Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1864

Chronique n° 781
31 octobre 1864


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre 1864.

La convention du 15 septembre donne lieu depuis un mois à une controverse qui dès le premier moment a été ridicule parce qu’elle était oiseuse, et qui est devenue profondément ennuyeuse à force d’être prolongée. L’erreur, le vice, l’absurdité de cette polémique, c’est de porter sur la pronostication des conséquences futures de la fameuse convention. On se bat dans les brouillards de l’avenir, autour de ces choses hypothétiques que dans le jargon politique de notre époque nous appelons des éventualités. Une certaine portion de la presse veut établir d’avance que la convention du 15 septembre assure la pérennité du pouvoir temporel de la papauté ; d’autres journaux s’évertuent à démontrer que l’Italie n’abdique par la convention aucune de ses aspirations vers Rome, et grâce à cet arrangement s’achemine rapidement au contraire vers la réalisation de ses vœux. Nous n’éprouvons aucun goût à nous mêler à une telle querelle, nous laissons au temps le soin de faire lui-même ses affaires ; quand le présent nous apporte un fait aussi considérable que la cessation de l’intervention française à Rome, nous ne sommes point tentés d’empiéter sur l’avenir. Il est étrange que le texte même de la convention et le commentaire significatif dont l’ont entouré les dépêches de M. Drouyn de Lhuys à M. de Sartiges et à M. de Malaret ne soient point pour certains esprits une suffisante pâture.

Nous nous en tenons, quant à nous, à ce qui est dans la convention, et cela nous paraît assez gros. Dans deux ans, le pouvoir temporel du pape ne sera plus soutenu par une force armée française ; le gouvernement français prend cet engagement, et il se coupe pour ainsi dire toute retraite en l’appuyant, avec une franchise dont nous n’avions point prévu la hardiesse, sur l’incompatibilité des principes qui président au gouvernement de la France moderne et au gouvernement temporel des papes. Voilà un fait acquis, fait clair et décisif. En retirant ses troupes de Rome au nom du principe de non-intervention, la France obtient de l’Italie la promesse qu’elle ne portera ou ne laissera porter atteinte à l’existence du pouvoir temporel par aucune violence extérieure. Voilà un second fait très net et très positif : pas plus d’intervention armée à Rome de la part de l’Italie que de la part de tout autre état, et de la France elle-même. Une situation toute nouvelle est ainsi préparée à l’existence du pouvoir temporel de la papauté. Il fallait pourvoir aux conditions matérielles de cette situation. On l’a tenté en stipulant que les finances italiennes supporteraient la part de la dette romaine afférente aux provinces qui se sont détachées du saint-siège pour s’annexer à l’Italie, et que la cour de Rome, par ce transfert de la plus grande partie de sa dette, pourrait entretenir un corps de troupes suffisant pour maintenir son autorité dans les provinces qui lui restent. Voilà le troisième fait consacré par la convention. Toute la polémique conjecturale qui vient de se dérouler devant nous s’est agitée en dehors de ces trois faits. La convention n’enchaîne la responsabilité et la liberté d’action future de la France et de l’Italie qu’à l’accomplissement, en ce qui regarde chacune d’elles, de ce triple engagement, La réserve exprimée sur ce point dans la dépêche de M. Nigra du 15 septembre va de soi, aussi bien pour la France que pour l’Italie. La France n’a pas pu exiger de l’Italie qu’elle s’engageât à assurer l’existence du pouvoir temporel en dehors des moyens prévus par la convention, et elle n’a pas davantage contracté d’obligation semblable pour elle-même. Toutes conjectures sur ce qui pourra arriver à Rome lorsque les troupes françaises en seront sorties, et quand le nouvel ordre de choses y sera établi, sont donc, au point de vue pratique, arbitraires et intempestives. Chacun, suivant l’idée qu’il a de la vitalité intrinsèque du pouvoir temporel, demeure libre de croire au maintien ou à la chute de ce pouvoir dans les conditions nouvelles où il sera placé. Il est naturel que les Italiens et les partisans de la séparation des pouvoirs espèrent que cette expérience profitera à leurs idées et à leurs intérêts ; il est permis aux partisans du pouvoir temporel d’avoir foi dans sa conservation miraculeuse. Dans tous les cas, les uns et les autres sont dès à présent ramenés à un même point de départ : advienne que pourra, il n’y aura plus à Rome d’intervention étrangère. La papauté est mise à l’abri de toute agression extérieure ; mais pour ce qui concerne son autorité intérieure, elle est ramenée, puisqu’elle veut être un pouvoir temporel, aux conditions ordinaires et au sort terrestre des pouvoirs temporels. Elle n’a plus pour durer qu’à compter sur elle-même. La France se retirant, elle est laissée en tête-à-tête avec ses sujets et avec l’Italie ; c’est à elle de se créer, si elle le veut et si elle le peut, dans ce tête-à-tête les conditions d’une nouvelle destinée. Les obligations du 15 septembre remplies, ni la France ni l’Italie n’ont à répondre des transformations ou de la durée de la puissance temporelle des papes.

