Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1914

Chronique n° 1982
14 novembre 1914


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Les nouvelles de la guerre ne changent pas beaucoup dans l’Europe occidentale, mais elles continuent d’être rassurantes. On peut prendre presque indifféremment l’un ou l’autre des communiqués officiels qui se sont succédé deux fois par jour depuis le commencement du mois ; ils se ressemblent tous et tous entretiennent la confiance. « Au Nord, dit l’un d’eux, l’ennemi parait avoir concentré son activité dans la région d’Ypres, sans résultat d’ailleurs ; nous tenons partout. » Nous tenons partout : plus tard, nous procéderons autrement et nous frapperons à un point bien choisi des coups plus décisifs. Pour le moment, on prête au général Joffre un mot qu’il n’a peut-être pas prononcé, mais qui définit assez exactement son action ; il aurait dit : « Je suis une râpe. » Il use, en effet, peu à peu l’adversaire ; il le fatigue et l’épuisé ; il lui enlève chaque jour un morceau de terrain. Au bout de chaque quinzaine, l’amélioration est notable. Toutefois, la guerre sera longue. Par une sorte d’instinct divinatoire, l’opinion publique a compris dès le début qu’elle exigerait de notre part beaucoup de patience : nous en avons donc fait ample provision.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Il y a quelques jours, les attaques allemandes étaient la manifestation d’un plan défini dont l’objet apparaissait distinctement. L’Empereur avait donné Calais pour but à son armée et il se proposait de l’atteindre en forçant à tout prix ou en tournant notre extrême gauche le long du rivage de la mer. Malheureusement pour elle, l’armée allemande a trouvé l’Yser sur le chemin de Calais. Tous ses efforts sont venus se briser contre la résistance que les Belges, les Anglais et nous leur avons opposée là et qu’ils n’ont pas pu vaincre. On sait que la mer s’est armée contre eux comme la terre. La flotte anglaise et les forces maritimes que nous avons conservées dans les mers du Nord ont utilement collaboré avec nos armées, auxquelles le tir de leur artillerie a apporté un concours très efficace. Les Allemands, qui avaient réussi un jour à passer l’Yser et à mettre le pied sur la rive gauche, avaient déjà perdu en partie cet avantage provisoire, ils avaient été refoulés sur la rive droite lorsque l’intervention d’un élément nouveau a achevé leur déroute. Ils ne semblaient pas s’être rappelé qu’il suffisait de faire jouer quelques écluses pour inonder le pays et le rendre intenable. C’est pourtant ce qui est arrivé. Après avoir perdu la bataille de la Marne et celle de l’Aisne, les Allemands ont donc perdu celle de l’Yser. Quelle que soit leur ténacité, qui est grande, ils ne paraissent pas devoir s’obstiner sur ce point davantage, mais ils en choisiront un autre. Où aura lieu la nouvelle bataille ? Il est difficile de le dire. Depuis quelques jours, les Allemands frappent sur toute notre ligne de front, et sur l’Yser même, des coups qui ont en apparence un caractère un peu désordonné et semblent ne tenir à aucun plan définitivement arrêté, soit qu’ils n’en aient en effet encore arrêté aucun et qu’ils cherchent à tâtons le défaut de notre cuirasse, soit qu’en disséminant leurs coups, ils veuillent nous maintenir dans l’incertitude de leurs projets véritables et nous amener à nous étendre et à nous disperser davantage. Mais, si tel est leur dessein, ils n’y réussiront pas mieux que dans ceux qui ont précédé. Nous tiendrons partout, comme dit le général Joffre. Tenir bon, c’est le seul mot d’ordre que Wellington ait donné à Waterloo : il est des cas où cela suffit.

