Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1909

Chronique n° 1861
31 octobre 1909


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Bien que les Chambres se soient réunies le 19 octobre, le travail parlementaire ne commencera vraiment que dans les premiers jours de novembre. Le budget n’est pas prêt au Palais-Bourbon, et la loi sur les retraites ouvrières n’est pas encore arrivée, au Luxembourg, à sa parfaite mise au point. En attendant, la Chambre a entamé la discussion de la réforme électorale, qu’elle paraît d’ailleurs résolue à ne pas faire, la plupart des députés subordonnant l’intérêt général à leur intérêt particulier, et la majorité radicale craignant de ne pas revenir si elle changeait le mode de scrutin d’où elle est sortie en 1906.

Il s’en faut cependant que cette discussion soit purement académique. Elle ne fait que commencer, et il est encore trop tôt pour en indiquer la physionomie générale ; mais déjà des coups retentissans ont été frappés, et un discours comme celui de M. Paul Deschanel, par exemple, après avoir produit une vive impression sur son auditoire immédiat, ne saurait manquer d’avoir un grand retentissement dans le pays tout entier. Jamais M. Deschanel n’avait été mieux inspiré. En quelques phrases nerveuses et lumineuses, il a présenté tous les argumens en faveur de la réforme, et son éloquence sobre et forte leur a donné une forme lapidaire. La Chambre a beaucoup applaudi le talent de l’orateur ; elle n’a pas méconnu l’excellence de sa thèse ; mais entre la conviction qui ne s’adresse qu’à l’esprit et la persuasion qui entraîne les sentimens et les votes, il y a malheureusement très loin : peut-être aucune éloquence ne peut-elle faire naître cette persuasion à travers l’épaisse broussaille des intérêt « individuels. Ni M. Piou, ni M. Joseph Reinach n’y ont réussi. Le scrutin d’arrondissement a la vie dure. Quoiqu’il soit très mal défendu, il vaincra encore cette fois. Mais tout porte à croire que ce sera la dernière, et que le discrédit profond dans lequel il est tombé ne tardera pas à l’emporter : sa victoire n’aura pas de lendemain. En effet, tous les hommes qui comptent dans le monde politique se prononcent résolument contre lui. Il y a quelques jours, M. Poincaré le condamnait. Plus récemment encore, M. Jean Cruppi ne se montrait pas pour lui moins sévère. Nous pourrions multiplier ces témoignages. Quelque force que donne à la médiocrité l’abondance de sa représentation, elle ne saurait prévaloir indéfiniment contre la croisade entreprise en faveur du scrutin de liste par les chefs et les principaux orateurs de tous les partis. Le scrutin d’arrondissement n’a été jusqu’ici défendu que par M. l’abbé Lemire, qui, dans un discours optimiste et bon enfant ; a affirmé que la Chambre était composée de braves gens et qu’elle était bien telle qu’elle est. Braves gens, c’est possible ; mais pauvres gens, c’est certain. S’ils sont nos maîtres, ils ne sont pas les leurs. Il faut les entendre, dans les couloirs, se plaindre de leur étroite dépendance à l’égard des exigences privées et des intérêts locaux les plus terre à terre. Ils gémissent, ils protestent, ils devraient dès lors, semble-t-il, être partisans de la réforme électorale qui allégerait leur servitude, si elle ne la faisait pas complètement cesser ; mais, avant tout, ils veulent vivre, comme le bûcheron de La Fontaine, et ils estiment que c’est assez. Assez pour eux peut-être, mais non pas pour le pays. Le pays, en effet, commence à se rendre compte du mauvais fonctionnement de la machine politique, et il en ressent un malaisé qui va toujours en grandissant. Des voix nombreuses, éloquentes, autorisées, lui indiquent à la fois le mal et le remède. Comment ne finiraient-elles pas par être entendues ?

