Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1859

Chronique n° 661
31 octobre 1859


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre 1859.

Difficilement alarmés, nous ne sommes point alarmistes. Nous prions donc qu’on ne veuille pas outrer, au-delà de notre pensée et de nos intentions, la gravité des réflexions que nous inspire l’état des affaires européennes. Il nous est impossible de nous défendre d’une anxiété sérieuse, quand nous considérons l’ensemble des questions extérieures qui préoccupent depuis quelque temps le public, et qui, dans ces derniers jours, ont semblé se multiplier et s’accumuler avec une intensité exceptionnelle. Chacune de ces questions entraîne sans doute après soi des difficultés particulières. Lorsque cependant on les examine isolément, on demeure convaincu qu’il n’en est point dont les difficultés ne puissent être, avec de la bonne volonté et d’intelligens efforts, pacifiquement surmontées. Dans la condition compliquée des sociétés modernes, rien de plus naturel que de voir s’élever successivement ou à la fois des questions embarrassantes ; c’est le courant des affaires humaines qui les apporte, et c’est l’honneur des peuples sains et des gouvernemens policés d’en venir à bout, en éliminant le jeu brutal et stérile ou funeste de la force. Ainsi nous pourrions attendre sans une inquiétude extraordinaire l’arrangement des affaires italiennes, si embrouillées qu’elles demeurent, même après la signature du traité de Zurich ; nous ne songerions pas à nous émouvoir de l’ennui que peut donner à quelques hommes d’état anglais l’expédition de l’Espagne contre le Maroc ; nous accorderions notre sympathie aux tribulations de la compagnie du percement de l’isthme de Suez, sans nous effrayer des conséquences ; nous aurions l’œil ouvert sur ce malade qu’on appelle l’empire ottoman, sans méconnaître qu’une si lente agonie peut durer longtemps encore ; nous trouverions l’Angleterre moins disposée que nous à porter un grand coup contre le Céleste-Empire, que nous n’en prendrions pas d’ombrage ; nous laisserions sans curiosité indiscrète l’empereur de Russie et le prince-régent de Prusse s’entretenir à Breslau, et nous assisterions aux agitations et aux disputes intestines de l’Allemagne autour de la réforme fédérale avec la patience qu’il convient d’apporter au spectacle des débats intérieurs de la confédération germanique. Notre souci, et nous avons bien le droit de dire qu’il est celui de toutes les classes éclairées et industrieuses en France, en Angleterre et sur le continent, vient de plus haut : il vient du caractère précaire des diverses situations en Europe, qui peut à l’improviste communiquer une gravité extrême aux questions agitées, et changer soudainement en conflits violens des divergences d’opinions et des antagonismes d’intérêts ; il vient de l’altération qu’a subie et qu’éprouve chaque jour encore l’ensemble de nos relations avec l’Angleterre ; il vient surtout chez nous d’une tendance de l’opinion, qui, privée des discussions, des accidens, des distractions de la vie politique intérieure, prend un intérêt excessif et maladif aux questions étrangères, et, soit par des excitations aveugles, soit par des craintes irréfléchies, est portée à amplifier, à passionner, à envenimer les questions de cet ordre. Nous ne serons pas démentis par ceux qui ont étudié avec sympathie les qualités et les défauts de notre nation, si nous disons que pour un peuple qui est si prompt à s’émouvoir aux idées de grandeur et de gloire militaire, qui est si heureux du sentiment de sa puissance, qui porte dans la guerre si peu de calcul et tant de désintéressement, c’est une diète périlleuse que d’avoir pour pâture politique exclusive les questions extérieures. Nous sommes entrés depuis un an dans une phase dont l’élément dominant et absorbant est la politique étrangère, et l’esprit public, qui, pour conserver son équilibre, aurait besoin au contraire de se développer dans le cercle de la politique intérieure, semble, par ses entraînemens ou ses appréhensions, s’y engager chaque jour davantage. Voilà le péril général qui plane sur les affaires qui se déroulent aujourd’hui, et ajoute une gravité singulière aux difficultés qui leur sont propres ; voilà l’influence vague et menaçante que nous ne pouvons perdre de vue en examinant ces difficultés l’une après l’autre.

Commençons par les affaires d’Italie. Le premier acte de la paix de Zurich, le traité particulier entre la France et l’Autriche, est signé. La maladie et la mort du comte Colloredo ont retardé la signature de l’acte final, mais nous possédons, dans l’analyse qui a été publiée de la première convention, les dispositions essentielles de la paix, celles qui déterminent les questions les plus importantes. Nous ne nous arrêterons qu’à celles-là, c’est-à-dire aux articles relatifs aux états du saint-père, aux duchés et à la confédération italienne. Comme nous l’avions pensé des la paix de Villafranea, le concours de l’Autriche aux efforts que nous faisions pour obtenir l’amélioration du gouvernement pontifical devait être le principal prix des conditions favorables accordées à l’empereur François-Joseph. Cet article, où deux puissances stipulent en principe la nécessité des réformes dans un état qui n’est point partie au traité, ne plaira pas sans doute à ces défenseurs du saint-siège qui regardent comme une atteinte portée à sa souveraineté les conseils semblables qui lui ont été donnés à tant de reprises par les grands gouvernemens de l’Europe. Il est fâcheux, nous le voulons bien, que le saint-père n’ait point empêché l’insertion d’une clause semblable en la devançant et en prenant lui-même l’initiative des mesures qu’il a mieux aimé se laisser demander ; il est également regrettable que les réformes pontificales, que l’on s’attend à voir bientôt promulguées, arrivent si tard, peut-être même trop tard, pour les populations qui se sont détachées des états de l’église, pour les Romagnes. La clause relative aux duchés était la plus importante, car l’éventualité de la réunion d’un congrès et de l’arrangement des affaires d’Italie sous la sanction collective de l’Europe dépendait de la façon dont elle serait rédigée. La formule des préliminaires de Villafranca : « le grand-duc de Toscane et le duc de Modène rentrent dans leurs états en donnant une amnistie générale, » résolvait la question par une affirmation qui ne laissait plus place à la liberté d’appréciation et d’action des puissances qui auraient été appelées à régler en congrès les affaires d’Italie. Cette stipulation, il faut le reconnaître, a subi dans le traité de Zurich une modification importante. Le libre arbitre des puissances qui seront convoquées au congrès est sauvegardé. En effet, le traité reconnaît aux puissances qui ont pris part à la formation des états de l’Italie, et qui en ont garanti l’existence, le droit de changer les limites territoriales de ceux de ces états qui n’ont pas participé à la dernière guerre, puisqu’il déclare que de pareils changemens ne pourraient avoir lieu sans leur assentiment. Quant aux archiducs, le fait de leur restauration n’est plus affirmé ; seulement une réserve en faveur des droits de ces princes et du duc de Parme est exprimée, réserve qui ne lie, et encore d’un simple lien moral, que les parties contractantes, et qui n’engage en aucune façon les autres puissances à la reconnaissance des droits des princes déchus. On peut faire la même observation au sujet de l’article qui concerne la confédération. Les deux empereurs s’engagent à favoriser de tout leur pouvoir la formation de cette confédération, dont l’objet sera de maintenir l’indépendance et l’intégrité de l’Italie, d’assurer le développement de ses intérêts moraux et matériels, et de veiller à la défense intérieure et extérieure de la péninsule au moyen d’une armée fédérale ; mais les autres puissances demeurent libres de prêter ou de refuser leur concours à cette combinaison. Les états de l’Italie surtout conservent leur pleine liberté d’action, soit vis-à-vis du principe, soit vis-à-vis des ressorts particuliers du système qu’il s’agit d’établir, puisque c’est à leurs représentant qu’est laissée la rédaction du pacte fédéral. Ainsi il y a un éloge que nous ne refuserons pas à ce que nous connaissons du traité de Zurich. Sauf à l’endroit du pape, dont on rappelle les promesses de réformes, réformes pour l’exécution desquelles on stipule le concert des influences française et autrichienne, ce traité n’empiète pas sur les droits des tiers, et laissa suffisamment ouvertes les questions qui doivent en effet rester ouvertes, pour que les autres états puissent participer avec dignité à une délibération générale sur les affaires d’Italie. La réunion d’un congrès peut dépendre de questions qui ne sont pas même indiquées dans le traité de Zurich ; mais il n’y a rien dans ce traité qui rende la réunion d’un congrès impossible.

Un grand moyen de solution est donc ménagé pour les difficultés italiennes ; mais ce moyen n’est pas la solution elle-même. Le plan de la solution qu’il s’agit d’adopter, les expédiens pratiques qui pourraient rendre ce plan réalisable, demeurent en question. Voilà maintenant le problème. Deux documens d’une inégale importance viennent à l’instant même d’éclairer l’une des solutions qui peuvent être mises en avant : nous voulons parler d’une brochure publiée par un écrivain autrichien, le chevalier Louis Debrauz, sous ce titre : La Paix de Villafranca et les Conférences de Zurich, et de la lettre que l’empereur vient d’adresser au roi de Piémont. Nous ne mettons pas assurément ces deux documens sur la même ligne ; mais malgré la gravité et la prééminence de la lettre impériale, il n’est pas inutile de jeter d’abord un coup d’œil sur la brochure autrichienne. Seulement, avant d’exprimer une opinion sur le plan qui paraît être convenu entre les gouvernemens de France et d’Autriche, nous croyons devoir rappeler, pour nos amis autant que pour ceux qui ne partagent point nos opinions, les sentimens que nous apportons dans les débats dont l’Italie est le théâtre.

