Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1859

Chronique n° 662
14 novembre 1859


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 novembre 1859.

Le nœud des affaires européennes se serre de jour en jour, et nous avons à coup sûr le droit d’espérer que le moment approche où il sera délié ou tranché. L’anxiété nerveuse qu’entretient la situation politique actuelle est trop irritante pour qu’on puisse songer à en faire longtemps encore le régime normal de l’Europe. Nous répéterons notre profession de foi : nous repoussons les alarmes vaines, et nous avons trop le sentiment des vraies difficultés qui nous assiègent pour vouloir les aggraver de gaieté de cœur par des peintures exagérées. Bien loin de chercher à augmenter les embarras que l’état de l’Europe suscite au gouvernement de notre pays comme aux autres gouvernemens, nous pensons au contraire l’aider à conjurer ces embarras en exprimant franchement la perplexité impatiente qu’ils nous inspirent. Dans la complication des affaires humaines, il arrive toujours en effet une heure où l’enchevêtrement des détails crée une telle confusion de sentimens et d’idées que, pour dominer et conduire une situation, il faut sortir de la poussière des faits, s’élever au-dessus d’eux, et chercher dans quelque intérêt général, dans quelque principe supérieur, la clarté et la force nécessaires pour franchir les fossés et les broussailles qui barrent le chemin à la politique terre à terre. Nous sommes dans une de ces heures critiques où, pour trouver et assurer leur route, les peuples et les gouvernemens demandent de la lumière et de l’air. Et en le disant que faisons-nous, si ce n’est de hâter le moment où doivent se prendre les résolutions décisives et éclatantes qui peuvent rendre l’équilibre à la raison publique et la sécurité aux intérêts déconcertés ?

Nous sommes sûrs en tout cas de n’être point dupes d’une bizarrerie de notre tempérament. Nous ne sommes pas les seuls à ressentir un pareil malaise ; pour le prouver, nous n’aurions pas besoin d’invoquer des témoignages français, lors même que l’on pourrait regarder la presse parmi nous comme un interprète exact et complet des sentimens publics. Nous ne chercherons pas non plus les symptômes de ce malaise dans les publications de la presse européenne, où ils jaillissent chaque jour avec tant d’abondance. Nos témoins sont les gouvernemens eux-mêmes. Le membre du cabinet anglais qui l’autre jour prenait la parole au nom de ses collègues à Mansion-House, au dîner du lord-maire, sir George C. Lewis, signalait à ses compatriotes l’anxiété que l’état des affaires étrangères devait leur causer. Le ministre des affaires étrangères de Prusse, M. de Schleinitz, dans la circulaire qu’il vient d’écrire sur l’entrevue du prince régent et de l’empereur Alexandre à Breslau, parle de « la situation si grave des affaires européennes. » Le ministre prussien, préoccupé des moyens qui peuvent faire disparaître « ce qu’il y a d’anormal et de profondément regrettable dans la situation de l’Europe, » indique comme un des plus efficaces parmi ces moyens la cordiale entente qui s’est rétablie entre le prince de Prusse et l’empereur de Russie. Il y a donc, ce sont les gouvernemens eux-mêmes qui le disent, des choses graves, anormales, profondément regrettables, dans la situation de l’Europe, et des motifs sérieux à l’anxiété générale. Il n’est pas nécessaire d’être dans le secret des cabinets pour discerner une partie au moins de ces choses, dont la gravité varie suivant la position du pays au point de vue duquel on les considère. En France par exemple, les difficultés qu’il faut résoudre ne sont point de celles que l’entente de la Russie et de la Prusse doive et puisse conjurer. La plus sérieuse à nos yeux n’est point même la pacification et la reconstitution de l’Italie ; c’est l’état et la tendance de nos relations avec l’Angleterre. Sur ce point, nous ne serons pas démentis : nous allons depuis quelque temps si visiblement à la dérive à l’endroit de l’alliance anglaise, que la question anglaise est devenue la préoccupation ou le souci de tout le monde. C’est l’intérêt qui pour nous domine, à l’heure qu’il est, tous les autres ; c’est l’inconnu qu’il faut dégager le plus promptement possible. Quelle est la position que la France doit et va prendre vis-à-vis de l’Angleterre ? C’est à cette question que la France et son gouvernement devraient se hâter de faire, avec une résolution raisonnée, une réponse claire et catégorique.

La France et l’Angleterre ne peuvent avoir l’une vis-à-vis de l’autre que l’une de ces trois positions : l’antagonisme déclaré, le système de réciproque bon vouloir que l’on appelle l’entente cordiale, ou bien un état intermédiaire entre l’antagonisme et l’alliance intime, dans lequel les deux puissances, sous les apparences générales de l’alliance, renoncent au concert préalable, à l’action commune, et se réservent l’entière liberté de leurs allures. Nous ne parlerons pas des deux premières positions : l’une, l’antagonisme, est précisément l’extrémité que veulent prévenir les esprits éclairés et les honnêtes gens des deux pays ; l’autre, l’entente cordiale, est le système qui, après avoir été si utile à notre politique et même aux intérêts du capital et du travail parmi nous pendant la guerre de Crimée, a malheureusement périclité depuis. La troisième position, la politique d’indépendance et d’isolement vis-à-vis de l’Angleterre, est celle qui semble prévaloir aujourd’hui, ou, si l’on veut, vers laquelle nous tendons. Nous n’avons garde de dire que cette attitude ne puisse être inspirée à la France, dans certaines circonstances, par ses intérêts et son honneur. Nous ne prétendons pas qu’une telle politique ne puisse être pratiquée avec succès et avec prudence par notre pays dans les conditions générales d’une alliance ordinaire et sans compromettre la paix. Une telle exagération est loin de notre pensée. Seulement cette politique est plus facile ou plus périlleuse suivant les conditions qui régissent la vie intérieure de la France. Il dépend en effet de la nature de ces conditions de restreindre ou de multiplier les points de contact et par conséquent les occasions de conflit entre les deux pays, et cela malgré, les intentions ou les desseins des gouvernemens de la France. Pour qu’un gouvernement pût être en effet maître de ses desseins au point de se croire à l’abri des entraînemens de l’opinion, il faudrait que le peuple dirigé par lui n’eût pas de vie collective et s’absorbât exclusivement dans les soins et les affaires des existences individuelles. Un tel phénomène n’existe pas, et il ne faut pas surtout s’attendre à voir jamais la France en donner au monde le miraculeux spectacle. Un grand peuple comme le nôtre possède les facultés et a le besoin d’une grande vie collective. Or que sont les élémens de cette vie collective par laquelle chaque citoyen d’un grand pays sort de l’étroite sphère de ses intérêts particuliers pour s’élever à la conception des idées et des intérêts qui composent l’existence nationale, et participer à l’action commune par laquelle cette existence se manifeste ?