En tout ceci, l’attitude du gouvernement est singulière : jamais on n’en vit de plus embarrassée. Il y a dans le ministère un certain nombre d’hommes de valeur qui, naturellement, sont pour le scrutin de liste et la représentation proportionnelle ; mais ils dépendent de la majorité actuelle et, s’ils croient pouvoir parler, ce dont ils ne se privent pas, ils sentent bien qu’ils ne peuvent pas agir, ce qui doit être extrêmement pénible à des hommes de réalisations. A la veille de la rentrée des Chambres, M. le président du Conseil est allé prononcer à Périgueux le discours que l’on sait. C’est un discours en faveur du scrutin de liste ; il n’y manque que la conclusion, à savoir la promesse de soutenir la réforme devant la Chambre. Cette conclusion devant laquelle M. Briand a reculé, il s’en faut de bien peu que M. Millerand ne l’ait admise dans un discours qu’il a récemment adressé à ses électeurs de Paris.

Après avoir fait à ce sujet les plus expresses réserves, nous négligeons pour le moment la partie de son discours où M. le ministre des Travaux publics a repris son ancien programme socialiste et a annoncé l’intention de le réaliser : la manière dont il a parlé du scrutin de liste et de la représentation proportionnelle nous intéresse aujourd’hui davantage. Bien loin de chercher à atténuer, comme un autre de ses collègues l’avait fait, l’impression produite par le discours de Périgueux, il a renchéri sur tout ce qu’avait dit M. le président du Conseil, poussant l’argument à ses dernières conséquences, renversant les obstacles et cassant les vitres. M. Briand avait parlé de « ces petites mares stagnantes et croupissantes » dont, au dessert, il avait fait monter jusqu’aux narines de ses auditeurs l’haleine empestée. Ces petites mares, formées par les intérêts privés et locaux, M. Millerand a assuré qu’ « il était temps, et grand temps d’y faire passer le grand courant purificateur qui doit enfin, a-t-il dit, entraîner pour jamais loin de nous les procédés détestables, jadis réprouvés avec tant de véhémence et de raison par notre parti. » Et que faut-il pour cela ? Le scrutin de liste et la représentation proportionnelle. M. Millerand ne se fait pas illusion plus que nous sur l’insuffisance de cette réforme, si on la réduit à elle-même ; mais il croit qu’ « on ne se trompera pas en affirmant que rien de décisif, ni même simplement d’utile ne sera fait au point de vue de l’organisation administrative et judiciaire de ce pays ; qu’il ne pourra même pas être question d’améliorer ces mœurs politiques que personne ne défend plus, tant que subsistera le scrutin de clocher. » Hélas ! personne ne défend plus ces mœurs politiques ; on se contente, dans la majorité et dans l’administration qui lui obéit servilement, de les pratiquer sans pudeur. A son tour, M. Millerand les flétrit ; mais elles ont l’habitude d’être flétries, et dans aucun sens cela ne les change. M. Briand n’a-t-il pas commencé son discours de Périgueux en disant que les paroles n’étaient rien ? Pourtant celles de M. Millerand sont très fortes ; elles fournissent, sinon des argumens, au moins des armes aux partisans de la réforme électorale, qui ne manqueront pas de s’en servir, et on se demande avec curiosité de quel front, à la tribune, après avoir caractérisé ces mares infectes, le gouvernement conseillera à la majorité de s’y retremper. « Nous sommes dans l’incohérence, disait, il est vrai, M. Clemenceau : restons-y. » Le gouvernement actuel imitera-t-il cet exemple, qui finalement n’a pas réussi à M. Clemenceau ? Nous attendons mieux de M. Briand, nous attendons de lui qu’il sorte de l’indécision et de l’équivoque, Un gouvernement n’a pas le droit de faire la critique de nos institutions s’il n’est pas résolu à en demander le changement ; il n’a pas le droit d’attaquer le scrutin d’arrondissement dans des banquets et dans des réunions publiques et de le défendre, ou même seulement de s’y résigner, à la Chambre : contradiction déconcertante qui, pour sauver les débris de la majorité actuelle, jette le discrédit sur la Chambre prochaine et la condamne d’avance à l’impuissance ou à la dissolution.

