Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1914

Chronique n° 1981
31 octobre 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les journaux anglais nous ont appris qu’après avoir gagné la bataille de la Marne, nous avions gagné celle de l’Aisne, sans en avoir eu l’impression aussi nette pour la seconde que pour la première. Le mot de victoire n’avait pas été prononcé, cette fois, dans les communiqués officiels. Aurait-il dû l’être? Il a fallu un raisonnement pour nous en convaincre. Ce qui caractérise une victoire, c’est le fait d’avoir amené l’ennemi à abandonner le terrain qu’il occupait pour en occuper un autre en deçà, et n’est-ce pas ce qui s’est passé sur l’Aisne ? Nous parlions, il y a quinze jours, de la durée, qui semblait interminable, de la bataille que, Français et Allemands, nous nous livrions sur cette rivière, et il nous semblait que le seul moyen d’en finir était de tourner l’ennemi sur une de ses ailes, ou du moins de l’en menacer d’une manière assez effective pour l’obliger à se retirer. Eh bien ! n’est-ce pas ce qui est arrivé?

Nous n’avons pas tourné l’ennemi parce qu’il nous a suivis front contre front dans notre mouvement, mais il n’a pu le faire qu’en abandonnant la ligne de bataille où il s’était si solidement fortifié et c’est l’objet que nous poursuivions. En fait, il a vidé ses terriers tout le long de l’Aisne; nous l’y avons forcé sous peine de voir son aile droite tournée ou enveloppée ; alors, par une sorte de glissement, les deux armées ont pris des positions nouvelles. Aucune des deux n’a réussi jusqu’à présent à enfoncer l’autre, il faut bien le reconnaître, mais que nous ayons repoussé, refoulé l’armée allemande, comment le nier ? Le but qu’elle visait était Paris et elle y était presque arrivée : il suffit de prendre un compas et de mesurer les distances sur la carte pour constater qu’il y a plus loin de Paris à l’Escaut et à la Lys que de Paris à l’Aisne. Sur l’Aisne, qui retentissait, il y a quelques jours, de coups de canon, un silence relatif s’est fait; les troupes qui y restent en présence sont dans l’attente ; la vraie bataille n’est plus là, elle est au Nord où elle se poursuit avec fureur sur un développement qui va jusqu’à la mer, si bien que la flotte anglaise a pu nous donner son concours en tirant sur la droite allemande avec ses canons à fort calibre et à longue portée. Il est impossible, comme le dit un de nos communiqués officiels, que sur un front aussi étendu il ne se produise pas quelques ondulations ; nous avons perdu un peu de terrain sur quelques points, nous en avons gagné sur d’autres; dans l’ensemble, notre résistance est restée inébranlable. Combien d’heures, combien de jours encore durera la bataille, nul ne peut le dire, mais il suffit qu’elle se prolonge pour se terminer à notre avantage. Nous sommes loin, en effet, d’avoir épuisé toutes nos ressources, tandis que l’ennemi semble bien avoir mis en ligne toutes celles dont il peut disposer actuellement. Parmi les prisonniers que nous lui faisons, il y en a qui sont trop jeunes, d’autres trop vieux : ce sont là des symptômes significatifs ; ils permettent de croire que, dans cette guerre d’usure que se font les deux armées, ce n’est pas la nôtre qui est le plus usée des deux.

Et enfin un autre élément doit entrer en ligne de compte quand on calcule les chances probables des deux adversaires : ce sont les plans qu’ils ont faits, les projets qu’ils ont arrêtés et essayé d’exécuter. Qu’on nous cite, si on le peut, un seul des plans de l’état-major allemand qui ait réussi. Ils ont tous abouti à des déceptions et à des échecs. Les Allemands ont gagné, à la vérité, une première bataille entre Mons et Charleroi, qui n’était pas dans leur plan primitif : nous ne nous y étions pas préparés, nous avons été pris à l’improviste, et notre échec nous a coûté cher sans doute, puisque nous avons dû reculer jusqu’à la Marne ; mais, à ce moment, la fortune a tourné et, depuis, ne nous a plus abandonnés. Nous le devons à nos admirables soldats et à l’impassible sang-froid de leurs généraux. Nous le devons aussi à nos alliés, qui ont combattu avec nous sur les mêmes champs de bataille et qui, Anglais et Belges, ont déployé des qualités militaires dignes de leur glorieuse histoire.

