de charlatanisme peuvent aplatir un peuple !

Çà et là les maisons apparaissaient comme des jalons antiques qu’aurait plantés une race disparue ; parfois nous faisions jusqu’à deux milles sans en voir une ; d’autres fois elles se suivaient à quelques arpents de distance pendant dix ou quinze minutes ; puis, la forêt, les bruyères et les chaînons montagneux reprenaient l’empire du sol ; enfin, après quatre heures d’une marche précipitée, comme les dernières couches de la nuit commençaient à se disperser sous le petit jour naissant, nous vîmes poindre le clocher d’Hébertville comme une aiguille argentée trouant les nuages.

Hébertville est une paroisse de trois à quatre mille âmes, la plus grande, la plus florissante de la région du Saguenay ; elle est tout entière sur des vallons et des coteaux, et semble onduler sous le regard. Partout, à droite, à gauche, devant, derrière, surgissent de petits lacs, remplis de truites, qui noient la base des collines et se plongent dans la terre à des profondeurs souvent prodigieuses ; ces petits lacs donnent naissance à une foule de cours d’eau qui fuient dans toutes les directions et se creusent les lits les plus capricieux ; souvent aussi ils disparaissent tout à coup, et on les retrouve un mille plus loin, débouchant au détour d’un mamelon ou rasant le fond de quelque précipice.

Ce qu’il y a de fertilité, de richesse agricole, d’abondance perdue dans cette admirable région est vraiment indicible ; on se sent exaspéré d’être pauvre au sein d’une pareille fécondité et l’on envoie paître les gouvernements qui paraissent tous idiots ou criminels. Qu’on marchande aux habitants du Saguenay quelques milliers de dollars pour leur ouvrir un chemin jusqu’à Québec, quand il faudrait dépenser de suite deux à trois cent mille dollars pour unir les vallées du lac Saint-Jean et du St-Maurice et les relier aux deux villes de Québec et de Trois-Rivières, c’est ce qui semble encore plus odieux que stupide. Pour moi, j’en suis révolté. Ça suffit.

Que la civilisation soit l’œuvre du temps, c’est possible, mais je ne vois pas pourquoi les hommes ne s’en mêleraient pas aussi un peu. Avant un demi-siècle il est bien certain que tout le rivage du lac Saint-Jean sera bordé de groupes de villas et peuplé par plusieurs milliers de touristes qui s’y rendront chaque été pour faire la pêche et canoter sur cette grande nappe d’eau de douze lieues de longueur sur dix de largeur, et dont on ne voit pas la rive opposée, en quelque endroit qu’on se place. On y trouvera aussi sans doute deux ou trois grands hôtels en style américain, avec larges galeries, pavillons, belvédères, jardins jetant à l’air mille parfums variés, petits parcs, équipages étincelants, robes longues d’un demi-arpent et chignons défiant les nues, cocodès flûtés, valétudinaires goutteux, asthmatiques et chercheurs de dots. Tout cela y sera comme aujourd’hui à tant d’autres places, et l’on ne comprendra pas alors qu’un simple chemin de colonisation ait été si difficile à faire ; on ne comprendra pas que pour une chose indispensable, inévitable, il ait fallu autant de mensonges, autant de tromperies officielles qu’on en prodigue à ce sujet depuis dix ans ; nos petits-fils s’étonneront de leurs grand’pères… En attendant, les colons du Saguenay auront tous blanchi la terre de la poussière de leurs os, et c’est à peine si l’on saura qu’ils ont vécu !

Sic transit defrichatorus.

D’Hébertville au lac Saint-Jean il y a encore quatre lieues à faire dans la partie de la vallée la plus pittoresque, la mieux arrosée et la plus fertile. Deux lieues plus loin se trouve le premier poste de la compagnie de la Baie d’Hudson, autour duquel se groupent quarante familles de Montagnais qui vivent de la chasse et trafiquent avec la compagnie.

Le 24 juillet, à six heures du matin, nous partions, Horace et moi, d’Hébertville pour le lac Saint-Jean. Néron nous avait quittés la veille ; pour moi, Rossus n’était plus qu’un rêve. Retrouverai-je une autre année ce type de la plus noble conquête que l’homme ait jamais faite ? Je l’ignore et le crains également ; j’aime moins Rossus en perspective qu’en souvenir ; et pourtant, il avait galopé comme un lapin les derniers dix milles que nous avions faits ensemble. Aussi, je lui dois une épitaphe :

À Rossus, débris équestre ;
« Voyageur, salue ce coursier et prends-en un autre. »

Quant à Néron, l’exécration de l’humanité pèse sur sa tête et je ne lui dois rien, attendu qu’Horace, aussi généreux que stoïque, l’a payé pour nous deux.

