Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1881

Chronique n° 1189
31 octobre 1881


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre.

Après avoir discuté à perte de vue sur les élections dernières, sur la majorité nouvelle, sur le futur ministère, on en est venu, un peu tardivement peut-être, à s’apercevoir qu’au bout du compte, on ne savait ni ce qu’était réellement cette majorité ni comment pouvait s’opérer une sérieuse reconstitution de pouvoir, et on a fini par où l’on aurait du commencer : on a pris le parti d’attendre la réunion des chambres pour voir un peu plus clair dans une situation déjà passablement confuse par elle-même et encore plus obscurcie par toutes les polémiques. C’était dans tous les cas un moyen de gagner un peu de temps.

Maintenant elle a eu lieu, cette réunion des chambres, si attendue et si désirée. Depuis trois jours, la session est ouverte ; elle a même débuté par une petite échauffourée des radicaux, impatiens de se montrer. La question est de savoir ce que va être sérieusement cette situation parlementaire, ce qui en sortira, quels élémens de reconstitution ministérielle et de gouvernement elle va offrir. Désormais tout se presse. Ah ! sans doute il y a déjà un premier acte qui a son importance, ou, si l’on nous passe le mot, il y a un prologue de la pièce qui va être représentée : avant tout, avant la constitution définitive de la chambre, M. Gambetta a exprimé avec une insistance catégorique le désir d’être nommé président provisoire, et, pour son coup d’essai, la chambre nouvelle s’est empressée de répondre au désir de M. Gambetta en lui donnant cette présidence provisoire, réclamée comme une marque de sympathie et de confiance. C’est là, si l’on veut, une «  indication, » ou une « démonstration, » peu importe le mot. C’est un point d’appui que M. Gambetta a voulu se donner avant de se décider à aborder le pouvoir vers lequel il s’achemine par une série de mouvemens stratégiques assez curieux. Malheureusement un vote de confiance de plus, surtout un vote muet, ne change guère les choses, et il n’éclaircit rien jusqu’ici. Il ne dit pas dans quelles conditions M. Gambetta entend prendre ce pouvoir que la force des circonstances lui offre au début d’une législature nouvelle, ce qu’il veut faire de cette majorité à laquelle il demande d’avance des gages, quelle politique il se propose de suivre ou d’imposer. Cette prétendue « démonstration, » organisée comme un préliminaire de la campagne qui s’ouvre, elle n’a peut-être d’autre résultat que de rendre plus sensible ce qu’il y a d’extraordinaire dans cette position d’un homme sans lequel tout est devenu évidemment impossible aujourd’hui, et qui semble éprouver lui-même le besoin de s’entourer de toute sorte de garanties, de s’assurer des conditions exceptionnelles de pouvoir, comme s’il était en dehors ou au-dessus des règles parlementaires faites pour tout le monde. C’est, si l’on veut, la moralité de ce début de session.

Que M. Gambetta soit un président du conseil désigné par le premier acte de la chambre comme il l’était déjà par tout un ensemble de circonstances, c’est un point acquis assurément ; cela est si vrai que, pour le moment du moins, en dehors de M. le président provisoire ou définitif de la chambre, on ne conçoit même pas un ministère ayant une apparence de vie et de force. Ce qui n’est pas moins clair, c’est que M. Gambetta, à mesure qu’il s’approche du pouvoir, semble redoubler d’inquiétude et de précautions. Son attitude même, sa stratégie révèlent les indécisions d’une homme qui se voit poussé vers le ministère et qui, jusqu’à la dernière heure, ne serait peut-être pas fâché d’avoir quelque raison de s’abstenir encore, qui, dans tous les cas, s’il ne peut plus reculer, cherche à réunir sous sa main tous les moyens de succès. Il comprend visiblement qu’il va jouer une grosse partie, une partie périlleuse pour lui-même et pour la cause qu’il prétend servir. Il voudrait mettre tous les avantages dans son jeu. Il cherché les adhésions, il a besoin de manifestations d’une nature particulière. Il lui faut ce qui ne s’est jamais vu, une majorité compacte, disciplinée, fidèle, résolue d’avance à le suivre en tout et partout. Il lui faut un blanc-seing de la chambre pour se décider, un blanc-seing de M. le président de la république pour choisir les collègues qu’il associera à sa fortune ministérielle ! La vérité est qu’il craint d’échouer dans cette épreuve à laquelle il ne peut plus guère se dérober. Il a l’instinct des difficultés qui l’attendent et il ne s’aperçoit pas que ces difficultés, qui sont effectivement réelles et nombreuses, tiennent surtout à cette position irrégulière qu’il s’est faite aussi bien qu’à la politique de confusions et de contradictions qu’il a promenée plus d’une fois dans les banquets sous le nom de politique républicaine.