Telle est la signification immédiate des arrangement de septembre, et cette signification est à la fois trop nette et trop vaste pour qu’il ne soit pas puéril de chercher à l’atténuer ou à la grossir par d’inutiles commentaires. Ces arrangemens ne peuvent donner lieu qu’à un seul ordre de conjectures présentant un intérêt pratique et prochain. La seule stipulation sur laquelle un doute sérieux plane encore est celle qui dépend du refus ou de l’acceptation de la cour de Rome. Or, si c’est un refus, les responsabilités de l’Italie et de la France à l’endroit de Rome seront par le fait même et sur-le-champ singulièrement réduites. Nous voulons parler de la partie financière de l’arrangement, de celle qui, en transférant à l’Italie la portion la plus considérable de la dette romaine, offrirait à la cour de Rome une ressource naturelle pour l’entretien d’une force militaire suffisante. Le pape acceptera-t-il ou refusera-t-il cet arrangement financier ? Voilà la question qui deviendra la plus intéressante lorsque la convention aura été votée à Turin. Certes nous croyons que le pape ferait un grand pas vers l’Italie, s’il ne repoussait point la combinaison du transfert des rentes ; mais nous ne dissimulerons point que nous ne comptons guère sur l’acceptation. Supposons que le pape refuse les ressources financières qui lui sont offertes, nous le demandons à ceux qui s’efforcent d’interpréter la convention du 15 septembre dans le sens le plus restrictif contre l’Italie : croient-ils que la France sera arrêtée par cet obstacle dans l’exécution de la convention ? Dans l’hypothèse que nous évoquons, et qui, nous le craignons bien, ne tardera point à être une réalité, la cour de Rome aborderait le nouvel ordre de choses qui se prépare sous des conditions bien plus défavorables que celles qui lui ont été ménagées. Manquant de moyens financiers, il lui serait difficile, impossible peut-être, d’organiser une force militaire suffisante. La France cependant, personne ne le contestera, n’en sera pas moins tenue, quelque risque que le pouvoir temporel puisse courir par l’effet du refus du saint-père, d’opérer au jour dit l’évacuation de Rome. Et si, après notre départ, la cour de Rome, faute de troupes suffisantes, était impuissante à maintenir l’ordre intérieur, si alors se présentaient des difficultés et des circonstances que la convention n’a point voulu prévoir et qui seraient la conséquence de la gêne financière que la convention a voulu prévenir, n’est-il pas naturel de supposer que la France et l’Italie seraient obligées de prendre des arrangemens nouveaux ? On voit ainsi que la seule hypothèse conjecturale, pratique et prochaine, à laquelle la convention puisse donner lieu mène à des conclusions contraires à celles des adversaires de l’Italie.

L’effet direct et pratique de la convention est donc d’une importance si considérable qu’il y a une sorte d’enfantillage à se quereller d’avance sur les conséquences extrêmes qu’en peut faire sortir une interprétation contradictoire. À quoi servirait d’exiger du gouvernement italien et du gouvernement français qu’ils s’engageassent dès à présent, en dehors du texte de la convention, sur celles de ces conséquences extrêmes qui peuvent être les plus contraires à leur politique antérieure ? Si les gouvernemens français et italien se fussent ainsi poussés l’un l’autre à bout, comme on le fait dans la polémique à laquelle nous faisons allusion, il est évident qu’ils n’eussent jamais signé la convention. Demandez en ce moment au gouvernement italien de déclarer qu’il désavoue l’ordre du jour de M. de Cavour et qu’il renonce absolument à la fusion de Rome et de l’Italie sur le principe de l’église libre dans l’état libre ; demandez au gouvernement français, qui a tant fait et tant parlé pour la conservation du pouvoir temporel, de déclarer qu’il ne croit plus à la durée de ce pouvoir, et qu’il en accepte dès à présent la déchéance irrévocable : qu’arrivera-t-il ? Vous mettrez face à face deux situations fausses, et vous détruirez du coup la convention. L’acte diplomatique du 15 septembre n’a imposé ni à la France ni à l’Italie le désaveu de leur politique antérieure et le renoncement à leurs espérances futures. Il n’a fait que définir certaines obligations ; au-delà de la limite de ces obligations, les appréciations, les traditions, les vœux, de même que la combinaison des circonstances futures et le tour des événemens, demeurent libres. Nous ne sommes donc pas surpris que l’Italie, par l’organe de M. Nigra, tienne à honneur de rattacher les actes du 15 septembre aux négociations intimes et sérieuses engagées dès 1861 entre M. de Cavour et la France ; nous ne sommes point étonnés non plus que M. Drouyn de Lhuys, en annonçant au saint-siège le retrait de nos troupes, et sans ignorer qu’il abandonne ainsi le pouvoir temporel du pape aux chances auxquelles sont soumis tous les pouvoirs temporels de ce monde (qui n’ont à pourvoir que par leurs propres ressources à leur conservation intérieure), se refuse à prononcer prophétiquement la déchéance de la cour de Rome. Seuls, les adversaires de la convention et les partisans de l’occupation de Rome par nos troupes ont intérêt à vouloir déduire dès à présent ce qu’on pourrait appeler la philosophie de la convention du 15 septembre.

À vrai dire, c’est le parti qui a le plus de raisons d’avoir foi dans les profits que lui rapportera la cessation de l’occupation de Rome par la France qui est aussi le plus intéressé à se montrer discret dans l’interprétation des derniers arrangemens. Persuadés que la nouvelle combinaison sera bien plus avantageuse à l’Italie qu’à la politique professée jusqu’à présent par la cour de Rome, nous verrions avec peine le parlement et le ministère italiens s’égarer dans les controverses conjecturales où la presse française a consumé tant de vaines et irritantes paroles. Il serait habile, spirituel et digne de la part des chambres italiennes de contenir dans des limites pratiques et d’abréger la discussion de la convention. Les Italiens sauront montrer en cette circonstance la sagacité et le tact politique dont ils ont donné tant de preuves. L’émotion causée par le projet de translation de la capitale s’est bien calmée à Turin même. La commission chargée d’examiner la convention est unanimement favorable ; elle est présidée par M. Boncompagni, un ancien ami de M. de Cavour, un des hommes politiques du Piémont qui, par le conseil et la parole, ont depuis 1859 le plus utilement concouru à la bonne direction des affaires italiennes, un de ceux qui sont le plus capables d’indiquer la nouvelle route qui s’ouvre à l’Italie. Nous l’avons dit, et il faudra longtemps encore le répéter, le grand avantage de la convention est de donner une direction nette et pratique à la politique intérieure de l’Italie. Ce n’était pas avec la déclaration parlementaire qui proclamait Rome capitale, en ajoutant que la question romaine ne devrait être résolue que par les moyens moraux et avec le concours de la France, que la politique intérieure de l’Italie pouvait avoir de la consistance, de la solidité et de la force. Cette déclaration emphatique, qui n’était suivie d’aucun effet, pesait au contraire sur le pays comme une démonstration d’impuissance. Rome capitale était une devise qui accusait le gouvernement et le parti modéré d’inertie et qui ne prêtait une certaine force qu’au parti d’action. Rome capitale armait Garibaldi à Aspromonte, et contraignait le gouvernement italien à exercer des répressions douloureuses. L’emploi « des moyens moraux » était impossible tant que les Français demeuraient à Rome : aucune idée de transaction et de conciliation ne pouvait s’échanger entre l’Italie et la cour de Rome à travers une ceinture de baïonnettes étrangères. Le projet de concert avec la France était devenu lettre morte depuis la fin de M. de Cavour. L’Italie était condamnée à une immobilité ruineuse. Les choses sont aujourd’hui complètement changées. L’accord avec la France est enfin accompli, et commence à produire des œuvres vives. La France conclut avec l’Italie un pacte qui équivaut à la garantie implicite de l’unité italienne. La France prend date pour quitter Rome. La voie est ouverte aux moyens moraux par lesquels peut se résoudre le conflit de l’Italie et de la papauté. La politique intérieure de l’Italie aura désormais l’un de ces deux alimens : ou elle pourra travailler à se réconcilier avec la papauté, ou bien, si l’opiniâtreté de la cour de Rome est invincible, l’Italie recueillera avec certitude le bénéfice des fautes de cette cour. Dans tous les cas, la position de Rome est changée au sein de l’Italie ; elle va cesser d’y représenter cette offense, cette menace au sentiment de l’indépendance nationale qui s’appelle l’intervention étrangère. Enfin l’union intime de la France et de l’Italie, fondée sur de nouveaux gages, protège l’Italie contre la ruine financière. Du même coup elle permet à l’Italie de réaliser des économies considérables, d’arriver à l’équilibre financier et de relever son crédit. Comment devant de telles perspectives aucun des hommes politiques de l’Italie, aucun de ceux qui ont marqué dans l’œuvre de la libération nationale pourrait-il hésiter a donner à la convention une approbation sincère, entière, confiante et reconnaissante ?