Nous avons, d’ailleurs, pour donner une idée exacte de la situation, autre chose que les communiqués officiels bi-quotidiens qu’on a quelquefois taxés de sécheresse. Le 4 novembre, le général Joffre a adressé au grand-duc Nicolas, généralissisme de l’armée russe, un télégramme qui a produit sur l’opinion un effet profond. « Nous avons reçu, dit-il, avec un vif plaisir toutes les nouvelles de la marche triomphante des armées russes au cours de ces quinze derniers jours et de la nouvelle avance qui vient de les amener à proximité de la frontière allemande. Je tiens à adresser à Votre Altesse Impériale mes meilleures félicitations. De notre côté, nous avons arrêté les attaques furieuses allemandes, et par une action énergique et incessante nous cherchons à détruire les forces ennemies qui nous sont opposées. Notre situation est bonne, et nos efforts combinés amèneront bientôt, je l’espère, le succès final. » Il s’en est fallu de peu que ce télégramme du général Joffre ne se croisât avec celui que le grand-’ duc Nicolas lui adressait à son tour, et qu’il adressait aussi à lord Kitchener, pour leur annoncer la victoire que, de son côté, il venait de remporter en Galicie et qui est, disait-il, incontestablement le plus grand succès russe depuis le commencement de la guerre. Et le grand-duc ajoute : « J’ai pleine confiance dans le rapide et entier accomplissement de notre tâche commune et je suis convaincu qu’une victoire décisive sera remportée par les armées alliées. » Bientôt, dit l’un ; rapidement, dit l’autre : mots précieux pour nous et qui résonnent d’une manière encourageante à nos oreilles. Dieu veuille que ces espérances soient réalisées ! Toutefois, s’il faut que nous ayons encore de la patience, nous en aurons autant qu’il faudra jusqu’au « succès final » et à la « bataille décisive. » Le succès sera dû à la collaboration étroite, intime des armées alliées qui, à une si grande distance l’une de l’autre, travaillent à la même œuvre, chacune avec ses qualités propres, toutes deux dans un même esprit et avec un même cœur. Avons-nous besoin de dire la joie que nous a causée la victoire du grand-duc Nicolas ? C’est, en effet, une grande victoire ; elle rend l’armée russe à peu près maîtresse de la Galicie. Les premiers succès de cette armée avaient été déjà très remarquables et leur rapidité avait paru foudroyante, mais ils avaient été remportés sur l’armée autrichienne seule, et on se demandait ce qu’il en adviendrait lorsque l’armée allemande, accourue au secours de son allié, lui aurait apporté ses méthodes de combat et des forces numériques importantes. Et en effet, l’offensive russe a été un moment arrêtée, suspendue ; mais elle a repris bientôt son élan et les armées austro-allemandes ont été refoulées. La bataille d’Augustow avait déjà dégagé le territoire russe de l’invasion allemande ; la nouvelle bataille a dégagé la Galicie et ouvert la route de Cracovie. Sans doute il reste encore beaucoup à faire aussi bien d’un côté de l’Europe que de l’autre, mais on peut dire sans fausse modestie que les affaires des armées alliées sont en bonne voie, ou plutôt on peut le répéter avec confiance, puisque les généraux français et russes le disent eux-mêmes et qu’ils ont toujours respecté la vérité.

Nous avons enfin le témoignage de M. le Président de la République qui, pour la seconde fois, est allé visiter nos armées et leur exprimer la reconnaissance du pays. Étant entré sur le territoire belge, il a tenu à cœur d’aller saluer le Roi et la Reine des Belges, si dignes l’un et l’autre de la plus respectueuse sympathie. La Belgique est justement fière de son Roi, et il y a quelque chose de touchant dans la résolution qu’a prise la Reine de ne pas se séparer de son mari et de le suivre dans les camps, au milieu des hasards de la guerre. M. Poincaré a pu leur faire part des sentimens de la France entière, qui sait comprendre, sentir, admirer, et qui n’oubliera pas. Mais M. le Président de la République devait aussi parler à notre armée, ou plutôt nous parler d’elle et il l’a fait dans une lettre qu’il a adressée à M. le Ministre de la Guerre. « A mesure, a-t-il dit, que se développent les hostilités, le soldat français, sans rien perdre de son ardeur et de sa bravoure, acquiert plus d’expérience et adapte mieux ses vertus naturelles aux exigences des opérations militaires. Il conserve une incomparable force d’offensive et s’accoutume en même temps à la patience et à la ténacité. Sous le feu de l’ennemi, s’établit entre le chef et les hommes une intimité confiante qui, loin d’affaiblir la discipline, l’ennoblit encore par la conscience éclairée de la solidarité dans le dévouement et dans le sacrifice. Chaque fois qu’on revient au milieu des troupes, on est émerveillé par cette abolition totale de l’intérêt personnel, par ce glorieux anonymat du courage, par la grandeur de cette âme collective où se fondent tous les espoirs de la race. » Ce sont bien là, en effet, les caractères distinctifs de nos soldats de 1914 : ils ont gardé les qualités de leurs pères et ils en ont acquis de nouvelles, rendues nécessaires par les transformations de la guerre moderne. Ils sont devenus patiens, comme le pays lui-même ; aucune tâche ne les rebute, aucune fatigue ne les lasse : et ils avancent toujours.