Le malheur de M. Gambetta est d’avoir fini pas s’accoutumer à n’être point un homme comme un autre, de s’être façonné ce rôle bizarre de prépotence qui peut flatter sa vanité, qui peut être aussi parfois singulièrement compromettant. — « On ne voit que moi, » disait-il presque naïvement l’autre jour dans son dernier voyage en Normandie. On ne voit que lui, en effet, et on n’entend que lui ! Le chef du gouvernement reste dans sa modeste obscurité, les ministres ne comptent guère ; M. Gambetta a seul les apparences du pouvoir devant le pays. Qu’il aille à Cherbourg ou à Cahors, à Tours, à Caen ou au Havre, c’est toujours le même apparat. Il voyage en personnage public avec un cortège d’ingénieurs, de sénateurs ou de députés, et une suite d’historiographes, recevant les autorités, visitant les établissemens de l’état et les établissemens particuliers, parlant de l’élevage des chevaux et de l’endiguement de la Seine, écoutant les doléances, promettant son intérêt, — au fond bon enfant et débonnaire, pourvu qu’on l’aide à fonder le gouvernement républicain. A la veille même de la session, jusqu’au dernier jour, il était occupé à conquérir la Normandie par un nouveau voyage plus retentissant que tous les autres. Il a bien été un peu embarrassé, il est vrai, entre le Havre et Rouen, les deux grandes cités rivales qui se disputaient ses faveurs, et peut-être n’a-t-il contenté, en définitive, ni Rouen ni le Havre ; mais il a conquis Bolbec et Quillebeuf par la séduction de sa parole autant que par la profondeur de ses connaissances nautiques et commerciales. M. le président de la chambre a semé les promesses sur les chemins de la Normandie et il est revenu triomphant après s’être laissé aller, dans une effusion d’éloquence mêlée de fantaisie, jusqu’à représenter la Seine comme « un admirable ruban partant de l’Océan pour aboutir à la capitale de la civilisation humaine. » Ce qu’il y a de curieux, c’est que, dans ces voyages, dans ces dialogues de banquets, dans ces toasts qui se succèdent, M. le président de la république n’est assez habituellement que « l’homme éminent,.. le serviteur de la loi,.. » M. Gambetta est « le grand citoyen,.. le grand agissant, le grand cœur, le grand esprit, le vaillant, le brave… » Voilà qui est parler ! Tout cela n’est point sans doute exempt d’un certain ridicule ; le fond des choses n’est pas moins sérieux. Franchement, est-ce avec ces excentricités et ces affectations de prépotence, est-ce en se donnant l’air d’annuler ou de dominer les pouvoirs publics que M. Gambetta imagine se préparer les moyens d’exercer d’un manière régulière, efficace et utile l’action toute constitutionnelle d’un chef de ministère ? Est-ce qu’il n’y a pas une disproportion sensible entre toutes ces manifestations et les simples conditions de la vie parlementaire auxquelles il s’agit de se conformer ?

S’exposer à fausser par l’abus d’une importance irrégulière les ressorts de l’état dans l’administration intérieure, c’est déjà beaucoup. Ce n’est pas tout cependant ; les conséquences de ces confusions, de ces déplacemens de rôles peuvent être bien autrement graves dans les affaires extérieures, et ici s’élève une question délicate qui est restée jusqu’ici assez obscure. M. Gambetta, qui ne fait pas seulement des excursions en Normandie, est allé il y a déjà quelques semaines en Allemagne. Il a voyagé mystérieusement, sous un autre nom, comme les personnages de marque qui veulent se dérober à la curiosité publique ; naturellement aussi, comme il arrive dans tous ces voyages, le secret a été bientôt divulgué, et l’autre jour M. le président de la chambre a confié aux bons habitans du Havre qu’il était allé à Brème et à Lubeck, à Hambourg et à Stettin, tout simplement à leur intention, pour étudier sur place les conditions d’établissement de leurs rivaux du Nord. Les habitans du Havre en ont cru ce qu’ils ont voulu. Le fait est que, d’après un autre bruit qui s’est rapidement répandu, M. Gambetta, à la veille d’entrer au pouvoir, aurait profité de l’occasion de son voyage en Allemagne pour se rencontrer avec M. de Bismarck. Le fait a été d’abord démenti, puis il a été de nouveau confirmé avec plus d’insistance, avec des détails précis. Qu’en était-il ? Il faut l’avouer, le principal intéressé, M. Gambetta lui-même, dans son discours du Havre, a donné une explication si gauche de son voyage, il a gardé une réserve si visiblement étudiée sur le point essentiel, sur le seul point où il y eût un mot à dire, que le doute est peut-être permis plus que jamais aujourd’hui.

Or c’est ici précisément que s’élèverait la question délicate. Comment M. le président de la chambre aurait-il pris sur lui de rechercher une entrevue avec le prince chancelier ? Remarquez bien qu’il ne s’agit nullement de faire d’une susceptibilité invétérée une règle de politique. Ce serait la plus vaine, la plus dangereuse dès faiblesses dans l’état de paix qui existe entre la France et l’Allemagne. Sans aucun doute un homme public français peut se rencontrer et même se rencontrer utilement avec M. de Bismarck. Il n’y a dans une rencontre de ce genre rien à désavouer, rien qui ne puisse être profitable à la paix que tout le monde désire, aux intérêts des deux nations. L’entrevue dont on a parlé, dont on parle encore, n’aurait une gravité particulière que par le caractère clandestin qu’elle aurait gardé et par les circonstances dans lesquelles elle se serait réalisée à la veille d’un changement de direction en France. Si elle est vraie, à quel titre M. Gambetta pouvait-il se donner une mission où le pays est intéressé ? avait-il l’aveu du gouvernement ? Était-ce M. Gambetta allant rendre visite à M. de Bismarck dans son domaine de Poméranie, ou le candidat à la présidence du conseil allant s’entretenir d’affaires d’état avec le prince chancelier d’Allemagne ? Tout cela en vérité ne laisserait pas d’avoir quelque importance et prêterait à plus d’un commentaire. Si l’entrevue n’est pas vraie, M. Gambetta avait un moyen bien simple de dissiper toutes les obscurités. Il n’avait qu’un mot à dire et il pouvait dire ce mot le plus simplement du monde, sans aucune difficulté, de façon à se dégager lui-même sans émouvoir en rien le tout-puissant châtelain de Varzin. C’était une affaire de forme et de langage. La pire des choses, ce qui caractérise justement ces conditions étranges où nous vivons, c’est qu’il y ait un doute, c’est qu’on puisse supposer qu’un homme, si considérable qu’il soit, se croie autorisé par un ascendant particulier à tenter, fût-ce avec les meilleures intentions, une démarche engageant les intérêts du pays. Voilà le point vif et, si l’on nous permet le mot, la moralité de l’incident. C’est ainsi que M. Gambetta, par cette prépotence qu’il affecte, à laquelle il s’est accoutumé, s’expose à se créer des embarras qui peuvent devenir des embarras pour le pays en compliquant nos affaires ; c’est ainsi qu’en rendant le pouvoir à peu près impossible pour tout le monde, il ne l’a pas rendu plus aisé pour lui-même : il s’est préparé au contraire cette situation où, pressé de toutes parts, ne pouvant plus reculer, il est tenu de faire plus qu’un autre pour répondre aux impatiences qu’il a provoquées.