Nous épousons décidément, dans la question italienne, la cause que représentent le Piémont et les gouvernemens provisoires que le vœu des populations a placés à la tête de l’Italie centrale, la cause de l’émancipation nationale et libérale de la péninsule. Il y a bientôt un an, lorsque la guerre se préparait nous avons sans doute regretté que les libéraux italiens, sur la foi d’une alliance qui, pour être celle de la France, n’en était pas moins à leur égard une alliance étrangère, se laissassent aller aux tentations d’une guerre qui n’était provoquée par aucun événement européen, par aucun acte nouveau de la politique autrichienne. Nous déplorions l’enthousiasme belliqueux qui s’était emparé des libéraux italiens. Sans parler des périls dont ce parti-pris violent menaçait l’Europe entière, nous redoutions d’avance les mécomptes auxquels ils exposaient leur propre cause. Vainement nous disaient-ils avant et après le 1er janvier, avant et après l’allocution de l’empereur à l’ambassadeur d’Autriche : « Entre l’Autriche et nous, la lutte est de droit toujours ouverte, et au point de vue pratique nous est-il permis de dédaigner et de perdre l’occasion unique qui s’offre à nous ? » Un tel argument, présenté au nom d’un peuple qui a son indépendance à reconquérir, était sans doute embarrassant ; mais nous leur représentions avec tristesse que l’opinion publique en France n’était persuadée ni de la justice, ni de l’opportunité de cette guerre préméditée. Le cœur de la France serait certainement avec son drapeau et avec ses armées tant que ses soldats seraient engagés ; mais les vicissitudes de la guerre pouvaient changer les calculs et les dispositions de son gouvernement, et des intérêts supérieurs, peut-être contraires aux intérêts italiens, pouvaient faire dévier les conséquences de la guerre des vues qui en auraient été l’objet primitif. Les chefs du libéralisme italien ne se méprirent point sur la sympathie sincère qui inspirait ces regrets et ces prévisions des libéraux français dont nous étions l’écho. La guerre, en éclatant, nous fournit à nous-mêmes l’occasion de prouver notre sincérité, car, une fois la carrière des événemens irrévocablement ouverte, nous ne fîmes point le sacrifice de nos opinions essentielles à un stérile dépit, nous ne subordonnâmes point les principes et les intérêts généraux de notre cause à la vanité des récriminations personnelles. La cause nationale et libérale de l’Italie étant livrée au sort des armes, nous souhaitâmes son triomphe par la guerre d’aussi bon cœur que nous avions encouragé son avancement par la paix. Malgré tous ses inconvéniens, la guerre avait du moins l’avantage de faire table rase des anciens contrats qui déterminaient les délimitations de l’Italie et des légalités tyranniques qui opprimaient ses populations : nous prîmes acte avec joie de cet avantage. La guerre rendait tout possible pour l’avenir ; nous n’eûmes plus d’autre vœu que de voir assuré l’avenir indépendant et libéral de l’Italie. La conduite des populations de l’Italie supérieure et de l’Italie centrale pendant la guerre et depuis la paix de Villafranca, l’attitude des hommes énergiques et modérés qui ont dirigé les états affranchis du joug autrichien ont confirmé d’une façon inespérée la sympathie et la confiance que nous inspirait le libéralisme italien. Devant le spectacle de ce qui se passe depuis quatre mois dans l’Italie centrale, il est devenu évident, non-seulement pour nous, mais pour tous, que la cause générale du libéralisme européen est engagée dans la question posée à Modène, à Florence et à Bologne. Les succès de l’Italie centrale seront nos succès, ses échecs seront nos échecs, ses revers seront nos revers. Nous ne pouvons perdre de vue, dans l’examen des solutions que l’on s’apprête à produire pour les affaires d’Italie, ni la solidarité de nos principes, ni la responsabilité que notre pays a encourue cette année en prenant, par l’organe de son gouvernement, dans la politique italienne, une initiative si résolue, qu’elle acceptait d’avance la chance de la guerre.

Animés de tels sentimens, c’est avec stupeur, nous l’avouons, que nous avons lu la brochure autrichienne. La publication de cet écrit est une singulière maladresse, car elle met à nu avec trop de sans-façon les avantages que la politique autrichienne espère tirer de la paix de Zurich. Il est impossible cependant de considérer l’auteur comme un enfant perdu qui compromet ses chefs sans leur aveu, car il est manifeste que ses informations lui viennent de bonne source. Il imprime les déclarations faites sans témoin par l’empereur François-Joseph à l’empereur Napoléon dans la salle à manger de la petite maison de Villafranca ; il sait ce qui s’est passé dans les conférences de Zurich, non-seulement les questions qui ont été posées, mais dans quel ordre et par quelle pente d’argumens on est arrivé aux arrangemens conclus ; il connaît les ressorts pratiques par lesquels on compte réaliser la partie la plus difficile de ces arrangemens ; il n’ignore point la besogne qui a été préparée à Biarritz pour le congrès futur. En vérité, un homme en apparence aussi bien renseigné que M. le chevalier Debrauz n’est pas pour faire rire. Nous passons sur la scène de Villafranca, sur la générosité dont a fait preuve l’empereur François-Joseph, qui avait encore en réserve deux cent cinquante mille hommes de ses troupes les mieux aguerries, en nous accordant la paix : c’est la première partie de la brochure ; mais nous nous arrêterons à la seconde, qui raconte les travaux de la conférence de Zurich, et trace, au point de vue autrichien, l’esquisse de l’arrangement nouveau de l’Italie. Le point le plus important de l’arrangement suivant M. le chevalier Debrauz, et il n’a pas tort, est la restauration des princes dans l’Italie centrale. Si cette stipulation, dit-il, n’était pas exécutée, il n’y aurait pas à signer à Zurich d’autre traité que celui qui a été conclu entre la France et l’Autriche. « Supprimez-la par simple hypothèse, et vous êtes aussitôt forcé de biffer du programme le projet de confédération italienne, auquel sont intimement liées les stipulations relatives à l’amnistie générale et aux réformes que les empereurs auront à demander au saint-père. Il ne reste plus rien de la convention de Villafranca, sinon la délimitation à fixer entre l’Autriche et le Piémont, qui pourrait demeurer à l’état de question ouverte, sans provoquer de nouveau la guerre entre l’Autriche et la France. L’empereur François-Joseph pourrait dire : « J’ai abandonné la Lombardie, je ne cherche pas à la reprendre les armes à la main ; seulement, au lieu de faire de la possession de cette province par le Piémont une question de droit, je tiens à ce qu’elle reste une question de fait. »

La question de la restauration des princes, qui aurait dû être abordée la première, fut, suivant l’historien de la conférence, ajournée à cause des progrès de la révolution dans l’Italie centrale, et en attendant l’effet des démarches entreprises par le cabinet des Tuileries pour aplanir les obstacles qui s’opposaient à la rentrée des archiducs dans leurs états, on aborda les questions qui pouvaient être réglées immédiatement, telles que la délimitation des frontières, la restitution des captures, la fixation de la dette lombarde, la navigation du Pô. Ces points établis, on revint à l’affaire des restaurations. M. Debrauz ne voit naturellement, dans ce qui s’est accompli en Toscane depuis la paix de Villafranca, que la conséquence d’une pression exercée par la Sardaigne. Après avoir épuisé l’argumentation par laquelle les diplomates autrichiens s’efforcent de démontrer que la domination exercée directement ou indirectement par l’Autriche en Italie n’est pas une domination étrangère, après avoir énuméré tous les titres diplomatiques sur lesquels sont fondés les droits des princes cliens de l’Autriche, après avoir rappelé que l’éventualité d’une intervention armée a été écartée à Villafranca, l’empereur François-Joseph ayant dit qu’il ne s’agissait pas de combiner l’action des forces étrangères pour réaliser la rentrée des archiducs, mais de sauvegarder leurs droits et de poser un principe, M. Debrauz arrive à la réserve exprimée par le traité de Zurich et en détermine ainsi le sens : « Confirmer les droits des archiducs par un traité solennel, ce n’est pas seulement déclarer à la face de l’Europe que les hautes parties contractantes ne favoriseront pas l’annexion, mais aussi qu’elles se dépouillent de la faculté de lui jamais reconnaître la force du fait accompli. » Quant au pape, M. Debrauz annonce qu’il est prêt à exécuter immédiatement toutes les promesses du motu proprio de Gaëte, et même d’aller bien au-delà, si les deux grandes puissances catholiques lui donnent des garanties que les concessions nouvelles ne deviendront pas, comme en 1848, une arme aux mains de la révolution. Il assure que les deux cours de Vienne et des Tuileries exposeront au prochain congrès les mesures qu’elles auraient concertées pour garantir la tranquillité et l’intégrité des états de l’église, sans porter atteinte à la souveraine indépendance du pape. On proclamerait, suivant lui, la neutralité des états de l’église, et l’on en confierait la garde aux puissances qui sont en communion avec le saint-père. La nouvelle organisation de la Vénétie, telle qu’elle a été stipulée à Villafranca, détermine, selon l’auteur de la brochure, le caractère qu’aura la confédération projetée pour l’Italie. Il a été dit que les rapports de l’Autriche à l’égard de la confédération italienne seront conformes à ceux qui existent, en vertu de l’acte fédéral germanique, entre le royaume des Pays-Bas et le grand-duché de Luxembourg. L’acte final de Vienne porte que le Luxembourg est attribué au roi des Pays-Bas en toute propriété et souveraineté, qu’il formera un des états de la confédération, et que le roi des Pays-Bas entrera « dans le système de cette confédération, comme grand-duc de Luxembourg, avec toutes les prérogatives et privilèges dont jouiront les autres princes allemands. » Or la confédération germanique est un système d’états souverains liés ensemble par un pacte que l’on peut considérer comme un traité d’alliance entre des états égaux. La Vénétie appartiendra donc à ce titre à l’empereur François-Joseph : il en sera souverain avec toutes les conséquences légales qu’entraîne la souveraineté. La confédération italienne, formée par conséquent de souverainetés distinctes, ne pourra être établie que par un traité fédéral conclu entre les représentans légaux de ces souverainetés. De là, outre la présence au futur congrès des divers états italiens dont le sort sera débattu, la nécessité d’une conférence spéciale dans laquelle les représentans (légaux sans doute) de ces états délibéreront et arrêteront en commun le pacte fédéral qui fera loi pour tous. Au congrès de sanctionner les principes généraux qui devront présider à la reconstitution de l’Italie, à la conférence de régler la loi commune à la confédération italienne. Le mandat du futur congrès serait, suivant M. Debrauz, d’après le programme qui aurait été concerté à Biarritz, sous les auspices de l’empereur, entre M. le comte Walewski, le prince de Metternich et lord Cowley : 1° de prendre acte du traité définitif de paix signé à Zurich, 2° d’adhérer aux changemens territoriaux qui y sont stipulés, 3° d’examiner les moyens les plus propres à assurer la pacification de l’Italie. Le congrès se réunirait à Bruxelles dans le mois de décembre. Il se composerait des huit puissances qui ont signé l’acte final de Vienne, et par conséquent l’Espagne, la Suède et le Portugal y seraient représentés. L’auteur de la brochure assure que la marche en sera accélérée grâce à l’entente déjà établie sur les principales questions entre la France et l’Autriche, et ne met pas en doute que les propositions de ces puissances ne soient appuyées par la Prusse, la Russie et l’Espagne. Parmi ces combinaisons, qui se présenteraient comme convenues entre la France et l’Autriche, il en est une qu’il nous fait connaître. Cette combinaison est à ses yeux d’une importance capitale. À ce titre, il a placé cette révélation à la fin de son exposé, comme une pièce de haut goût. La voici : le duc de Parme échangerait une partie de son duché contre le duché de Modène ; mais ce déplacement s’accomplirait dans les limites du droit strict. Le duc de Modène n’a pas d’enfans, il céderait ses droits, « sans aucune espèce d’indemnité, » à sa nièce, l’archiduchesse Marie-Thérèse, qui n’a que dix ans, et qui serait fiancée au jeune duc de Parme. Parme et Plaisance passeraient à la Sardaigne ainsi que les districts sur lesquels elle possède des droits éventuels de réversion. On trouverait aussi dans cette combinaison à donner quelque accroissement à la Toscane. « La part, dit en finissant le chevalier Debrauz, que l’Autriche et la France font au roi Victor-Emmanuel est trop belle encore pour que le Piémont ne renonce pas, et pour toujours, à des projets d’annexion inadmissibles. La combinaison que nous venons d’exposer est donc considérée à bon droit comme la clé de voûte de la prochaine pacification de l’Italie. »