Faut-il l’avouer ? Il y a eu entre eux et nous un peu de surprise de se trouver mutuellement si grands et si forts. Nous n’attendions pas autant les uns des autres. Le journal le Times a exprimé ce sentiment dans un article qui nous a beaucoup touchés. On nous avait fait une mauvaise réputation dans le monde; on avait dit et cru que, chez nous, les fils n’avaient pas hérité des vieilles qualités de leurs pères ; les Anglais n’étaient pas à notre égard sans quelque méfiance. Qu’en pense aujourd’hui le Times? Laissons-le parler : « Il y eut des jours, dit-il, où, durant la rapide marche en avant de l’armée allemande, nous avons craint que les armées françaises ne fussent par trop inférieures à leurs adversaires, où nous avons cru que l’Allemagne ne serait battue que sur mer et sur sa frontière orientale et qu’après la guerre la France ne subsisterait comme grande Puissance que grâce à l’aide de ses alliées. D’avoir eu cette peur au sujet de la France, nous lui demandons maintenant pardon. » L’Angleterre a reconnu dans nos soldats le vieux génie de notre race guerrière et, aujourd’hui, elle nous rend justice avec une effusion presque lyrique. Nous aurons une franchise égale à la sienne. Nous n’avons jamais douté des solides qualités du soldat anglais; la ténacité est sa vertu maîtresse; rien ne l’ébranle, rien ne le décourage ; il en a donné des preuves continuelles dans toute son histoire. Toutefois, on pouvait se demander s’il était préparé à la guerre moderne, s’il en avait prévu d’avance les rudesses brutales et s’il s’y adapterait du premier coup. Nous avions aussi une autre préoccupation : l’armée anglaise, qui ne se compose que de volontaires, serait-elle assez nombreuse pour nous apporter un concours efficace contre plusieurs millions d’Allemands? A notre tour, nous demandons pardon des craintes que nous avons un moment éprouvées. Soldats et officiers anglais n’ont rien perdu de leurs qualités anciennes et en ont tout de suite acquis de nouvelles. Enfin, la « méprisable petite armée du général French, » comme s’exprime l’empereur Guillaume, se compose aujourd’hui de près de 300 000 hommes et elle grossit sans cesse. Oui, nous nous en confessons humblement, quand lord Kitchener a parlé de lever une armée d’un million d’hommes, nous nous sommes demandé s’il n’y avait pas quelque exagération, quelque illusion dans ce chiffre : nous sommes maintenant éclairés et rassurés. Les volontaires pullulent en Angleterre et lorsque tous ces hommes auront reçu une première instruction militaire, ils ne seront pas seulement pour nous un appoint très utile, ils seront une armée formidable. Et que dire du concours que l’Angleterre a trouvé dans ses colonies ! Des milliers et des milliers d’Indiens ont traversé et traversent encore le canal de Suez; ils sont arrivés, ils arrivent tous les jours en France, et c’est un spectacle singulier de voir ces enfans de l’Asie venir, à l’appel de la nation qui a le plus contribué avec nous à répandre la civilisation dans le monde, défendre à sa source même cette vieille civilisation mise en péril. Quant aux Canadiens, nous les regardons un peu comme des frères et nous ne sommes pas surpris de les voir accourir. Nous n’avions pas prévu que ce mouvement serait aussi général, qu’il viendrait de si loin, qu’il apporterait jusqu’à nous des masses aussi profondes. Ce sont là des choses nouvelles dans l’histoire du monde ; elles donnent à la guerre actuelle un caractère de grandeur qui la distingue de toutes celles qui ont précédé. Napoléon Ier avait fait le rêve de ranger toute l’Europe sous son sceptre et d’en faire marcher tous les soldats sous ses étendards : un siècle après lui, il ne s’agit plus seulement de l’Europe ; l’Amérique, l’Asie, l’Afrique, l’Océanie envoient leurs contingens se battre sous les drapeaux unis de l’Angleterre, de la France, de la Russie. Jusqu’où seront reculées au siècle prochain les limites du possible?