Pendant ce temps, le pays travaille. Il ne songe pas seulement à aujourd’hui, mais encore à demain et il le prépare sans se laisser détourner de sa tâche quotidienne, au milieu de la plus effroyable tourmenté. Il y a dans la lettre de M. le Président de la République une phrase qui nous a frappé parce qu’elle est la constatation d’un fait que M. Poincaré n’a certainement pas inventé et qui est une chose vue. « Lorsque, dit-il, à portée des projectiles, devant un horizon que les éclatemens d’obus couvrent de fumée ou déchirent de lueurs, on voit des paysans tranquilles pousser leur charrue et ensemencer leur sol, on comprend mieux encore combien sont inépuisables sur notre vieille terre de France les provisions d’énergie et de vitalité. » Ce paysan courbé sur sa charrue représente la continuité des œuvres de vie au milieu des œuvres de mort. Il est bon, il est réconfortant de voir, au sein même des destructions qui s’accumulent dans le présent, les réserves de l’avenir qui se reconstituent.


Nous en avons d’autant plus besoin que le champ de la guerre, déjà si large et si vaste, semble devoir s’élargir encore. La Turquie vient de sortir, par un acte de piraterie, de la neutralité où elle avait annoncé la volonté de se maintenir, et il est encore difficile de dire si la funeste initiative qu’elle vient de prendre, — funeste surtout pour elle, — n’amènera pas de nouvelles perturbations dans les Balkans. Après les épreuves qu’elle a traversées et qui l’ont laissée démembrée et pantelante, la Turquie avait besoin d’une longue paix pour cicatriser ses blessures et reprendre des forces ; le plus simple bon sens, la plus vulgaire prudence lui conseillaient de suivre, au milieu des agitations de l’Europe, une politique d’abstention et de recueillement et il est probable que, si elle avait été libre, c’est en effet cette politique qu’elle aurait adoptée ; mais elle est livrée, depuis quelques années, à une bande d’aventuriers qui l’ont livrée elle-même à l’Allemagne. Celle-ci, dans la situation critique où elle se trouve, ayant perdu un de ses alliés et ameuté l’Europe contre elle, cherchant à échapper par tous les moyens à la destinée qui la menace, a frappé du fouet et piqué de l’éperon le vieux cheval fourbu, pour l’obliger de force à se redresser et le jeter haletant sur le champ de bataille. L’intervention de la Turquie ne sauvera pas l’Allemagne, mais elle coûtera très cher à la Turquie. Survivra-t-elle à cette nouvelle épreuve ? Il faudrait pour cela qu’elle trouvât une fois de plus la bonne volonté de l’Europe et elle paraît bien l’avoir définitivement découragée. On a fait vivre la Turquie artificiellement parce que sa survie paraissait utile à la paix générale ; mais si, au lieu d’y servir elle y nuit, si elle cesse d’être un élément d’équilibre, si elle ajoute de la guerre à la guerre et apporte un tison de plus à l’incendie qui déjà fait rage, la Turquie, qui ne pouvait durer que grâce à la bienveillance et à la complaisance de tous, aura coupé de sa propre main le fil ténu qui retenait sur sa tête une nouvelle épée de Damoclès. Elle seule sera responsable de sa ruine.

