Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1854

Chronique n° 541
31 octobre 1854


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 octobre 1854.

Au moment où la guerre s’engage de plus en plus, sans qu’on puisse désormais pressentir comment elle se dénouera ; lorsque, selon toutes les probabilités qui résultent des faits diplomatiques aussi bien que des faits militaires, cette lutte est destinée à s’étendre et à s’aggraver, il faut bien en accepter toutes les conditions, et s’attendre à ne point voir toujours la rapidité des événemens répondre à l’impatience de l’opinion publique. Il faut se préparer à toutes ces lenteurs nécessaires de difficiles opérations, pour lesquelles le temps est un indispensable complice, même quand elles sont le plus favorisées. On a supprimé le temps l’autre jour, lors de cette prise subite de Sébastopol qui couronnait si bien la bataille d’Alma : le temps a repris ses droits ; il a fallu en revenir à la stratégie, aux travaux de siège, à un investissement régulier, pour arriver à un bombardement et à un assaut. C’est ce qu’ont fait nos armées depuis la première rencontre qui a signalé leur entrée en Crimée, et ces opérations nouvelles n’ont point été sans gloire et sans résultat. Qu’on lise les rapports de lord Raglan, et on verra que tout n’a point été facile dans ce mouvement par lequel la ligne russe a été tournée et les armées alliées ont été portées sur Balaclava. Après avoir franchi la Katcha et le Belbeck sans obstacles, l’armée anglaise a eu à se frayer un chemin à la boussole à travers des bois épais, et elle a manqué d’eau toute la journée. Au sortir de ces bois, elle s’est trouvée sur les flancs d’une division russe qu’elle a attaquée aussitôt, et dont elle abandonnait la poursuite après quelques milles. La nuit, elle allait camper dans la vallée de la Tchernaïa, et le lendemain elle se présentait devant Balaclava, où elle entrait. La marche de nos soldats n’a point été moins difficile.

Ainsi, tandis que les principaux préparatifs de défense des généraux russes étaient au nord de Sébastopol, les armées alliées gagnaient le sud et s’emparaient de Balaclava, où elles trouvaient une position puissante à portée du point le plus vulnérable de la citadelle russe ; elles avaient conquis une base d’opérations solide, un port d’approvisionnement et de débarquement, et au besoin un abri sûr pour nos flottes. C’est à Balaclava, à ce qu’il paraît, que nos généraux avaient eu un moment l’idée de débarquer pour envahir la Crimée ; mais ils s’étaient arrêtés devant les formidables moyens de défense naturelle que la côte offrait aux Russes. La journée de l’Aima leur a ouvert le chemin par terre vers le même point. C’est là que le matériel de siège a été débarqué, c’est de ce côté aussi qu’ont commencé les opérations d’investissement, tandis qu’une partie de l’armée restait en observation, prête à combattre. Le signal de l’attaque a été donné enfin le 17 octobre par l’ouverture du feu, et chaque jour désormais ne peut que révéler les péripéties successives de ce conflit redoutable. La gravité d’une telle lutte ressort assez d’elle-même sans nul doute, et elle ressort encore plus, s’il est possible, de l’accroissement incessant des forces qui sont en présence. Les armées alliées n’ont point reçu seulement les renforts qu’elles attendaient de Varna et de Bourgaz : l’Angleterre et la France envoient de nouveaux soldats ; le corps d’occupation de la Grèce a été embarqué pour la Crimée ; les divisions turques ont été augmentées. L’armée russe, de son côté, s’est vraisemblablement accrue, et bien que les secours dont elle a pu se recruter aient été singulièrement exagérés, ils ne paraissent pas moins réels. Les forces du tsar restent donc assez considérables pour disputer une victoire et la faire chèrement acheter. Quoi qu’il en soit, les événemens qui s’accomplissent aujourd’hui dans la Crimée ont un rare et émouvant intérêt, parce que là est la lutte et là coule le sang de nos soldats. Il ne faudrait point cependant se faire trop d’illusion sur le résultat définitif de ces événemens : ils ne sont plus qu’un épisode dans la guerre actuelle. Militairement, ils ne terminent rien ; ils ne peuvent tout au plus que déplacer la lutte. Politiquement, ils ne peuvent que hâter la solution de toutes ces difficultés dans lesquelles s’embarrasse encore la diplomatie d’une partie de l’Europe. Plus on va en effet, plus la question se simplifie de manière à ne laisser place à aucune politique timide et irrésolue, à aucune de ces neutralités singulières qui ont la prétention de cumuler tout à la fois l’influence et l’inaction.