Dans cette immense levée de bouchers, la Belgique occupe une place d’honneur. Sans elle, le sort de la guerre aurait été très différent de ce qu’il est. Nous savons et nos alliés savent, eux aussi, ce que nous lui devons tous : aussi est-ce avec émotion que nous avons accueilli le gouvernement belge sur notre territoire, au moment où les rigueurs de la guerre l’ont amené à y chercher un refuge. M. le président du Conseil a dit combien nous étions fiers d’avoir été choisis par notre noble voisine pour assurer à son gouvernement une pleine sécurité. Le gouvernement belge est chez lui au Havre : sa souveraineté peut s’y exercer librement. Bientôt d’ailleurs, il rentrera chez lui victorieux, a Si j’étais mon petit-fils, disait Napoléon au plus fort des revers qui ont précipité sa chute, je me relèverais du pied des Pyrénées. » Il sentait ce qui lui manquait. La dynastie belge n’est pas très ancienne, mais trois souverains s’y sont déjà succédé et elle se confond aujourd’hui avec le pays lui-même. Dans les épreuves qu’elle traverse, la Belgique a consolidé son indépendance, et nous ne dirons pas que le roi Albert a affermi sa couronne, car elle n’avait pas besoin de l’être, mais il lui a donné la consécration de la gloire qui est aussi une force, surtout lorsqu’elle vient d’un malheur héroïquement supporté.

Si nous regardons maintenant du côté de l’Est, nous y trouvons de nouveaux motifs d’espérance et de confiance. On pouvait se demander si la bataille d’Augustöw que les Russes ont récemment gagnée était seulement un incident heureux, ou si, au contraire, elle était sur toute !a ligne une reprise des hostilités dans des conditions meilleures, C’est la seconde hypothèse qui se réalise et, à vrai dire, nous n’avons jamais douté qu’il en serait ainsi. Les Russes sont entrés en campagne avant d’avoir réuni toutes leurs forces; ils y ont fait une entrée brillante, comme il convenait à leur courage, mais nous n’oserions pas dire qu’ils n’aient pas commis quelque imprudence lorsqu’ils se sont hardiment, prématurément, jetés sur la Prusse orientale. Ils ont alors subi un échec qui a été pour eux un enseignement et dont ils n’ont d’ailleurs pas tardé à prendre leur revanche à Augustow. La victoire qu’ils y ont remportée a rétabli leurs affaires de ce côté. En Galicie, ils ont débuté, au contraire, par des succès éclatans et, si leurs succès ont, plus tard, été ralentis par l’arrivée de l’armée allemande accourue au secours de l’Autriche, ils n’ont jamais été interrompus. L’armée allemande a aussitôt visé Varsovie. Il y a eu là, toutes proportions gardées, quelque chose de comparable à ce qui s’est passé chez nous lorsque l’armée allemande a marché sur Paris, sans se préoccuper assez de ce qu’elle laissait derrière elle et à côté d’elle. Alors le général Joffre lui a ménagé sur la Marne une surprise qui l’a arrêtée net et obligée de rebrousser chemin. De même en Pologne. Les Allemands y sont entrés assez profondément sans rencontrer grande résistance et sont arrivés à la porte de Varsovie. Après quelques jours d’attente, qui n’ont pas été pour nous sans anxiété, les Russes ont remporté une nouvelle victoire, non moins importante que celle d’Augustow, et l’armée allemande a battu rapidement en retraite. La joie a été grande à Varsovie, car l’inquiétude y avait été vive : la ville était décidément dégagée, l’ennemi était repoussé, il était en fuite, on respirait plus largement. Rien n’est terminé, il s’en faut même de beaucoup. A l’Est comme à l’Ouest, la guerre sera difficile et longue. Ceux qui ont cru que l’armée russe serait à Berlin au bout de six semaines se sont trompés. Il faut en prendre notre parti ; cette guerre est partout un concours de patience ; le succès final sera au plus patient.