La vie collective ou, pour employer le mot propre, la vie publique d’un peuple, c’est l’imagination, la raison, l’esprit de spéculation, l’ambition de ce peuple appliqués à toutes ses affaires générales. Il ne saurait donc être indifférent, pour la sécurité de la politique extérieure d’un pays tel que la France, que les alimens et les moyens d’action de la vie publique intérieure lui soient largement ou étroitement mesurés. Si la vie publique intérieure est large, ce pays y trouvera dans des questions importantes, qui touchent au progrès matériel, intellectuel et moral de ses citoyens,.un emploi vaste et incessant de son activité, et ne se laissera pas détourner de ses vrais intérêts par d’oiseuses et périlleuses questions étrangères. Si au contraire la vie intérieure est bornée et stérile, si elle laisse dans l’oisiveté les facultés politiques de la nation, si elle n’a pas de quoi occuper l’intelligence des classes éclairées et l’imagination des masses, le peuple portera sur les questions extérieures toute l’activité de son esprit. Tout contact et tout froissement d’intérêt avec une nation étrangère se grossiront dans son imagination, s’envenimeront des vieux préjugés qu’une discussion élevée ne pourra plus neutraliser ; toute difficulté extérieure deviendra un péril pour la paix, un embarras grave pour le gouvernement. C’est à dessein que nous présentons sous une forme abstraite les inconvéniens d’une trop sévère restriction imposée à notre politique intérieure : il sera plus difficile ainsi de donner le change sur la sincérité patriotique de nos intentions ; mais n’est-ce point là l’histoire de ce qui se passe depuis quelque temps sous nos yeux dans les dispositions de l’esprit public à l’égard de l’Angleterre ? Nous aimons à croire que le gouvernement déplore comme nous les excitations qu’une presse ignorante et grossière répand journellement dans l’opinion contre l’Angleterre : nous ne lui demanderons certes point d’exercer contre ces dangereux écarts de la presse l’action préventive ou répressive ; les journaux anglais eux-mêmes nous ont donné à cet égard une leçon de générosité et de bon goût en exprimant le regret que l’on eût frappé d’un avertissement les vivacités de M. de Montalembert contre la politique anglaise dans les affaires d’Italie. Les avertissemens ne suffiraient pas et n’épargneraient point au gouvernement les embarras de cette polémique regrettable, car enfin il n’est pas de gouvernement, si fort et si bien doué qu’il soit, qui puisse prétendre à être le seul orateur et le seul publiciste d’un grand pays. Nous voudrions du moins, quant à nous, que ces réflexions et l’expérience présente accrussent, même autour et au sein du gouvernement, le nombre, qui grossit heureusement chaque jour, des esprits qui pensent que c’est par une diversion au dedans qu’il faut au moins balancer les difficultés extérieures actuelles, et qu’une extension de notre vie publique intérieure serait aujourd’hui la meilleure défense contre des entraînemens belliqueux et la garantie la plus solide de la conservation de la paix.

C’est surtout dans les affaires d’Italie que nous verrions avec douleur se produire l’antagonisme de la France et de l’Angleterre. L’opinion libérale en France a toujours professé à l’égard de l’Italie le principe que soutient en ce moment la presse anglaise. Ce principe simple, empreint d’une véritable prudence et d’une manifeste justice, est la sauvegarde des peuples faibles et des nations poussées aux révolutions par les fautes de leurs gouvernemens : c’est le principe de non-intervention. Si, dans leurs rapports avec les petits états et avec les peuples mal gouvernés, les grandes puissances méconnaissent ce principe, elles se condamnent à de pénibles contradictions et à d’inextricables embarras. Les malheurs de l’Italie avant la dernière guerre étaient la conséquence de la violation du principe de non-intervention érigée en système par l’Autriche. La conséquence logique de la guerre entreprise par la France pour la délivrance de l’Italie devait être le triomphe du principe de non-intervention. Nous persistons à espérer, malgré les apparences contraires, qu’il est possible de prévenir l’avortement de notre entreprise, car les déclarations réitérées de l’empereur nous autorisent à croire qu’aucun rôle ne sera laissé à l’action d’une force étrangère dans la reconstitution de l’Italie. La confusion de la situation vient d’une part des engagemens pris à Villafranca en faveur de la restauration des archiducs, et de l’autre de la politique annexioniste de l’Italie centrale. Les engagemens de Villafranca, pour ce qui concerne la France, n’ont jamais impliqué à nos yeux les conséquences qu’en ont voulu tirer les Autrichiens : l’empereur a bien pu promettre qu’il emploierait son influence auprès des populations italiennes pour obtenir d’elles la restauration pacifique des princes déchus, il a pu même, si l’on veut, s’engager à ne pas reconnaître en Toscane tout gouvernement qui ne serait pas celui du grand-duc ; mais il n’a pas pu stipuler pour des tiers qui n’étaient point eux-mêmes partie au traité, il n’a pu stipuler pour les populations de l’Italie centrale comme il aurait eu le droit de le faire pour des contrées conquises par la France. C’était beaucoup sans doute que de donner à la restauration projetée des archiducs le poids de l’influence morale de la France ; mais cette influence morale devant seule être employée, toute intervention matérielle étant écartée, l’empereur reconnaissait implicitement le droit des populations de l’Italie centrale à disposer librement d’elles-mêmes. La stricte limite que la France a marquée à son action étant définie, il faut définir aussi la limite posée par la légalité européenne, que la France a le droit de revendiquer, au libre arbitre des populations italiennes. Il est reconnu par l’Europe qu’aucun changement ne peut s’accomplir légalement dans la distribution territoriale du continent sans le consentement et la sanction des puissances qui ont fixé cette distribution. Les vœux des populations italiennes sont donc légitimes et ne peuvent être refoulés par la force étrangère tant que ces populations se bornent à repousser tel ou tel prétendant et à se gouverner elles-mêmes comme elles l’entendent. Leurs prétentions n’auraient plus le même caractère, elles empiéteraient sur les droits collectifs de l’Europe, si, en s’unissant de fait à un autre état, elles changeaient, avant l’assentiment de l’Europe, l’état territorial existant. Ainsi, conformément au principe de non-intervention, les populations italiennes peuvent refuser, sans avoir à redouter la pression d’une force extérieure, les princes qu’on veut leur rendre, et conformément au droit européen elles n’ont pas le pouvoir de s’annexer à la Sardaigne sans l’aveu de l’Europe. Entre ces limites, n’y a-t-il pas un espace assez large pour que la France et l’Angleterre puissent arriver sans se heurter à combiner une politique vraiment favorable à l’indépendance de l’Italie, une politique de transition sans doute, qui ne sera pas encore l’unité demandée par les Italiens, mais qui sera un acheminement visible vers cette unité, et n’en rendra peut-être que plus sûre la réalisation dans l’avenir ? Pourquoi, par exemple, les provinces révolutionnées de l’Italie centrale ne s’agrégeraient-elles pas sous un même gouvernement, et pourquoi l’Europe, puisqu’elle s’interdit l’intervention matérielle, n’admettrait-elle pas, sous l’empire du fait accompli, la réunion en un seul état de la Toscane, de Modène, de Parme et des Romagnes ?