La première difficulté pour M. Gambetta est de passer de ce règne commode de l’influence irrégulière à l’action directe et avouée du gouvernement, de se plier aux conditions et aux responsabilités du régime parlementaire, d’être en un mot le chef avoué d’une combinaison ministérielle au lieu d’être l’embarras de toutes les combinaisons. La seconde difficulté pour lui est de dégager de toutes ces idées mal définies, de tous ces projets incohérens de réformes qu’il accumule depuis longtemps dans ses programmes, une politique sérieuse et précise. M. le président de la chambre aura certes de la peine à se tirer de là avec les habitudes qu’il a contractées et les préjugés de parti dont il ne paraît pas disposé à se défaire.

Que la situation telle qu’elle existe au moment où il semble décidé à entrer au pouvoir soit singulièrement compromise et appelle sans plus de retard une politique énergiquement, habilement réparatrice, c’est ce qui frappe tous les yeux. Le mal ne se traduit pas sans doute encore par des désordres, par des agitations matérielles dans le pays ; il n’est pas moins réel et moins sensible. Évidemment depuis quelques années, depuis qu’on s’est flatté d’avoir inauguré un système de gouvernement qui, sous prétexte de s’inspirer de l’idéal républicain, ébranle tout, la désorganisation a fait d’étranges progrès. Elle pénètre dans toutes les administrations, où elle dissout les plus simples habitudes de régularité et de discipline ; elle se déguise assez fréquemment sous le nom de réformes démocratiques. M. le ministre de l’instruction publique a ses réformes triomphantes. L’autre jour encore, à propos de la fondation d’un nouveau lycée, il s’exaltait sur son œuvre, il accablait de ses dédains les vieilles maisons d’éducation, les « sombres arcades où s’abritait la morne latinité, » et il n’est pas certain qu’avec ses vastes projets il ne prépare à notre enseignement national de dures épreuves. M. le garde des sceaux a, lui aussi, sa réforme de la magistrature, qu’il ne retirait hier du sénat que pour la présenter de nouveau, — et, en attendant, il a fini par créer un état tel que beaucoup de magistrats, dégoûtés, fatigués de suspicions, en viennent à désirer qu’on tranche définitivement, fût-ce contre eux-mêmes, cette question de l’inamovibilité. La désorganisation, elle a surtout envahi les affaires militaires, et le dernier mot du système est cette triste expédition de la Tunisie, où se sont dévoilées à la fois toutes les incohérences, toutes les confusions. Notre armée est toujours prête sans doute à faire son devoir. Elle vient d’entrer à Kairouan ; elle ira là où ses chefs la conduiront. Il n’est pas moins clair, après ces malheureuses affaires d’Afrique, si étrangement dirigées par M. le ministre de la guerre, qu’il y a toute une œuvre militaire à reprendre avec un esprit nouveau. La meilleure preuve que toute cette situation d’aujourd’hui n’est pas bonne, c’est ce sentiment qui se manifeste partout depuis quelque temps, même parmi les républicains les plus décidés. Que demande-t-on de tous les côtés ? Tout le monde sent la nécessité d’un effort énergique pour redresser la direction des affaires ; on demande une majorité de gouvernement et un ministère pour conduire cette majorité, — pour gouverner ! C’est le vœu universel, c’est le mot de toutes les conversations, c’est la raison qui pousse M. Gambetta au pouvoir, parce qu’on le croit sans doute fait pour tenter l’œuvre nécessaire. On veut un gouvernement, il faut un gouvernement, c’est aisé à dire ! La question est justement de savoir si, avec la politique qu’il a plus d’une fois exposée, qu’il se prépare probablement à porter au pouvoir, M. Gambetta peut répondre à l’attente universelle. C’est encore un point où M. le président de la chambre, avec ses éternels programmes, s’est orée ces difficultés dont il semble par instans avoir le sentiment, qui paraissent lui donner du souci.