M. Millerand, dans son discours, a dit encore un mot qui mérite d’être relevé : « La République n’a rien à redouter que des fautes de ses partisans. » Nouvelle confirmation du discours de Périgueux où, M. le président du Conseil a si bien expliqué que la République avait traversé la période militante, qu’elle était arrivée à la période triomphante, et que, dès lors, elle pouvait être généreuse et libérale impunément. Cependant elle l’a été autrefois plus qu’elle ne l’est aujourd’hui, et l’effort de nos Jacobins consiste surtout, en ce moment, à rogner quelques-unes des libertés que la République avait largement données à l’origine, et dans l’exercice desquelles elle s’est fondée. Comment ces libertés qui ne l’ont empêchée ni de naître, ni de grandir, ni de se fortifier, seraient-elles devenues plus dangereuses pour elle, maintenant qu’elle a atteint toute sa croissance et qu’elle n’a rien à craindre de ses adversaires vaincus et découragés ? Tous les gouvernemens antérieurs sont morts par leurs propres fautes : il y a là un avertissement pour la République actuelle, et il est bon qu’il lui soit adressé par un républicain avancé, par un socialiste avéré comme M. Millerand. Les radicaux-socialistes rêvent, en effet, de commettre une faute. Après avoir porté indirectement des atteintes sensibles à la liberté de l’enseignement, ils visent aujourd’hui directement son principe et proposent de la supprimer. Peut-être n’y a-t-il là de leur part qu’une manœuvre électorale. Nous avons déjà fait prévoir qu’à la veille des élections, ils chercheraient à réveiller la question religieuse et pousseraient à nouveau le vieux cri de guerre qui leur a souvent réussi : Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! Ils n’ont plus de programme, et ils auront beaucoup de peine à en recomposer un qu’on prenne au sérieux avec les débris de tant de promesses qu’ils ont si souvent faites et qu’ils n’ont pas tenues. Mais la guerre au cléricalisme suffit à tout ! Voilà pourquoi les radicaux-socialistes ont affecté de prendre ombrage de la lettre que les évêques ont adressée aux pères de famille à l’occasion de certains livres scolaires dont ils ont condamné l’usage. Ils ont vu là, ils ont voulu y voir le commencement d’une campagne contre l’enseignement laïque, et ils ont proposé tout de suite des mesures défensives, destinées à devenir bientôt agressives, contre l’enseignement libre. Y a-t-il donc péril en la demeure ? L’enseignement laïque est-il vraiment menacé ? Est-il nécessaire de supprimer ou de diminuer une liberté jusqu’ici respectée, pour sauver les instituteurs de l’État et leur enseignement ? A toutes ces questions, nous répondrons avec M. Millerand : « La République n’a rien à redouter que des fautes de ses partisans. »

Le gouvernement s’inspirera-t-il de la même pensée ? Il ne suffit malheureusement pas qu’il l’ait énoncée, pour que nous en soyons sûr. Cependant, s’il veut l’apaisement et la détente, il doit aussi en vouloir les moyens. Qu’il abandonne à d’autres le soin d’agiter et de troubler les esprits à la veille des élections prochaines. Qu’il n’invente pas des complots ridicules, comme on l’a fait à la veille des élections dernières. Et s’il n’est pas assez fort pour rétablir tout de suite le scrutin de liste avec la représentation proportionnelle, qu’il laisse du moins le scrutin d’arrondissement se prononcer librement, c’est-à-dire dans le calme et dans la sécurité. Peut-être ne pouvons-nous pas, pour le moment, lui demander davantage.