Nous avons eu trop souvent occasion, depuis trois mois, d’opposer à la plupart des idées et des combinaisons que nous venons d’analyser nos objections raisonnées, pour avoir besoin de recommencer une discussion nouvelle. La satisfaction seule que de telles vues et de tels projets inspirent à une plume autrichienne serait un motif pour nous de persévérer dans nos convictions antérieures. Le roman que M. Debrauz appelle la pacification de l’Italie ne sera point malheureusement la paix de l’Italie. Supposons en effet que ce roman se réalise. La Sardaigne borne ses annexions actuelles à la Lombardie, à Plaisance et à Parme ; les princes sont miraculeusement restaurés ; les Romagnols se sont contentés des réformes si tardivement octroyées par le souverain pontife ; les volontaires des généraux Fanti et Garibaldi se sont docilement laissé licencier ; la société puissante que M. La Farina vient de réorganiser est dissoute ; une confédération, dont font partie l’empereur d’Autriche, le grand-duc de Toscane, prince de sa famille, le roi de Naples, son beau-frère, le duc de Parme, allié à lui par un mariage, le pape et la Sardaigne, est établie et entre en fonctions. Nous le demandons : qu’y a-t-il eu de fait ? Un nouveau cadre, soit ; mais aucun des élémens qui ont jusqu’à présent été en guerre en Italie a-t-il été éteint ou même écarté ? Le principe de la nationalité a-t-il été satisfait ? Non, puisque l’Autriche demeure, aux termes mêmes de l’assimilation que l’on a posée entre elle et le royaume des Pays-Bas par rapport au Luxembourg, pleinement propriétaire et souveraine de la Vénétie. Et l’initiative de la vie nationale, la direction de ce mouvement auquel aspire tout peuple qui veut vivre, où seront-elles, et qui se les disputera ? Quoi ! une confédération naturelle et fille du temps, l’Allemagne, s’agite sans cesse pour trouver ou repousser une hégémonie, et vous croyez qu’une confédération improvisée après une longue série d’oppressions et de souffrances, après une lutte passionnée et sanglante, s’endormira dans la contemplation d’un cadre artificiel que repoussent ses membres les plus éclairés et les plus énergiques ! Dans ces luttes pour l’hégémonie qui passionnent les vieilles fédérations, vous croyez qu’un peuple méridional, que l’ardente Italie apportera le flegme et la patience des races allemandes ! Et le principe libéral, le principe des institutions représentatives, qu’en ferez-vous ? Si Naples, si le pape, si l’Autriche à Venise, si le grand-duc de Toscane octroient des institutions représentatives réelles et sincères, ne donnerez-vous pas en fait au Piémont cette hégémonie qui est le véritable sens du mouvement annexioniste qui vous offusque et vous offense ? Si au contraire les états gouvernés par les princes de la maison d’Autriche ou dominés habituellement par l’influence autrichienne ne jouissent pas d’un sincère régime représentatif, alors le parlement de Turin demeurera ce qu’il était avant la guerre, le véritable parlement de l’Italie entière, et vous retombez dans la même difficulté. Pour que la paix, suivant l’Autriche, se puisse rétablir en Italie, nous ne voyons qu’une condition. Le dénoûment logique du roman du chevalier Debrauz, c’est que la Sardaigne rebrousse au-delà de 1848, aux temps antérieurs au statut, et que le premier ministre du roi Victor-Emmanuel soit M. della Margharita.

Nous ne rentrerons pas non plus dans la discussion des affaires italiennes à propos de la lettre écrite le 20 octobre par l’empereur au roi de Sardaigne. Cette lettre est assurément un acte très grave ; mais la publicité qui a été donnée à ce document est, elle aussi, un fait dont la gravité n’échappe à personne. Au fond, on pourrait dire de cette lettre qu’elle est un ultimatum amical ; mais comment se fait-il qu’elle ait été divulguée ? Le Piémont aurait-il, sans bonnes raisons, décliné les conseils qui lui étaient adressés ? L’empereur aurait-il été obligé de prendre le public à témoin de la sagesse d’exhortations qui n’auraient pas été écoutées ? Serait-ce plutôt le roi de Sardaigne qui aurait voulu montrer à ses amis d’Italie le poids des considérations qui l’empêchent d’accéder à leurs vœux ? Nous aimerions mieux que cette supposition fût la vraie. Nous ne parlerons pas, quant à nous, des dissentimens théoriques qui nous séparent de certains points de la lettre impériale. Nous aimons mieux signaler d’abord le sentiment louable qui a porté l’empereur à l’écrire, et qui en inspire le début. Nous avons eu plusieurs fois à louer l’empereur du contraste qui distingue ce qu’il a dit ou écrit lui-même sur la paix de Villafranca des déclamations que cette paix a inspirées à de maladroits adulateurs. Le ton de l’empereur a toujours été franchement modeste ; il l’est encore aujourd’hui : « Il ne s’agit pas maintenant, dit-il, de savoir si j’ai bien ou mal fuit de conclure la paix à Villafranca ; » puis, mettant de côté, avec une simplicité remarquable, toute apologie stérile du passé, l’empereur ne songe qu’à conjurer les difficultés du présent, en demandant au roi de Sardaigne de l’aider à tirer le meilleur parti possible du traité. Nous avons plaisir à insister sur l’application sincère à conjurer les périls de la situation de l’Italie qui anime la lettre impériale. Sans entrer dans l’examen du programme des solutions présentées par l’empereur, lesquelles devront donner lieu, au sein du congrès, à des délibérations approfondies, et que nous aurons nous-mêmes pendant longtemps encore le loisir de discuter, nous relèverons la bonne nouvelle que nous apprend l’empereur à propos du centre directeur de la confédération projetée. La diète qui siégerait à Rome serait formée « de représentans nommés par les souverains sur une liste proposée par les chambres, afin que l’influence des familles régnantes, suspectes de partialité pour l’Autriche, fût balancée par l’élément sorti de l’élection. » Ainsi il y aurait des chambres à Rome, à Naples, en Vénétie. C’est là ce que nous appelons une bonne nouvelle. Mais si nous n’abordons pas le fond même de la lettre impériale, nous ne craindrons pas de présenter un court plaidoyer en faveur du roi de Sardaigne : nous oserons réclamer pour lui la patience de l’empereur.

En admettant en effet que le roi de Sardaigne doive et puisse adopter dans toutes ses parties le programme impérial, nous ferons remarquer que de nombreuses difficultés attachées à sa position particulière l’empêchent sans doute de donner à ce programme une adhésion immédiate et absolue. L’empereur lui-même reconnaît avec raison que les complications de la paix sont souvent plus multipliées que celles de la guerre. Il est permis d’entrevoir même dans sa lettre que la conciliation d’intérêts qu’il pense avoir accomplie par son programme n’a point été l’œuvre d’un jour. L’acquiescement de l’Autriche à tous les détails de la solution impériale a dû coûter une longue négociation, et la longueur même de cette négociation n’a pas peu contribué à maintenir l’état d’incertitude où le roi de Sardaigne et les Italiens sont restés jusqu’à ce jour. Cependant les promptes et décisives résolutions sont bien plus faciles à l’empereur d’Autriche qu’au roi de Sardaigne. L’empereur François-Joseph est un souverain absolu ; le roi de Sardaigne est un souverain constitutionnel. La dictature qu’il possède depuis la guerre n’est que temporaire, et ses plus grands ennemis ne lui ont jamais fait l’injure de supposer qu’il voulût la rendre perpétuelle. Ses ministres auront à répondre devant les chambres de l’usage qu’ils auront fait de cette dictature. Il a donc à compter avec des influences et un contrôle qui sont ignorés du pouvoir absolu. Ce n’est pas tout : dans le mouvement italien à la tête duquel il s’est mis avec tant de résolution depuis 1856, le roi Victor-Emmanuel a eu, dans ses états et au dehors du Piémont, des auxiliaires avec lesquels il doit compter, et qui ne se laissent pas congédier d’un geste de la main. Certes, vis-à-vis de l’empereur, cette apologie du roi de Sardaigne est superflue. Dans son voyage à Plombières, M. de Cavour ne s’était pas sans doute proposé d’entretenir uniquement l’empereur de la flore des Alpes : l’homme d’état piémontais n’a point dû cacher à son hôte auguste les moyens d’action qu’il préparait, sur lesquels il s’appuyait, et l’empereur est mieux renseigné que personne à cet égard. Le public ignore peut-être que parmi ces moyens d’action figurait cette association dont on annonçait l’autre jour la réorganisation, et qui avait à sa tête M. La Farina et le général Garibaldi. Cette association, avant l’explosion de la guerre, correspondait avec quatre-vingt-quatorze comités établis dans les diverses parties de l’Italie… Bien qu’elle fût ce que l’on appelle un instrument révolutionnaire, cette association a rendu le service de supplanter le mazzinisme, et de discipliner autour d’un drapeau monarchique et derrière des hommes politiques énergiques, mais sensés, les passions du patriotisme italien, égarées jusque-là dans des conspirations désespérées. Cette association n’était point groupée autour de l’idée fédérative ; elle était franchement unitaire. C’est elle qui enrôlait ces volontaires de l’indépendance qui venaient s’organiser en Piémont, tandis que la diplomatie européenne travaillait, comme aujourd’hui, à la réunion d’un congrès. Cet enrôlement de volontaires venus de toutes les parties de l’Italie était aussi un moyen révolutionnaire : ce fut sur le désarmement de ces corps francs, refusé par le Piémont avec notre assentiment, que l’Autriche posa son ultimatum de guerre. Or ces volontaires toscans, romagnols, modénais, n’étaient point des fédéralistes, et venaient ouvertement combattre pour l’unité de l’Italie. Est-il besoin de rappeler ce qui s’est passé depuis la paix ? est-il nécessaire de parler de ces populations, de ces classes éclairées, de cette élite sociale, intellectuelle et industrielle de l’Italie centrale, qui, par des manifestations aussi résolues que régulières, s’est compromise vis-à-vis des familles souveraines qu’il s’agit aujourd’hui de restaurer ? Si nous revenons sur des faits si connus, c’est simplement pour montrer que de même qu’il n’est point seul responsable de ce qui est arrivé, le roi Victor-Emmanuel n’a pas seul le pouvoir de refaire en Italie des situations si profondément troublées. Nous ne savons si sa conversion personnelle aux idées que l’on veut faire prévaloir demande du temps : en tout cas, il lui en faut beaucoup, et l’on doit certes lui en accorder pour obtenir la conversion des autres et concilier ce qu’il nous doit avec ses devoirs de roi constitutionnel et de chef de ces patriotes qui ont formé jusqu’à ce jour le parti de l’indépendance et de la liberté italienne. Le temps, l’autorité pacifique d’une délibération européenne, la valeur sérieuse des combinaisons qui sont recommandées aux Italiens, surtout si les décisions du congrès prouvent qu’elles sont vraiment praticables, voilà, suivant nous, des influences suffisantes sur lesquelles nous devons compter les uns et les autres pour obtenir la pacification de l’Italie et pour modérer notre découragement ou nos impatiences.