L’opinion universelle a désigné Enver Pacha comme l’auteur de l’entreprise. Tout lui ayant réussi jusqu’à présent, son étrange fortune l’a encouragé à toutes les audaces. Il a été un des promoteurs principaux de ce mouvement révolutionnaire de la Jeune-Turquie sur lequel la vieille Europe, habituellement moins candide, s’est fait au début tant d’illusions. Il n’y avait qu’une voix pour célébrer l’héroïsme des Jeunes-Turcs, qui se disaient des disciples fidèles de la Révolution française et promettaient de régénérer leur patrie par la liberté. On assure qu’Enver pacha, alors Enver bey, s’est assigné tout de suite le rôle de Napoléon. Il se croyait un grand homme de guerre parce qu’il avait fait ses études militaires en Allemagne et avait été attaché militaire à Berlin. L’espèce de démence que l’orgueil de sa force a inspirée à l’Allemagne est contagieuse de sa nature ; beaucoup d’autres têtes en ont été frappées, mais aucune ne l’a été plus fortement, plus profondément que celle d’Enver pacha. Gardant un souvenir ineffaçable des séductions qui s’étaient exercées sur lui à Berlin, il est devenu, il est resté le séide de l’Allemagne, convaincu que le patronage de ce grand pays et de son non moins grand souverain ne manquerait pas de rendre à la Turquie la puissance de son meilleur temps. L’empereur Guillaume a fait de son mieux pour entretenir cette espérance ; il s’est posé dans le monde comme l’ami et le défenseur des Ottomans ; il a invoqué Allah et Mahomet, comme il invoquait hier son vieux Dieu, et même la Sainte-Vierge miraculeuse, car tout lui est indifférent ou, si l’on veut, tout lui est bon pour atteindre son but. Il a tiré déjà de grands avantages de la protection qu’il a étendue sur la Turquie, sans qu’il lui en coûtât rien, et il en aurait tiré plus encore dans la suite s’il avait ménagé davantage les forces d’un ami qui est si près de n’en pouvoir plus. C’est ce qu’il aurait fait sans doute s’il n’avait pas été pressé par une de ces nécessités impérieuses qui, comme l’a dit M. de Bethmann-Holweeg, n’ont point de loi. Il a montré qu’il était l’homme des longues pensées, des longues préparations et qu’il savait attendre, mais cette fois il ne pouvait plus le faire. La guerre qu’il a déchaînée l’a mis dans une de ces situations où on fait flèche de tout bois ; Il ne s’attend sans doute pas à ce que la Turquie, à peine sauvée de l’agonie par une sorte de miracle, lui apporte une grande force ; mais, quelle que soit cette force, il compte bien l’épuiser à son profit, et si la Turquie meurt à la peine, tant pis pour elle : l’Allemagne au-dessus de tout ! Quant à Enver pacha, il a le courage des hommes de son espèce, mais sa prévoyance parait courte. Croyant aveuglément à la toute-puissance de l’Allemagne, il a peu à peu appelé à Constantinople des officiers allemands de terre et de mer, entre les mains desquels il a mis l’armée et la flotte ottomanes. Qui aurait cru, à l’aurore si brillante, mais si décevante de la Jeune-Turquie. qu’elle aboutirait à un résultat aussi avilissant ? Ces prétendus libéraux, ces enragés patriotes ont aliéné l’indépendance de leur pays. La Turquie est devenue une sorte de colonie ou de protectorat allemand. Voulût-elle aujourd’hui se débarrasser de la rude étreinte teutonne, qu’elle ne le pourrait pas. C’est l’histoire du cheval qui, pour se venger du cerf, a fait appel à l’homme et est tombé sous sa dépendance. Enver pacha ne semble pas s’être encore rendu compte des conséquences de sa politique : il s’en apercevra bientôt.