On a fait de Francisco Ferrer, condamné à mort et exécuté à Barcelone, le représentant en Espagne de cette école laïque qu’on déclare en péril chez nous ; on en a fait un champion de la libre pensée ; on a voulu voir en lui un apôtre des temps nouveaux, ou même futurs, et on a assuré que c’était pour tout cela qu’il était mort. Nous n’en croyons rien. Ferrer a été un révolutionnaire et un anarchiste très actif, et certaines lettres de lui qui ont été publiées, si elles ne prouvent pas sa participation aux pires violences, ne permettent pas a priori de l’en déclarer incapable. En réalité, nous ne sommes pas très renseignés sur lui ; son nom était peu connu à la veille de son arrestation et de sa mort, et c’est même ce qui a permis aux révolutionnaires internationaux de lancer l’opinion sur son compte dans la direction qui leur convenait le mieux. Les manifestations qui se sont produites un peu partout, mais particulièrement en France et à Paris, sont venues de là. Beaucoup de ceux qui y ont pris part, le plus grand nombre même, entendaient parler de Ferrer pour la première fois, lorsqu’ils ont résolu de venger sa mémoire. Cette mémoire, nous n’avons d’ailleurs nullement l’intention de l’attaquer ici. Ferrer est mort simplement et courageusement ; s’il a eu des torts graves, il les a expiés ; laissons-le dormir en paix.

On peut bien le dire aujourd’hui que les événemens ultérieurs l’ont prouvé d’une manière démonstrative, sa mort a été une faute politique, mais cette faute n’est pas sans excuses. Nous ignorons si Ferrer a été justement condamné ; en tout cas, il l’a été légalement, et les membres du Conseil de guerre ont jugé suivant leur conscience, après avoir observé toutes les formes de la justice militaire. Par malheur, ces formes ont, en Espagne, quelque chose d’archaïque dont nos esprits, amoureux de clarté, ont de la peine à se contenter. Le secret de l’instruction judiciaire, l’absence de débat contradictoire après audition de témoins dans le procès public, tous ces procédés d’un autre âge laissent de l’incertitude et de l’angoisse au cœur. Si les preuves de la culpabilité de Ferrer n’ont pas manqué aux juges, eux seuls les ont connues, l’opinion les a ignorées. Ce que les journaux ont reproduit de l’acte d’accusation ne nous en a rien dit, et, à parler franchement, les faits mêmes sur lesquels l’accusation reposait n’ont pas paru avoir un caractère incontestablement criminel. Mais la procédure des conseils de guerre espagnols a été appliquée à d’autres qu’à Ferrer sans que personne s’en soit ému. Pourquoi cette exception pour lui ? Est-ce parce que, à la suite d’exécutions nombreuses, une dernière goutte de sang a fait déborder le vase ? Non assurément, car on n’a fusillé en tout, à Barcelone, que cinq personnes, et on ne peut pas dire que ce soit une répression excessive après les odieux attentats dont cette ville a été le théâtre. Le gouvernement espagnol avait le droit de se croire modéré. La seule explication à donner de l’émotion quasi universelle que sa mort a causée, est que Ferrer avait de nombreux amis à l’étranger, que ces amis ont attiré l’attention sur son cas avec une mise en scène très habile, qu’ils ont surexcité et entraîné violemment l’opinion, et que leur succès a peut-être dépassé leurs espérances.