La lettre de l’empereur produira, nous nous y attendons, une sensation très vive en Italie, car le courant des esprits était fort éloigné des idées exprimées dans ce document, On croyait à Turin, il y a peu de jours, que le gouvernement sarde allait apporter dans la direction des affaires italiennes une certaine énergie. Un grand nombre de libéraux reprochait au ministre piémontais sa timidité. Une réunion de députés avait eu lieu à Turin pour prêter au cabinet ce qu’on appelait un appui moral. Cette réunion, composée de cinquante membres, avait voté à l’unanimité plusieurs résolutions. Elle avait invité le gouvernement à accepter le vœu d’annexion des duchés et des légations, en le priant d’agir sans délai et d’avoir confiance dans les manifestations des populations. Elle avait également pressé le gouvernement de soutenir de toutes ses forces devant le congrès le principe de non-intervention. L’on croyait qu’excité par ces démonstrations officieuses, le gouvernement allait prendre des mesures décisives dans le sens annexioniste. Peut-être la publication de la lettre de l’empereur a-t-elle eu pour objet de prévenir quelque témérité de ce genre : à tout événement, elle justifiera du moins auprès des impatiens la circonspection à laquelle est tenu le ministère piémontais. Le voyage du général Garibaldi à Turin montre bien la gravité de la situation dans laquelle est arrivée la lettre impériale. Dans son voyage de Bologne à Turin, le général a publiquement montré des dispositions singulièrement belliqueuses, qui auront dû se refroidir devant les conseils arrivés de Paris. Au surplus, le ministère piémontais venait tout récemment d’accomplir un acte qui avait été applaudi par tous les partisans des fusions italiennes comme traçant avec sagesse la vraie politique qui pourrait concilier les originalités diverses de l’Italie avec l’unité nationale largement organisée : nous voulons parler du décret qui a transféré à Milan la cour de cassation, et qui a provoqué la démission du ministre de la justice, M. Miglietti. On voyait là une pensée habile et prudente qui, tout en concentrant l’unité politique à Turin, voulait partager en quelque sorte entre les grandes cités italiennes les diverses prééminences auxquelles elles sont propres. C’est la bonne politique, disaient les annexionistes, car les diverses agrégations italiennes ne sont point ambitieuses d’autonomie politique, elles ne sont attachées qu’aux institutions municipales, et en évitant les excès de la centralisation administrative, en donnant satisfaction aux traditions municipales du pays, le Piémont pouvait à la fois faire fleurir les grandes villes et assurer l’unité italienne. Faut-il ne voir là pour le moment que l’interruption d’un beau rêve ? Nous aurions voulu examiner à ce propos un écrit remarquable que M. Albert Blanc vient de publier à Chambéry contre les partisans de l’annexion à la France qui s’étaient révélés en Savoie. M. Albert Blanc plaide une cause gagnée. Les utiles conseils qu’il adresse aux Savoisiens et au gouvernement piémontais pour amener ceux-là à entrer plus résolument dans la vie politique et libérale du Piémont, et pour exciter celui-ci à donner une attention plus appliquée aux intérêts de la province qui fut le berceau de la maison de Savoie, n’en subsistent pas moins, et pourront porter de bons fruits. Nous n’eussions pas été aussi accommodans que M. Blanc sur la question de la frontière des Alpes, si la Sardaigne eût dû former un grand royaume de 12 millions d’âmes ; mais après la lettre de l’empereur, il serait superflu de discuter ce point avec M. Blanc.

L’expédition de l’Espagne contre le Maroc est un fait accompli, ou tout au moins décidé et en voie de s’accomplir. Les armemens poursuivis depuis quelque temps à Algésiras ne permettaient plus de douter que le gouvernement de la reine Isabelle n’eût le dessein arrêté d’aller relever le prestige du nom espagnol sur les côtes d’Afrique. Le cabinet de Madrid, la main déjà sur l’épée, a fait une dernière démarche en adressant à l’empereur du Maroc un ultimatum par lequel il réclamait de larges satisfactions pour le passé et d’efficaces garanties pour l’avenir. Les conditions dictées avant la guerre par le gouvernement de Madrid ont-elles paru trop rigoureuses au souverain barbaresque ? La diplomatie espagnole, assez faiblement représentée à Tanger, a-t-elle manqué d’autorité et d’habileté, ou plutôt tenait-on essentiellement à faire accepter des conditions dont il aurait peut-être fallu plus tard réclamer l’exécution par les armes ? Toujours est-il que l’empereur du Maroc a répondu d’une manière évasive. La rupture a éclaté par le rappel du consul espagnol à Tanger, et la guerre a été immédiatement déclarée. Le jour où cette déclaration a été portée aux cortès réunies depuis un mois, elle a été reçue avec un indicible enthousiasme. Tous les partis se sont confondus, — du moins en apparence, — et ont offert leur appui au gouvernement. La presse elle-même a fait ses offres de concours. La fibre espagnole s’est ébranlée à ce seul mot : « Le Dieu des batailles décidera ! » C’est le président du conseil lui-même, le général O’Donnell, qui doit prendre le commandement de l’armée destinée à opérer en Afrique, et composée, dit-on, de quarante mille hommes. C’est donc une guerre sérieuse qui commence, qui a commencé, pouvons-nous dire, puisque le blocus vient d’être mis devant les ports du Maroc, et en outre c’est une guerre de défense, de sûreté, si l’on peut ainsi parler, puisque le général O’Donnell a décliné dans les chambres toute pensée de conquête.

Cette expédition du Maroc serait évidemment une moins grosse affaire, si elle n’était qu’une simple querelle entre l’Espagne et un souverain barbare, si elle ne mettait en jeu d’autres intérêts qui relèvent presque au rang d’une question européenne. De quelque façon qu’on envisage les choses, on ne peut assurément refuser à l’Angleterre le droit de se préoccuper de ce qui se passe à cette entrée de la Méditerranée qu’elle domine du haut d’un rocher. L’Angleterre possède Gibraltar. L’apparition en force d’une autre puissance sur la rive opposée du détroit peut jusqu’à un certain point diminuer l’importance de sa forteresse, troubler sa sécurité dominatrice, gêner ses mouvemens. Joignez à ceci la coïncidence fortuite ou non en ce moment de l’expédition espagnole avec les opérations poursuivies par notre armée dans l’ouest de nos possessions africaines. Voilà bien de quoi expliquer ces méfiances et ces inquiétudes de la presse anglaise, dont les commentaires grondeurs vont souvent fort au-delà du Maroc. Et cependant il n’est pas moins vrai que, sous peine d’une aliénation d’indépendance, les intérêts, la sécurité, l’honneur de l’Espagne ne peuvent être subordonnés aux calculs de la politique anglaise. Les possessions de la France en Afrique, celles qui restent encore à l’Espagne sur la côte, et on pourrait ajouter le commerce de tous les pays, ne peuvent rester exposés aux pirateries barbaresques parce que l’Angleterre possède Gibraltar. Même quand l’Espagne serait conduite à occuper temporairement quelques points de la côte du Maroc ou à chercher sa sûreté dans quelque extension de territoire, que pourrait objecter l’Angleterre ? Elle ne pourrait invoquer que son intérêt, et son intérêt serait ici opposé à la sécurité des mers. C’est ce qui explique l’attitude à la fois méfiante et expectante de l’Angleterre, qui, sans pouvoir mettre en interdit le droit de l’Espagne, ne peut cependant être absolument contente, et c’est ce qui donne aussi un certain caractère de hardiesse à la résolution du cabinet de Madrid, qui n’est point assurément sans avoir reçu de pressans conseils de modération. Il s’ensuit que cette affaire du Maroc, qui n’est rien, si elle reste une simple correction infligée à des barbares, peut aussi devenir une affaire européenne selon le degré de garanties que l’Espagne se croira en droit de réclamer comme prix de la guerre.

Tous les partis, disions-nous, se sont groupés à Madrid autour du gouvernement et se sont confondus dans un même élan d’enthousiasme. C’est du moins l’apparence, c’est le mouvement spontané de la première heure. Nous ne jurerions pas cependant qu’il n’y ait aucune dissonance dans ce merveilleux accord, et que cette unanimité soit aussi réelle et aussi profonde qu’elle le paraît. La vérité est que par plus d’un côté cette expédition du Maroc touche à la situation intérieure de l’Espagne, et il n’est point impossible que le général O’Donnell n’ait puisé dans cette situation même le conseil d’une résolution hardie. En d’autres termes, il aurait agi en vrai et habile soldat qui tente une diversion. L’état politique de l’Espagne est bien simple tout en paraissant fort compliqué. Le général O’Donnell est au pouvoir depuis plus d’un an, et on sait quelle est sa politique ; il gouverne en faisant abstraction de tous les anciens partis, en s’appuyant sur une majorité qui est un composé de toutes les opinions d’autrefois. C’est sa force, et c’est aussi sa faiblesse, car s’il n’a point été victorieusement attaqué jusqu’ici, il n’a eu d’un autre côté qu’un appui précaire qui pourrait lui manquer subitement par une simple dislocation d’une majorité un peu factice. Il était obligé, comme on dit vulgairement, de faire quelque chose, surtout en présence d’une session nouvelle, et l’expédition du Maroc a été un heureux à-propos. Le général O’Donnell était sûr de réussir au premier moment. Le vieux sang espagnol s’est réchauffé pour la guerre contre les Maures. Puis la réflexion est venue : l’enthousiasme belliqueux n’a pas cessé ; mais ceux qui ne sont pas tout à fait les amis du général O’Donnell ont commencé à se demander si la guerre n’était pas un expédient heureux pour affermir par une diversion patriotique une situation qui a ses embarras politiques et financiers. C’est ce qui est arrivé notamment lorsque le ministre des finances, M. Salaverria, a porté aux chambres, il y a peu de jours, des projets qui ne sont pas, il faut le dire, la plus belle partie du programme du gouvernement de Madrid.