Il serait difficile de préciser la date à laquelle remonte cette mainmise de l’Allemagne sur la Turquie ; ce serait toute une histoire à écrire et elle dépasserait de beaucoup les limites de notre chronique. Depuis plusieurs années déjà ce travail d’enveloppement, d’envoûtement, se poursuivait sous les yeux de l’Europe qui ne se méprenait pas sur son caractère, mais qui laissait faire, lorsque l’incident relatif aux pouvoirs accordés au général Liman de Sanders a provoqué un éclat. La Russie a demandé des explications et a commencé à se fâcher. Le gouvernement ottoman, conseillé par celui de Berlin, a protesté de son innocence, rejeté loin de lui les noirs desseins qu’on lui prêtait et formellement promis de ne donner aucun commandement au général allemand. L’a-t-on cru ou a-t-on seulement feint de le croire ? il importe peu de le rechercher aujourd’hui. En fait, le général est resté l’âme toute-puissante de l’armée ottomane, et c’est à peine si son action s’est pendant quelque temps un peu dissimulée. On reconnaît la marque allemande dans cette manière sournoise et perfide de procéder, dont l’incident du Gœben et du Breslau a fourni plus récemment un autre exemple. Ces deux navires, après avoir tiré quelques coups de canon dans la Méditerranée et s’y être conduits à la manière des corsaires, ne s’y sentant plus en sécurité, se sont réfugiés dans les Dardanelles. La France, l’Angleterre, la Russie ont naturellement protesté et, de nouveau, la Porte a manifesté l’étonnement de l’innocence méconnue, calomniée : elle avait acheté le Gœben et le Breslau ; qu’y avait-il, que pouvait-il y avoir de plus régulier ? Les navires n’étaient plus allemands, ils étaient turcs : au reste, leur équipage allemand devait être débarqué et remplacé par un équipage à turban. Les trois puissances alliées se sont contentées de cette explication, doublée de la promesse qu’en aucun cas les deux navires ne joueraient un rôle pendant la guerre. L’ont-elles cru ? Elles ont feint de le croire, ne voulant pas alors pousser l’affaire plus loin. Mais si elles avaient pu s’y tromper, leur erreur aurait été bientôt dissipée. Aujourd’hui, le général Liman de Sanders commande l’armée et.l’amiral Souchon, un autre Allemand, commande la flotte ottomanes. Le Gœben vient de se distinguer de nouveau dans la Mer-Noire par une franche violation du droit des gens : deux villes russes ont été bombardées sans déclaration de guerre.