C’est aller au plus pressé que d’apprécier la convention du 15 septembre au point de vue italien, puisque c’est au sein du parlement italien que la convention traverse en ce moment sa première épreuve. Nous ne sommes point de ceux qui méconnaissent la grandeur des intérêts français qui sont en jeu dans le nouvel ordre de relations créé désormais entre la France et la cour de Rome. Nous ne sommes surtout point de ceux qui verraient sans regret que ces grands intérêts fussent dérobés chez nous à l’épreuve d’une large et libre discussion. Nous l’avons toujours dit, depuis 1859 la question qui se débat entre l’Italie et Rome est française au premier chef ; c’est la question des rapports du spirituel et du temporel, des droits politiques et des droits religieux de la conscience. La France est le seul grand pays de l’Europe qui ait résolu cette question conformément aux principes modernes. Nous l’avons résolue en principe en 1789 par la séparation du spirituel et du temporel, par la constitution de l’état absolument laïque délivré de toute attache avec aucun dogme religieux. Nous ne l’avons résolue qu’en principe, car dans la pratique, le développement des institutions libérales ayant été chez nous constamment entravé, nous avons conservé une législation contradictoire, et il nous reste beaucoup à faire encore pour établir les rapports de l’état et des églises sur la base naturelle et juste du droit commun et de la liberté de conscience. L’ébranlement du pouvoir temporel de la papauté est donc, à nos yeux, pour la France une grande occasion de poursuivre chez elle l’application des principes posés en 1789. Certes, si cela eût dépendu de nous, nous n’eussions pas mieux demandé que de voir ces hautes et décisives questions abordées dans la presse et dans les chambres à la française, c’est-à-dire dans la région même des principes, avec cette sincérité logique qui est un des beaux caractères du génie national. Nous ne cachons point le regret que nous éprouvons à voir la solution partielle et tâtonnante de ces questions s’engager dans les faits, par des voies détournées, sous le couvert des expédiens d’une politique variable ; mais, n’étant point les auteurs des faits, nous ne sommes point responsables de la façon dont ils se produisent, et nous sommes bien forcés de les accepter tels qu’ils se présentent. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de réserver les droits de la libre discussion, c’est d’exprimer le regret que nos assemblées publiques, moins favorisées que celles de l’Italie, ne puissent exercer aucune influence sur des actes aussi importans que ceux du 15 septembre. Après cela, il est naturel que nous prenions aisément notre parti des faits qui nous paraissent devoir aider au succès des principes que nous défendons.

Nous échappons donc aux vifs reproches que M. de Falloux adresse à une portion de la presse française dans un récent écrit sur la convention du 15 septembre. Nous avons lu avec une curiosité empressée la brochure de M. de Falloux. Nous avons été fâchés de n’y trouver que des récriminations éloquentes, mais stériles. M. de Falloux ne se méprend nullement sur la portée des arrangemens du 15 septembre : il y voit le commencement d’une crise inévitable pour le pouvoir temporel ; chose curieuse cependant, sur la question pratique, sur celle qui intéresse le présent et l’avenir, sur la politique que la cour de Rome doit adopter, l’écrivain catholique se tait systématiquement. « En examinant la convention du 15 septembre, dit-il, je ne me permettrai pas de rien préjuger au point de vue de Rome. Le souverain pontife délibère à cette heure et passe alternativement de son oratoire à la chambre de son conseil) ses enfans n’ont d’autre marque de dévouement à lui offrir que d’attendre, de respecter et de servir ses résolutions, quelles qu’elles soient. » Situation singulière : ce pouvoir temporel, auquel on n’hésite pas à prêter pendant quinze ans les soldats de la France, on se fait scrupule de lui donner une exhortation, un conseil ! On lui transporte l’infaillibilité du pouvoir spirituel ; on lui accorde une obéissance aveugle et passive ! M. de Falloux ne s’aperçoit-il pas qu’une façon pareille de traiter le pouvoir temporel recommande mal les protestations qu’il élève contre la convention du 15 septembre au nom d’un libéralisme inconséquent qui ne sait que fermer les lèvres et s’incliner devant les résolutions de Rome ?

S’interdisant toute appréciation des résolutions que la cour de Rome est appelée à prendre, M. de Falloux se borne à répéter de vaines critiques des faits accomplis en Italie depuis 1859, à blâmer les motifs sur lesquels le gouvernement français appuie la convention, et à déplorer l’évacuation de Rome par nos troupes. Nous ne dirons point que toutes les critiques de M. de Falloux manquent de trait et d’à-propos. Aux reproches qu’on fait au pape de n’avoir accompli aucune des réformes qui lui ont été conseillées, M. de Falloux répond par de piquantes représailles. « Quoi ! Vous vous plaignez de vos conseils méconnus ! mais le plus puissant de tous, le conseil de l’exemple, pourquoi donc ne l’avez-vous pas donné ? Est-ce que faire briller la liberté en France ne fut pas toujours le meilleur moyen de la faire rayonner en Europe ? Quoi ! Pie IX… est un rétrograde, relaps, incorrigible, et vous, vous parlez au nom d’un gouvernement qui a pour régime une double sanction populaire, qui commande l’armée la plus vaillante, qui dirige la centralisation la plus précise et la plus rapide, et qui cependant ne se croit pas encore en mesure de donner à Paris un conseil municipal librement élu, de renoncer à la loi de sûreté générale, de relâcher les liens de la presse, de rendre aux députés le droit d’initiative, de diminuer la pression officielle sur les élections, etc. ! » La riposte, à coup sûr, est de bonne guerre ; il est bon que du côté clérical aussi bien que du côté libéral on rappelle au gouvernement que la logique et la consistance de sa politique en Italie lui commandent d’aviser au progrès de nos institutions intérieures.