Les projets financiers de M. Salaverria sont de deux sortes : les uns ont un caractère de permanence, et ont pour objet d’équilibrer le budget de 1860 par une création de ressources fixes, les autres ont un caractère purement transitoire, et sont destinés à subvenir aux frais de l’expédition du Maroc : ce sont les finances de la guerre. Les moyens imaginés par M. Salaverria pour combler le déficit du budget normal de 1860 sont un impôt sur la transmission de toute propriété mobilière au-dessus de 300 réaux (75 fr.), une modification des tarifs actuels de l’impôt de consommation, une réforme des droits de timbre, une augmentation de la dette flottante, dont le maximum, qui est aujourd’hui de 640 millions de réaux, pourra être élevé à 740 millions. Les mesures extraordinaires destinées à subvenir aux dépenses de la guerre sont une augmentation de la cote foncière jusqu’au taux de 12 pour 100, une augmentation de 10 pour 100 sur l’impôt industriel et commercial, sur les droits de consommation, sur les droits hypothécaires, le rétablissement de l’ancien décompte sur les appointemens des employés. Enfin le gouvernement serait autorisé à étendre, selon les besoins publics, les crédits affectés par le budget extraordinaire de 1860 au matériel de la guerre et de la marine. Ces projets ont donné quelque peu à réfléchir. On s’est demandé tout d’abord comment l’établissement définitif de l’équilibre dans le budget normal pouvait se lier à un fait transitoire tel que la guerre. Tout n’a pas semblé d’ailleurs également heureux dans les combinaisons de M. Salaverria. Le projet d’impôt sur la transmission de la propriété mobilière a paru un médiocre emprunt fait à l’ancienne alcabala. Le choix des matières imposables et la nature des réformes proposées inspirent plus d’un doute. De tout ceci il résulte, ce nous semble, que l’Espagne n’est pas encore assez riche pour payer sa gloire, puisque, dès le premier jour, elle est obligée de forcer tous les ressorts de son système économique. Elle serait donc conduite naturellement à chercher dans la guerre des compensations politiques ; mais alors que deviennent les déclarations de désintéressement faites par le général O’Donnell ? Si le gouvernement espagnol se borne à châtier les pirates, il prépare une déception au pays ; s’il va plus loin, il élève peut-être une question européenne. Ainsi, vue à distance, cette expédition du Maroc est assurément une très juste et très légitime revendication devant laquelle le cabinet de Madrid ne pouvait reculer ; vue de plus près, elle a ses embarras et ses difficultés intimes, et sous cette unanimité créée par l’esprit de patriotisme, elle laisse deviner des dissonances persistantes entre les partis. Le général O’Donnell est après tout homme de ressources, et rien ne dit qu’il ne saura pas exécuter avec une prudente habileté ce qu’il a conçu avec hardiesse et résolution.

Nous ne pensons pas qu’une nation comme l’Espagne, dont le 3 pour 100 vaut à peine 42, puisse fonder une Algérie dans le Maroc, car une Algérie, nous en savons quelque chose, coûte pendant longtemps 100 millions par an, et nous croyons que, retenue par ce frein financier, l’Espagne ne fournira pas à l’Angleterre le prétexte de lui chercher chicane. Nous ne voulons pas non plus considérer comme un péril politique les accidens qui sont survenus à la compagnie du percement de l’isthme de Suez. Parmi ses malheurs, il en est que cette compagnie a peut-être mérités. Certes son président, M. de Lesseps, a montré de rares qualités comme agitateur et comme promoteur d’entreprises. Il faudrait aller en Angleterre et observer les hommes qui s’y passionnent pour une idée et finissent par la faire réussir pour trouver le type de ces apôtres d’un nouveau genre que M. de Lesseps réalise au milieu de nous. Il n’a eu qu’un tort, c’est d’organiser sa compagnie financière avant d’être parfaitement en règle sur la concession même à Constantinople. Les conséquences de cette erreur ne doivent pas, suivant nous, aller jusqu’à provoquer une lutte d’influence entre la France et l’Angleterre. Ce serait un curieux début pour une entreprise qui s’élève aux proportions d’une œuvre humanitaire que de brouiller les deux grandes nations occidentales, et, pour une affaire industrielle, que de déclarer la guerre au peuple qui doit être son principal client. Cette extrémité nous sera sans doute épargnée. La compagnie de Suez s’armera de patience, et demandera le firman qui lui est nécessaire à Constantinople ; le gouvernement français la protégera de ses négociations. Lord John Russell, M. Gladstone et M. Milner Gibson, qui, en dignes libéraux, ont défendu autrefois le percement de l’isthme contre les préventions de lord Palmerston, fléchiront le premier ministre anglais. L’Angleterre elle-même entendra, il faut l’espérer, les avis éloquens de lord Brougham, qui, jouant le rôle du bon ange, vient de la mettre en garde contre les tentations du monopole. Nous le souhaitons du moins aussi vivement que nous voudrions voir la France mettre à profit les exhortations du noble vétéran parlementaire, lorsqu’il nous conseille de repousser le laurier de la guerre que nous présente l’éternel tentateur de notre race. e. forcade.


REVUE MUSICALE


Le Pardon de Ploërmel de Meyerbeer a reparu au théâtre de l’Opéra-Comique le 15 octobre, après une suspension volontaire de plusieurs mois. Nous n’avons point à revenir sur une œuvre que nous avons longuement appréciée ici, et dont le succès est désormais un fait consacré. À Londres comme à Paris, on a rendu grandement justice à la nouvelle production d’un maître dont on peut ne pas approuver toutes les tendances, mais qui possède incontestablement la première qualité qu’on exige au théâtre, le don d’intéresser et d’émouvoir la foule assemblée. Nous faisons toujours nos réserves sur l’ouverture, que nous trouvons trop longue, trop compliquée d’incidens minutieux, manquant de clarté et d’unité d’effet ; d’autres morceaux, tels que le trio qui termine le second acte, pourraient être l’objet de quelques observations semblables. Ce qui est certain et ce que nous nous plaisons à redire, c’est que le Pardon de Ploërmel est l’ouvrage le plus facile et le plus mélodique qu’ait produit l’auteur illustre de Robert et des Huguenots. L’exécution, à l’Opéra-Comique, est encore meilleure qu’elle ne l’était dans l’origine. M. Faure surtout chante et joue d’une manière remarquable le rôle difficile et fatigant d’Hoël, et, quant à Mme  Cabel, sa voix n’a rien perdu de la trempe solide qui la caractérise. Tout va donc pour le mieux, et Meyerbeer fera bien de retourner maintenant sur le grand théâtre de ses succès.

Le Théâtre-Italien continue à dérouler les œuvres de son répertoire, et à produire le nouveau personnel qu’il tient en réserve. Un ténor inconnu jusqu’ici, M. Morini, dont le véritable nom est beaucoup moins euphonique, a débuté le 12 octobre dans il Giuramento, de Mercadante. La voix de M. Morini est agréable, quoique peu forte et dépourvue de flexibilité. L’émotion inséparable d’un début n’a pas empêché M. Morini d’être accueilli avec bienveillance par le public, qui lui a su gré de sa bonne volonté et de ses qualités naturelles. M. Morini, qui est très bon musicien, peut être fort utile à l’administration du Théâtre-Italien. Tout récemment on a repris aussi Rigoletto pour une nouvelle cantatrice, Mme  Dottini, qui s’est essayée dans le rôle de Gilda ; Mme Dottini est Française, sa voix et sa jolie figure l’indiquent assez. Nous laisserons Mme Dottini se produire avec tous ses avantages avant de porter sur elle un jugement qui aujourd’hui ne pourrait être que sévère. M. Graziani, qui abordait pour la première fois le rôle important de Rigoletto, si bien rendu par M. Corsi l’année dernière, a eu de beaux élans comme toujours, et s’est fait vivement applaudir dans la stretta du beau duo du second acte :

Si vendetta,
Tremenda vendetta.

C’est M. Gardoni qui a chanté avec bien des hasards le rôle du prince, où M. Mario déployait une tournure si cavalière et parfois de si beaux accens.

Puisque nous venons de nommer M. Mario, il nous faut bien dire un mot de la scène pénible qui vient de se passer au théâtre italien de Madrid. Comme presque tous les virtuoses célèbres qui, pendant de longues années, ont joui de la faveur du public, Mme Grisi n’a pas eu le bon esprit de s’arrêter à temps dans une carrière où la jeunesse et la beauté font pardonner tant de défauts à une femme. Riche, entourée d’une célébrité européenne peut-être exagérée, Mme Grisi n’a pas voulu comprendre les avertissemens significatifs que nous lui avons donnés ici bien souvent. Elle a persisté à vouloir paraître sur un théâtre encore tout rempli de sa gloire et des souvenirs de sa splendide beauté, qui plaidaient en sa faveur, mais qui ne suffisaient pas cependant pour pallier les défaillances d’un organe aujourd’hui éteint. M. Mario, tout dévoué aux intérêts d’une cantatrice superbe dont les conseils n’ont pas été inutiles à sa propre renommée, a eu l’incroyable imprévoyance de conduire Mme Grisi dans une ville qui ne l’avait pas entendue à cette époque où elle n’avait qu’à se montrer pour exciter l’admiration de tous. Aux noms de Mme Grisi et de M. Mario, apposés sur l’affiche, le public de Madrid, qui est très passionné pour la musique et les chanteurs italiens, est accouru en foule. Mme Grisi a débuté dans la Norma, l’un des beaux rôles qu’elle a créés à Paris, et qui ont fait sa réputation. Le public de Madrid, en voyant et en entendant Mme Grisi pour la première fois, a été d’abord fort surpris, et il n’a pas tardé à manifester son profond mécontentement. La prima donna, étonnée à son tour de l’accueil qu’on lui faisait, n’aurait pu s’empêcher de révéler le dépit qu’elle en éprouvait, ce qui aurait redoublé la mauvaise disposition du public. Alors Mme Grisi éprouva une secousse si violente, qu’il fallut la transporter tout en larmes dans sa loge et suspendre la représentation, qui n’a pu s’achever. À la deuxième représentation, la scène fut encore plus accidentée, et Mme Grisi et M. Mario durent se retirer définitivement.