Cette déclaration, ce sont alors la Russie, la France et l’Angleterre, puis la Serbie qui l’ont faite, mais on peut dire qu’elles ne l’ont faite, que contraintes et forcées. Il semble que la Turquie ait, depuis assez longtemps déjà, désiré et cherché ce dénouement ; elle n’a négligé ni insolences, ni provocations pour l’amener ; elle y a finalement réussi, mais elle y a mis du temps. Elle a commencé par dénoncer les capitulations, c’est-à-dire déchiré un traité, ou plutôt un ensemble de traités qu’elle avait signés et qui instituait le statut personnel des étrangers dans l’Empire. Elle a vraiment considéré ces conventions ou traités comme de simples chiffons de papier, tant sont contagieux les exemples venus de haut. En d’autres temps, l’Europe aurait très mal pris la chose : elle s’est contentée de faire des réserves, auxquelles les Puissances de la Triple-Alliance se sont associées, quelques-unes pour la forme. Personne ne doute qu’ici encore l’Allemagne n’ait été le conseiller toujours écouté : la Porte n’aurait jamais osé prendre une pareille attitude sans son consentement, ou même son encouragement. Toutefois, si elle a espéré que de cet incident sortirait la guerre, elle s’est trompée : nous avions d’autres affaires sur les bras, nous avons renvoyé celle-là à plus tard. Alors, la Porte, sous un vain prétexte, a fermé brusquement les Dardanelles, ce qui était une nouvelle provocation ; mais la mesure blessait un trop grand nombre d’intérêts pour pouvoir être maintenue, et nous avons laissé passer cette incorrection comme les précédentes. La Porte, alors, s’est décidée à tirer des coups de canon, et la guerre est devenue inévitable. Nous l’avons fait précéder d’un ultimatum : nous avons demandé, — Russie, France et Angleterre, — que le gouvernement ottoman licenciât sur l’heure les officiers, soldats et marins allemands qu’il a pris à son service, ou plutôt qui l’ont mis lui-même au leur. Le pouvait-il ? Avait-il gardé assez de liberté et de force pour le faire ? Non, sans doute ; aussi le seul objet de l’ultimatum des alliés était-il de mettre en plein relief les causes de la guerre : elles sont dans ce fait que la Porte est tombée dans la domesticité de l’Allemagne, que c’est celle-ci qui gouverne à Constantinople et que cet état de choses s’est manifesté par des actes de brigandage qui ne pouvaient plus être tolérés. Quelles seront les conséquences ? Nous ne croyons pas qu’elles puissent être bien graves pour nous et pour nos alliés. La Russie sera obligée de maintenir quelques forces dans le Caucase, et sur la frontière arménienne, où elle a immédiatement pris contre les Turcs une offensive heureuse. L’Angleterre aura à veiller sur l’Égypte dont la défense, si elle est attaquée, est facile. L’Allemagne n’a pas dû avoir beaucoup de confiance dans les coups directs que la Turquie pouvait porter aux alliés ici ou là ; mais elle a espéré peut-être qu’elle amènerait le Sultan à proclamer la guerre sainte et à soulever le monde musulman contre les Anglais aux Indes et en Égypte, contre nous en Tunisie, en Algérie et au Maroc. Mais le Sultan, quoiqu’il règne peu à Constantinople et n’y gouverne pas du tout, semble opposer quelque résistance à la pression qu’on exerce sur lui. Le monde politique ottoman est divisé. Enver pacha et sa bande, s’ils sont les maîtres du jour, ne seront peut-être pas ceux du lendemain. Quoi qu’il en soit, nous avons lieu de croire que la tranquillité de nos colonies ou de nos protectorats ne court aucun danger sérieux, et l’Angleterre partage la même sécurité en ce qui concerne les siens.

La Turquie nous fera certainement moins de mal que le Japon n’en a déjà fait à l’Allemagne par la prise de Tsing-Tao. La place a dû capituler, et c’est un événement important, un événement de l’ordre mondial que cette capitulation : elle porte une atteinte extrêmement sensible à l’orgueil allemand, une atteinte dont les conséquences resteront sans doute irréparables et qui changera le cours de l’histoire dans ces régions lointaines. Lointaines, elles l’étaient autrefois davantage ; elles le sont moins aujourd’hui avec la facilité et la rapidité des communications. La carte du monde politique nous apparaît avec des proportions nouvelles et réduites, et c’est un fait significatif dans sa nouveauté qu’une guerre qui se poursuit en Europe ait pu avoir en Chine un contre-coup aussi profond et aussi prompt. On se rappelle dans quelles conditions l’Allemagne y avait fondé, sous sa forme de bail emphytéotique, une colonie dont elle était justement fière, mais dont la base s’est trouvée fragile. C’était une œuvre personnelle de l’empereur Guillaume : il se préoccupait beaucoup de ce qu’il appelait le péril jaune et attachait un intérêt de tout premier ordre à la place qu’il avait su prendre au cœur même de l’Asie. De grands projets ultérieurs s’y rattachaient dans sa pensée : qu’en reste-t-il aujourd’hui, qu’en restera-t-il demain ? Il y a eu là pour l’Empereur une déconvenue qui, même au milieu de tant d’autres, a dû lui être amère. Mais nous ne nous y attarderons pas aujourd’hui, sauf à y revenir plus tard. Il faut bien avouer que le canon qui tonne sur l’Yser ou sur la Lys, à Arras ou à la Bassée, a un peu couvert pour nous celui de Tsing-Tao.