Trois heures après notre départ d’Hébertville, nous arrivions au premier poste situé sur le lac et tenu par M. Ross, jeune homme de vingt et quelques années, au service de la compagnie de la Baie d’Hudson.

Un poste est une maison unique avec hangar, magasin, dépôt de provisions, autour de laquelle se groupent un certain nombre de cabanes indiennes. Malgré la cession au gouvernement canadien de l’immense étendue de territoire qu’elle possédait, la compagnie de la Baie d’Hudson a néanmoins conservé tous ses établissements, parmi lesquels se trouvent en première ligne les postes nombreux qui sont disséminés dans tout le Nord-Ouest britannique. La compagnie avait autrefois un droit de chasse exclusif, de sorte que les Indiens qui parcouraient, à la poursuite des fourrures, les vastes solitudes qui s’étendent des Montagnes Rocheuses au Labrador, ne pouvaient trafiquer qu’avec elle. À elle seule ils vendaient tous les produits de leur chasse et, en échange, recevaient des vêtements, des armes, des provisions… Depuis la cession du Nord-Ouest, la compagnie a perdu son monopole, mais les Indiens n’en continuent pas moins de trafiquer surtout avec elle, parce qu’elle a ses agents sur les lieux, parce que ses postes sont autant de centres de réunion et d’établissement depuis longtemps connus, parce que les Indiens sont toujours sûrs d’y trouver tout ce dont ils ont besoin en même temps qu’un marché régulier, stable, pour les fourrures qu’ils apportent, enfin, parce qu’ils sont à peu près tous endettés envers la compagnie et qu’ils ne peuvent se passer d’elle.

Dans les environs du poste où nous étions arrivés, on compte environ quarante familles de Montagnais qui font la pêche en été et la chasse en hiver. Dès que les premières neiges se sont durcies sur le sol, ils partent par groupes nombreux, emmenant femmes, enfants, chiens, tout. Ils se munissent au poste de provisions pour trois ou quatre mois, et comptent sur la chasse pour vivre le reste du temps. Alors, ils s’enfoncent jusqu’à une profondeur de cent lieues et au-delà dans le nord, et ne reviennent souvent qu’avec un maigre butin, car les animaux à belles fourrures deviennent de plus en plus rares, et il faut aller jusqu’à la vallée de la Sascatchewan et au territoire d’Alaska pour retrouver les espèces opulentes. Une fois partis en campagne, les sauvages marchent à petites journées et dressent leur camp chaque soir dans la neige épaisse des bois. Ce sont leur femme invariablement, appelées squaws, qui vont de l’avant, faire les reconnaissances et dépister les traces du gibier : pendant ce temps, l’Indien, étendu sur une peau quelconque, fume son calumet. Quand les femmes ont découvert une trace, fût-ce à trois, à quatre lieues du camp, elles reviennent, indiquent à leurs hommes la direction et repartent avec eux.

Bien des fois il se passe de longs jours, des semaines même avant qu’on ait tracé le moindre vison ou le plus petit castor ; les orignaux et les caribous ont fui bien au loin vers le nord, la poudre est restée intacte, l’Indien compte encore toutes ses balles et les provisions ont baissé, baissé de telle sorte qu’on est déjà à la ration et que, dans quelques jours, il ne restera plus rien au fond des coffres ni des sacs. Alors c’en est fini de la petite troupe qui campe, à moins qu’elle ne soit providentiellement rencontrée dans la vaste forêt par une autre troupe, également à la recherche de fourrures, et qui puisse lui venir en aide. C’est alors qu’on voit l’instinct et le dévouement admirables des chiens indiens. Dès qu’ils s’aperçoivent que les provisions sont devenues rares, ils se privent de manger plutôt que de diminuer de la plus minime partie le peu qu’il en reste à leur maîtres. Mais si une troupe étrangère arrive et campe dans le voisinage, ils se glisseront furtivement la nuit et enlèveront tout ce qu’ils pourront, le transporteront aux huttes de leurs maîtres et feront ripaille, afin de pouvoir jeûner ensuite deux ou trois jours si c’est nécessaire. Quant à l’Indien il se laissera crever silencieusement.