Nous le savons, bien qu’elles s’approchent autant que possible de la réalité, les vues que nous exprimons ici sont du domaine de la théorie, et les théories sont bien faibles en face d’un état révolutionnaire, c’est-à-dire d’une situation où le libre arbitre des hommes est fatalement violenté par la force des choses. Le malheur de la question italienne, c’est d’avoir été engagée sous ce prestige d’une théorie que les événemens ont à chaque instant démentie et déjouée. L’intérêt pratique en Italie n’est point en ce moment de dresser des plans de restauration, de formation d’états ou de confédération, mais de contenir et de sauver la révolution par le maintien de l’ordre. C’est cette nécessité d’organiser promptement l’ordre dans l’Italie centrale qui avait porté les chefs de la révolution italienne à se placer sous la régence du prince de Carignan. Cette combinaison, comme l’ont démontré dans leurs rapports aux assemblées MM. Ricasoli et Farini, avait le double avantage de donner une satisfaction au mouvement italien, et de le contenir en même temps dans les garanties de la forme monarchique. Cette combinaison doit être considérée comme avortée, puisque le gouvernement français y voit un empiétement sur les droits du prochain congrès, et la repousse à ce titre. Il est vrai que l’établissement de la régence du prince de Carignan eût ressemblé de fort près à l’accomplissement de l’annexion ; mais il est certain qu’en prenant le gouvernement temporaire de l’Italie centrale, le prince de Carignan eût ramené ce pays dans la voie régulière, et l’eût protégé contre les désordres révolutionnaires. Avant que le roi de Sardaigne n’eût reçu les derniers conseils du gouvernement français, on nous écrivait de Turin que le prince de Carignan accepterait la régence, et allait publier une proclamation où, avant tout, les droits du congrès seraient expressément réservés. Le régent devait en même temps remercier l’Italie centrale de ce vote nouveau, par lequel elle confirmait ses vœux antérieurs en faveur de l’annexion. M. Massimo d’Azeglio, nous disait-on, était même parti pour Florence, afin d’y préparer la réception du prince. On ajoutait, mais nous laissons à notre correspondant la responsabilité de cette information, que le roi de Sardaigne avait répondu à la lettre de l’empereur Napoléon, et que sa réponse, plus conforme aux vœux de l’Italie qu’aux conseils de la lettre impériale, serait probablement publiée par le Times. On nous écrivait encore que le roi de Sardaigne avait recommandé la prudence au général Garibaldi, mais que celui-ci, en assurant le roi de son dévouement, lui avait franchement déclaré qu’il tiendrait jusqu’au bout ses engagemens envers la cause italienne. Le roi et le général s’étaient du reste quittés dans les meilleurs termes. Quel changement le refus de la régence apportera-t-il dans ces dispositions ? Entre un refus catégorique ou une acceptation positive, la subtilité italienne est-elle parvenue, comme on l’assure, à trouver un terme moyen, qui, sans blesser la France, permettrait au Piémont de maintenir au profit de l’ordre son influence sur le mouvement de l’Italie centrale ? Ou bien ne faut-il plus compter désormais, pour la bonne conduite de la révolution, que sur l’ascendant qu’a pris sur elle ce chef populaire, Garibaldi, dont la figure grandit chaque jour, et qui vient d’éveiller un enthousiasme si caractéristique dans la vieille, mais toujours chaude tête de cet énergique tory qui se nomme lord Ellenborough ? Nous posons ces questions avec tristesse, mais non sans espérance.

Ce sera beaucoup si l’on peut gagner le congrès sans trouble et sans explosion en Italie. Sans doute, lorsque le congrès sera réuni, le caractère imposant de cette solennelle délibération européenne ouverte sur leurs destinées modérera et contiendra les impatiences des Italiens. Nous avons déjà remarqué, à propos des stipulations du traité, que la paix de Zurich laissait ouvert à la liberté d’action des grandes puissances un champ assez large pour que la réunion d’un congrès sur les affaires d’Italie fût possible. La circulaire de M. le comte Walewski, qui commente le traité avec beaucoup de lucidité, a aussi le mérite d’en présenter les conclusions avec une modération qui ménage habilement l’amour-propre des puissances appelées désormais à participer à l’arrangement de difficultés qui ont éclaté malgré elles et sans elles. Malheureusement il ne suffit pas que le traité de Zurich ait rendu un congrès possible et même nécessaire pour que le congrès se réunisse, et surtout pour qu’il se réunisse promptement. Comme on l’a observé justement, la mission ordinaire des congrès est de sanctionner des faits accomplis, ou de formuler des arrangemens déjà convenus d’avance : un congrès n’est pas le premier acte d’une négociation, il en est le dénoûment. Or ici les faits ne sont point accomplis, ou du moins on ne voit pas qu’on puisse encore leur reconnaître officiellement ce caractère. Entre les prétentions autrichiennes, les engagemens français et les principes anglais, il y a de tels désaccords qu’une longue négociation est nécessaire pour arrêter les résultats qui devront être consacrés en congrès. D’un côté donc, nous ne serons pas surpris si la lenteur des négociations préliminaires retarde la convocation du congrès, et de l’autre, nous ne pouvons nous dissimuler que, dans les circonstances présentes, chaque jour de retard est un péril nouveau pour l’expérience qui se poursuit en Italie comme pour la tranquillité de l’Europe.