Nous ne pouvons pas finir notre chronique sans dire un mot de l’Italie. Nous en parlons rarement, parce que sa politique, très intelligente assurément, mais un peu incertaine encore, ne se dégage pas à nos yeux suivant une ligne tout à fait nette et que nous voulons éviter tout ce qui nous donnerait l’air de vouloir donner à nos voisins et amis un conseil dont ils n’ont pas besoin. Bien qu’ils aient obéi à leurs intérêts en proclamant leur neutralité, nous leur savons grand gré de l’avoir fait par une décision immédiate et formelle qui nous a libérés de tout souci sur notre frontière du Sud-Est. Aussi leur souhaitons-nous sincèrement de trouver dans la manière dont la situation se dénouera les satisfactions légitimes auxquelles ils aspirent, et c’est tout au plus si nous dirons qu’il est rare de gagner au jeu quand on n’y a rien mis : nous en avons su quelque chose en 1866 lorsque, après Sadowa, nous avons réclamé sur le Rhin des compensations qu’on ne nous a pas accordées. Les vues de l’Italie sont très larges. Personne n’ignore qu’elle regarde Trente et Trieste comme les complémens nécessaires de sa nationalité, en quoi elle a raison, et aussi que les événemens de ces dernières années ont posé pour elle, dans l’Adriatique, des questions nouvelles dont l’intérêt s’est particulièrement concentré sur Vallona. Du côté de Trieste et de Trente, l’Italie n’a fait aucun mouvement, aucun geste apparent : il n’en a pas été tout à fait de même du côté de Vallona, mais son mouvement a été à peine sensible et son geste très discret. Elle s’est contentée d’envoyer une commission sanitaire, qui n’a pas encore, croyons-nous, débarqué sur la côte orientale de l’Adriatique : l’intention toutefois est manifeste et elle l’est devenue encore davantage par le fait que l’Italie, qui regardait naguère d’un œil si impatient les ambitions de la Grèce au Nord ! de l’Épire et se montrait si opposée à leur réalisation, paraît aujourd’hui en avoir pris son parti, ce qu’elle n’a certainement fait que sous le bénéfice d’une compensation qui lui serait donnée ou qu’elle prendrait ailleurs. Ce n’est ni nous ni aucun de nos alliés qui y ferons le moindre obstacle et, tout au contraire, nous verrions avec satisfaction l’Italie s’assurer sur la côte de l’Adriatique un gage de l’avenir qui lui appartient dans une mer où elle a tenu autrefois une si grande place.

L’occasion est bonne, car l’Albanie n’existe plus : nous parlons de l’Albanie politique à la création de laquelle l’Europe avait consenti par pure condescendance envers l’Autriche. Le prince de Wied n’était pas de taille à faire vivre cette œuvre artificielle ; il a disparu, et la question qu’il n’a pas résolue reste entière. Qu’en adviendra-t-il après la guerre ? Cela dépendra de tant d’élémens, pour le moment incalculables, que nous ne nous hasarderons pas à émettre à ce sujet une prévision quelconque, mais il est hors de doute que l’Italie aura à ce moment un rôle à jouer. Si elle s’y prépare, comme c’est probable, elle le fait d’un manière prudente, un peu mystérieuse, et nous ne chercherons pas plus sur ce point que sur les autres à préjuger ses desseins. Aussi n’aurions-nous pas parlé d’elle aujourd’hui et aurions-nous attendu patiemment qu’elle sortît de à pénombre où elle reste si le remaniement ministériel qui vient d’avoir lieu à Rome n’avait pas forcément attiré l’attention.