L’Europe, cela est certain, est pour le moment dans un état de crise extrême et décisive où elle ne peut rester longtemps en présence des événemens qui marchent, et c’est principalement vers l’Allemagne que se tournent encore tous les regards pour en attendre le mot qui peut décider des suites de la guerre actuelle. Depuis plus de six mois déjà, l’Allemagne travaille à se donner une politique, une volonté commune, en quoi par malheur elle a peu réussi jusqu’à ce moment. Depuis deux mois particulièrement, elle offre le spectacle de la plus singulière lutte diplomatique engagée entre l’Autriche et la Prusse devant tous les autres états allemands. Les dépêches se succèdent, et on dirait en vérité qu’elles n’ont point d’autre but que de donner lieu à des interprétations et rectifications mutuelles bien propres à tout obscurcir, si une parole nette et décidée du cabinet de Vienne n’était venue à propos dissiper toutes ces confusions calculées, en mettant une fois de plus à nu les indécisions de la Prusse. Nous n’avons pas besoin, au surplus, de rappeler l’objet de ces discussions diplomatiques, complétées aujourd’hui par une dernière dépêche prussienne du 13 octobre, en réponse à la note autrichienne du 30 septembre. Il s’agit toujours de savoir quel est le sens du traité du 20 avril et si la convention austro-prussienne est restée en vigueur après la retraite des Russes derrière le Pruth, quelle est la portée réelle de l’occupation des provinces du Danube par l’armée autrichienne, comment on peut s’entendre pour proposer à la diète une résolution commune au sujet des quatre conditions de paix du 8 août. La véritable importance de ces débats diplomatiques, c’est qu’ils marquent nettement la situation des deux grandes puissances allemandes dans les complications présentes ; leur dernier mot à travers toutes les circonlocutions les plus subtiles, c’est que la Prusse aurait voulu ne rien faire et le voudrait encore, tandis que l’Autriche accepte les chances d’une politique qui s’est décidée avec lenteur, mais qui se sent arrivée à la limite extrême de la temporisation.

S’il est en effet une chose qui ressorte clairement de la vive et pressante argumentation du cabinet de Vienne dans ses deux notes du 30 septembre, dont l’une avait un caractère confidentiel, c’est qu’il a pris son parti sur deux ou trois points essentiels, qui peuvent incontestablement d’un jour à l’autre le mettre en état d’hostilité déclarée avec la Russie. Ainsi l’Autriche n’abandonne nullement son droit de coopérer plus activement à la guerre ; elle le revendique au contraire, en manifestant l’intention de ne point attendre la paix des efforts et des combats d’autrui, pas plus qu’elle ne se montre disposée à supporter indéfiniment les sacrifices nécessités par sa position actuelle. L’Autriche n’est pas moins formelle en ce qui touche le sens de l’occupation des principautés par ses troupes. Elle ne se reconnaît aucun droit d’entraver les opérations de l’armée turque, non plus que celles des armées alliées contre le territoire russe ; c’est là justement ce qu’elle a refusé de garantir au cabinet de Saint-Pétersbourg. Elle est dans les provinces du Danube pour les défendre contre une invasion nouvelle, cette invasion se produisît-elle à l’occasion d’une attaque quelconque qui ne serait pas de son fait, et dans ce cas, où elle serait restée dans la limite défensive tracée par le traité du 20 avril, elle ne voit pas comment ce traité n’aurait point tout son effet. Tel est le sens des dépêches par lesquelles le cabinet de Vienne réduit à sa valeur l’argumentation de la Prusse. La Prusse déclare le traité du 20 avril périmé par le fait même de la retraite des Russes, et l’Autriche lui répond victorieusement que cette retraite, fondée sur des motifs stratégiques, n’a rien d’irrévocable, n’offre aucune garantie. La Prusse affecte d’attribuer un caractère exclusif à l’occupation des provinces du Danube par les troupes impériales, et l’Autriche lui montre avec évidence qu’elle ne peut exclure ni la Porte, qui est la souveraine des principautés, ni les puissances occidentales, qui ont acquis le droit d’y entrer.