Ce sont surtout les répugnances que le congrès rencontre dans l’opinion anglaise que nous voudrions voir surmontées. Nous ne serions pas surpris que l’Autriche ne fût guère pressée de soumettre les affaires italiennes à une délibération européenne ; elle peut compter sur le bénéfice du temps, et verrait sans douleur et sans effroi l’Italie en proie aux menées mazziniennes. L’Angleterre, qui porte à l’Italie un intérêt sincère, ne peut pas exposer froidement la cause de la liberté italienne à de telles aventures : c’est pourtant ce qu’elle ferait, si la réunion du congrès était ajournée par sa faute. Le ministère anglais, nous le reconnaissons, a devant lui de graves difficultés. L’opinion anglaise est arrivée à un rare degré d’unanimité sur la question italienne, et l’on peut dire que les sentimens exprimés par lord Ellenborough dans sa lettre à lord Brougham sont ceux de tous ses compatriotes. Le Times disait récemment que les plus illustres chefs parlementaires, lord John Russell, M. Gladstone, M. Disraeli, ne réuniraient pas 20 voix dans la chambre des communes, s’ils osaient proposer la restauration du grand-duc à Florence. Le ministre des affaires étrangères, lord John Russell, est un des plus anciens amis de la cause italienne, et il jouerait en quelque sorte l’honneur de sa carrière, s’il entrait dans un congrès sans être sûr d’avance d’y faire adopter les conditions essentielles et permanentes de l’indépendance de la péninsule. Le parti tory, prévoyant les écueils d’un congrès, s’est dès le principe montré hostile à cette combinaison. Or le cabinet actuel n’est soutenu dans la chambre des communes que par une majorité effective de sept voix. Il peut, au moindre faux pas, tomber devant ses adversaires. Ceux-ci ne sont point, il est vrai, pressés de prendre le pouvoir : mais la patience même qu’ils affectent est un signe du sentiment qu’ils ont de leur puissance. La grande démonstration conservatrice qui a eu lieu à Liverpool il y a quinze jours est un curieux symptôme de la confiance qui anime en ce moment le parti tory. Six cents conservateurs de la grande métropole commerciale de l’Angleterre ont voulu rendre un hommage public à lord Derby et aux principaux membres du dernier cabinet. Sur ce théâtre, que Canning choisit autrefois pour y prononcer le manifeste le plus retentissant de sa politique, lord Derby et M. Disraeli ont déployé avec éclat les couleurs de leur parti. Ils ont fait l’histoire du nouveau parti conservateur. Lord Derby a rappelé que c’était sur le conseil même du duc de Wellington qu’après la grande scission de sir Robert Peel il avait rallié autour de lui les élémens dispersés de la phalange conservatrice, et M. Disraeli a pu comparer avec un légitime orgueil ce qu’était ce parti dans la chambre des communes, lorsqu’il en prit la conduite il y a dix ans, avec ce qu’il est devenu aujourd’hui. Il ne leur a pas été difficile de faire sentir où résidait leur force : lord Derby a montré que les conservateurs, à peu près égaux par le nombre aux autres fractions réunies de la chambre des communes, avaient sur elles l’avantage d’être un parti uni, compacte et discipliné. M. Disraeli est allé plus loin : il s’est vanté, non sans raison, d’avoir enlevé à ses adversaires le monopole du libéralisme. L’un et l’autre, ils ont parlé avec réserve de la politique étrangère ; ils ont exprimé leur confiance dans le maintien de la paix, en dépit de l’incertitude des situations et des paniques de l’opinion. Ils n’ont été précis que sur deux points : lord Derby a conseillé encore au gouvernement de ne pas s’empêtrer dans les difficultés et les responsabilités d’un congrès, et dans le cas où de sérieux dangers extérieurs menaceraient l’Angleterre, il a promis au cabinet actuel l’appui de son parti. M. Disraeli a été surtout explicite à cet égard, et ses paroles méritent d’être citées. « Je ne suis point de ceux, a-t-il dit, qui viennent répandre sur le marché des clameurs ambiguës. Ce n’a jamais été ma coutume. J’ai toujours été le défenseur d’une politique pacifique, j’ai toujours été d’avis que nous ne devions pas scruter la conduite de nos alliés avec un esprit soupçonneux et litigieux, que nous devions au contraire toujours donner à leurs actes une interprétation loyale et même généreuse ; mais je fermerais les yeux aux signes du temps, je serais insensible aux sentimens que j’entends universellement exprimer, je les traiterais avec une négligence hautaine, si je méconnaissais l’anxiété de ce grand peuple. Je ne prétends pas connaître les secrets d’état ; mais, à l’honneur de notre constitution et de la chambre où je suis fier de siéger, je dirai que s’il est un gouvernement étranger qui croie qu’à la faveur de nos dissensions politiques il pourra poursuivre des plans ambitieux et agressifs, ce gouvernement se trompe sur le génie de la constitution anglaise et du peuple anglais. S’il compte sur nos dissensions et sur les nobles rivalités de notre vie publique pour le succès de ses desseins, le résultat tournera à sa confusion. On verra, si jamais l’indépendance de ce pays ou l’empire de notre reine était menacé, on verra que la souveraine de ce royaume règne sur un peuple dévoué et un parlement uni. » Deux jours après cette solennité politique, M. Disraeli prononçait à Manchester un discours plus remarquable encore. Il était accompagné de plusieurs membres de l’aristocratie, et pourtant l’apparence de cette réunion était plus modeste, quoiqu’un intérêt vraiment social en fût l’objet. Il s’agissait de distribuer des prix à une assemblée de plusieurs centaines d’ouvriers qui, après le travail de la manufacture, viennent suivre les classes du soir des mechanics’ Institutes. M. Disraeli a adressé à tous ces intéressans travailleurs une de ces allocutions cordiales, sensées, généreuses, qui relèvent les classes populaires, qui les encouragent et les soutiennent dans leurs virils efforts, qui leur apprennent et les aident à monter dans l’échelle sociale. Le marquis de Chandos et lord Stanley escortaient M. Disraeli, enfant de ses œuvres, qui donnait à ces ouvriers un parlant exemple des succès que peuvent obtenir la persévérance, l’application et la volonté dans une société aristocratique. Nos ignorans déclamateurs qui cherchent à exciter de détestables préjugés et de grossières passions contre le prétendu égoïsme de l’aristocratie anglaise pourraient-ils nous citer beaucoup de réunions semblables dans les sociétés qui, comme la nôtre, se targuent tant de leur démocratie ?