C’est encore ce dont s’est fort bien rendu compte le Times, et il constate que l’armée française, grâce à une adaptation facile et rapide, s’est donné les qualités dont elle avait besoin. « La France, dit-il, a appris de l’Allemagne elle-même ce qui lui manquait, et maintenant elle peut combattre avec la méthode allemande aussi bien que les armées allemandes elles-mêmes. Il lui fallait faire la guerre d’une manière contraire à sa nature et à son génie, et elle l’a faite comme si la patience et non l’ardeur était la qualité principale de son âme... Alors le monde, qui retenait sa respiration, sut que les vieilles nations, la vieille foi, la vieille conscience de l’Europe étaient encore solides et que la science ne les avait pas encore livrées aux nouveaux barbares. Deux fois déjà auparavant dans le cours des siècles, à Poitiers et dans les champs catalauniques, un combat pareil avait eu lieu sur le sol de la France, et maintenant pour la troisième fois c’est la haute et dure destinée de ce pays d’être la nation gardienne, et ce n’est pas un simple accident, car la France est le trésor le plus noble que ces barbares consciens voulaient détruire. Ils savent que tant qu’elle ne sera pas brisée, il y aura un esprit en elle qui rendra leur culture haïssable au reste du monde. Ils savent qu’en elle, comme dans Athènes autrefois, la pensée reste passionnée, désintéressée et libre. La pensée française a pris bien des formes, elle a connu bien des déguisemens et bien des erreurs, elle s’est moquée d’elle-même, elle s’est moquée des choses les plus sacrées, et pourtant il y a toujours eu en elle la sainteté de la liberté. » Nous aurions peut-être quelques détails de ce portrait à rectifier et il y en aurait d’autres à y introduire, car il s’en faut de beaucoup que la pensée de la France ait été seulement frondeuse et sceptique, elle a été aussi grave, forte, élevée, religieuse même; mais il est vrai qu’elle a toujours été libre et qu’aucune force au monde n’a réussi à l’enchaîner. En a-t-il été de même en Allemagne ? C’est la question qui se pose aujourd’hui et que l’étrange Appel que les intellectuels allemands ont adressé aux « nations civilisées «aide à résoudre. La pensée allemande est très libre dans le domaine spéculatif ; elle y est même beaucoup plus à fond dissolvante et destructrice que la nôtre; mais, dans l’ordre pratique, elle n’est pas seulement prudente, timide, passive, elle est honteusement domestiquée ; la vérité n’a plus pour elle aucun prix, elle la met docilement au service de l’intérêt matériel; l’histoire, qu’elle travestit, n’est plus qu’une annexe de la politique, et les faits actuels, contemporains, qui se passent devant nous, qu’il est impossible de ne pas voir à moins d’y fermer systématiquement et obstinément les yeux, elle les nie avec une impudence où l’on retrouve les formes arrogantes de son insupportable pédantisme. Et c’est ce qui fait du document dont nous parlons une chose essentiellement allemande.

Ses quatre-vingt-treize signataires s’intitulent eux-mêmes les «représentans de la science et de l’art allemands. » Nous ne leur en contestons pas le droit : il y a du mélange parmi eux et du remplissage; tous n’ont pas la même taille; tous n’élèvent pas le mensonge à la même hauteur; la liste comprend toutefois quelques-uns des plus grands noms de l’Allemagne dans l’ordre intellectuel. Contre les « calomnies » qu’on répand, disent-ils, à travers le monde pour rendre l’Allemagne odieuse, ils « protestent à haute voix » et ils affirment que « cette voix est celle de la vérité. » Voyons donc comment procèdent ces hommes dont les plus illustres, habitués aux méthodes scientifiques qu’ils pratiquent et enseignent, connaissent en effet les lois de la recherche de la vérité.