Toutes ces épigrammes, qui portent souvent juste, ne réussissent point cependant à cacher la stérilité de la conclusion de M. de Falloux, qui se réduit à ce regret : il fallait laisser à Rome indéfiniment la main armée du gouvernement français ! — Une politique qui aboutit à un si triste refrain est-elle vraiment une politique ? M. de Falloux par le souvent du sentiment de l’honneur ; en vérité, on ne comprend pas l’idée que M. de Falloux et ses amis se font de l’honneur de la cour de Rome. Est-il donc si honorable de prétendre que l’on ne peut vivre sans l’appui incessant de l’étranger ? est-il si honorable d’invoquer à perpétuité la protection armée d’un gouvernement qu’on raille avec tant d’entrain ? On se méprend sur l’honneur du saint-siège, comme on se méprend sur les conditions prétendues de son indépendance. On veut, pour que le pape soit indépendant, qu’il soit gardé à Rome par une armée étrangère ! On répète comme un oracle profond le lieu-commun attribué à Napoléon : « Il ne faut pas que le pape soit à Paris, à Vienne ou à Madrid ; » mais croit-on que si l’on eût dit à Napoléon que le pape serait gardé à Rome par des Français, des Autrichiens ou des Espagnols, il eût vu là cette garantie d’indépendance qu’il demandait ce jour-là pour la papauté ? Si en 1849 les Autrichiens nous avaient gagnés de vitesse et nous avaient devancés à Rome, si depuis quinze ans ils entretenaient dans la ville éternelle un corps de quinze ou vingt mille hommes, quel est en France le catholique qui regarderait une telle situation comme normale, qui en demanderait la prolongation ? Nous faisons au patriotisme de M. de Falloux l’honneur de croire qu’il ne serait point ce catholique-là. Pourquoi donc vouloir charger la France d’une tâche qu’on eût trouvée odieuse et honteuse, si on l’eût vue remplie par un autre peuple ? M. de Falloux regrette les malentendus qui divisent en France les partis libéraux. Le plus grand et le pire des malentendus qui séparent de la démocratie libérale ceux des catholiques qui voudraient être libéraux naît justement de la protection armée prêtée par la France au pouvoir temporel, et c’est M. de Falloux qui voudrait perpétuer ce démenti donné aux principes élémentaires du libéralisme et le malentendu funeste qui en est la conséquence ! Les catholiques éclairés, dont M. de Falloux est l’organe, sont d’ailleurs par trop pessimistes, ils manquent de confiance ; on serait tenté de leur dire qu’ils sont des hommes de peu de foi. Pourquoi s’opiniâtrent-ils à penser qu’entre la papauté et l’Italie voulant vivre d’une vie nationale indépendante toute réconciliation est impossible ? Pourquoi, au lieu de rechercher de bonne foi et avec confiance ce qui pourrait unir l’Italie et la papauté, s’obstinent-ils à envenimer les préjugés qui les divisent ? Si l’inexorable force des choses oblige la papauté à se dépouiller d’attributions politiques qui ne sont point inhérentes à son essence religieuse, pourquoi, s’érigeant en prophètes de malheur, renoncent-ils à croire que l’église pourra conserver son indépendance, et la conscience religieuse sa liberté ? M. de Falloux nous prend nous-mêmes à partie. Nous avons exprimé depuis longtemps la conviction que la fin du pouvoir temporel mettrait un terme à ces garanties prétendues d’indépendance que le catholicisme avait cru trouver en France dans les concordats, qu’alors les consciences catholiques seraient forcées de chercher des garanties plus nobles et mieux assurées dans les libertés politiques de droit commun, que la cause des revendications libérales dans notre pays recevrait ainsi une force morale et un mobile d’action qui lui ont manqué jusqu’à ce jour. Certes nous n’avons jamais imaginé que cette transition pût s’accomplir sans lutte ; mais la lutte, c’est la liberté même, et les libertés que l’on garde sont celles que l’on a laborieusement conquises, non celles que l’on a reçues avec indifférence comme l’octroi d’un pouvoir bénévole. M. de Falloux nous conteste cette espérance ; il est le médecin tant pis du catholicisme aussi bien que de la liberté. Nous ne sommes peut-être pas étonnés d’avoir meilleure opinion que M. de Falloux de l’avenir de la liberté dans notre pays ; mais nous sommes surpris d’espérer mieux que lui de la vitalité des croyances religieuses et du succès avec lequel elles doivent traverser les transformations sociales et politiques de notre siècle.