L’Allemagne a, ces jours derniers, donné à l’Europe un spectacle unique et digne d’intérêt à divers points de vue : nous voulons parler des fêtes du centième anniversaire de la naissance de Schiller. Ce qui frappe dans cette admirable manifestation nationale, c’est l’unanime élan avec lequel elle a été préparée, organisée et célébrée dans toutes les parties de l’Allemagne. Un trait non moins singulier de ce prodigieux enthousiasme, c’est qu’un poète en soit l’objet. Dans cette époque intermédiaire du XIXe siècle si mal disposée pour la poésie, dans ce temps de chemins de fer, de hauts-fourneaux et de crédits mobiliers, dans l’année même où l’Europe, ébranlée par un coup de tonnerre imprévu, n’a oublié un instant ses préoccupations industrielles que pour se hâter, inquiète, déconcertée, frémissante., de fourbir ses armes, qui eût dit que quarante millions d’hommes se réuniraient le même jour dans la même pensée et le même acte, et que cette pensée serait la glorification d’une mémoire poétique, que cet acte serait la célébration d’un jubilé littéraire ? Car il ne s’agit point ici d’une simple fête de lettrés, d’une solennité académique : l’âme d’un peuple entier est touchée et se répand dans ces rassemblemens et ces processions aux flambeaux qui remplissent du bruit et de l’éclat de leurs patriotiques émotions les cités germaniques. Ah ! il serait doux de croire qu’il existe au moins un peuple en Europe qui dans toutes ses classes professe le culte de la gloire honnête, pure, intellectuelle, vraiment humaine, qui s’attache aux triomphes de la pensée, du cœur et de l’art. Il y a en vérité assez longtemps que les misérables multitudes vouent une stupide idolâtrie aux représentans de la force et resserrent elles-mêmes le joug qui les dégrade en divinisant leurs tyrans. Souverains, ministres, généraux, subissant cette fois, bon gré, mal gré, l’empire de l’opinion unanime, viennent de se joindre à la glorification du poète : étrange grimace, car jamais prince, empereur ou général, jamais homme de carnage, de duplicité et d’oppression n’a reçu en Allemagne un hommage semblable à celui qui vient d’être décerné au pauvre, à l’honnête, au brave Schiller ! Certes, si un poète a mérité d’accomplir un tel miracle par la puissance du souvenir et de mettre un jour dans le cœur de sa patrie tant de joie, de reconnaissance et d’orgueil, c’est bien Schiller : c’est cette âme stoïque et ardente qui n’a jamais trafiqué de l’inspiration, qui n’a jamais consenti à laisser dégrader l’art en un lâche et vil épicurisme, qui a toujours cru et a prouvé tant de fois que les plus beaux accens de la parole humaine sont ceux que lui communique la passion de la justice et de la liberté. Même hors d’Allemagne, on peut comprendre que Schiller ait été l’objet de ce grand acte de dévotion populaire. Il existe encore en France, qu’on veuille bien le croire, une génération qui n’a point renié les nobles traditions que rappelle de l’autre côté du Rhin l’évocation du nom de Schiller. Schiller a été un de ces grands contemporains de la révolution française parmi lesquels notre réveil libéral répandit tour à tour tant d’espérances, d’angoisses et de cruelles déceptions. Ces grands hommes étaient fils de notre révolution, car ils l’aimèrent, ils furent fiers d’elle, ils souffrirent en elle et pour elle, et maudirent avec les meilleurs d’entre nous ceux qui la souillèrent et la pervertirent. Schiller, dans cette grande patrie des aspirations et des espérances libérales qui recrute parmi tous les peuples l’élite des esprits et des âmes, fut un des nôtres, et nous aussi nous avons le droit de nous associer aux témoignages prodigués par son pays à sa mémoire.

Mais ne nous faisons pas d’illusion : ce n’est point au grand poète que s’adresse exclusivement la manifestation que l’Allemagne vient d’accomplir. Le génie et les vertus de Schiller l’ont désigné à la reconnaissance enthousiaste de ses concitoyens, mais ils n’ont point été la cause unique des manifestations actuelles. L’anniversaire de la naissance de Schiller a été une occasion pour l’Allemagne de retrouver et d’exprimer, ne fût-ce que pour un moment fugitif, son unité morale. Les souvenirs ni les noms de politique et de guerre ne fournissent à l’Allemagne des occasions semblables : au lieu de lui parler d’unité, ils ne lui rappellent que les divisions qui ont entravé dans la confédération le développement d’une vie nationale. C’est le privilège et l’honneur de la philosophie, de la science et surtout de la poésie allemandes, d’avoir appris, pour ainsi dire, aux peuplades germaniques qu’elles sont une nation, et qu’à ce titre elles peuvent et elles doivent entrer dans les compétitions intellectuelles et politiques de la société européenne avec la mission, l’initiative, le rang et la puissance d’un grand peuple. La fête célébrée en l’honneur de Schiller prouve que la révélation qui lui a été apportée par ses philosophes et ses poètes est vivante au cœur de l’Allemagne, et Schiller n’eût pas compté comme la moindre des gloires auxquelles il aspirait la puissance de ralliement qui vient d’être reconnue à son nom. Les politiques ne voient que le côté le plus vulgaire des choses, lorsqu’ils disent que Schiller n’est qu’un prétexte à des manifestations tumultueuses. Ils assurent que la démocratie pénètre et mène l’agitation qui s’est faite à l’occasion de ce jubilé. Les gouvernemens le savent, ajoutent-ils ; c’est volontairement qu’ils ferment les yeux et les oreilles. Le prétexte est trop national et trop plausible pour qu’il fût prudent de mettre obstacle à ces démonstrations, tant qu’elles ne dégénéraient point en désordres publics. On se console par la pensée que ces fêtes sont une soupape de sûreté par laquelle s’échappe le sentiment populaire, et l’on se résigne à ce qu’on ne pourrait empêcher sans imprudence et sans péril. Nous croyons en effet, quant à nous, que les sentimens politiques ont eu grande part dans cette fête nationale ; mais si la démocratie allemande a seule le droit de répondre à ces aspirations patriotiques, si les gloires les plus pures et les plus populaires lui appartiennent si bien qu’elle peut, en les évoquant, faire battre tous les cœurs à l’unisson et contraindre les cabinets et la politique officielle à dissimuler leurs défiances et leur mauvais vouloir, à capituler prudemment devant le sentiment national, il faut convenir que l’événement du jubilé de Schiller est d’un bon augure pour elle, et il faut constater qu’elle vient d’obtenir un succès qui doit retentir dans les progrès libéraux de l’Allemagne. Tout au moins y a-t-il là une compensation aux mécomptes qui ont jusqu’à présent paralysé les efforts de l’association récemment formée pour la révision de la constitution fédérale.