La faiblesse, l’illusion de M. Gambetta et de ses amis, de ceux qu’il associera sans doute à son ministère, c’est en effet de se figurer qu’on peut gouverner comme on veut, avec toutes les idées, qu’il suffit d’agir une majorité, la force publique et de savoir s’en servir. Ils paraissent se proposer de résoudre un problème bien étrange, celui de faire. Un gouvernement avec des ardeurs exclusives de parti, des fanatismes de secte, de vieux préjugés d’opposition, des fantaisies d’agitation, en un mot avec tout ce qui est la négation même des gouvernemens, de tous les gouvernemens, sous la république aussi bien que sous la monarchie. Ils croient se déguiser a eux-mêmes l’irrémédiable impuissance de leur tentative, en disant qu’ils ont le pouvoir pour accomplir des réformes républicaines, démocratiques, — et quelles sont-elles ces réformes par lesquelles doit se signaler le prochain gouvernement ? Premier article du programme : M. Gambetta l’a dit à Tours, il l’a dit à l’Elysée-Montmartre, il faut la révision ; il n’y a plus moyen désormais de se dispenser de la révision. Voilà donc, comme première promesse de stabilité et comme premier gage de tempérance dans le gouvernement, la constitution elle-même mise en doute ! Il se peut que dans le fond M. Gambetta n’ait d’autre idée que de faire inscrire le scrutin de liste dans la constitution : c’est son vœu particulier et peut-être son projet. Il se peut aussi qu’on ne s’en tienne pas là, et le Sénat est déjà en cause. Le sénat est menacé, sinon d’être tout à fait supprimé, du moins d’être modifié dans un des élémens essentiels de son existence, d’être réduit dans ses attributions, et lorsqu’il sera suffisamment corrigé et diminué, ce qu’il y aura de plus simple sera d’en demander la suppression définitive. Qu’a donc fait le sénat ? Il a voté dans sa liberté, à ce qu’il paraît, contre certaines mesures législatives, pour certains ordres du jour suspects : dès qu’il en est ainsi, dès que l’assemblée du Luxembourg a pu se croire indépendante à l’abri de la constitution, la révision est évidemment légitime, nécessaire, — et c’est ce qu’on appelle faire du gouvernement ! Autre article du programme : certes il y a une œuvre immense à, reprendre dans les affaires de la guerre, et pour adapter l’organisation aux nécessités diverses qui peuvent s’imposer à la France, et pour fortifier les cadres, et pour réveiller dans tous les rangs l’esprit militaire à demi découragé, et pour faire revivre dans l’administration supérieure de l’armée ce que nous appellerons le sentiment de la loi. Il faut bien savoir, en effet, que de toutes les lois qui ont été votées depuis près de dix ans, il n’en est peut-être pas une qui soit fidèlement exécutée, ni la loi du recrutement, ni la loi des cadres, ni la loi sur les effectifs, et les conditions budgétaires, on vient de le voir dans l’expédition de Tunisie, ne sont pas plus respectées que les autres lois. Il y a donc beaucoup à faire. A quelles réformes s’attache-t-on cependant ? Il s’agit dans les programmes de réduire la durée du service militaire, d’enrôler les séminaristes, de supprimer le volontariat, qui n’est peut-être défectueux que parce qu’il a été mal appliqué. Le résultat ne peut être que d’affaiblir encore le nerf militaire, d’ajouter à une confusion déjà trop douloureuse sans remédier au véritable mal, — et voilà un autre moyen de faire du gouvernement ! Quoi donc encore ! Il y a la réforme de la magistrature par la suppression de l’inamovibilité, qui est toujours dans le programme, bien entendu, et il y aussi plus que jamais la guerre au cléricalisme : c’est là un puissant dérivatif. Dès qu’on est embarrassé, il suffit de menacer les séminaristes du recrutement ou les biens ecclésiastiques de confiscation ; c’est infaillible, et voilà encore un moyen essentiel de gouvernement !

Qu’est-ce à dire cependant ? Tout cela, sauf la révision, à laquelle M. Jules Ferry n’a paru se convertir qu’à l’exemple et à la suite de M. Gambetta, tout cela, c’est ce que le dernier ministère a fait ou essayé. M. le ministre de l’instruction publique s’est mis fièrement en campagne pour créer ce qu’il appelle l’enseignement national, l’enseignement démocratique et républicain. M. le ministre de la guerre s’est jeté tête baissée dans l’arbitraire le plus complet pour donner satisfaction aux partisans de la réduction du service militaire. Le cabinet a fait ce qu’il a pu pour détruire l’ancienne magistrature et former une magistrature nouvelle dévouée au gouvernement. Il a fait la guerre aux moines dans leurs couvens et aux emblèmes religieux dans les écoles. Il a fait tout ce qu’on a voulu pour mettre en action, sous toutes les formes, la politique républicaine ; il n’a fait que ce qu’on a voulu, et, en fin de compte, où tout cela a-t-il conduit ? Justement à cette situation où la confusion et le désarroi sont dans les affaires publiques, où rien ne marche, où tout le monde réclame et appelle un gouvernement. Est-ce en obéissant aux mêmes inspirations et en usant des mêmes procédés, ou en allant plus loin dans la même voie, qu’on pense remédier au mal qui a été déjà fait, recomposer une situation meilleure ? Ah ! voilà la question ! Au fond, on n’est peut-être pas si pressé d’entreprendre tout ce qu’on propose dans les programmes et au besoin on prend des airs capables pour expliquer qu’il faut s’entendre. Chaque article a son correctif. La république doit être progressive, mais elle doit être aussi mesurée et quelque peu conservatrice ! Il faut réformer les vieilles lois monarchiques pour les remplacer par les lois démocratiques, mais il faut procéder avec prudence ! Il s’agit de séparer le, vrai progrès des utopies ! Le dernier ministère n’a échoué que parce qu’il n’avait pas une majorité, parce qu’il n’était pas un gouvernement. M. Gambetta entrant au pouvoir, marchant à la tête de la chambre, réglant le pas, le problème est résolu ! Ce que fera M. Gambetta, on ne peut le savoir encore. On ne sait ni s’il formera une administration nouvelle ni s’il composera son cabinet avec un certain nombre d’anciens ministres à qui il a rendu déjà le pouvoir impossible. Ce qu’on sait bien, c’est que M. Gambetta se tromperait étrangement s’il se figurait qu’il suffit de donner à sa prépotence un habit ministériel et de porter avec un peu plus d’habileté au gouvernement des idées qui n’ont jamais servi qu’à tout détruire ou à tout empêcher. Son ministère, dans ce cas, ne serait pas une solution, il ne serait qu’une expérience de plus, prélude de bien d’autres expériences.