Au surplus, le fait de la cessation de notre occupation de Rome rendra aux catholiques un premier service en déplaçant pour eux le champ de la controverse, en leur retirant le thème usé des récriminations et des redites, en les obligeant à penser moins au passé et à songer davantage à l’avenir. Devant les horizons qu’ouvre en ce moment la crise du pouvoir temporel, les questions courantes paraissent bien pâles. Il en est cependant qui tiennent pour ainsi dire à la vie quotidienne des sociétés, et qui se présentent avec un tel caractère d’urgence qu’on ne saurait les négliger impunément. La crise commerciale et financière qui sévit en ce moment dans le monde appartient aux questions de cet ordre. Il semble que les affaires saines et régulières aient eu moins à souffrir en France qu’en d’autres pays de ce mal passager. En France, la crise est peut-être moins commerciale que financière. On avait chez nous spéculé bien moins, qu’en Angleterre sur les marchandises de grande consommation, telles que le coton et le sucre, qui ont subi depuis deux mois une dépréciation énorme. En revanche, une fâcheuse tendance, une tendance malheureusement invétérée, compromet en France la bonne direction des affaires : nous voulons parler de l’ardeur irréfléchie avec laquelle on engage les capitaux en des emplois ou des entreprises qui les immobilisent. Il doit y avoir entre les capitaux consacrés à la production industrielle, aux échanges commerciaux, capitaux destinés à se renouveler sans cesse et à rester disponibles, et les capitaux consacrés à l’immobilisation et qui ne se recomposent que lentement par les intérêts annuels, une juste proportion à garder. Quand cet équilibre est rompu, quand on s’adonne sans modération aux entreprises qui immobilisent le capital, quand on détourne vers ce courant une portion des capitaux destinés à soutenir le roulement naturel de la production et des marchandises, on entre dans une situation économique critique, où tout accident peut devenir un mal grave. Il est évident qu’on s’est trop abandonné en France à cet entraînement. Le marché français est depuis quelque temps assailli par d’énormes emprunts étrangers ; il fait face à l’intérieur à la construction de chemins de fer, aux entreprises des sociétés immobilières, aux travaux publics exécutés par nos départemens et par nos villes ; il contribue presque exclusivement à la construction des voies ferrées dans plusieurs pays. La première conséquence d’un pareil emploi des capitaux, celle à laquelle nous assistons, est un renchérissement extrême du capital et du crédit Si l’on ne se calme pas, si l’on ne se modère pas, si l’on ne s’arrête pas un peu dans cette voie, il faut s’attendre à une série de crises intermittentes.

Dans cette situation, la seule institution dont la conduite ait mérité d’être louée est la Banque de France. Jamais cette institution n’a été gouvernée avec plus de sagesse et d’habileté qu’au milieu des circonstances difficiles que nous avons traversées depuis un an. La Banque de France a donné cette année des exemples qui auraient dû être suivis. Elle s’est fait ainsi une situation qui est de nature à inspirer toute sécurité, et une banque rend un éminent service aux intérêts financiers et commerciaux du pays quand elle se ménage une telle situation. La Banque a conservé un encaisse suffisant, elle a restreint la circulation de ses billets, elle a diminué considérablement les avances qu’elle fait sur les titres et valeurs qui représentent du capital fixe, elle offre d’abondantes ressources aux opérations commerciales qui se meuvent avec les capitaux de roulement. Nous le répétons, cet exemple devrait servir d’enseignement non-seulement au commerce, mais aux administrations qui dépensent en travaux publics des capitaux considérables. Dans ces circonstances, nous ne sommes pas peu surpris du bruit qui se fait depuis quelque temps autour d’un projet nouveau de grands travaux publics qui ne devrait pas absorber moins de 500 millions. L’honorable ministre des travaux publics, M. Béhic, dit un mot de ce projet pendant la session des conseils-généraux. Nous ne craignîmes pas, bien que la crise n’eût point éclaté alors, de déclarer qu’un tel projet n’était guère conforme aux circonstances. Aujourd’hui, quoique les difficultés de la situation financière soient loin d’être surmontées, on parle encore de ce plan de travaux publics : certains journaux indiquent même confusément les combinaisons financières à l’aide desquelles on le mettrait à exécution. Personne assurément n’est contraire à l’exécution de travaux profitables au pays ; mais encore faut-il garder une certaine mesure entre les divers emplois nécessaires ou utiles des ressources publiques, et faudrait-il apporter une certaine discrétion dans le choix du moment. On étonnerait bien aujourd’hui celui à qui l’on viendrait dire que ce qui est oublié, négligé, omis en France, ce sont les travaux publics ! La France, avec les 200 millions annuels qu’elle leur alloue sur ses budgets, avec les 400 millions de travaux qu’exécutent ses compagnies de chemins de fer, avec les millions que ses maires et ses préfets prodiguent à l’embellissement des villes, a bien plutôt l’air d’un particulier qui aurait confié l’administration de sa fortune à des maçons. L’obstacle à un projet de travaux publics qui serait exagéré dans la conception et intempestif dans la réalisation se rencontrera dans la question financière. Évidemment on ne songera point à réduire l’armée pour augmenter l’allocation budgétaire des travaux publics ; on n’accroîtra point les impôts à cette intention. Reste l’emprunt : les combinaisons vagues indiquées par les journaux sembleraient se rapporter à une sorte d’émission d’obligations ou à la création d’une caisse des grands travaux publics analogue à la caisse des travaux de la ville de Paris. Une émission d’obligations amortissables, on a vu par l’expérience des obligations trentenaires que c’était le mode d’emprunt le plus onéreux pour l’état. Le précédent de la caisse des travaux de la ville de Paris n’est point conforme à l’œuvre qu’on voudrait entreprendre. La ville de Paris fait dans ses travaux une opération commerciale : elle acquiert des terrains et les met en valeur pour les revendre. La caisse des travaux est une dette flottante destinée à couvrir momentanément une différence entre le prix de revient des terrains acquis par la ville et le prix de vente auquel elle espère les écouler. On avait à l’origine estimé qu’une vingtaine de millions suffirait pour couvrir cette différence, et aujourd’hui les bons émis par la caisse des travaux atteignent 100 millions, ce qui annonce, pour le dire en passant, que la ville de Paris est beaucoup plus prompte à acquérir des terrains qu’à en revendre, et qu’il serait sage à elle de songer à une liquidation partielle de l’énorme stock qu’elle a accumulé entre ses mains. La caisse des grands travaux publics ne serait donc semblable en rien à la ville de Paris. Si elle émettait des bons à courte échéance, elle ferait une concurrence fâcheuse aux bons du trésor ; si elle émettait des obligations amortissables, elle nuirait à la rente française : défavorablement accueillie sur le marché financier, elle viendrait ajouter une lourde complication à une situation déjà travaillée par bien des difficultés.