Cette association, qui avait paru se mettre à l’œuvre de si grand cœur, n’a rien produit encore. Quelles sont les causes de cette immobilité, sinon de cette retraite des meneurs du mouvement réformiste ? Il ne faut point les chercher dans le refus que les autorités de Francfort ont opposé à la demande des chefs de l’association allemande, qui voulaient établir dans cette ville libre le siège de leur propagande. L’organisation de l’association en a été tout au plus retardée, puisqu’elle a trouvé un asile dans les états du duc Ernest de Saxe-Cobourg. C’est dans les difficultés pratiques de son entreprise que l’association a rencontré les obstacles qui l’ont arrêtée. Parmi ces difficultés, la plus grande est de définir avec précision l’étendue et la portée de la réforme. Il n’a pas été possible aux promoteurs de s’entendre sur ce point. Les programmes de Hanovre et d’Eisenach indiquaient dans l’hégémonie de la Prusse les garanties d’unité d’action poursuivies dans la réforme du pacte fédéral. Cette tendance en tout temps aurait soulevé des objections énergiques dans l’Allemagne méridionale, où, sans parler des intérêts si contraires des petits souverains, les populations sont séparées de la Prusse par les mœurs, par la religion, par les répugnances que leur inspire ce qu’elles appellent la morgue prussienne. Toutefois, dans les circonstances actuelles, un sentiment plus vif encore aliénait à la Prusse l’Allemagne méridionale. Il nous est pénible de le dire, ce sentiment est lui-même engendré par l’esprit d’hostilité que notre guerre d’Italie a réveillé contre la France au sein des populations germaniques. Il faut avoir le courage de se l’avouer : notre dernière guerre ne nous a point fait d’amis. Quelques esprits, aussi frivoles que vains, peuvent se consoler de cet inconvénient en se répétant à eux-mêmes que nous sommes redevenus la grande nation, que nous sommes la première puissance du monde, et que l’idée seule de l’irrésistible impétuosité de nos soldats fait trembler l’Europe. Ce sont là d’étranges politiques, et qui entendent singulièrement les intérêts et l’honneur de leur pays. Pour nous, qui sommes loin de regarder la peur et les sentimens haineux qu’elle inspire comme un moyen d’étendre l’influence d’un grand peuple ; pour nous, qui souhaitons à notre pays l’influence qui s’acquiert par le spectacle d’institutions qui relèvent la dignité humaine, par l’initiative bienfaisante de la pensée, par le prestige des lettres, par l’ensemble et l’impulsion des progrès politiques et sociaux, nous gémissons de voir se rallumer des animosités nationales qui nous ont été autrefois si funestes à nous-mêmes. Voilà ce qui s’est malheureusement passé cette année à notre égard en Allemagne, tous les témoignages en font foi. Nous n’en signalerons ici qu’un indice, c’est le discrédit dans lequel la presse française, à très peu d’exceptions près, est tombée au-delà du Rhin ; dans des contrées où elle était autrefois accueillie avec un empressement si sympathique. Pour revenir à la question qui nous occupe, nous sommes forcés de reconnaître que l’on reproche à la Prusse, dans l’Allemagne méridionale, la politique d’abstention et de lenteur qu’elle a suivie dans la dernière guerre d’Italie : la passion et le préjugé populaires ne lui pardonnent pas de n’avoir point pris parti contre nous, et lui font un crime de la sagesse de cette temporisation qui nous a préservés des terribles calamités d’une guerre européenne. Les auteurs des programmes de Hanovre et d’Elsenach avaient espéré surmonter les dissentimens de l’Allemagne méridionale en convoquant une réunion nouvelle, en se donnant cette fois rendez-vous à Francfort. Là, sur la lisière des deux Allemagnes, on pensait qu’il serait plus facile de s’entendre avec les réformistes du sud sur la rédaction d’un programme nouveau. Cet espoir a été à peu près déçu. L’Allemagne du sud envoya beaucoup moins de représentans à la réunion que l’Allemagne du nord. Les représentans du nord auraient voulu conserver les programmes de Hanovre et d’Eisenach ; ceux du sud repoussaient l’hégémonie prussienne, qui, à les entendre, devait frapper de stérilité leur propagande. Pour prévenir une scission qui aurait fait avorter l’association, l’on fut obligé de s’arrêter à un moyen terme : l’on a adopté un programme qui ne précise ni la portée du mouvement de réforme, ni les moyens pratiques que l’on compte mettre en œuvre. Un comité permanent a été institué, dont les attributions et l’action ont également été laissées dans le vague. Cette transaction, en effaçant les traits les plus prononcés du mouvement réformiste, en a restreint la marche et l’énergie ; l’association, obligée de garder une attitude expectante, ne fait plus guère parler d’elle.

La question de réforme est cependant posée : elle est posée dans les esprits, car ceux même qui répugneraient le plus à une refonte radicale du pacte fédéral se sentent mal à l’aise dans les institutions actuelles ; elle est posée dans les faits, car plusieurs états secondaires ont présenté à la diète un projet de réforme partielle concernant l’organisation militaire de la confédération. On souhaite une réforme, personne n’en conteste la nécessité ; mais personne, que nous sachions, n’en indique avec netteté les moyens pratiques. Tout le monde sent que l’Allemagne pour son honneur, d’autres disent pour sa sécurité comme nation, a besoin de se mouvoir avec plus de promptitude et d’unité dans sa politique extérieure et dans son action militaire. La loi actuelle de la confédération a été trop souvent mise à l’épreuve pour que l’on puisse soutenir qu’elle répond suffisamment à ce besoin national. Mais comment concilier les intérêts compliqués et contraires qui s’agitent dans le lien si relâché de la confédération germanique ? Pour que la réforme fût efficace et sérieuse, il faudrait que chacun des petits états fit le sacrifice d’une partie de ses droits de souveraineté. Des maisons princières ne font jamais spontanément de tels sacrifices, car elles craignent, de concession en concession, d’être entraînées à une abdication totale. De là cette obstination égoïste des petites cours allemandes à défendre l’intégrité actuelle de leurs droits souverains, de là encore cette politique d’autonomie à outrance entée sur une fureur de conservation que les Allemands désignent du nom de particularisme. Cette politique, dans ses exagérations, n’est pas seulement funeste aux intérêts généraux de l’Allemagne, elle est contraire aux intérêts des populations. Plusieurs des petits états sont très mal gouvernés ; tous sont gouvernés trop chèrement à cause de la multiplicité des listes civiles, qui imposent à l’Allemagne des frais généraux de gouvernement hors de proportion avec les ressources des peuples et les services administratifs réellement rendus. Les populations qui gémissent sous des gouvernemens impopulaires fournissent ses recrues au parti unitaire et invoquent l’hégémonie prussienne. Dans les états tolérablement gouvernés, les souverains font vibrer habilement au profit du particularisme ces cordes sensibles qui, par la diversité des religions, des mœurs, des traditions intellectuelles, attachent les populations aux agglomérats dont elles ont fait partie depuis des siècles. En somme pourtant, le penchant comme l’intérêt populaire inclinent décidément vers cette simplification de la machine fédérale, regardée par les cours comme une abomination et un danger révolutionnaire ; mais le particularisme des petits états trouve un appui contre cette loi de progrès, qu’il essaie de calomnier, en la dénonçant sous le nom de révolution, dans les vicissitudes de l’antagonisme des deux grandes puissances allemandes, la Prusse et l’Autriche. La légalité étroite qui régit la confédération a donc toujours pour elle la prépondérance des intérêts et des forces qu’elle a créés et qu’elle abrite. Il semble que, pour que cette légalité pût être réformée par les voies légales, il faudrait des miracles de sagesse et d’abnégation chez les princes, de patience et de docilité chez les peuples. À défaut de miracles, on ne peut compter que sur la préparation progressive des esprits, secondée un jour ou l’autre par l’imprévu et la force des événemens.