Il est trop tard pour raconter les manifestations de Paris ; tout le monde en a lu le récit dans les journaux. Nous éprouvons de la confusion à penser qu’il a fallu protéger l’ambassade d’Espagne ; mais enfin on l’a protégée d’une manière efficace, et le flot de l’émeute a été arrêté et refoulé à une distance convenable. Nous parlons ici de la première manifestation ; la seconde, qui a mis en mouvement une foule beaucoup plus considérable, a eu un caractère plus inoffensif ; elle a consisté seulement en une promenade à travers Paris de cinquante mille personnes, dit-on, soigneusement encadrées par la troupe. Dans les deux cas, la police a rempli tout son devoir. M. Lépine a montré une fois de plus le courage et le sang-froid dont il est coutumier. On sait qu’un coup de feu, tiré sur lui à bout portant, lui a brûlé la figure. Un agent de police a été tué, un autre grièvement blessé : quant aux émeutiers, ils se sont tous tirés sains et saufs de la bagarre sanglante qu’ils avaient provoquée. Des manifestations du même genre ont eu lieu dans d’autres pays, notamment en Italie. Les pays latins paraissent avoir été plus agités que les autres par la mort de Ferrer, peut-être parce qu’ils ont l’émotion plus facile et l’impulsion plus prompte. Tout ce mouvement s’est arrêté au bout de quelques jours. Le bureau du Conseil municipal de Paris ayant proposé d’attribuer à une rue le nom de Ferrer et de prendre ses petits-enfans à la charge de la Ville, sa proposition a été repoussée par la majorité, et il a donné sa démission comme un simple ministère. On s’était déjà ressaisi, soit parce que la violence des premiers sentimens s’était épuisée, soit plutôt parce que, lorsqu’ils ont regardé du côté de l’Espagne, nos manifestans se sont aperçus que l’agitation fiévreuse qu’ils se donnaient, bien loin de provoquer une impression communicative, embarrassait leurs amis et laissait le pays très froid. C’est une chose curieuse à remarquer que la mort de Ferrer, qui a causé tant d’émotion en deçà des Pyrénées, n’en a causé presque aucune au-delà. En général, un peuple n’aime pas qu’on se mêle de ses affaires intérieures, et le peuple espagnol l’aime encore moins que tout autre. Les sommations injurieuses que nos révolutionnaires, et même nos socialistes et nos radicaux, ont adressées au gouvernement de Madrid pour lui enjoindre de gracier Ferrer ont très mal servi la cause de ce malheureux. Loin de porter le gouvernement à la clémence, ces menaces l’ont détourné de céder à l’intimidation.

Les Cortès se sont réunies. Dans des circonstances analogues, il y aurait eu tout de suite chez nous des interpellations et des discours extrêmement passionnés. Il y a eu aussi une interpellation en Espagne, mais les passions ne s’y sont pas déchaînées tout de suite, et peut-être même ne l’auraient-elles pas fait du tout si le gouvernement ne les avait pas provoquées et attisées lui-même par l’imprudence de son langage. Pendant les premiers discours, l’opposition avait pris le parti de ne pas parler de Ferrer ; M. Moret, qui a soutenu tout le poids de la discussion, n’en a pas dit un mot ; c’est seulement à la fin que les républicains ont prononcé son nom : encore ne l’ont-ils fait que timidement. A aucun moment, la sentence rendue par le Conseil de guerre de Barcelone n’a été mise en cause, ni le gouvernement n’a été blâmé pour l’avoir laissé exécuter. Par cette réserve calculée et voulue, les orateurs espagnols ont donné une leçon de convenance à ceux qui, au dehors, avaient montré qu’ils en avaient besoin. L’opinion européenne ne leur était assurément pas indifférente, mais la manière dont elle s’était quelquefois exprimée les avait blessés et ils n’ont pas cru conforme à leur dignité de s’appuyer sur elle contre leur gouvernement. L’interpellation a porté d’abord sur l’expédition de Melilla, puis sur les affaires de Barcelone prises dans leur ensemble, sans aucune allusion à un fait particulier. Ici et là, l’opposition a accusé le gouvernement d’avoir manqué de prévoyance et d’avoir marché à la remorque des événemens. A entendre M. Moret, il aurait été facile à Barcelone d’arrêter l’émeute dès les premiers pas, et à Melilla de conduire les opérations militaires avec plus de fermeté et de rapidité. En Espagne même, disait-il, le trouble des esprits était augmenté par le maintien de l’état de siège à Barcelone et par la restriction apportée partout à l’exercice de la liberté. S’il y avait là une obligation pour le gouvernement, elle existait par sa faute seule ; mais la vérité, assurait M. Moret, est qu’elle n’existait pas et que le gouvernement entretenait, par simple maladresse, une tension qui disparaîtrait avec lui. La conclusion logique de ce discours aurait été le dépôt d’un ordre du jour de blâme contre le ministère. M. Moret n’est pas allé aussi loin. Il ne voulait pas la chute immédiate du Cabinet conservateur ; celle de son chef, M. Maura, lui suffisait : que M. Maura s’en allât et qu’on fît un autre ministère conservateur, M. Moret n’en demandait pas davantage.