On sait que les voyages des souverains n’ont pas le don d’exciter notre curiosité et de nous donner à penser. Le voyage que l’empereur Alexandre vient d’accomplir à Nice, en traversant l’est de la France, ne nous suggère donc aucune réflexion politique. On a bien le droit d’appliquer au tsar le mot du vieux doge à Louis XIV. Ce qui a dû l’étonner le plus dans notre France, toute pénétrée de sympathie pour la Pologne, c’est de s’y trouver. Il paraît que l’on ne s’attendait pas d’abord à cette visite de l’empereur Alexandre, que le public français regarde comme un acte empreint d’une certaine hardiesse, surtout s’il ne procure à la Pologne aucun adoucissement. Les politiques du Nord ont l’air de terminer cette année, qui pour eux a été laborieuse, par ces excursions capricieuses que les Anglais affairés appellent des trips. Tandis que le tsar allait à Nice, le grand homme de cette année, l’heureux M. de Bismark, revenait de Biarritz. Le pauvre M. de Rechberg accomplit, lui, un plus fâcheux voyage ; il quitte le ministère parce qu’il avait, dit-on, le tort de trop inféoder la politique autrichienne à la politique prussienne. Son dernier acte aura été de signer le traité de paix du Danemark. Les choses vont donc reprendre en Allemagne leur marche accoutumée. La liaison de passade de l’Autriche et de la Prusse est finie. L’Autriche, qui réunit son Reichsrath, annonce l’intention de s’occuper de ses affaires intérieures, de bien vivre avec tout le monde et de reprendre en Allemagne le patronage des états secondaires. M. de Bismark, en passant à Paris, ne s’est pas fait faute de dire que la Prusse n’a jamais contracté l’obligation de garantir la Vénétie à l’Autriche. L’empereur Alexandre en doit avoir dit autant à l’empereur Napoléon III. Le Nord a quitté la scène ; c’est maintenant l’Italie qui l’occupe.

Quelques amis fidèles rendaient, il y a peu de jours, les derniers devoirs à l’un des collaborateurs les plus assidus et les plus méritans de la Revue, M. P. Scudo. C’est dans la Revue des Deux Mondes que M. Scudo a rempli une carrière d’écrivain que les amis de l’art musical n’oublieront point. Nous ne parlerons pas du talent de M. Scudo ; artiste sincère, connaisseur érudit et délicat, amateur passionné, M. Scudo a pu porter quelquefois dans sa critique une vivacité qui n’a pas dû laisser chez de véritables artistes de durables ressentimens. Curieux tempérament, dans un temps comme le nôtre, que celui d’un homme rapportant tout à l’art, la religion, la philosophie, la politique, ses amitiés et ses haines, si l’on pouvait donner ce nom cruel à des dissidences esthétiques ! La vie de M. Scudo a ressemblé par momens à un pèlerinage à la façon de Wilhelm Meister. Né à Venise, élevé à Vienne, vaguant en Allemagne, professeur dans l’école de Choron, Un accident de voyage lui fit trouver à Vendôme, chez une honorable famille éprise de littérature et d’art, une amitié hospitalière et constante qui a été le soutien discret et l’honneur de sa vie. Ce sont ses hôtes de Vendôme qui ont soigné pieusement M. Scudo dans la maladie qui l’a frappé d’une mort prématurée. E. FORCADE.




REVUE DRAMATIQUE.

Il faut s’attendre aux contrastes quand on cherche à suivre dans son ensemble le théâtre contemporain. D’une comédie telle que le Marquis de Villemer, nourrie de hautes idées, de sentimens nobles ou charmans exprimés dans une langue pure et poétique, il faut quelquefois passer brusquement à ces pièces de genre d’un caractère mixte, qu’enfante aujourd’hui dans le désordre la littérature dramatique issue des diverses tentatives radicales essayées depuis 1825. Si de pareilles pièces n’ont qu’une fortune éphémère, les belles comédies, en revanche, ne passent point du jour au lendemain. La scène qui a eu le bonheur de s’en emparer les retient, de l’aveu du public, aussi longtemps qu’il lui est possible, et c’est ainsi que le Marquis de Villemer, qui a obtenu l’année dernière un succès si brillant à l’Odéon, y reparaît encore cette année dans tout son éclat. C’est le propre des œuvres excellentes de se prêter sur la scène à différentes interprétations également heureuses et d’occuper encore la critique à ce point de vue, alors qu’elle croit avoir épuisé tous les éloges. George Sand avait trouvé dès l’abord et a encore rencontré depuis pour traduire sa pensée dramatique deux artistes d’une intelligence et d’un mérite éprouvés. Berton avait donné au personnage du duc d’Aleria une aisance, une rondeur, une gaîté de bon aloi. Brindeau, en qui s’incarne depuis la reprise de la pièce le type du viveur de bonne race, a compris et rendu le rôle avec non moins de finesse et d’originalité. Son talent y a saisi des nuances différentes et tout aussi vraies : il accuse un peu moins peut-être la franche désinvolture des façons et du caractère du gentilhomme dissipé ; mais il nous semble qu’il accentue davantage les autres côtés, qu’il donne une certaine expression voilée de mélancolie aux réveils d’âme et de sentiment du pécheur, et, pour notre part, le duc d’Aleria nous serait volontiers plus sympathique avec ces teintes légèrement fondues et adoucies. Quant au marquis de Villemer, c’est une figure qui nous revient, elle aussi, transformée sans être amoindrie. Ribes, l’ardent artiste mort à la tâche, n’a pas emporté avec lui le secret de cette passion tour à tour haletante, contenue et sombre, qui fait du marquis de Villemer une des conceptions les plus attachantes de notre roman et de notre théâtre. Laroche, qui a repris le rôle, s’en acquitte à merveille. Son geste est assurément moins fébrile, il y a parfois dans son regard un peu trop de calme et de sécurité ; mais sa voix, moins défaillante que celle de Ribes, sait trouver des accens non moins amers et douloureux.