Cet incident, qui vient de se passer tout récemment au théâtre italien de Madrid, a été diversement apprécié. On s’est généralement fort apitoyé sur le sort de la célèbre cantatrice qui, pendant si longtemps, a fait les délices de Paris et de Londres. Nous sommes loin assurément d’approuver la rigueur avec laquelle le public espagnol a cru devoir manifester son désappointement en voyant devant lui une cantatrice qui n’est plus que l’ombre de la belle créature que nous avons tant admirée, et nous voudrions voir disparaître ces usages barbares qui existent encore dans les principales villes de France et de la Belgique, où l’on ne rougit pas d’infliger aux artistes dramatiques les plus honorables des jugemens tumultueux indignes de nos mœurs douces et équitables. Il n’y a pas de plus grande punition pour un artiste, comme pour les rois, que le silence. Toutefois n’y a-t-il pas lieu de faire quelques réflexions sur la trop grande importance qu’on accorde de nos jours aux interprètes de l’art, aux virtuoses de toute nature, qu’on acclame et qu’on enivre de folles louanges ? Gustave Planche, dont le vigoureux esprit, la haute et ferme critique allaient au-devant de la vérité sans s’inquiéter jamais des vanités et des intérêts qu’il pouvait froisser, a écrit ici, sur l’infatuation des comédiens, des pages remarquables, qui n’ont rien perdu de leur à-propos. Et pourquoi n’oserais-je pas dire toute ma pensée ? Le convoi et les funérailles de Mlle Rachel, les ovations ridicules dont elle a été l’objet pendant sa vie, la vente de son mobilier, où l’on se disputait à prix d’or les moindres bagatelles qui lui avaient appartenu, sont une de ces scandaleuses apothéoses de notre temps qui blessent le plus le sens moral, le goût et la raison. Que ferez-vous donc pour le génie créateur, pour un Corneille ou un Molière, pour un Beethoven ou un Rossini, si vous prodiguez à des comédiennes, à des ballerines et à des cantatrices, aussi merveilleuses que vous le voudrez, de pareils témoignages d’admiration publique ? D’où je conclus que la leçon que vient de recevoir Mme Grisi à Madrid est bonne à méditer.

Le Théâtre-Italien ne se repose pas, car il vient de reprendre le 29 octobre la Semiramide de Rossini, avec un nouvel artiste pour chanter le rôle si important d’Assur. M. Merly est un Français qui a passé plusieurs années à l’Opéra, et qui vient d’Italie, où il a appris à diriger une fort belle voix de basse, très souple et très mordante. D’un physique avantageux, comédien suffisant, M. Merly chante avec feu et semble ne redouter aucune difficulté de vocalisation. Il pousse l’audace jusqu’au sol des ténors, et ce n’est peut-être pas ce que le virtuose fait de mieux que d’abuser ainsi de la partie élevée de son organe, qui vibre plus qu’on ne le voudrait. Toutefois M. Merly a été remarquable dans l’introduction de cet opéra colossal, et il a chanté avec un vrai talent d’artiste et de comédien la scène et l’air des tombeaux au second acte. Mme Penco, qui manque un peu d’ampleur et de puissance pour le personnage de Sémiramis, a eu d’heureux momens, et elle aurait chanté le duo fameux du second acte avec Arsace, — Eh ben ? a te ferisci, — presque dans la perfection, si elle n’avait outre-passé la liberté que doit se permettre une artiste qui interprète la pensée d’un maître comme Rossini. L’Alboni lui donnait pourtant un exemple qui eût été bon à suivre, en chantant la partie d’Arsace avec autant de charme que d’exactitude. Le duo n’en a pas moins produit un grand effet, et la représentation a été l’une des plus intéressantes de la saison. Un seul homme a gâté, autant qu’il a dépendu de lui, le plaisir de cette belle exécution d’un admirable chef-d’œuvre, c’est le chef d’orchestre. Il n’était question dans le foyer, après la chute du rideau au premier acte, que de ce personnage bizarre qui se démène comme un possédé, qui précipitent altère tous les mouvemens, et qui s’imagine, à tort, qu’il porte toute l’exécution musicale du Théâtre-Italien sur ses épaules. Pas tant de zèle, monsieur Bonnetti, pas tant de zèle, car J’orchestre que vous dirigez si mal entendrait à demi-mot, si vous aviez de bonnes intentions à lui communiquer.

La mort vient d’enlever en Allemagne un compositeur célèbre, Louis Spohr, qui s’est éteint à Cassel le 22 octobre, âgé de soixante-seize ans. Né le 5 avril 1783 dans une petite ville du duché de Brunswick, Saesen, Spohr montra dès l’âge le plus tendre de grandes dispositions pour la musique. Il devint promptement un habile virtuose sur le violon, fit des voyages en Russie, dans l’Allemagne du sud, surtout à Vienne, où il s’acquit la réputation d’un violoniste de premier ordre et d’un compositeur distingué. Tour à tour maître de chapelle du duc de Brunswick, du duc de Saxe-Gotha, chef d’orchestre du théâtre an der Wien à Vienne, où il a composé son opéra de Faust, qui a longtemps occupé la scène allemande, Spohr fut nommé maître de chapelle à la cour électorale de Hesse-Cassel, où il est resté jusqu’à sa mort. Après avoir fait un voyage en Italie, Spohr vint à Paris en 1819 et se fit entendre en public et dans plusieurs séances de quatuors sans y produire, comme violoniste, une très vive sensation. Il fut plus heureux à Londres, où les journaux anglais lui firent un accueil très brillant. Spohr a composé beaucoup de musique instrumentale, de musique religieuse, et des opéras dont le plus célèbre, regardé comme son chef-d’œuvre, est Jessonda. Chef d’une école de violon qui a produit de nombreux artistes et dont il a exposé les principes dans un ouvrage spécial, Violinschule, qui a paru à Vienne en 1831, Spohr est un compositeur essentiellement allemand par le caractère de ses idées mélodiques, la complication de sa forme, le coloris de son instrumentation, et par son harmonie travaillée, toujours remplie de modulations ardues. Spohr, qui ne fut pas un homme de génie, se rattache au grand mouvement de l’école allemande qui a produit Beethoven, Weber, Mendelssohn, et en dernier lieu Robert Schumann. Si Weber n’était pas venu, Spohr aurait occupé le premier rang peut-être sur la scène lyrique de son pays.

P. Scudo

ESSAIS ET NOTICES

l’anniversaire séculaire
DE LA NAISSANCE DE SCHILLER.


L’Allemagne s’apprête à fêter dignement l’anniversaire séculaire de la naissance d’un de ses grands poètes. Le 10 novembre 1759, dans une petite ville de la vallée du Neckar, naissait, de parens pauvres et humbles, un enfant destiné à devenir l’un des rois de l’art germanique ; le 10 novembre 1859, toutes les villes allemandes, célébrant ce souvenir, vont se disputer l’honneur de glorifier l’illustre enfant de Marbach, l’auteur des Brigands et de Guillaume Tell. Cette fête de Schiller n’est pas une fête improvisée ; voilà longtemps que l’Allemagne s’y prépare. Le 28 août 1849, au milieu des émotions d’une année tumultueuse, et sous la menace d’une guerre civile, elle avait célébré avec enthousiasme l’anniversaire séculaire de la naissance de Goethe ; on devait les mêmes honneurs à son glorieux émule, et l’enthousiasme est plus grand encore, s’il est possible, que celui qui passionna, il y a dix ans, toutes les contrées allemandes. Du Rhin à la Vistule et de la Baltique aux Alpes, il n’est pas une ville, petite ou grande, qui n’ait déjà son programme de réjouissances publiques. Dans les villages même, où tant de strophes du poète sont encore populaires, bien des hommages l’attendent, qui ne seront pas les moins touchans. D’un bout de l’Allemagne à l’autre, on peut le dire, cette journée du 10 novembre appartiendra tout entière au généreux chantre, de l’idéal et de la liberté.

Cette joie, cette ferveur, ce culte des grands poètes, ces millions d’hommes séparés par tant d’intérêts contraires, qui s’unissent dans un même sentiment d’amour et de vénération pour les héros de la vie morale, c’est là un symptôme précieux en toute époque, plus particulièrement précieux au temps où nous vivons, et que l’historien ne doit pas laisser dans l’ombre. L’histoire littéraire d’ailleurs, autant que l’histoire des idées morales, en conservera le souvenir. Parmi les apprêts de cette belle fête nationale, parmi les présens et les hommages qui arrivent de toutes mains, il faut citer une série d’ouvrages consacrés à Schiller. Le savant éditeur de Lessing, M. Wendelin de Maltzahn, publie avec un soin religieux l’édition séculaire (Sœcularausgabe) des œuvres complètes du noble poète. Sous ce titre : la Vie et les Œuvres de Schiller, un écrivain consciencieux, M. Emile Palleske, met au jour deux volumes remplis d’appréciations excellentes et de renseignemens de toute sorte. M. Julien Schmidt, l’énergique défenseur des grandes traditions de son pays, vient de faire paraître un sérieux travail intitulé Schiller et ses Contemporains, offrande pour le 10 novembre 1859. Citons encore l’ouvrage de M. Jean Scherr, Schiller et son Temps, écrit de fête (ainsi s’exprime l’auteur), écrit de fête pour l’anniversaire séculaire de la naissance du poète (Eine Festschrift zur Saecularfeier seiner Geburt). « Après une longue et scrupuleuse préparation de mon travail, dit M. Scherr, voyant s’approcher l’anniversaire séculaire de la naissance de Schiller, je fis remarquer à mon éditeur que c’était le moment le plus convenable pour la publication de mon livre. Il accueillit, cette pensée avec feu, et voulut que cette nouvelle biographie du poète devînt en même temps un écrit de réjouissance (Jubelschrift), un livre dont la forme extérieure fût aussi un hommage, et un hommage digne de l’immortel génie auquel l’Allemagne et l’humanité tout entière doivent une reconnaissance qu’elles n’acquitteront jamais. » La principale édition de Schiller et son Temps est en effet un ouvrage magnifique qui fait grand honneur à l’éditeur, M. Otto Wigand, et aux artistes qui lui ont prêté leur concours. Nous ne signalons ici que les publications les plus importantes ; si nous voulions indiquer toutes les offrandes que la littérature et les arts ont consacrées au grand poète, nous aurions à dresser un catalogue. Ici, c’est une série de portraits qui nous font connaître la famille et les amis de Schiller, son père, sa mère, sa sœur Nanette, le confident de toutes ses pensées, Koerner, et sa protectrice, la duchesse Amélie ; là, c’est une Galerie de Schiller où deux artistes d’un rare talent, M. Frédéric Pecht et M. Arthur de Ramberg, ont essayé de donner une physionomie réelle aux idéales créations de son théâtre. N’oublions pas une curiosité des plus précieuses, un portrait de Schiller âgé de vingt et un ans, portrait composé, selon toute vraisemblance, en 1780, par P.-K. Hetsch, camarade du poète à l’académie de Charles et plus tard directeur du musée de Stuttgart. Ce portrait, caché dans une galerie particulière, est popularisé aujourd’hui grâce au burin de M. Dertiger, et les admirateurs du poète aimeront à retrouver dans cette physionomie énergique et rêveuse le Schiller de la vingtième année, le révolutionnaire idéal qui préparait ses Brigands dans le cloître militaire du duc de Wurtemberg.