Nous notons, parmi les faits préparatoires, la proposition présentée à la diète par quelques états secondaires, et tendant à la révision de l’organisation militaire de la confédération. Cette proposition est une niche que les petites cours ont voulu faire à la Prusse. C’est la Prusse, disent-elles, non sans raison, qui encourage sous main l’agitation réformiste, tout en désapprouvant officiellement les tendances du mouvement qui seraient dirigées contre les droits des princes confédérés ; c’est la Prusse qui pour couvrir la faiblesse et l’irrésolution de sa politique pendant la guerre d’Italie, objectait les vices de l’organisation militaire de la confédération. La jeune Prusse, la Prusse libérale, qui pousse aux réformes, n’en propose pas ; elle signale les vices de la machine fédérale, sans indiquer aucun remède. Les états secondaires ont cru faire un habile coup de partie en mettant un terme à ces ambiguïtés de la politique prussienne. « En gardant la conviction que les institutions fédérales suffisent à toutes les crises, pourvu qu’elles soient exécutées avec sincérité et bonne foi, » les petites cours ont proposé à la diète de faire examiner les réformes dont la constitution militaire serait susceptible, se montrant en même temps disposées à accueillir avec empressement toute proposition de réforme des institutions fédérales qui, bien entendu, ne violerait pas les bases légales de la constitution existante. Dans la pensée des états secondaires, c’était une mise en demeure signifiée à la Prusse. La proposition a été renvoyée au comité militaire, qui a présenté son rapport dans la dernière séance. Il n’est pas douteux que la révision ne soit votée à l’unanimité ; reste à savoir quelles en seront les conséquences pratiques. En attendant, une nouvelle proposition de réforme a été présentée par le gouvernement de Bade. Il s’agit cette fois d’établir un tribunal fédéral. L’opinion réclame depuis longtemps en Allemagne l’institution d’un tribunal supérieur, qui serait appelé à connaître non-seulement des questions litigieuses qui s’élèvent entre les états de la confédération, mais encore des plaintes que peuvent avoir à formuler les corporations constitutionnelles et même les simples citoyens contre les actes arbitraires de leurs gouvernemens. Un projet avait été élaboré dans ce sens lors des conférences de Dresde en 1851 ; il n’en avait plus été question depuis cette époque. On comprend l’importance qu’aurait la proposition badoise, si elle répondait aux vœux tout entiers de l’opinion. On dit qu’elle n’a point cette étendue, et qu’elle restreint l’autorité du tribunal projeté aux simples litiges entre états. Nous attendons, pour en apprécier la portée, la publication officielle de la proposition badoise.

L’antagonisme de la Prusse et de l’Autriche vient au surplus de se réveiller sur une question qui a passionné l’Allemagne il y a neuf ans ; est-ce de cette nouvelle lutte que sortiront les événemens qui peuvent seuls seconder une sérieuse réforme fédérale ? Le champ de bataille est le même que celui qui porta autrefois malheur à la politique prussienne : c’est la Hesse électorale. On se souvient des tristes aventurés de ce pays, à qui sa constitution fut enlevée parce que ses représentans refusaient de sanctionner la dilapidation avérée de ses finances, que son prince livrait au despotisme d’un ministre aventurier, M. Hassenpflug, lequel avait été forcé, par une condamnation correctionnelle, de quitter le service prussien. La Prusse avait en 1850 pris parti pour les Hessois contre leur scandaleux gouvernement, dont l’Autriche avait épousé la triste cause. Le conflit allait arriver jusqu’au choc militaire des deux grandes puissances allemandes, lorsque la Prusse, battant en retraite, fut obligée, sous la pression de la Russie, de céder aux exigences de l’altier ministre autrichien, le prince Félix Schwarzenberg. La Prusse veut-elle effacer aujourd’hui la disgrâce d’Ollmütz ? Certes les chances sont en ce moment pour elle. Ce n’est plus le vacillant Frédéric-Guillaume qui est à la tête du gouvernement ; c’est le prince régent, dont la fierté fut si affectée par les humiliations de 1850. Le cabinet actuel de Berlin, bien qu’il n’ait point fait encore ses preuves de résolution et d’énergie, n’a pas hérité sans doute de la pliante humilité de M. de Manteuffel.

L’entrevue intime de Breslau est la contre-partie des sévères admonitions que l’empereur Nicolas lançait à la Prusse en 1850. La Prusse peut donc prendre sa revanche du douloureux échec que lui a valu, il y a dix ans, la Hesse électorale. Voici que la question renaît aujourd’hui : c’est toujours la constitution hessoise de 1831 qui est l’objet du litige. Après Ollmütz, le procès fut fait à cette constitution, qui de 1831 à 1849 avait paisiblement fonctionné, sans que, dans cette longue période de réaction, la diète y eût rien trouvé à redire. Enfin le 27 mars 1852 la diète décida que cette constitution était dans ses dispositions essentielles en contradiction avec la loi fédérale et devait être abolie. L’électeur de Hesse fut invité à octroyer une constitution nouvelle, et, après s’être concerté avec des chambres élues en vertu d’une loi électorale également octroyée, à soumettre la constitution à la sanction définitive de la diète. Voilà sept ans que la constitution de 1852 est l’objet d’interminables débats entre le gouvernement et les chambres de la Hesse électorale sans que l’électeur et son parlement se puissent mettre d’accord sur plusieurs points importans. L’affaire a donc été soumise de nouveau à la diète fédérale et renvoyée par celle-ci à l’examen d’une commission qui vient de formuler des propositions qu’elle croit de nature à concilier les prétentions rivales. Or, avant le vote de la diète, la Prusse a adressé aux divers gouvernemens fédéraux un mémoire dans lequel elle prouve que la constitution de 1831 n’avait pu être abolie par le vote de la diète du 27 mars 1852, que ce vote l’avait seulement suspendue, et que, puisque le gouvernement et les chambres de la Hesse électorale n’ont pu s’entendre sur une constitution nouvelle, il ne reste d’autre solution que de revenir à l’ancienne. La conclusion de la Prusse est donc que la constitution soit remise en vigueur, et qu’on laisse au gouvernement et aux chambres de Hesse le soin de supprimer les dispositions qui seraient contraires au droit fédéral. À la publicité donnée au mémoire prussien, l’Autriche vient de répondre en publiant un mémoire sur la même question qu’elle avait adressé, vers la fin du mois dernier, à ses confédérés. Sur le point de droit, le cabinet de Vienne ne partage pas l’opinion de la Prusse : il soutient que la marche proposée par celle-ci serait contraire et à l’autorité de la diète germanique et aux vrais intérêts de la Hesse électorale, et que c’est dans la constitution de 1852 qu’il faut chercher les élémens d’un arrangement. Voilà quelle affaire agite en ce moment l’Allemagne, divise la diète, et met aux prises la Prusse et l’Autriche. L’on n’ira point assurément aux mêmes extrémités qu’en 1850, et nous espérons que cette fois l’Autriche aura le dessous. Ces longues chicanes par lesquelles l’Autriche a soutenu depuis si longtemps le mauvais gouvernement de Hesse, cette page de l’histoire contemporaine de la confédération germanique et du rôle qu’y joue la cour de Vienne soutenant un prince violateur de la constitution de son pays contre de paisibles et honnêtes populations qui n’invoquent que le respect de la loi, n’est-ce point là une leçon instructive au moment où l’on veut gratifier l’Italie d’une hypothétique organisation fédérative, dans laquelle les princes autrichiens devraient payer leur restauration de constitutions octroyées ?