En fait, les libéraux ne se sentaient pas en situation de prendre le pouvoir. Se rappelant dans quelles conditions fâcheuses ils l’avaient quitté en 1906, ils jugeaient prématuré d’y revenir aujourd’hui. Peut-être aussi aimaient-ils mieux attendre la liquidation de l’expédition de Melilla, dans la pensée que, puisque les conservateurs l’avaient engagée, c’était à eux à en accepter jusqu’au bout toute la responsabilité. On le voit, l’attaque a été d’abord assez molle. M. Maura y a répondu spirituellement qu’il retenait, pour une autre fois, l’invitation à se retirer que M. Moret lui adressait, mais que, pour le moment, il n’y obéirait pas. Il a défendu sa conduite à Barcelone et à Melilla, et il n’y a eu, en somme, ni dans ces premiers discours de l’opposition, ni dans ceux du gouvernement, rien que ce qu’opposition et gouvernement ont l’habitude de dire en pareil cas. Mais les esprits se sont échauffés peu à peu. La discussion a été beaucoup plus vive le second jour que le premier, et finalement le ministre de l’Intérieur, M. de la Cierva, moins maître de sa parole que ne l’est M. Maura, atout compromis par sa violence. Il a peint la situation sous le jour le plus sombre, et a déclaré que le gouvernement y ferait face avec des rigueurs de plus en plus sévères ; puis, reprochant aux libéraux la faiblesse de leur politique lorsqu’ils avaient été au pouvoir, il les a accusés d’avoir abouti par-là à l’attentat de la Calle Mayor, c’est-à-dire à la tentative d’assassinat qui a eu lieu contre le Roi et la Reine le jour même de leur mariage. M. Moret a bondi d’indignation. « Vous n’avez pas, a-t-il dit à M. de la Cierva, assez d’autorité pour me parler sur ce ton, » et, se tournant vers M. Maura, il lui a demandé si le moment n’était pas venu pour lui d’intervenir. M. Maura s’est tu. Peut-être a-t-il regretté les paroles de son collègue, mais il a cru que, s’il les répudiait, son ministère serait disloqué et sa force politique amoindrie. Il a préféré accepter, quelles qu’elles fussent, les conséquences de l’incident.

Nous en avons eu récemment en France un du même genre, et nous savons comment il s’est terminé. En Espagne, toutefois, les choses ne se passent pas comme chez nous, parce que les mœurs politiques y sont différentes. Notre opposition cherche à tout moment à renverser le gouvernement pour prendre sa place. En Espagne, au contraire, il y une sorte de collaboration, nous allions dire de camaraderie entre l’opposition et le gouvernement, qui se mettent d’accord pour alterner au pouvoir et y rester à tour de rôle un temps convenable : le gouvernement s’en va lorsqu’il a duré assez longtemps ou qu’il sent sa force politique épuisée. Ces mœurs peuvent nous paraître singulières, mais comment pourraient-elles être différentes dans un pays où un ministère, lorsqu’il arrive au pouvoir, dissout la Chambre et en fait élire une autre dans laquelle il distribue d’avance, et à coup sûr, les sièges entre l’opposition et lui et se compose une majorité qui ne l’abandonnera jamais ? Puisque ce n’est pas la Chambre qui les renverse, il faut bien que les ministères se démettent eux-mêmes, lorsqu’ils éprouvent une difficulté de gouverner, comme Fontenelle éprouvait, quand il mourut, une difficulté de vivre. Le Roi est le régulateur de ce jeu où les choses se passent à l’amiable. En attendant que le ministère démissionne, l’opposition le critique, mais il l’aide à vivre en votant avec lui les mesures et les crédits nécessaires au fonctionnement régulier de l’institution, et quand l’opposition refuse son concours, le gouvernement devenant impossible, le ministère se retire. C’est ce qui vient d’arriver. M. Moret, blessé au vif par les attaques de M. de la Cierva, a déclaré que l’opposition rompait avec le gouvernement et qu’elle cesserait désormais de prendre part aux travaux parlementaires. M. Maura a donné sa démission au Roi, qui l’a acceptée tout de suite : le lendemain, le ministère de M. Moret était formé.