Les Montagnais n’ont pas encore acquis le goût de la culture, malgré que le gouvernement ait envoyé chez eux un agent des terres chargé de leur distribuer des lots et de leur apprendre à les faire produire. Fils de l’espace, libre comme le renne sauvage qui parcourt des centaines de lieux sur la neige, l’Indien, à quelque tribu dégénérée qu’il appartienne, ne peut se renfermer dans les limites d’un champ ni s’assujétir aux soins méthodiques, calculés, de la vie agricole. La prévoyance et l’attachement à un lieu précis lui sont étrangers. Pour lui, la terre, c’est ce qu’il peut en mesurer dans sa course annuelle à travers la solitude, et, pour mourir, il ne croit pas avoir besoin d’un foyer ou d’un tombeau.

Fataliste sans le savoir, enfant inculte de la nature, il se laisse aller à elle et n’écoute que sa voix sans songer à lui rien demander au delà de ce qu’elle offre. Aussi, lorsqu’il a épuisé le peu qu’elle lui donne, lorsqu’il a tari son sein, avare surtout sous un ciel comme le nôtre, n’a-t-il plus qu’à se résigner et à subir en silence la mort inévitable. Pour vivre il ne veut rien apprendre de ceux dont l’apparition sur le sol d’Amérique a été le signal de la chute de ses pères et de sa propre déchéance. Il se laisse effacer, comme s’il comprenait sa faiblesse devant l’homme armé des forces ingénieusement créées de la civilisation.

Il n’y a pas plus d’un siècle encore, il se battait avec d’autres enfants de la forêt, sauvages comme lui et qui se défendaient avec les mêmes armes grossières, la hache et le javelot, et cela dans un espace illimité dont toutes les tribus réunies n’occupaient qu’une infime portion, comme autrefois nos ancêtres, à nous tous, s’égorgeaient pour la possession des cavernes les mieux à l’abri du mammouth et du rhinocéros velu. L’Indien de nos jours, n’ayant plus à lutter, à longueur de bras, avec des hommes aussi faibles que lui, se laisse détruire en paix par la civilisation qui l’envahit et le circonscrit de toutes parts, dont il prend rapidement tous les vices sans pouvoir acquérir une seule de ses vertus ; il ne lui reste que la dignité ou la résignation du silence. Partout il succombe, laissant le blanc seul debout. Ainsi, rien ne peut arrêter la diminution et la mort des races faibles, condamnées d’avance à cause de leur haine d’une demeure fixe, de leur répugnance pour la vie d’ambition et de travail, ou de leur infécondité devenue de plus en plus sensible.

Autour du lac Saint-Jean il y a plusieurs postes ; je n’en ai vu qu’un, mais cela suffit, les autres n’étant qu’une répétition de celui-là. Ah ! je n’oublierai jamais le long soupir de soulagement que je poussai en revoyant devant moi une large nappe d’eau et un espace libre, après avoir été quatre jours enfermé dans les ravins et les coteaux. L’air m’arriva comme à l’improviste des fraîches profondeurs du lac et des vents qui courent sur son manteau flottant ; je le respirai en ouvrant ma poitrine gonflée de bonheur et de vie ; mille bouffées rafraîchissantes s’y précipitèrent comme pour lui rendre sa puissance et sa force ; je m’élançai hors de la voiture et me mis à courir aux côtés du cheval jusqu’à ce que nous fussions arrivés au poste où rien n’avait pu faire présager le chroniqueur, et où je me croyais certes bien aussi inconnu qu’au fond de la Laponie. Mais, hélas ! j’ai déjà jeté à tous les vents de mon pays tant de chroniques, envolées à peine enfantées, que leur fantôme me poursuit partout ! Oui, hélas ! j’étais connu au lac Saint-Jean, et à peine annoncé que je me voyais, de la part de monsieur et de madame Ross, l’objet d’une réception aussi flatteuse qu’inattendue.