Quant à la cour de Berlin, à laquelle on reproche, souvent avec trop de raison, ses incertitudes et ses hésitations contradictoires, elle rencontre ici une occasion unique de faire acte de consistance et de vigueur, et de prouver au libéralisme allemand, qui peut seul lui donner la force et l’ascendant auxquels elle aspire, qu’elle ne faillira plus désormais a la défense de la liberté et de la justice. Malheureusement ces hésitations contradictoires sont la maladie chronique du gouvernement prussien. Il vient de le laisser voir encore, à propos des fêtes de Schiller, dans les ordres et les contre-ordres donnés tour à tour par la police de Berlin. Nous n’insisterons pas sur ces maladresses : elles ont été réparées par la façon dont le prince régent s’est uni à la fête nationale. Nous ne relèverons qu’une anecdote qui peint d’une façon comique les petitesses qui se mêlent aux luttes politiques en Allemagne, qui illustre les irrésolutions prussiennes, et qui montre que la rivalité et la jalousie des deux grandes puissances allemandes se poursuivent même dans les choses les plus mesquines. On sait que la garnison de Francfort est composée de troupes prussiennes et de troupes autrichiennes. Le comité qui organisait dans cette ville la fête séculaire de Schiller avait prié le commandant prussien de mettre à sa disposition les chevaux de l’artillerie pour la procession qui devait être le plus brillant épisode de la fête. Le commandant prit, dit-on, les ordres du ministère de la guerre à Berlin, lequel répondit par un refus. Le comité s’adressa alors au commandant autrichien, et celui-ci s’empressa de prêter ses chevaux. À peine en fut-on informé à Berlin, que l’on craignit de voir la Prusse battue en popularité par l’Autriche, et qu’un ordre péremptoire enjoignit au commandant prussien de mettre tous ses chevaux à la disposition du comité. L’âme de Schiller n’aura pas aperçu ces misères du monde officiel, glorieusement couvertes par le cordial enthousiasme du peuple allemand. Si nous y prenons garde nous-mêmes, c’est pour supplier le gouvernement prussien d’en finir avec ces hésitations maladroites et ridicules, et de se guérir une bonne fois de cette danse de Saint-Guy qui contracte et fait trop souvent grimacer sa politique, car cette infirmité ne nuit pas à lui seul : elle fait tort aux intérêts et aux principes dont la Prusse est appelée à être en Allemagne l’avocat persévérant, et au besoin le ferme soldat.

Nous finissons cette longue excursion en Allemagne. En revenant à la France, nous éprouvons le besoin de compléter les pensées que nous exprimions en commençant ces pages. Nous montrions dans la politique extérieure les fâcheux effets du resserrement que la vie publique a depuis huit ans éprouvé parmi nous. Les circonstances et les institutions ont pu contribuer à la léthargie que nous déplorons ; mais nous croyons qu’il faut aussi en accuser les hommes, non pas ceux qui font profession de craindre et de haïr la liberté, mais ceux qui, en ayant connu les nobles émotions et en ayant senti la bienfaisante influence, se sont laissé vaincre et décourager par les événemens. Il y a parmi ceux-là des hommes éprouvés qui ont dû à la liberté l’honneur de leur nom et l’autorité de leur talent sur leurs contemporains, puissance précieuse qu’il leur a plu de laisser inactive ; il y a aussi des hommes jeunes qui n’ont pas trouvé en eux assez de chaleur et assez de foi pour tenter des efforts qui leur paraissaient devoir demeurer stériles. Les uns et les autres ont semblé croire que le fait pouvait longtemps dominer l’idée, que la chose pouvait vaincre l’esprit. Leur excuse apparente était le rétrécissement prodigieux du cercle où s’était autrefois exercée l’activité publique ; mais en dehors et au-dessus des contingences de la politique courante, la vaste et haute sphère des idées générales, des principes sociaux, de la philosophie politique et de l’histoire animée, ne demeurait-elle pas ouverte ? Puis la cause de la liberté était malheureuse. N’est-ce pas le plus merveilleux des stimulans pour les âmes chaleureuses et pour les talens qui sentent leur sève de servir une noble cause dans ses revers et de reconquérir pied à pied avec elle et pour elle le terrain perdu ? Nous avons donc tous, sauf un petit nombre, été coupables du marasme intellectuel et moral qui a envahi la France. Parmi cette élite qu’il faut excepter figure en première ligne l’auteur des Souvenirs et Réflexions politiques d’un journaliste, M. Saint-Marc Girardin. L’illustre journaliste, puisqu’il se pare fièrement de ce titre, qui dans quelques bouches grossières est presque devenu une injure, n’a jamais désespéré du succès de notre cause et n’a jamais cessé d’y travailler. On admire justement l’esprit de M. Saint-Marc Girardin ; mais ce que nous admirons plus que son esprit, c’est son bon sens ; plus que son bon sens, c’est sa constance dans les opinions libérales de sa jeunesse. Nous ne pouvons songer ici à apprécier un livre qui demanderait une étude spéciale, et qui restera comme une des pages les plus brillantes et les plus instructives de l’histoire des idées politiques de notre époque. Il nous suffira, pour en indiquer l’intérêt, de dire que M. Saint-Marc Girardin y a réuni les plus importantes discussions qu’il a soutenues dans le Journal des Débats, enjoignant aux anciens articles qu’il a reproduits un commentaire où ses jugemens d’autrefois sont contrôlés par l’expérience présente. On pressent les jeux de lumière qui sortent de ces fines et sagaces confrontations du présent avec un passé tout à la fois si rapproché et si éloigné de nous. M. Saint-Marc Girardin peut ainsi éclairer les erreurs et les défauts des deux époques et dégager de cette étude de nobles et sûres leçons pour l’avenir. Là est la portée utile et féconde de son livre. Au lieu de décourager et de restreindre son libéralisme, l’expérience l’a élargi. C’est ainsi que M. Saint-Marc Girardin rejoint les tendances de la nouvelle école libérale française qui veut oublier les divisions factices de partis qui n’ont plus de sens pour les générations contemporaines, et s’asseoir sur l’immense base de notre démocratie, qui ne sera une démocratie véritable que le jour où l’édifice de ses institutions sera enfin couronné par la liberté. e. forcade.

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V. de Mars.