Il a été accueilli favorablement, et nous en sommes heureux pour lui, car il se trouvera aux prises avec de très grandes difficultés. Les principales lui viendront peut-être des divisions intérieures du parti libéral, divisions qui l’ont obligé à quitter le pouvoir, il y a trois ans. D’autre part, M. Maura, dès le lendemain de sa chute, a poussé contre le parti libéral un cri de guerre strident, et on se demande dans quelle mesure il donnera au nouveau ministère le concours qu’il semblait lui promettre dans sa lettre de démission adressée au Roi. Mais M. Moret est un homme habile, expérimenté, prudent, dont l’esprit conciliant est capable d’aplanir bien des obstacles. Il faut avouer que M. Maura, quels que fussent ses mérites, avait beaucoup tendu depuis quelque temps les ressorts du gouvernement, et dans le ministère même, les esprits étaient arrivés à un point d’excitation qui n’était pas sans danger. Nous avons dit, et rien n’est plus vrai, que l’exécution de Ferrer n’avait pas produit de l’autre côté des Pyrénées la même émotion que de celui-ci ; nous avons fait remarquer que, dans la discussion des Cortès, le nom du révolutionnaire n’avait presque pas été prononcé ; tout le monde en Espagne, opposition et gouvernement, s’est raidi contre la manière indiscrète, théâtrale, tumultueuse dont l’opinion de l’étranger a paru vouloir s’imposer. Mais quand cette opinion est très générale, elle finit, en dépit même de la forme qu’elle affecte, par peser sur un pays et par y produire un événement et une irritation dont le langage de M. de la Cierva a montré l’inconvénient. Le Roi a soutenu jusqu’au bout le cabinet conservateur avec fermeté et courage ; toutefois, quand M. Maura lui a donné sa démission, il a pensé que le jour était venu de faire de la détente et de ne pas laisser les passions contraires s’exalter encore davantage. Il a eu très vraisemblablement raison. Si la détente n’est pas à elle seule un principe de gouvernement durable, elle aide à traverser des momens délicats et difficiles comme l’était devenu le moment actuel. Nous souhaitons bonne chance à M. Moret. Il ne cherchait pas immédiatement le pouvoir ; les circonstances lui ont imposé l’obligation de le prendre. Il n’a pas montré d’impatience ; quelque rapide qu’ait été sa résolution, elle n’avait pas été préméditée. Il faut espérer qu’il ramènera la paix en Catalogne, autant du moins qu’elle peut y exister, et qu’il conduira à bon terme l’expédition de Melilla. Au point de vue militaire, l’Espagne est seule juge de la manière dont elle doit conduire ses opérations. Au point de vue politique, puisque M. Allendesalazar quitte le ministère des Affaires étrangères où il laissera les souvenirs les plus sympathiques, les puissances qui étaient représentées à Algésiras ne peuvent que se féliciter d’y voir arriver M. Pérès Caballero dont le rôle a été si important à la conférence. Sa compétence est connue, son caractère inspire toute confiance. Dans les circonstances où se trouve l’Espagne, il était difficile d’y constituer un ministère plus capable de remplir sa double tâche, au dedans et au dehors.


Le voyage de l’empereur Nicolas en Italie a excité l’attention dans le monde entier. Il a suscité beaucoup de commentaires. Tout le monde s’accorde à en reconnaître l’importance.