Saluons de suite la fleur de ces lieux, inclinons-nous devant la douce et fraîche beauté qui orne la rive du lac, comme un lys étend sa blanche corolle sur une couche de feuillages détachés de leur tige. Je veux présenter à la belle et charmante Mme Ross les hommages de tous les lecteurs du National, et je la prie d’accepter les miens comme les plus empressés, quoique peut-être les plus indignes de lui être offerts.

Après un déjeûner sous la tente dans lequel Horace, rendu subitement expansif et très vif dans ses allures, rivalisa d’appétit avec moi, nous engageâmes deux Indiens, nous nous couchâmes au fond d’un canot d’écorce et nous partîmes pour l’île d’Héléna située à trois lieues du poste. Trois heures après, en longeant toujours la côte nous arrivâmes à l’île. Il était temps ; j’étais à peu près rôti et Horace versait à grosses gouttes des sueurs philosophiques qui le détrempaient comme un navet dans la soupe.

Des bords du lac je ne puis dire grand’chose, si ce n’est qu’ils sont habités généralement du côté sud ; quant au lac lui-même, c’est une grande nappe d’eau d’environ cent vingt lieues en superficie [douze lieues de long sur dix de large], entourée d’un côté par une rive assez plate, assez monotone, et de l’autre par le pied des Périboncas, chaîne de montagnes qu’on aperçoit vaguement au nord et dont la silhouette bleue se mire avec éclat dans les eaux transparentes du lac.

Aussitôt arrivés sur l’île, nous en fîmes le tour c’était une marche de deux milles à peu près, pas davantage. Ici nous sommes en plein sur le domaine d’Horace ; l’île entière est à lui ; il a droit de haute et basse justice sur tous les veaux et dindons qui s’y trouvent : pas un moucheron qui ne lui paie tribut et ne fête l’arrivée d’un de ses hôtes par des baisers brûlants ; tout, sur l’île d’Héléna, appartient à son seigneur et maître, jusqu’aux bolithes qui tombent du ciel, et dont quelques uns ont depuis orné mon musée d’objets célestes. En mettant le pied sur son île, Horace est le roi et le conquérant de tout ce que foulent ses pas ; conquérant en vérité ! car, pour chaque pouce de terre livré à la semence, il lui faut combattre les bois touffus, les broussailles entremêlées et les ravages des glaces du printemps sur les flancs fragiles d’Héléna.

Île bizarre ! Île mystérieuse ! Est-ce elle qui a surgi des profondeurs du lac, ou bien est-ce le lac qui l’a laissée à sec en se retirant petit à petit ? Toujours est-il que sa formation ne ressemble à rien de ce que nous voyons sur les rivages et les îles du Saint-Laurent. Elle abonde en coquillages et en squelettes antédiluviens pétrifiés. J’ai vu des centaines de coquillages pris ensemble dans une seule masse de pierre, d’innombrables éclats de pierre à chaux, enfin une rangée de couches schisteuses, formant l’ardoise la plus brillante et la plus polie, s’élevant en amphithéâtre du rivage jusqu’à une hauteur de vingt pieds ; à leur sommet ces couches se pulvérisent d’elles-mêmes, et toute leur poussière retombant sur le sol le féconde et le vivifie. Ce travail de pulvérisation est presque sensible à l’œil nu, quand on regarde attentivement les racines des arbustes qui y prennent naissance. J’ai vu encore des cèdres, des pins et des ormes superbes qui forment comme un dôme feuillu à ce petit domaine réellement féerique qu’on croirait être une poignée de terre échappée à l’étreinte d’un titan ; j’ai vu de plus des bolithes, tombés là on ne sait quand, et dont l’éclat jaillissant quand on les frappait l’un contre l’autre, produisait une odeur de souffre enflammé. Que n’ai-je pas vu encore ? je ne saurais tout dire ; j’étais sur un sol absolument étranger à tout ce que j’avais contemplé jusqu’alors, et j’oserais dire magique. Parmi les sables et la poussière des ardoises poussent des pruniers sauvages, petits arbrisseaux de vingt pouces de hauteur, dont le fruit est aussi savoureux que les prunes de nos vergers. À côté de ces arbrisseaux s’en élèvent d’autres qui donnent une fève également sauvage, en apparence semblable à la fève de jardin.