Les nouvelles pièces, les menus succès du moment sont bien loin d’offrir en soi les mêmes ressources d’interprétation et le même fonds d’idées fécondes. En premier lieu se présente une comédie en trois actes, Un Ménage en ville, que M. Barrière vient de donner au Gymnase. M. Barrière est un des représentans principaux de ce genre mélangé qui a emprunté au romantisme l’imagination, à l’école réactionnaire venue ensuite la logique et le bon sens bourgeois, au réalisme enfin la crudité des peintures et surtout l’exclusive préoccupation du détail des mœurs contemporaines. M. Barrière est de ceux qui semblent parfois deviner les conditions complexes du drame nouveau, mais qui, ne pouvant réussir à trouver l’ensemble et le plan symétrique de l’édifice, cessent vite d’en prendre souci. Quand cet auteur, il y a huit ans, a produit les Faux Bonshommes, on a crié un instant à la résurrection de la vraie comédie. Cet enthousiasme était un peu brusque et irréfléchi. Ce n’est pas que M. Barrière n’eût apporté rien de nouveau et d’original à la scène : des applaudissemens aussi énergiques et moins mérités ont salué depuis des dramaturges dont l’invention et le talent sont plus contestables ; mais à propos des Faux Bonshommes on s’était, je crois, abusé sur la perspective ; on jugeait mal, sinon des mérites particuliers de l’œuvre, du moins de ses dimensions. M. Barrière, par ses qualités comme par ses défauts, avait pu tourner facilement la tête à certains juges superficiels, qui regardent surtout le dehors et s’en tiennent aux choses de détail ; il ne s’est point emparé de ceux qui apprécient en thèse absolue, qui ont le sentiment de l’art avec des élans vers l’avenir, et qui ont suivi d’un œil attentif le mouvement de la scène française depuis trente années. Comme le propre de M. Barrière est de réussir assez bien dans l’exécution des détails, dans les petites scènes, et que son dialogue a de soudains épanouissemens remplis de charme et d’imprévu, il n’en fallait pas davantage pour qu’il séduisît de prime abord les intelligences accessibles à ces appâts ; mais qu’on examine avec attention, au point de vue de l’art, sa manière et ses procédés : n’est-on pas forcé de convenir que ses comédies en général ne sont point des œuvres soutenues, homogènes et bien cimentées, que l’auteur sait construire habilement, au moyen de pièces rapportées, des mosaïques plus ou moins heureuses, mais qu’il s’est arrêté, comme bien d’autres, pour cueillir à droite et à gauche quelques fleurs douteuses, au milieu de ce grand chemin qui seul conduit un artiste au but ?

Certes-la peinture de ce qu’on appelle le réalisme, c’est-à-dire des types fugitifs du jour et des drôleries contemporaines dans toute leur exactitude matérielle, présente de grandes séductions et surtout de grandes, facilités à un dramaturge. On a là devant soi tant de ressources toutes prêtes, tant d’élémens comiques d’avance goûtés et applaudis par le public, et qu’on peut d’ailleurs saisir et traiter d’une main, preste, sans effort d’imagination, la mode, puisqu’il faut l’appeler par son nom, jouit à présent d’une telle vogue sur notre théâtre, que plus d’un esprit d’ailleurs capable de voir plus haut et plus loin n’a pu résister au plaisir de tourner exclusivement son observation de ce côté, et une fois emprisonné dans ce cercle, a pris un tel goût aux petits succès que l’on y moissonne, qu’il a oublié d’en sortir.

Si nous insistons sur ce point, c’est que l’on retrouve la même recherche exagérée du détail purement matériel dans la nouvelle pièce de M. Barrière, dont le sujet peut être indiqué en quelques mots. Deux jeunes couples vivent en paix sous l’œil paternel d’un vieil oncle célibataire, excellent homme. Cette paix toutefois est mal assise ; l’un des jeunes maris, Marcel, entretient clandestinement un ménage en ville, c’est-à-dire une ancienne maîtresse dont il a un enfant, et à laquelle, par faiblesse, il a cru devoir cacher son mariage. Le beau-frère de Marcel, un avocat homme de sens, l’engage à trancher net cette situation intolérable. Celui-ci n’en a pas la force, et pour comble d’embarras, à la suite d’une série de malentendus et de fausses démarches, c’est l’avocat si bon conseiller qui passe pour avoir la liaison criminelle. De là des péripéties tour à tour bizarres et dramatiques au terme desquelles la maîtresse et l’enfant sont rejetés sur le compte et les bras de l’oncle célibataire, qui, fort en peine d’une position aussi ridicule qu’incommode, se dévoue, néanmoins pour ramener la paix, dans le ménage de sa chère nièce. La donnée, on le voit, n’est pas très neuve, et le dénoûment laisse à désirer. M. Barrière, à force d’esprit, de saillies, et en accumulant les uns sur les autres ces petits épisodes où il excelle, est parvenu, avec le concours d’artistes habiles, à exciter le rire du public et à couvrir bien des longueurs, des invraisemblances et des vulgarités ; mais pour un homme qui se pique d’écrire de vraies comédies, cette œuvre est loin d’être réussie. S’il y montre, suivant sa coutume, des éclairs véritables de sensibilité, en revanche comme le mauvais goût et parfois la déclamation entachent la forme et le fond ! Quelle responsabilité ici encore assume la mode ! N’est-ce point le désir de lui sacrifier qui dicte à M. Barrière ces tournures de phrases hybrides, ces expressions dont le souvenir seul fait frémir ? Est-ce donc au Gymnase qu’il faut aller désormais pour entendre parler un tel langage ? Ajoutons que M. Barrière a le tort d’épuiser pour ainsi dire jusqu’à la moelle certaines situations qui demanderaient à être maniées d’une main plus discrète. Au demeurant, bien que sa nouvelle pièce mérite par quelques côtés le succès d’hilarité qu’elle a obtenu, voici ce que nous dirons à l’auteur : en écrivant Un Ménage en ville, vous avez écrit une œuvre drôle, c’est le mot qui convient ici ; or une œuvre drôle est-elle faite pour vous satisfaire, vous et le théâtre qui la joue ? C’était aussi une œuvre drôle que cette comédie, un Mari qui lance sa femme, représentée, il y a quelques mois, sur la même scène ; mais quel rapport y avait-il entre l’art et cette pièce ? Est-il bon, est-il salutaire que l’étude des petites réalités se développe ainsi aux dépens de la saine pensée et de l’exécution vigoureuse de l’ensemble ? On répète volontiers que nos écrivains, et nos romanciers en particulier, dédaignent désormais de penser et aussi d’écrire en français : quelle force de vérité n’acquiert pas un pareil reproche, surtout dans son second terme, quand on l’applique à nos faiseurs de drames et de vaudevilles ! Il est trop facile d’avoir de l’esprit, ou plutôt de faire de l’esprit, pour employer une des expressions que consacre un certain langage, avec les termes bizarres d’un vocabulaire adultéré sans vergogne ; mais être spirituel avec ce limpide esprit gaulois qui se respecte assez dans son expression pour n’avoir point recours aux parures fausses et de mauvais goût, cela est chose moins aisée. La gaîté doit avoir toujours, qu’on nous passe le mot, une mise propre et soignée. La raillerie française particulièrement a eu à toutes les époques la réputation de parler un langage net, précis et châtié ; par quel funeste courant a-t-elle donc passé dans ces derniers temps pour être ainsi, devenue trouble et bourbeuse ? Que M. Barrière réfléchisse aux sources où il va puiser ses plaisanteries et ses bons mots, et son esprit sera édifié sur ce point !