Heureux les poètes qui savent se faire aimer ainsi de leur peuple ! Heureux les peuples qui savent aimer ainsi leurs poètes ! L’Allemagne donne ici un noble exemple, et déjà ce concert d’admiration et de reconnaissance a trouvé des échos par-delà ses frontières. À Londres, l’éclatant interprète de l’esprit germanique, le biographe de Goethe, de Schiller, de Novalis, M. Thomas Carlyle, s’est chargé d’organiser la solennité du 10 novembre. Les Alle-inds qui habitent Paris ont voulu s’associer aussi à leurs frères du pays natal, et ils convient les Français à cette fête de l’intelligence. Non loin de l’emplacement où eut lieu, il y a quatre ans, l’exposition universelle des beaux-arts, la poésie et la musique célébreront le mâle génie qui se glorifiait d’être citoyen du monde. M. Louis Pfau sera le poétique interprète des sentimens de ses compatriotes ; un musicien qui appartient à la France autant qu’à l’Allemagne, l’illustre auteur des Huguenots, a considéré comme un devoir de prêter à cette fête ses splendides harmonies. Les lettres ont apporté aussi leur tribut : on sait combien certaines poésies de Schiller, par exemple l’Idéal et les Artistes, offrent de difficultés à un traducteur français ; plus d’un écrivain a reculé devant ces mystérieux arcanes. Or, il y a quelques mois, M. Muller, professeur de langue allemande au lycée de Montpellier, donnait une traduction complète des œuvres lyriques du poète, et dans cette copie aussi élégante que fidèle, toutes les difficultés du texte étaient courageusement attaquées ; M. Muller n’était-il pas soutenu dans son entreprise par le désir d’honorer l’anniversaire que va célébrer l’Allemagne ? Cette traduction n’est-elle pas une Festgabe, une Jubelscrift, comme disent M. Jean Scherr et M. Julien Schmidt ? Une véritable offrande pour le 10 novembre 1859, c’est le travail que va publier un membre éminent de l’Académoe des Inscriptions et Belles-Lettres. Le jour même de l’anniversaire tant fêté, le 10 novembre prochain, la librairie Hachette mettra en vente les premiers volumes des œuvres complètes de Schiller traduites par M. Adolphe Régnier. Nous avons sous les yeux la biographie que le savant traducteur a placée en tête de son édition, et nous pouvons affirmer que M. Julien Schmidt, M. Jean Scherr, M. Emile Palleske n’ont pas tracé avec plus de soin, et d’amour la physionomie de leur grand poète national.

Voilà, ce me semble, un épisode littéraire qui méritait de ne point passer inaperçu. Ces voix qui se répondent des deux côtés du Rhin forment une harmonie agréable à nos oreilles. Puisse-t-elle, cette harmonie, être un heureux présage ! Si nous en croyons les rares journaux allemands auxquels est permis de pénétrer en France, nos voisins voudraient donner un caractère politique à cette manifestation toute littéraire et morale. Le parti qui poursuit avec ardeur la réforme de la diète essaierait, assure-t-on, d’utiliser au profit de ses désirs l’enthousiasme unanime qu’inspire le nom du poète. Nous souhaitons à l’Allemagne de ne pas amoindrir par des préoccupations intéressées la grandeur du mouvement que nous venons de décrire. Que la fête de Schiller soit une occasion toute naturelle de réveiller au fond des âmes le sentiment de l’indépendance nationale et le culte de la liberté, ce n’est pas nous assurément qui blâmerons cette conduite ; serait-il aussi sage d’en faire un instrument de guerre contre la France ? Schiller a été à la fois le poète de la patrie et le poète du genre humain ; en ne fêtant que le premier, prenez garde de dénaturer cette grande figure. Son inspiration si profondément allemande, est aussi profondément cosmopolite. La meilleure façon d’honorer le peintre du marquis de Posa, c’est de maintenir au-dessus des hasards de la politique les principes éternels du juste, et de propager comme lui le sentiment de la vie individuelle, le respect de l’indépendance des nations, le culte de la diversité dans l’unité, c’est-à-dire, sous toutes ses formes, l’amour de la liberté véritable. Défiez-vous de ces vanités nationales, de ces prétentions exclusives qui compromettent les meilleures causes. Le poète de Don Carlos et de Guillaume Tell, abaissant les barrières des états, prêchait la virile union des cœurs de bonne volonté ; c’est pour cela que l’Angleterre et la France répondent cordialement aujourd’hui à toutes les voix allemandes qui glorifient le nom de Schiller.

Saint-René Taillandier

UN HISTORIEN RELIGIEUX À CAMBRIDGE[1]


Depuis les jours où la théologie effrayée recourait contre les premiers savans à l’argument du bûcher, depuis ceux même où, avec un reste de frayeur, elle se décidait à étudier, elle aussi, pour répondre et trouver un côté faible à ses adversaires, la position de la foi vis-à-vis de la science a beaucoup changé. Maintenant les croyans étudient sans peur, du moins dans l’église protestante, et ils ne s’en tiennent même plus à l’humble rôle de défendeur ; ce seraient eux plutôt pour le moment qui prendraient l’offensive. La nouveauté des découvertes accomplies par l’érudition historique et l’imperfection inévitable de ces premières connaissances avaient, il faut l’avouer, étrangement exalté les savans : faute d’un examen suffisant, ils donnaient à leurs documens une certitude et une portée qu’ils étaient loin de pouvoir justifier, et la critique surtout, ce qu’on nomme ainsi depuis quelque temps, s’était prise, avec une bien naïve vanité, pour l’incarnation même de la raison et de la vérité. Cependant toutes les conclusions hâtives qui s’étaient bâties sur des données mal analysées, toutes les affirmations trop entières qui s’étaient présentées comme des jugemens tandis qu’en réalité elles n’étaient que des préjugés, n’ont pas eu besoin de se dresser longtemps au soleil pour que l’esprit de contradiction qui s’était exercé contre la foi s’exerçât aussi contre elles, et fît de larges brèches à leurs fondations : à son tour, c’est la critique qui a été convaincue de crédulité, et cela en grande partie par les travaux des théologiens. De bonne foi, on ne peut que s’applaudir de ce débat. L’histoire des peuples anciens n’est qu’un thème de belles spéculations, spéculations fécondes sans doute, spéculations admirables pour nous suggérer de nouveaux points de vue et pour nous fortifier dans notre tâche d’hommes, si nous savons comprendre que notre tâche est d’être des étudians et de concevoir humblement des présomptions à l’égard de la vérité. Si au contraire nous nous regardons comme des maîtres appelés à décider, et si c’est pour en tirer des oracles que nous fouillons le passé mystérieux, l’histoire est pire que le plus faux des romans ; elle ne sert qu’à nous empêcher d’atteindre la seule connaissance un peu certaine qui soit à notre portée, la connaissance de notre propre être.

Depuis quelques années, les religions de l’antiquité ont tout particulièrement attiré l’attention des théologiens protestans, et c’est d’un théologien encore, de M. Hardwick, avocat chrétien à l’université de Cambridge, que nous vient une nouvelle étude sur cet important sujet. Autant que nous pouvons en juger, l’auteur n’a pas de théorie personnelle à émettre sur l’origine et la filiation des mythologies, et il ne se donne pas comme ayant ouvert lui-même des sources nouvelles. Le but qu’il s’est tracé est d’examiner tour à tour les principales religions païennes (y compris celles de l’Amérique et de l’Océanie), et de discuter isolément les derniers résultats où la science est arrivée sur chacune d’elles, afin de fixer exactement les rapports que.chacune d’elles présente avec le christianisme. M. Hardwick est un esprit judicieux plutôt que spéculatif ; comme sa race, il a l’amour de la précision, et il est moins porté à généraliser pour son propre compte qu’à contrôler de près chacune des petites assertions qui sont impliquées dans un grand système. Qu’il ait une prédisposition qui influe forcément sur ses jugemens, cela va sans dire ; mais ceux même qui croient ne chercher que la vérité et ne conclure que d’après les faits ont aussi la leur : s’ils n’étaient pas mus à l’avance par un désir, ils ne pourraient pas même examiner, ni à plus forte raison se former une opinion.

À l’égard de l’Égypte, M. Hardwick rencontre naturellement sur sa route la théorie de M. Bunsen. C’est une théorie très enivrante certainement pour l’imagination, mais qui nous demande par trop d’oublier ce que l’expérience nous enseigne tous les jours. M. Bunsen ne se contente pas de prolonger le passé de l’Égypte jusque dans la nuit des premiers temps, il lui donne en quelque sorte des annales authentiques qui remontent bien au-delà des âges les plus lointains dont aucune légende ait prétendu garder un nébuleux souvenir. Ainsi que Babylone, remarque-t-il, l’empire des pharaons n’avait conservé aucune tradition d’un déluge, et son idiome, tel que la science nous l’a révélé en le débarrassant de ses bandelettes, est un mélange frappant de formes sémitiques quant à sa grammaire, et d’élémens iraniens (indo-germaniques) quant à son vocabulaire. En ajoutant à ces témoignages celui des monumens, M. Bunsen croit pouvoir établir que l’Égypte est restée en dehors du cataclysme qui a anéanti le gros de la race sémitique, et que la langue égyptienne est un dépôt antédiluvien du chamitisme.