Ils procèdent ici par des négations. Il n’est pas vrai, disent-ils, que l’Allemagne ait provoqué la guerre, qu’elle ait violé criminellement la neutralité de la Belgique, que ses soldats aient porté atteinte à la vie ou aux biens d’un seul citoyen belge sans y avoir été forcé par la dure nécessité de la défense légitime, que ses troupes aient brutalement détruit Louvain, que ses armées aient violé les règles du droit des gens et commis des actes d’indiscipline ou de cruauté. Nous demanderons aux représentans de la science et de l’art allemands de quel droit ils donnent un démenti à des faits qui sont de notoriété publique et que mille témoins ont constatés. Ont-ils fait une enquête personnelle ? Se sont-ils donné la peine d’aller sur place interroger les ruines encore fumantes ? Ont-ils posé la moindre question aux blessés, aux mourans, aux survivans? Point du tout. Ils ont continué à lire de vieux livres dans leur cabinet de travail, à observer leurs cornues dans leurs laboratoires, à écrire des romans ou des pièces de théâtre, à jeter des notes sur le papier : pour ce qui est de la guerre, des circonstances dans lesquelles elle a été déclarée et des conditions dans lesquelles elle a été faite, ils ne les connaissent que par l’agence Wolff et les communiqués officiels. Aussi nient-ils sans vergogne. Cela ne peut pas, ne doit pas être vrai, disent-ils, donc cela n’est pas vrai! Le croient-ils? Qui sait? L’orgueil, poussé à un certain point, devient une démence. Il dénature et corrompt l’esprit jusqu’à des profondeurs insondables. Aussi pourrait-on être pris de pitié encore plus que de colère et d’indignation, si les savans allemands s’étaient contentés d’affirmer ou de nier ; mais ils se sont emportés jusqu’à injurier et, sous prétexte de réfuter ce qu’ils appellent des calomnies, ils ont lâchement calomnié leurs victimes. Après avoir accusé les Belges d’avoir tiré traîtreusement sur leurs soldats, d’avoir mutilé les blessés et égorgé des médecins dans l’exercice de leur profession charitable, ils ajoutent sans rougir: « On ne saurait commettre d’infamie plus grande que de passer sous silence les atrocités de ces assassins et d’imputer à crime à des Allemands la juste punition qu’ils se sont vus forcés d’infliger à ces bandits. » Assassins ! bandits ! La conscience de l’humanité a déjà renvoyé ces qualifications à ceux qui les appliquent aux infortunés habitans de Louvain. Ce sont là des ignominies que la science ne saurait excuser ni couvrir, et ce n’est pas seulement en France ou en Angleterre que la lecture du misérable factum a fait courir un frisson d’horreur. A l’encontre de toutes ces négations des savans allemands, nous persistons à affirmer que toutes les cruautés relevées contre leurs soldats ont été réellement commises. Et s’il n’y avait pas d’autre reproche à adresser à des soldats, ivres et grossiers, que d’avoir cédé quelquefois à ces emportemens dont on n’est pas toujours maître sur le champ de bataille, nous nous tairions; mais nous les accusons d’avoir commis systématiquement des actes barbares, d’avoir agi par ordre, par soumission à la discipline, enfin d’avoir aveuglément obéi à des chefs à qui revient dès lors la responsabilité morale de crimes qui n’ont pu être commis que parce qu’ils les avaient ordonnés.

C’est là une des plus effroyables conséquences de ce militarisme allemand, et plus spécialement prussien, où les savans d’outre-Rhin voient la garantie de leur culture. « Il n’est pas vrai, disent-ils, que la lutte contre ce qu’on appelle notre militarisme ne soit pas dirigée contre notre culture, comme le prétendent nos hypocrites ennemis. Sans notre militarisme, notre civilisation serait anéantie depuis longtemps. C’est pour la protéger que le militarisme est né dans notre pays, exposé comme nul autre à des invasions qui se sont renouvelées de siècle en siècle. L’armée allemande et le peuple allemand ne font qu’un. »