Avec les Pommes du voisin, la pièce que M. Sardou vient de donner au théâtre du Palais-Royal, et dont le sujet est emprunté à un roman bien connu de Charles de Bernard, nous retombons dans le rire fou et étourdissant. L’esprit de M. Sardou, nous l’avons déjà dit ici, n’a jamais connu la tempérance, et je ne sais pas de pêle-mêle égal à celui de ses comédies. Parmi les jeunes dramaturges de ce temps-ci, l’auteur des Pommes du voisin nous semble celui qui reflète le mieux les allures troubles et indécises de la scène française contemporaine. C’est peut-être qu’il connaît mieux que personne le public auquel il s’adresse ; il sait que pour ce public le théâtre n’a plus aucun caractère sérieux et littéraire, que les spectateurs sont blasés, et que la satiété pourrait bien être le vrai mot de la situation. La littérature dramatique en effet n’est-elle pas devenue, ainsi que le roman, la pâture quotidienne de l’intelligence pour la masse du public actuel ? Il a devant lui tant de théâtres, de pièces et de faiseurs, que tout cela, drames, vaudevilles, machines féeriques et comédies, tourbillonne sous ses yeux et dans sa cervelle en une confusion et en un chaos incroyables. Je m’imagine quelle étrange idée un spectateur pris dans la foule de ces bourgeois ou de ces ouvriers illettrés, grands amateurs de théâtre, peut se faire de l’art dramatique en vogue aujourd’hui, de ses visées, de son rôle et de son essence. Je suppose qu’il a vu un jour un drame à grand spectacle ou à grand renfort de sentimens et de situations exagérés, et qu’il assiste le lendemain à une de ces comédies de la nouvelle école où un rire fiévreux, convulsif, fait pendant à ces émotions factices ou heurtées que le drame lui a procurées : quelle impression lui reste-t-il de cet ensemble tumultueux ? Emporte-t-il des pièces du Gymnase, du Vaudeville ou des Variétés une idée plus nette que celle qu’il a retirée des pièces mélodramatiques de la Gaîté ou de l’Ambigu ? Non, il doit avoir la conscience instinctive que l’une et l’autre littérature flotte dans le vague et à l’aventure, et que les œuvres qu’on représente sont pour la plupart mal venues et trop vite écloses. Pour la comédie et le vaudeville, il est manifeste qu’il a raison. On sent, par exemple, que notre vaudeville tend de plus en plus à s’élever et à s’agrandir ; il prend des airs de comédie, et, comme première transformation, le couplet en a disparu. Ce n’est pas nous qui nous en plaindrons. Il était commode, à coup sûr, de pouvoir terminer dans le chant léger d’une musique ailée le trait final d’une situation ou d’un sentiment ; mais ce procédé bâtard n’était pas sérieusement viable. Le dialogue qui a besoin des violons ne saurait être un bon dialogue, et les violons, d’un autre côté, auront toujours mauvaise grâce à venir jeter leur vocalise importune au travers d’une scène bien conduite. Mais le genre complexe actuel, qui n’est plus l’ancien vaudeville, n’est pas encore la nouvelle comédie : il faudra peut-être bien des essais et des tâtonnemens pour en ordonner tous les élémens dans une heureuse harmonie et arriver au rajeunissement auquel on aspire. Des combinaisons singulières, une débauche d’imagination ou de gaîté factice ne sauraient donner la note vraie de l’esprit français. Nous ne sommes pas un peuple d’imagination, il nous faut prendre notre parti sur ce point, et cependant nous avons eu une littérature dramatique et surtout un théâtre comique plus vivace que la plupart des autres peuples de l’Europe moderne. Nous avons montré dans ce domaine littéraire un esprit de suite et de recherche presque merveilleux. Notre génie national, rebelle par nature aux rêveries que fixe le livre, s’est attaché obstinément aux conceptions qui passent sur la scène. Nous avons en un mot, — et ces tâtonnemens, ces essais opiniâtres, quoique malheureux, que nous renouvelons encore chaque jour, confirment notre assertion, — l’amour et le sens des choses scéniques ; le cadre dramatique nous convient, à n’en pas douter. Et ce n’est pas la poésie en elle-même que notre nation poursuit là, c’est la vérité, et particulièrement la vérité qui revêt la forme de la satire. On peut retrouver condensée dans notre théâtre moderne toute la verve de nos vieux contes, de nos fabliaux, de nos épigrammes. De nos poèmes malins ; la nature s’est toujours effacée pour nous devant l’homme : à celui-ci tout cède la place, et il apparaît seul en relief. Quel a été l’objet des peintures de ces écoles différentes qui ont tour à tour en ce siècle-ci pris possession de notre scène ? N’est-ce pas l’homme et la société ? Et malgré toutes les transformations et le martelage laborieux que subit à présent l’art dramatique, l’idée fondamentale demeure la même, la différence vraiment essentielle est celle-ci, qu’au lieu de peindre, comme Molière et Racine, les types permanens ou les ridicules éternels de l’humanité, les dramaturges contemporains, tels que MM. Barrière, Sardou et les autres, se prennent de préférence aux types passagers et aux traits éphémères de la société, dans laquelle ils vivent. Qui sait ? cette sorte de quarantaine dans le monde des faits particuliers et secondaires n’est peut-être qu’un apprentissage momentané à la suite duquel l’art dramatique renouvelé arrivera aux grands horizons et aux grandes idées. Disons cependant, pour être juste, que parmi les esprits de notre temps il en est un qui paraît plus maître que les autres de ses conceptions et de sa forme, qui cherche plus haut et plus patiemment son idéal et en enferme l’expression dans un cadre à la fois plus large et moins vulgaire ; nous entendons parler de M. Emile Augier, dont le Théâtre-Français vient de représenter une nouvelle pièce, Maître Guérin, que le public a bien accueillie et à l’examen de laquelle il faudra revenir prochainement.


JULES GOURDAULT.


V. DE MARS.