En un sens, rien n’est plus simple que ce voyage. Le roi d’Italie, après son avènement, avait fait à l’empereur de Russie une visite que celui-ci devait lui rendre un jour ou l’autre ; mais ce n’est pas sans intention qu’il a choisi aujourd’hui pour cela. Une fois déjà il avait été question de ce voyage ; on avait même cru qu’il allait se faire ; puis il avait été ajourné sine die, ce qui n’avait pas été sans causer quelque déception en Italie. Mieux vaut cependant qu’il ait été renvoyé au moment présent. Autrefois, l’opinion était partagée en Italie ; elle n’y était pas, tant s’en faut, favorable à un rapprochement avec la Russie, contre laquelle les partis avancés manifestaient les plus mauvaises dispositions. C’est peut-être ce qui alors a arrêté l’Empereur. Mais les temps sont changés : aujourd’hui les socialistes eux-mêmes ont déclaré dans leurs journaux qu’ils n’avaient aucune manifestation à faire contre l’hôte de leur pays. Cela vient de causes diverses, dont les unes sont déjà lointaines et les autres toutes prochaines. Les premières sont que l’Italie s’est rapprochée de la France, qui est alliée de la Russie, et que l’Angleterre, qui est amie de l’Italie, s’est la première rapprochée de la Russie dont de vieux malentendus l’avaient longtemps séparée, au point de pratiquer avec elle une autre entente cordiale. Ce sont là les causes les plus sérieuses sans doute et les plus durables qui ont ramené les sympathies italiennes à l’empereur Nicolas, à son gouvernement et à son peuple. Il y en a d’autres qui tiennent à des circonstances récentes. Nous avons dit plusieurs fois que les sentimens de l’Italie étaient médiocrement d’accord avec l’alliance qui la lie à l’Autriche. On peut être alliés sans s’aimer : la raison a des raisons que le cœur ne connaît pas. Mais si l’alliance politique est la règle permanente d’un gouvernement, il y a des jours où le sentiment reprend ses droits chez un peuple impressionnable. Les souvenirs de campagnes diplomatiques qui datent seulement de quelques mois ont accentué une situation dont l’empereur Nicolas n’a d’ailleurs rien fait pour dissimuler le caractère. Tout le monde a remarqué que, au lieu de traverser l’Autriche, ce qui aurait été le chemin le plus court, il a contourné soigneusement son territoire et a pris le chemin le plus long pour se rendre en Italie. L’intention était très claire. Enfin, après un long voyage, l’Empereur est arrivé à Racconigi, près de Turin, et les deux souverains se sont embrassés. Les fêtes qui ont eu lieu ont été ce qu’elles sont toujours en pareil cas ; mais les toasts qui ont été échangés ont été très significatifs. « La visite de Votre Majesté, a dit le roi Victor-Emmanuel, est la confirmation de la sincère amitié et de la conformité des buts unissant nos maisons, nos gouvernemens et nos pays. » A quoi l’Empereur a répondu : « L’accueil si sympathique que je trouve en Italie répond aux sincères amitiés et à la communauté de vues et d’intérêts qui unissent nos maisons, nos gouvernemens et nos pays. » Conformité de buts, communauté de vues : si on pèse tous ces mots, on leur trouvera un certain poids. Il est permis d’en conclure que la Russie et l’Italie se sont entendues sur un certain nombre d’objets qui ne peuvent se rapporter qu’au problème oriental, et que leurs gouvernemens ont jugé utile de manifester cet accord.

A son retour d’Italie, l’Empereur traversant pour la seconde fois la France comme il l’avait déjà fait à son premier voyage, M. le ministre des Affaires étrangères est allé à Modane lui apporter les hommages du gouvernement de la République. Personne ne prendra ombrage de ces manifestations, qui ne menacent personne. Elles ont causé une grande satisfaction à l’Italie, et son gouvernement peut à bon droit les regarder comme un succès pour lui. Quant à nous, comment ne nous réjouirions-nous pas de tous les rapprochemens qui s’opèrent entre notre allié et nos amis ?


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Charmes.

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