Ici il faut distinguer pour s’entendre. Nous disons volontiers nous-mêmes que l’armée française et le peuple français ne font qu’un et, en parlant ainsi, nous croyons très bien dire. Il est certain qu’un peuple, s’il veut protéger sa civilisation, doit être à même de se faire respecter et par conséquent d’être fort. Pour cela il faut une armée. L’abus, le danger commencent dans un pays lorsque l’armée y devient l’élément prépondérant et qu’elle a la prétention de faire la loi au lieu de se borner à l’exécuter. C’est ce qui est arrivé en Allemagne, après des succès militaires qui l’ont grisée. Alors l’armée portée à sa perfection est devenue un État dans l’État, fonctionnant pour elle-même et finalement assez sûre de son invincible puissance pour se croire capable de plier le monde entier sous son joug. On sait aujourd’hui avec quel soin elle avait, jusque dans le plus menu détail, tout disposé pour réaliser son idéal de domination : avant l’arrivée des soldats, l’armée des espions avait préparé les voies. Par une intoxication qui a atteint l’Allemagne jusque dans les moelles, le rêve malsain de son armée est devenu le sien et nous sommes en ce moment en présence de ce phénomène, si bien décrit par M. Boutroux, qui, au nom de sa culture propre, a dressé le pays tout entier contre le reste de l’Europe, notamment contre les nations auxquelles il doit cette culture qu’il n’a guère développée et perfectionnée que dans l’ordre des applications pratiques, Nous voudrions bien savoir, en effet, ce que l’Allemagne a inventé. A-t-elle un Lavoisier, un Berthelot dans la chimie ; un Ampère, un Branly dans la physique ; un Claude Bernard, un Pasteur dans la biologie? Non : ses plus grands savans sont de bons élèves qui ont continué les travaux du maître, mais dont aucun ne s’élève au-dessus d’un docteur Roux ou d’un Metchnikoff. Ce sont des continuateurs patiens, méthodiques, laborieux, rien de plus : aucun génie inventif, aucune originalité.

Dans l’ordre littéraire, artistique, philosophique, les savans allemands citent avec orgueil Goethe, Beethoven et Kant dont l’héritage est aussi sacré pour l’Allemagne que son sol et son foyer. « Nous en répondons, disent-ils, sur notre nom et sur notre honneur. » Ce ne sont là que des mots et cette rhétorique prétentieuse sonne dans le vide. Les grands génies de l’humanité sont respectables et sacrés à l’humanité tout entière et l’héritage de Gœthe, ou de Kant, ou de Beethoven, n’étant menacé par qui que ce soit, n’a nul besoin du militarisme prussien pour ne pas périr. S’il en était autrement, il aurait déjà péri, et depuis longtemps, car Goethe, Beethoven et Kant ont vécu et, comme on dit, fleuri à un moment où ce militarisme était fort loin d’exister. Ils étaient d’ailleurs à l’antipode des sentimens de l’Allemagne d’aujourd’hui et ils les auraient détestés s’ils les avaient connus. On nous demandera peut-être, à nous aussi, ce que nous en savons et on nous accusera d’être trop affirmatif. Laissons Beethoven, qui est très grand sans nul doute, mais non pas dans le domaine de la pensée, — et qui est d’ailleurs au moins à moitié Belge. Pour ce qui est de Kant, il a caressé toute sa vie le rêve de la paix perpétuelle, et personne assurément ne soutiendra que Gœthe ait jamais témoigne la moindre admiration pour le militarisme. On s’est même demandé s’il était patriote : s’il l’était, c’était avec des nuances qui lui étaient propres et une indépendance d’esprit qui l’a toujours porté à reconnaître ce que sa culture personnelle, à laquelle il tenait par-dessus tout, par-dessus l’Allemagne même, devait à la France. L’homme est loin d’inspirer une sympathie sans mélange, et l’œuvre une admiration sans réserves. C’est surtout dans les conversations de sa vieillesse avec Eckermann que Gœthe nous intéresse et quelquefois nous touche, parce qu’il s’y livre plus qu’ailleurs. On lui reprochait, dans son pays, de n’avoir pas fait des chansons patriotiques comme Kœrner en 1813, de s’être montré trop cosmopolite, d’avoir trop aimé nos écrivains du XVIIIe siècle : on sait que Kant, lui aussi, reconnaissait devoir beaucoup à Rousseau. « Entre nous, avouait Gœthe à son fidèle interlocuteur, je ne haïssais pus les Français, quoique je remercie Dieu de nous avoir délivrés d’eux. Comment moi, pour qui la civilisation et la barbarie sont des choses d’importance, comment aurais-je pu haïr une nation qui est une des plus civilisées de la terre, à qui je dois une si grande part de mon propre développement? La haine nationale est une haine particulière. C’est toujours dans les régions inférieures qu’elle a le plus d’énergie et le plus d’ardeur. Mais il y a une hauteur à laquelle elle s’évanouit ; on est là pour ainsi dire au-dessus des nationalités; on ressent le bonheur ou le malheur d’un peuple voisin comme le sien propre. Cette hauteur convenait à ma nature, et longtemps avant d’avoir atteint ma soixantième année, je m’y étais fermement établi. » Si cette hauteur convenait à la nature marmoréenne de Gœthe, elle ne convient pas à tout le monde et nous ne la recommandons pas comme un sommet auquel il faille aspirer ; mais il est bizarre, quand on a lu Gœthe, d’entendre revendiquer son grand nom pour recommander le militarisme prussien. Les savans allemands peuvent seuls se permettre des rapprochemens aussi imprévus.