Deux événemens ou deux incidens ont une certaine importance en Europe aujourd’hui. Ces deux événemens sont les élections qui viennent de s’accomplir en Allemagne et le voyage que le roi d’Italie vient de faire à l’empereur d’Autriche à Vienne.

Les élections allemandes s’achèvent à peine, et si confus qu’en soient encore les résultats, la composition du nouveau Reichstag ne semble pas de voir répondre complètement aux vœux de M. de Bismarck. Les adversaires de la politique du chancelier paraissent avoir obtenu des avantages sensibles surtout dans les villes, où les progressistes, les libéraux dissidens et même les socialistes ont obtenu des succès. Si M. de Bismarck veut une majorité pour l’exécution de ses plans économiques et financiers, il aura besoin de la conquérir, et dès ce moment on peut distinguer que le centre catholique, qui garde toute sa force, qui revient nombreux au Reichstag, est en mesure de traiter avec le chancelier au sujet de la réforme des lois religieuses et du rétablissement définitif des relations de l’empire avec le Vatican. Le chancelier a toujours, il est vrai, la ressource de dissoudre de nouveau le Reichstag si cela lui convient, et il ne cache pas qu’il saura se servir de l’arme qu’il a dans ses mains ; mais ce n’est là qu’un expédient peu sûr, et il n’est point impossible que la menace seule suffise à tempérer l’ardeur d’opposition qui pourrait se manifester. Dans tous les cas, si le caractère général des élections dans la plus grande partie de l’Allemagne reste encore incertain, il est une contrée où les résultats ne sont ni douteux ni équivoques : c’est l’Alsace-Lorraine. Là, dans ces malheureuses provinces que la France ne peut oublier et qui n’oublient pas la France, le vote est aussi clair que saisissant. Le système de répression ou de compression inauguré depuis quelques années et poussé à outrance dans ces derniers temps par l’administration du statthalter, M. de Manteuffel n’a peut-être pas peu contribué à ce résultat en dissipant toutes les illusions. Toujours est-il que ce qui restait d’autonomisme a disparu et que la « protestation » a triomphé partout, en Alsace comme en Lorraine. En Alsace, la lutte électorale a été particulièrement tranchée sur deux points. A Strasbourg, sous l’inspiration de M. de Manteuffel lui-même, on avait essayé d’opposer à M. Kablé un candidat qu’on avait choisi de façon à séduire les catholiques, le coadjuteur M. Stumpf ; la tactique n’a pas réussi. Les catholiques ne se sont pas laissé gagner, quoiqu’on eût mis une certaine habileté à éviter de combattre dans d’autres collèges des candidats ecclésiastiques, M. Simonis, M. Winterer, M. Guerber. A Colmar, on a voulu opposer à M. Charles Grad un Alsacien rallié, conseiller à la cour d’appel, pour lequel l’administration a usé et abusé de tous les moyens de pression dont elle dispose. A Colmar comme à Strasbourg, comme partout en Alsace et en Lorraine, le succès à peine contesté, universel des candidats de la protestation atteste la vivace, la calme et touchante résistance du sentiment populaire. Et voilà le résultat de dix années d’annexion passant sur un pays qui peut donner sa soumission à l’inexorable loi sans donner ce qu’il a de plus intime et de plus cher ! Voilà les difficultés qu’un gouvernement, si grand qu’il soit, se crée par la conquête !

Tandis que l’Allemagne est tout entière à ses combats électoraux et à ces luttes d’opinions qui se déroulent autour de l’imperturbable chancelier, le roi Humbert a donc fait ce voyage en pays autrichien qui a été déjà l’objet de bien des commentaires et sans doute aussi des négociations préliminaires. Le roi Humbert est allé à Vienne accompagné de la reine Marguerite et de deux membres de son cabinet, le président du conseil, M, Depretis, et le ministre des affaires étrangères, M. Mancini. Il a trouvé l’accueil le plus empressé auprès de l’empereur et de la population viennoise. Fêtes, revues, réceptions, galas se sont succédé, et la politique a été évidemment aussi du voyage. Ce n’est pas la première fois, il est vrai, que s’atteste la réconciliation de l’Italie avec l’Autriche. Il y a déjà bien des années que le roi Victor-Emmanuel avait pu aller à Vienne, qu’il avait reçu la visite de l’empereur François-Joseph, et chose plus significative, les deux souverains s’étaient même rencontrés un jour à Venise. Ce qui a fait du voyage du roi Humbert un incident d’une certaine nouveauté et d’un intérêt particulier, c’est qu’il avait été rendu un peu difficile par des imprudences des partis italiens, même quelquefois par des faiblesses de gouvernement depuis quelques années, et qu’il a été facilité au dernier moment par une circonstance suffisamment connue. Le voyage devienne a été un dédommagement du petit mécompte de Tunis ; soit ! Le gouvernement italien n’a pu avoir assurément aucune peine à donner toute satisfaction à l’Autriche au sujet de Trente et de Trieste, à la rassurer de façon à préparer au roi Humbert l’accueil cordial qu’il a reçu. Il n’avait même aucun engagement à prendre ; la démarche du roi était un gage suffisant des intentions de son gouvernement, Après cela, ce voyage est-il destiné à prendre le caractère d’un véritable événement politique ? déguiserait-il quelque projet d’alliance ? On ne voit même pas sur quoi se fonderait cette alliance. L’Italie serait-elle allée chercher une garantie ? Il faudrait au moins qu’elle fût menacée, et ce n’est sûrement pas de la France que viendrait la menace. A-t-elle voulu se créer une position plus forte, plus, régulière en accédant à cette alliance austro-allemande ostensiblement formée pour le maintien de la paix en Europe ? Rien de mieux, et à ce point de vue encore la France n’a point certes à s’émouvoir de voir se multiplier les garanties en faveur d’une paix qu’elle ne songe guère à troubler. Ce n’est donc là qu’un incident de circonstance qui ne change pas notablement la situation générale de l’Europe.