Pendant deux heures je contemplai, j’étudiai. À chaque pas je trouvais du nouveau ; je voudrais bien qu’il en fût ainsi de mes chroniques, mais je n’ai pas toujours des pruniers sauvages, des bolithes et des coquilles pétrifiées à offrir à mes chers lecteurs qui doivent être, à l’heure qu’il est complètement ahuris par le tableau de tant de prodiges. Et pourtant il n’y a pas dans ce récit un mot de trop ; mais je m’arrête ; me voilà parvenu à la fin de mon voyage et je veux me recueillir quelques instants pour conclure.

Lecteur, j’ai fait, depuis mon arrivée à Chicoutimi, vingt lieues en voiture et dix lieues en canot d’écorce ; j’en ai encore autant à faire pour retourner ; je t’ai raconté cela en quatre chroniques qui paient tout juste mes frais de voyage. As-tu quelque chose à me reprocher devant un pareil aveu que je ne saurais faire si je ne t’aimais plus que moi-même ? Pour toi je me suis assis, pendant dix heures, sur une planche sans dos, en proie à la rage des moustiques et aveuglé par le sable brûlant ; j’ai traversé un pays sans issue et j’ai été obligé de revenir sur mes pas pour en sortir, content d’avoir encore dans mes veines quelques gouttes de sang échappées à la fureur des brûlots. Pendant quatre jours je n’ai pas mangé de viande, ce dont il faudra que je tienne compte au carême prochain ; j’ai voyagé, la nuit sous l’orage, le jour sous un soleil mordant, parmi des sables fins et cuisants comme ceux du désert, toujours sans m’arrêter à peine, me bourrant à chaque étape de pain de ménage et de confitures de framboises, de truites et d’omelettes au lard ; j’ai recueilli en quatre jours plus de renseignements sérieux et j’ai fait plus d’observations que tu en as lues dans les journaux depuis cinq ans, sur la même région du lac Saint-Jean ; je suis revenu à Chicoutimi juste comme un coup de vent épouvantable, jetant en un clin-d’œil d’horribles ténèbres sur la rivière Saguenay, enlevait autour de moi cinq à six toitures et enfonçait je ne sais combien de portes, pendant que le tonnerre et les éclairs s’arrêtaient exprès au-dessus de ma tête pour y carillonner sur tous les tons du diable. J’ai vu, durant sept à huit minutes, le plus terrible ouragan qui puisse passer sur un fleuve, dans quelque pays que ce soit, en une seconde le jour devenir la nuit et le ciel disparaître sous les flots rapides de nuages noirs comme l’âme d’un entrepreneur. Lorsque les squalls[6] s’élèvent sur la rivière Saguenay, on dirait que c’est une portion de l’enfer, avec tous les démons déchaînés qui se ruent sur elle, et qu’alors, se hérissant terrible et formidable, elle lutte avec l’abîme de ses eaux sans fond, avec ses énormes montagnes, avec ce visage souvent horrible, toujours menaçant, que la nature lui a donné dans un jour de colère…

J’ai vu tout cela, oui, et je l’ai raconté ; aujourd’hui, je m’en repens presqu’autant que toi, lecteur chéri. Si, l’an prochain, de nouveaux squalls n’ont pas changé le lit des torrents et des rivières, transporté le Saguenay au-dessus des montagnes, ouvert subitement et gratuitement un chemin du lac Saint-Jean à Québec ; si quelque tremblement de terre n’a pas fait en deux minutes ce que les gouvernements sont déterminés à ne pas faire avant un demi-siècle, alors je t’invite à faire le même voyage que moi, pour constater avec quel scrupule je narre. Néron sera certainement au débarcadère du bateau, conjointement avec Rossus, pour te guetter… Quant à moi, je dis adieu, pour toujours peut-être, au lac et à sa merveilleuse vallée, abandonnant à mes petits-fils le plaisir d’y aller à ma place, quand il y aura un chemin de fer à voie étroite ou des planches considérablement améliorées.

  1. Mot anglais qui signifie « arrête. »
  2. On appelait encore un « trente sous, » à cette époque, la pièce de 25 centins, ou le quart d’un dollar.
  3. Circonscription territoriale d’environ cent milles carrés, contenant douze concessions ou rangs de lots de ferme ; chaque rang compte 28 lots de 200 acres chacun, y compris les routes.
  4. Mot anglais qui signifie des tranches de pain rôti.
  5. Littéralement : maison mi-chemin, c.-à.-d. qui se trouve à mi-chemin entre deux endroits.
  6. Coups de vent.