Est-il vraiment nécessaire de démontrer, de prouver une fois de plus que l’Allemagne a voulu et provoqué la guerre ? Sur ce point, la lumière a été faite avec tant d’éclat par la publication du Livre Bleu anglais qu’aucune contestation ne peut plus être admise. Cela n’est pas vrai, n’en protestent pas moins les savans allemands. Eh bien ! Messieurs, c’est à vous de le prouver: où sont vos preuves? Vous n’en donnez aucune, vous demandez à être crus sur parole : c’est trop exiger! « Il n’est pas vrai, dites-vous encore, que nous ayons violé criminellement la neutralité de la Belgique. Nous avons la preuve irrécusable que la France et l’Angleterre, sûres de la connivence de la Belgique, étaient résolues à violer elles-mêmes cette neutralité. » Vous avez cette preuve? que ne la donnez-vous? Il est vraiment fâcheux pour M. de Bethmann Hollweg qu’il n’en ait pas fait état devant le Reichstag, lorsqu’il lui a annoncé la résolution de passer outre aux protestations qu’il reconnaissait « fondées, » — c’est son mot, — du Luxembourg et de la Belgique, et de violer leur territoire. Il s’est contenta de dire: « Ou s’en tire comme on peut! » N’était-ce pas le moment de fournir la preuve? Mais il semble bien qu’on ne l’ait découverte qu’après coup, le viol une fois perpétré, en fouillant dans les papiers laissés à Bruxelles par le gouvernement belge. .Celui-ci a protesté contre la duplicité dont on l’accusait et sa protestation suffirait pour nous convaincre de l’inanité de l’accusation. Ne joue-ton pas ici sur une équivoque? Toutes les publications militaires allemandes ne cessaient d’annoncer qu’en cas de guerre, l’armée impériale passerait de gré ou de force par la Belgique. Qu’à un moment quelconque, l’Angleterre ait échangé quelques vues avec la Belgique sur ce qu’il y aurait éventuellement à faire en pareil cas, c’est possible, mais cela ne prouve nullement que la Belgique soit entrée dans un complot contre l’Allemagne, ni qu’elle ait été jamais songé à sortir spontanément de sa neutralité. L’accusation est une perfidie et une imposture de plus de la part de l’Allemagne : personne n’y a cru, personne n’y croira.