Tout ne se passe pas en visites princières, en démonstrations de circonstance, en réconciliations plus ou moins sincères et en négociations plus ou moins mystérieuses dans les affaires du monde. Il y a des manifestations publiques, toutes nationales, qui ont d’autant plus de signification et de force qu’elles sont l’expression spontanée d’une libre et virile cordialité, d’une traditionnelle alliance de sentimens et d’intérêts entre deux peuples. Les États-Unis sont tout entiers en ce moment à une de ces manifestations. Ils sortaient à peine de cette crise plus pénible que dangereuse qui s’est prolongée pendant la cruelle agonie du dernier président et qui s’est terminée par la mort de M. Garfield, par l’avènement à la présidence d’un nouveau chef, M. Arthur. Ils sont maintenant dans les fêtes populaires ; ils célèbrent depuis quelques jours le centième anniversaire de cette capitulation de Yorktown, qui après cinq ans de guerre décidait au mois d’octobre 1781 la victoire de l’indépendance, où Américains et Français marchaient ensemble conduits par Washington, Lafayette et Rochambeau. C’est, à vrai dire, le centenaire de la naissance d’un grand peuple. Le premier congrès réuni en 1783 avait décidé qu’un monument serait élevé à Yorktown pour consacrer le souvenir de la victoire et de l’alliance française. Ce décret est resté longtemps inexécuté. Ce n’est qu’il y a deux ans que le congrès a voté une somme de 100,000 dollars pour le monument commémoratif de Yorktown, et on a naturellement attendu, pour poser la première pierre du monument, l’anniversaire de la capitulation de Cornwallis devant l’Amérique naissante. Le gouvernement de Washington, fidèle à la pensée du congrès de 1783, a tenu à avoir une représentation officielle de la république française, Le sénat, à son tour, a tenu à ne point oublier la famille de Lafayette et « l’association pour le centenaire de Yorktown, » a voulu étendre l’invitation aux descendans des officiers de notre pays qui ont combattu autrefois pour l’Amérique. Délégués officiels de la France et invités se sont rendus effectivement à ces fêtes du centenaire, ou le gouvernement américain d’ailleurs a eu soin d’éviter tout ce qui aurait pu blesser l’Angleterre et même d’autres nationalités. On a poussé la précaution jusqu’à inviter aussi les descendant d’un officier allemand qui avait pris part à la guerre de l’indépendance. En réalité, par la nature des choses, c’est évidemment la France qui a la première place dans la solennité américaine, et ces fêtes, ces réceptions empressées ne font que raviver les souvenirs d’un des plus brillans épisodes de l’ancienne monarchie, d’un temps ou la France préludait à sa propre révolution en s’enthousiasmant pour Franklin et pour Washington, en prenant les armes pour l’indépendance d’un peuple.

C’est en effet cette vieille France généreuse et brillante qui a été la première alliée de la jeune Amérique républicaine ; c’est elle qui la première, bravant une guerre avec l’Angleterre, reconnaissait l’insurrection, lui envoyait ses sympathies, ses subsides, ses flottes, son armée, et toute cette jeune noblesse enivrée d’ardeur guerrière ou libérale. Lafayette avait à peine vingt ans lorsqu’il partait avant tous, s’échappant d’une prison pour courir rejoindre sur les côtes d’Espagne un navire qu’il avait chargé d’armes et de munitions pour les « insurgens. » Il était bientôt suivi par le corps de Rochambeau, où il y avait tous ses amis, les plus grands noms de France : Noailles, Vioménil, Chastellux, Custine, Lauzun, Castries et les Dillon et les Lameth. Ceux qui ne partaient pas, comme Ségur, se désolaient d’être retenus. À cette prise même de Yorktown, dont on célèbre aujourd’hui l’anniversaire, Lafayette et Vioménil conduisant les colonnes d’assaut, emportaient avec éclat les deux redoutes les plus importantes. Chastellux tenait tête, à une sortie désespérée des Anglais. Un Saint-Simon blessé gravement combattait jusqu’au bout. Le comte Guillaume de Deux-Ponts était aussi blessé. Ils y étaient tous, et chose curieuse, dans cette brillante mêlée de gentilshommes, se trouvaient déjà comme perdus d’autres hommes bien inconnus encore, destinés à jouer un rôle dans d’autres drames : Alexandre Berthier, celui que Ségur, dans ses vifs Souvenirs, appelle le futur « Ephestion d’un nouvel Alexandre, » Mathieu Dumas, depuis membre des assemblées et général sous Napoléon, Miollis, qui devait commander à Rome. Ceux qui représentaient la vieille France et ceux qui allaient être bientôt la France nouvelle, se trouvaient confondus dans ces camps lointains, au-delà des mers, combattant ensemble pour l’indépendance d’une nation. Et voilà pourquoi ce nom de Yorktown, retentissant de si loin, est fait pour réveiller encore d’émouvans souvenirs, d’étranges pensées chez les Français aussi bien que chez les Américains. Il marque une date dans l’histoire. Un siècle est passé depuis le 19 octobre 1781. Cette nation qui n’était rien a singulièrement grandi. L’Union qui, au début, ne comptait que treize états réunit aujourd’hui dans son faisceau fédératif trente-huit états. Elle avait une population peu nombreuse, elle compte maintenant près de quarante millions d’hommes. Elle s’est étendue de l’Océan-Atlantique à l’Océan-Pacifique à travers le continent américain. Elle est devenue une puissance formidable et elle s’est montrée certes jalouse de son indépendance même vis-à-vis de ceux qui l’ont aidée à naître. Cependant elle n’a jamais été réellement une ennemie pour la France, et toutes les fois que les deux nations sont restées livrées à elles-mêmes, elles ont senti revivre une instinctive affection pour la vieille alliance, de même qu’elles se sentent rapprochées par les., plus grands intérêts. Ces fêtes de Yorktown que les Américains viennent de célébrer ont été pour les deux peuples une occasion de se confondre un instant dans les mêmes souvenirs. C’est à la politique des gouvernemens de fortifier, de féconder ces rapports déjà séculaires qui font de la France et des États-Unis des alliés naturels.