Ce remaniement n’est pas très profond au premier abord et, indépendamment de toute autre circonstance, il était devenu indispensable par la mort du marquis di San Giuliano. Toutefois, on ne se pressait pas. Le président du Conseil, M. Salandra, faisait l’intérim des Affaires étrangères. Il avait offert ce ministère à M. Sonnino, qui ne l’avait pas accepté, et cette situation aurait pu se prolonger quelque temps encore, si la démission du ministre du Trésor, M. Rubini, n’était pas venue montrer que le Cabinet avait besoin d’être modifié et consolidé, faute de quoi il s’en irait en morceaux. Ce n’était pas en effet une crise qui s’ouvrait, mais une crise qui se prolongeait, qui avait des causes anciennes et graves et à laquelle il fallait apporter un remède énergique. La démission de M. Rubini avait été précédée, il y a quelques jours, de celle du ministre de la Guerre, le général Grandi. Au moment de la constitution du ministère Salandra, le portefeuille de la Guerre avait été offert au général Porro dans des conditions qu’il n’avait pas acceptées. La guerre européenne n’était pas encore commencée ; on ne la prévoyait pas en Italie ; on en était encore aux illusions pacifistes du ministère Giolitti et au relâchement qui en était résulté. Aussi le général Porro, plus prévoyant que les autres, passa-t-il pour un mégalomane militaire lorsqu’il demanda 600 millions de crédits nouveaux en vue de certaines réformes qu’il jugeait indispensables pour mettre l’armée en état de suffire à tout événement. On se récria, et le portefeuille fut attribué au général Grandi, qui acceptait d’assurer la défense nationale à moitié prix, c’est-à-dire moyennant 300 millions. Mais la guerre éclata et fit apparaître des nécessités nouvelles sur lesquelles le général Grandi se trouva en désaccord avec son chef d’état-major, le général Cadorna. Celui-ci l’emporta, le général Grandi donna sa démission. Il fut remplacé par le général Zupelli, ami et ancien collaborateur du général Cadorna, et connu pour être un irrédentiste assez ardent.

Nous ne serions pas entré dans tous ces détails s’ils ne donnaient pas un sens précis à la crise ministérielle italienne : on voit que ses motifs se rattachent à la défense nationale, et la démission de M. Rubini s’y rattache aussi, car ce ministre s’est démis à son tour parce que, partisan de la neutralité et de la paix à tout prix, il n’était d’accord ni avec le nouveau ministre de la Guerre, ni avec plusieurs autres de ses collègues sur les crédits militaires et sur les moyens d’en couvrir la dépense. Dans ces conditions, il était intéressant de savoir si le général Zupelli resterait ministre, et il l’est resté : cela signifie, semble-t-il, que l’Italie, bien qu’elle entende maintenir sa neutralité, veut cependant avoir les moyens d’en sortir, si l’intérêt du pays l’exige. En d’autres termes, elle entend conserver la pleine liberté de sa politique, soit dans un sens, soit dans l’autre, suivant les circonstances. Quant au Ministère des Affaires étrangères, il est dévolu à M. Sonnino, ancien président du Conseil, homme considérable à tous égards, ancien triplicien convaincu, mais beaucoup trop intelligent pour ne pas tenir compte des élémens nouveaux et imprévus pour beaucoup qui, depuis trois mois, ont été introduits dans la politique européenne et s’imposent aux préoccupations de ceux qui la dirigent. Nous avons dit que M. Sonnino avait tout d’abord refusé un portefeuille, qui lui paraissait lourd : mais, devant l’insistance du président du Conseil, il l’a accepté par patriotisme. Il apportera une force au cabinet que M. Salandra continue de présider avec une autorité qui a beaucoup grandi depuis qu’il est au pouvoir et que l’heureuse issue de la crise a encore augmentée.

On voit par tout ce qui précède à quel point non seulement l’Europe, mais le monde entier évolue sous l’impression directe ou indirecte et les contre-coups multiples de la guerre qui se poursuit en France, en Angleterre, en Belgique, en Russie, en Autriche, en Serbie, en Allemagne où l’armée russe commence à rentrer, en Chine enfin d’où le Japon chasse les Allemands. Nous ne pouvons malheureusement donner de cet immense tableau que quelques traits sommaires. Il en est un toutefois qui nous frappe et nous touche plus que tous les autres : c’est que « notre situation est bonne, » comme le dit le général Joffre, et que les Russes viennent de gagner une importante bataille. Cela nous rassure quand nous songeons que l’Allemagne essaie de réveiller les énergies de la Turquie et de les exploiter à son avantage, en surexcitant les ambitions de la Jeune-Turquie, qui commence à n’être plus jeune, et en flattant l’infatuation d’Enver pacha.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, FRANCIS CHARMES.

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