Nous nous sommes laissé aller à discuter l’ « Appel des savans allemands aux nations civilisées. » En valait-il la peine ? Il faut bien le croire, puisque notre Institut national l’a cru. Le gant lui avait été en quelque sorte jeté, il a voulu le relever. Il a cherché, en tâtonnant un peu, la forme qui conviendrait le mieux et, finalement, M. Louis Renault a été chargé d’exprimer sa pensée dans la séance publique annuelle que les cinq académies ont tenue le 26 octobre. D’autres orateurs, M. Appell, qui présidait la séance, MM. Henri Cordier, Homolle, Lacour-Gayet, René Doumic, qui parlaient au nom de leurs académies respectives, l’ont fait avec une éloquence qui a profondément ému l’auditoire; ils ont été très applaudis et l’auraient été encore davantage si l’angoisse n’avait pas si fortement étreint les cœurs. M. Louis Renault, parlant pour l’Institut tout entier, a voulu être très simple et, dédaignant toute rhétorique, s’est contenté, avec l’autorité sans rivale qu’il a dans le monde, d’exposer les règles de la guerre, telles qu’elles ont été fixées dans deux conférences à La Haye, avec le concours des représentans du monde entier. A qui la faute, si chaque règle énoncée par M. Renault faisait songer avec effroi aux violations dont elle vient d’être l’objet? A qui la faute, si presque chaque mot de l’orateur rappelait des faits dont il a pu dire que « nous en sommes aussi humiliés comme hommes qu’affligés comme Français? » Sa conclusion vaut la peine d’être reproduite ici. « J’ai terminé, dit-il, la revue des prescriptions d’ordre international, relatives à la conduite de la guerre, que je voulais vous soumettre. Ce sont là des textes émouvans dans leur brièveté, parce qu’ils correspondent, non à de pures hypothèses, comme c’est souvent le cas pour ces textes juridiques, mais à des faits trop réels, trop actuels, et si épouvantables qu’ils en sont invraisemblables et que les témoignages les plus probans deviennent nécessaires pour en faire admettre l’existence. Ce n’est pas sans une profonde tristesse que j’ai rassemblé des textes à l’élaboration desquels j’ai eu l’honneur de participer et qui me rappellent tant d’hommes éminens, convaincus, comme moi, que nous avions fait faire un progrès sérieux à la civilisation. La déception est trop cruelle. Si nous nous étions attendus et si nous devions nous attendre à des infractions individuelles, personne ne pouvait songer à une méconnaissance générale et systématique de toutes les règles solennellement adoptées. C’est là le fait grave, dont il y aura lieu peut-être de tirer ultérieurement des conséquences. »

Nous mettons hardiment en opposition, en contraste, « l’Appel des savans allemands aux nations civilisées » et le langage strictement juridique de M. Louis Renault. C’est aussi un appel qu’il a fait à ces mêmes nations auxquelles les savans allemands ont adressé le leur : elles les entendront l’un et l’autre, elles compareront, elles jugeront. L’Appel allemand a froissé nos sentimens comme une de ces lourdes inconvenances auxquelles on se croyait en droit de ne pas s’attendre de la part de gens qui vivent dans les régions élevées de l’intelligence : qu’il reste donc à la charge, à la honte de ceux qui l’ont signé. L’ont-ils tous signé spontanément? Plusieurs d’entre eux, beaucoup peut-être, ne l’ont-ils pas fait par ordre, comme on fait tout en Allemagne? C’est-possible et même probable, mais ce n’est pas une atténuation, c’est plutôt une aggravation de leur acte, car le servilisme n’est pas une excuse et si on peut aliéner sa liberté, on ne supprime pas sa responsabilité. Tous les savans allemands n’ont pas signé ce document : certains noms y manquent qui n’ont pas moins d’autorité que ceux qui y figurent. Il est à croire que ces abstentions ont été intentionnelles, et elles sont dès lors très respectables. Mais les adhésions sont trop nombreuses et les abstentions ne le sont pas assez. L’appel des quatre-vingt-treize a eu le retentissement qu’il méritait. Le monde en a été remué par une indignation qui a eu quelque peine à se contenir. Il creusera un fossé encore plus profond, un abîme, entre les savans allemands qui ont traité les Belges d’assassins et de bandits, et ceux qui, dans les nations civilisées dont nous sommes justiciables les uns et les autres, admirent l’héroïsme et respectent le malheur immérité.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.

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