Ch. de Mazade.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE


Le marché de Paris a été profondément troublé depuis quinze jours. Un seul fait a suffi pour amener ce résultat, mais un fait capital : il a été démontré à la spéculation à la hausse, par un exemple éclatant, qu’elle était à la merci des capitaux reporteurs, et que Ba position allait devenir intenable, puisqu’elle était exposée à tout moment, et pour un motif quelconque, à ne plus trouver, sur la place, les ressources nécessaires pour la prorogation de ses engagemens.

Il s’en est fallu de peu qu’au moment de la liquidation de la quinzaine, les acheteurs ne se soient trouvés en présence de ce cas de force majeure, l’impossibilité de se faire reporter. Si cette disette de capitaux n’avait pas été purement factice à un certain point de vue, un effondrement de toutes les valeurs de spéculation pouvait être la conséquence de la surprise que cette liquidation du 15 octobre ménageait aux haussiers.

La place était en pleine voie de progression et les acheteurs se flattaient d’obtenir encore une fois des conditions relativement douces pour le transfert au 31 octobre du terme de leurs opérations, lorsque les taux des reports se tendirent tout à coup dans des proportions inouïes. Il ne s’agissait plus de 7 à 8 pour 100, mais de 20, 30, 50, 100 pour 100. On a payé 20 et 30 francs de report sur des titres libérés de 250 et même de 125 francs jouissant de 2 ou 300 francs de prime. Le report de l’Italien s’est élevé à 80 centimes. A Lyon, ce fut pis encore. Il y eut des opérations de report traitées à 50 et 60 fr. par action, et des acheteurs d’Italien durent payer jusqu’à 1 franc, c’est-à-dire 2fc pour 100, courtage non compris, pour un titre qui ne rapporte pas net 4 1/2 pour 100 d’intérêt.

La crise, si longtemps prévue, éclatait donc enfin. Mais quels incidens immédiats en avaient déterminé l’explosion ? Ces incidens sont de nature très diverse et n’ont nullement une égale importance, bien qu’ils aient contribué à produire le même et déplorable effet. On sait d’abord qu’un versement de 200 millions était exigible le 16 octobre sur l’emprunt nouveau en rente amortissable. Une somme de 200 millions était ainsi enlevée aux disponibilités du marché. Mais le fait n’était nullement imprévu et devait entrer dans les calculs de la spéculation.

D’autre part, une lutte acharnée était engagée entre les acheteurs et les vendeurs de titres appartenant au groupe de l’Union générale. L’Union s’étant élevée de 2,000 francs à 2,500 francs du 1er au 15 octobre, les vendeurs aux abois, auraient, paraît-il, résolu de bouleverser de fond en comble la place de Paris dans l’espoir que l’Union reculerait de quelques centaines de francs au milieu du désarroi général. On disait encore que, ne pouvant faire baisser l’Union, et perdant aux cours actuels des sommes fabuleuses, quelques vendeurs avaient conçu et exécuté une combinaison machiavélique pour provoquer une débâcle sur toutes les autres valeurs et trouver dans les bénéfices obtenus de la sorte les ressources nécessaires pour le paiement de leurs différences. Quant à la combinaison machiavélique, elle aurait consisté à empêcher un certain nombre de sociétés de crédit d’employer en reports leurs capitaux disponibles au 15 octobre.

L’explication la plus rationnelle et probablement la plus exacte de la cherté extraordinaire des reports ne doit pas être cherchée si loin. C’est la situation même de la place qui a donné lieu à ces exigences exorbitantes de l’argent. L’audace de la spéculation croissait à mesure qu’elle payait plus cher les moyens de soutenir ses opérations. Le moment devait venir où le prêteur lui-même s’effraierait de l’étendue des sacrifices acceptés par l’emprunteur et refuserait net toute prolongation du crédit.

Les intermédiaires ont compris à quel péril l’optimisme outré des acheteurs exposait le marché. Épouvantés de l’énormité des engagerions maintenus à la hausse, alors que le taux du report avait depuis longtemps cessé d’être proportionnel au revenu des titres, plusieurs agens de change ont quelque peu forcé la note et encouragé la grève des capitaux. Il leur fallait une bonne raison pour avertir un certain nombre de leurs cliens qu’il y avait urgence à se liquider ou du moins à diminuer les opérations. Or quelle raison meilleure que l’argent introuvable à 20 et 30 pour 100 ?

Dès le lendemain de la liquidation, les réalisations sont donc devenues nécessaires, soit que les acheteurs à terme eussent compris l’avertissement sérieux qui venait de leur être donné, soit que les intermédiaires aient cru de voir commenter l’avertissement par des refus de prolongation de crédits.