À propos des livres sacrés de la Perse, M. Hardwick a encore occasion de rectifier plus d’une assertion excessive. Quoique le Zend-Avesta renferme sans contredit des fragmens ou des traditions d’une haute antiquité, on est bien moins certain maintenant d’y retrouver une expression pure de l’antique religion des Perses. Les dernières recherches ont conduit à penser que les traités dont il se compose ne pouvaient remonter, du moins dans leur forme actuelle, au-delà de la restauration sassanienne, c’est-à-dire dire du IIIe siècle de l’ère chrétienne. Cela seul ne permet plus d’être aussi affirmatif à l’égard de l’influence que la doctrine de Zoroastre a pu exercer sur les Hébreux durant leur captivité. La théologie de l’Avesta a certainement des coïncidences frappantes avec le judaïsme des derniers temps, et surtout avec le christianisme ; mais ces coïncidences, observe M. Hardwick, peuvent résulter, ou d’une tradition primitive commune aux deux peuples, ou d’un emprunt fait par les Juifs à la religion de la Perse, ou enfin d’une infiltration des idées juives dans la doctrine de Zoroastre. Or, si le Zend-Avesta n’a été rédigé qu’au IIIe siècle de notre ère, nous sommes au moins forcés d’être très prudens dans nos hypothèses, car au IIIe siècle toutes les anciennes religions semblaient avides de perdre leur individualité, et de se confondre les unes avec les autres. Comme l’a dit M. Muller, « c’était un temps d’incubation mystique où l’Inde et l’Égypte, Babylone et la Grèce étaient comme de vieilles femmes accroupies en cercle et commérant à l’envi, avec leur bouche sans dents et leur cervelle affaiblie, sur les rêves et les joies de leur jeunesse, sans pouvoir se rappeler une seule pensée ou un seul sentiment avec la vivacité qui autrefois lui donnait vie ; c’était un moment de délire religieux et métaphysique où toute chose devenait toute chose, où Maya et Sophia, Mithra et le Christ, Virias et Isaïe, Bélus, Zarvan et Saturne, étaient comme pétris et confondus dans un système hétérogène de creuse spéculation. »

Il reste encore d’ailleurs plus d’une question fort embarrassante au point de vue de l’ancienne théologie, et la manière dont M. Hardwick aborde ces difficultés est tout à fait caractéristique. Il admet sans hésiter, par exemple, que sur le sort de l’homme après la mort l’Ancien-Testament était beaucoup moins explicite que la religion de l’Égypte, et même, ajouterait-il, que la croyance des tribus les plus sauvages. Ce qu’il s’applique plutôt à montrer, c’est que les notions naturelles d’immortalité, comme on les rencontre à peu près partout, sont loin de constituer une supériorité morale. Elles se sont alliées, on le sait, au fétichisme le plus grossier comme au culte dégradant des puissances malfaisantes, et la seconde vie qu’elles promettent à l’homme n’a rien de spirituel : ce n’est qu’un prolongement d’existence terrestre. Les esprits des ancêtres sont censés errer autour de leur tombeau ; on croit qu’ils restent en communication avec leur corps, et qu’ils se nourrissent plus ou moins des offrandes apportées par leurs descendans. Même en Égypte, où existait la croyance plus morale en un jugement après la mort, l’âme qui était sortie acquittée de l’épreuve, qui avait ainsi échappé à la nécessité de passer dans des corps d’animaux, n’avait pas devant elle une destinée plus brillante que celle dont les naturels de l’Océanie et de l’Amérique font le partage des morts. Son ciel était le soleil resplendissant, auquel peut-être on attribuait une certaine personnalité, mais qui n’était pas moins identifié avec le foyer de la lumière physique. Que les Juifs aient été exempts de ces erreurs naturelles, c’est là déjà, aux yeux de M. Hardwick, un trait assez remarquable chez eux. La croyance en une vie future n’a de véritable valeur que lorsqu’elle s’appuie sur une haute conception de la Divinité, sur l’idée d’un Dieu infiniment saint, infiniment juste et fidèle à sa parole. Si les Juifs n’ont pas reçu les certitudes consolantes qui ont été accordées à l’humanité depuis la rédemption, c’est que sans doute il entrait dans les desseins de Dieu de ne pas manifester sa miséricorde avant que sa souveraineté eût été pleinement reconnue. L’idée de la bonté paternelle, qui est prête à pardonner à l’homme malgré son indignité, ne saurait être salutaire que pour celui qui sent déjà qu’il est indigne et qu’il a besoin d’être pardonné, en d’autres termes qui a déjà conscience de tout ce qu’il devrait être et qu’il n’est pas. Tout au contraire, elle ne peut qu’avilir celui qui ne s’est pas encore fait un idéal assez haut du devoir, et qui ne se trouve pas bien misérable en regard des exigences de sa conscience ; elle ne peut que l’exposer à rabaisser sa morale au niveau de ses propres faiblesses. Ainsi s’expliquent pour M. Hardwick les ombres que l’Ancien-Testament laissait planer sur la vie future. Le principal but de la loi donnée aux Hébreux était de développer chez eux le sentiment de l’imperfection humaine et de la perfection divine, de les amener à reconnaître comment la créature était incapable de se rendre irréprochable devant la sainteté suprême. D’ailleurs les Hébreux étaient encore trop dominés par leurs sens, et la perspective toute spirituelle de la rémunération au-delà de la tombe ne les aurait pas suffisamment touchés. Pour les convaincre que Dieu était le maître souverain et l’immuable justice, dont les commandemens ne pouvaient être violés impunément, il fallait une rémunération palpable et immédiate, il fallait que dès ce monde chaque transgression de leur part fît retomber sur eux son châtiment incontestable.

Toute cette apologétique de M. Hardwick se rattache évidemment à des vues sur le judaïsme qui sont de date récente, et que la théologie a dues en partie aux attaques de la critique. Nous faisons allusion aux mêmes idées que M. de Pressensé exposait dernièrement en France, et qui tendent à présenter la révélation, non plus comme un acte violent d’autorité imposant d’un seul coup toute la vérité, et la vérité absolue, mais plutôt comme une manifestation progressive et toujours proportionnée à l’état de l’homme, comme une assistance éducatrice qui veut le concours de la raison, qui lui enseigne seulement ce qu’il peut entendre, en l’aidant à devenir capable d’entendre davantage. — Comme je le disais, cela est tout à fait caractéristique : la théologie moderne est honnête ; au lieu de chercher à contester les faits établis par la science, elle a trouvé moyen d’y répondre en se faisant une nouvelle conception de sa propre foi, en la comprenant d’une manière qui permet d’admettre ces faits et de les concilier avec l’idée essentielle de la déchéance, de la rédemption, de l’intervention surnaturelle. En définitive, la lutte engagée entre le christianisme et la science a convaincu une fois de plus la raison de ne pas avoir le don de prophétie, car, contrairement à toutes les prévisions des deux combattans, il se trouve qu’ils ne se sont pas fait grand mal l’un à l’autre. La critique croyait mettre la foi à bout de raisons, et il est très vrai qu’elle lui a enlevé plusieurs de ses anciennes raisons ; mais la foi s’en est fait d’autres encore meilleures, et en réalité le combat n’a abouti qu’à la rendre plus intelligente et plus profonde dans sa doctrine. Il y a certes là un phénomène fort curieux, et il nous semble renfermer une vérité qui mérite d’être relevée. Comme on le sait, si quelque chose peut rappeler la fécondité infinie de la nature, c’est bien la merveilleuse imagination avec laquelle l’homme le plus lent d’esprit, quand on heurte une de ses volontés, est sur-le-champ en état d’inventer des multitudes d’argumens pour la justifier, et d’en inventer sans fin de nouveaux à mesure que l’on détruit ceux qu’il met en avant. Cela seul est la preuve que nos sentimens ne sont pas déterminés par les considérations que nous regardons nous-mêmes comme les motifs qui nous y déterminent. Les considérations sont trouvées après coup ; le sentiment est un fait intérieur produit par des mobiles intérieurs, par des lois et des nécessités inhérentes à notre propre nature. Sans doute il faut en dire autant de la foi. En montrant qu’elle avait le même privilège d’être inépuisable en ressources pour se légitimer devant l’intelligence, elle a montré qu’elle aussi était un sentiment né des instincts mêmes de notre être, elle a fait voir que les argument et les motifs de croire avec lesquels elle peut se défendre ne sont pas sa véritable cause, et qu’à l’avenir comme par le passé elle et la science n’ont pas beaucoup à craindre l’une de l’autre, parce que de fait elles habitent deux mondes entre lesquels les communications sont plus apparentes que réelles.

Une telle découverte, — et plus ou moins sciemment elle a été faite par nombre d’esprits, — est de nature à rendre et a déjà rendu de grands services aux deux adversaires. En réfutant leurs prétentions mal fondées, elle ne peut que les mettre à même de mieux sentir ce qu’ils sont vraiment. La foi, qui a peut-être le plus vite profité de la leçon, ne songe plus maintenant à écrire des traités de théologie naturelle et à démontrer le christianisme par l’astronomie ou la physique ; elle comprend mieux que sa principale force ne réside pas dans les preuves historiques ou les autres preuves extérieures, qui sont tout au plus une raison de la juger admissible, mais bien dans la valeur intrinsèque que possèdent ses doctrines pour répondre à des besoins humains de tous les temps ; elle sait qu’au lieu d’être une conclusion démontrable, elle est une croyance qui s’impose d’elle-même ou ne peut être imposée, une croyance qui est évidente sans raisonnement pour certaines dispositions morales, qui est irrésistiblement convaincante pour toutes les âmes où prédominent ces dispositions, et qui, en dépit de tout raisonnement, reste inadmissible et impossible pour ceux dont le cœur est autrement incliné. D’un autre côté, la science a pu s’apercevoir que ses documens et ses argumens n’ont aucune prise sur les mobiles qui ont seuls puissance d’engendrer des croyances, et que le monde moral n’est point son domaine à elle : elle raisonne d’après les données qu’elle a pu recueillir sur les faits extérieurs, elle ne saurait légitimement en tirer que des conclusions sur ce qui a dû se passer dans le monde visible. Autant la foi s’égare quand, au nom de ses convictions, elle veut régenter les opinions de la science, autant celle-ci se méprend lorsqu’elle se permet des prétentions métaphysiques, comme s’il lui était donné de créer ou de détruire des croyances, d’empêcher, en d’autres termes, que notre nature morale n’obéisse à ses propres lois.

J. Milsand


  1. Christ and other Masters (Christ et d’autres Maîtres), enquête historique sur quelques-uns des parallélismes et des contrastes principaux qui existent entre le christianisme et les systèmes religieux de l’ancien monde, par Charles Hardwick ; Cambridge, Macmillan and C°, 1859.