L’élévation à 5 pour 100 du taux de l’escompte à la Banque de France ne pouvait que précipiter le mouvement de réaction. La Banque a été amenée à prendre cette mesure, non par une aggravation de la situation monétaire, mais par la nécessité d’opposer une barrière, à l’envahissement de son portefeuille commercial par ce qu’on appelle le papier de circulation. Il était certain que la Banque d’Angleterre ayant déjà porté l’escompte à 5 pour 100, la Banque de France devrait, un peu plus tôt ou un peu plus tard, suivre l’exemple ! L’accroissement considérable du portefeuille n’a pas permis de différer plus longtemps l’adoption de la mesure. Le portefeuille dépassait, en effet, lorsque l’escompte a été porté à 5 pour 100, 1 milliard 300 millions ; huit jours plus tard, le chiffre de 1 milliard 400 millions était atteint ; le montant des avances sur titres, qui n’était il y a un an que de 150 millions, s’élève aujourd’hui à 350 millions.

Il est malheureusement difficile en pratique de distinguer entre le papier commercial et le papier de circulation, entre celui qui représente des transactions régulières et qui porte témoignage d’un redoublement d’activité dans les affaires sérieuses, et celui qui n’a d’autre destination que de fournir à la spéculation le moyen de poursuivre ses excès. La Banque elle-même ne peut pas aisément faire la séparation du bon et du mauvais papier ; elle risquerait d’ailleurs, en se montrant trop sévère, de provoquer la crise au lieu de la prévenir, et elle a eu certainement raison d’adopter la seule mesure préventive efficace qui fût à sa disposition, l’élévation de l’escompte.

Ajoutons qu’au point de vue purement monétaire, cette mesure a complètement réussi ; les changes se sont immédiatement détendus ; l’exportation de l’or est devenue impossible, et l’or a cessé de faire prime.

Un autre résultat heureux de la frayeur inspirée par l’extrême cherté des reports et par le renchérissement de 1 pour 100 dans le taux de l’escompte, est que la spéculation française, qui avait pris des engagemens formidables à la hausse sur les valeurs ottomanes et égyptiennes, a pu se dégager dans une large proportion et repasser au Stock-Exchange une bonne part du fardeau sous lequel elle était menacée de succomber. Les Anglais, qui, depuis deux mois, n’avaient cessé de vendre du Turc, de la Banque ottomane et de l’Unifiée, ont racheté des quantités énormes de ces valeurs depuis la liquidation du 15 octobre, en sorte que le 5 pour 100 consolidé, qui avait baissé de 16 à 14, s’est relevé à 14.75, et que la Banque ottomane, après avoir fléchi de 740 à 670, a pu revenir à 700.

Une rapide énumération fera ressortir l’importance de la réaction qui a frappé, depuis la liquidation du 15 octobre, toutes les valeurs sur lesquelles la spéculation était et reste engagée à la hausse.

Le 3 pour 100 a baissé de 84.85 à 84.40, l’amortissable de 86.15 à 85.50, l’emprunt nouveau de 85.30 à 84.10, le 5 pour 100 de 117.10 à 116.45.

Nous avons indiqué tout à l’heure les oscillations subies par les valeurs turques ; l’Égyptienne unifiée a fléchi de 385 à 375, l’Italien de 90 à 88,30, le Florin d’Autriche de 81 1/4 à 80 1/8. La Banque de France, il y a huit jours, était cotée 6,850, Malgré la hausse de l’escompte et la progression remarquable des bénéfices pendant le second semestre, ce titre a reculé de 500 francs à 6,350 ; la vente d’un stock assez gros d’actions de la Banque de France par le Crédit lyonnais a déterminé un certain nombre d’acheteurs à lâcher prise.

Les titres de la plupart des institutions de crédit ont payé leur tribut au mouvement de baisse. Le Crédit foncier a perdu 80 francs à 1, 680, la Banque de Paris 60 à 1,250, le Crédit lyonnais 65 à 855, la Société générale 60 à 830, le Crédit général français 40 à 810, la Banque franco-égyptienne 90 à 885, la Banque d’escompte 45 à 860, le Mobilier espagnol 85 à 845, le Foncier d’Autriche 40 à 900.

Tout au contraire, l’Union générale, contre laquelle tant de colères se sont déchaînées, a monté de 2,375 à 2,500 francs, et la Banque des pays autrichiens s’est maintenue à 1,200 francs. Les rachats des vendeurs à découvert et l’approche de l’assemblée générale du 5 novembre ont été pour beaucoup dans cette inébranlable fermeté.

La baisse a été de 80 fr. sur le Lyon, de 55 sur le Midi, de 100 fr. sur le Nord, de 35 sur l’Orléans, de 50 sur l’Autrichien et sur le Lombard, de 15 fr. sur le Nord de l’Espagne, de 25 fr. sur le Saragosse.

Les valeurs industrielles ont aussi baissé : le Suez de 85 fr., la Part civile de 60, le Gaz de 70, la Transatlantique de 20, les Voitures de 65, les Omnibus de 70.

Depuis huit jours, il se fait de tous côtés des efforts énergiques pour prévenir le renouvellement, en liquidation de fin octobre, des embarras si graves auxquels s’est heurtée la liquidation du 15. Le sentiment du danger commun a opéré des rapprochemens et assoupi des rivalités. On a compris que, si, le 2 et 3 novembre, la spéculation se voyait refuser le crédit, la crise qui éclaterait ferait des victimes dans tous les camps et compromettrait également les intérêts de tous. On peut donc supposer que les institutions de crédit et les agens de change seront d’accord pour mettre à la disposition de la place la plus grande masse possible de capitaux. A vouloir arrêter instantanément la spéculation, on briserait le marché ; tandis qu’en tenant les reports à un taux élevé, mais accessible, on rendra possible un allégement successif des positions et le retour prochain à une situation normale.


Le directeur-gérant : C. BULOZ.