Ce qu’il y a de singulier, c’est la prétention implicitement émise par le cabinet de Berlin de diriger l’action de l’Autriche, de lui dicter un rôle, lorsque lui-même il n’a pas fait mouvoir un soldat et ne s’est imposé aucun sacrifice pour une politique qu’il a cependant contribué à créer. Quel est donc cet intérêt allemand dont nous ne connaissons jusqu’ici l’existence que par une inaction érigée en théorie ? Comme si on ne connaissait pas assez ce fanatisme d’inaction, le cabinet de Berlin prend le soin de le rappeler encore dans sa dernière dépêche du 13 octobre. La Prusse se défend vivement au sujet de la manière dont elle a envisagé les propositions de paix du 8 août ; elle leur a donné tout son appui, et la preuve en est qu’après les avoir recommandées à Saint-Pétersbourg, elle a offert à l’Angleterre et à la France comme à l’Autriche de les consigner dans un nouveau protocole où elle interviendrait. Seulement, ajoute M. de Manteuffel, c’était a avec cette réserve expresse, que pas plus que dans la signature des protocoles précédens, le cabinet prussien n’y verrait l’obligation contractuelle d’une coopération militaire contre la Russie. » Dans le fait, les trois puissances ont dû penser que c’était assez de protocoles ainsi, et que l’adhésion de la Prusse dans ces conditions ne conduisait pas à un grand résultat. C’est là ce que le cabinet de Berlin appelle sa politique : — signer des protocoles, éviter les engagemens, et ne rien faire ! — La Prusse a cherché de son mieux à communiquer ses incertitudes et sa passion d’inaction à l’Autriche ; elle n’a point heureusement réussi. Le cabinet de Vienne, en effet, marche de plus en plus dans la voie de décision où il est entré, et au bout de laquelle est peut-être une aUiance plus étroite, plus effective avec l’Angleterre et la France dans un temps très prochain. Si on n’en est point là, l’Autriche vient tout au moins de manifester ses tendances par un acte qui prend une valeur singulière dans les circonstances présentes : elle vient de concéder à une compagnie à demi française, pour une somme de 200 millions, les chemins de fer autrichiens construits ou achetés par l’état, avec des mines, des forges et des forêts. Comment une telle opération serait-elle possible, si une dissidence politique sérieuse existait entre le cabinet de Vienne et la France ?

Tout sert ainsi à caractériser la position de plus en plus avancée de l’Autriche dans la crise actuelle ; il ne manque peut-être que son véritable nom à cette position vis-à-vis de la Russie. Si ce n’est point la guerre déclarée, ce n’est point la paix à coup sûr. Rien n’égale du reste, assure-t-on, l’irritation du tsar contre le gouvernement autrichien. Si l’empereur Nicolas se rend prochainement à Varsovie, ainsi que le bruit en a couru, il n’est point impossible qu’il n’adresse à l’Autriche quelque ultimatum, et même qu’il ne l’attaque ouvertement. La marche de la garde impériale russe, à laquelle faisait récemment allusion le cabinet de Vienne dans ses communications avec les cours allemandes, donnerait peut-être lieu de penser que ce n’est point là une hypothèse trop chimérique. Chose plus singulière ! ces deux puissances qui se touchent par la frontière de Pologne, qui se heurteront peut-être de ce côté, en sont aujourd’hui à rechercher le concours et l’appui des Polonais. Les efforts de l’empereur Nicolas dans ce sens ont amené le cabinet de Vienne sur le même terrain, et on va jusqu’à dire qu’un des chefs de l’armée autrichienne, allant il y a un mois à Cracovie, offrait un commandement à un général polonais qui a joué un rôle dans la révolution de 1831. On voit combien tout se prépare pour une lutte redoutable, qui pourrait embrasser à la fois l’Orient et l’Occident. Si on cherche à résumer cette situation, l’Autriche n’a plus qu’un mot à prononcer pour consommer sa rupture avec la Russie.

Les dangers du dissentiment qui s’est élevé entre la Prusse et l’Autriche ne pouvaient manquer d’éveiller la sollicitude des cours secondaires de l’Allemagne. Après avoir encouragé d’abord le cabinet de Berlin à se maintenir sur le terrain indécis où il s’est placé, à paralyser les mouvemens de la cour impériale par une mauvaise volonté chaque jour mieux déguisée, ces cours, qui, par le plus singulier abandon de leurs alliances naturelles, s’étaient faites les auxiliaires de la politique prussienne, n’ont pas tardé à sentir que le désaccord des deux grandes puissances allemandes ne pouvait se prolonger et s’aggraver sans compromettre jusqu’à un certain point l’existence même de la confédération germanique. En effet, n’ayant pas réussi à ébranler la fermeté du cabinet de Vienne, les hommes d’état qui avaient prétendu rendre l’Allemagne indifférente en apparence au grand conflit de l’Orient et réellement hostile aux vues des puissances occidentales, se sont brusquement tournés du côté de la Prusse, pour opérer entre elle et l’Autriche un rapprochement, à défaut duquel ils voient bien que cette dernière ne prendrait plus bientôt conseil que de ses intérêts et de ses engagemens comme puissance européenne, abandonnant ainsi le corps germanique à ses divisions et à sa faiblesse. Tel est le but de la mission que M. von der Pfordten s’est donnée à Berlin, et à laquelle s’est associé avec moins d’éclat le ministre dirigeant du royaume de Saxe, M. de Beust. Au fond, cette tentative n’a rien de flatteur pour la Prusse, qui aimerait sans doute mieux donner l’impulsion que la recevoir, et qui a souvent prouvé qu’elle savait au besoin et qu’elle préférait s’entendre directement avec l’Autriche par-dessus la tête des puissances secondaires, dont l’importance la gêne et dont la médiation lui est importune. On éprouve aussi en ce moment à Berlin un autre mécompte assez sensible. Les petits états de la Thuringe, que leur position géographique et leurs affinités traditionnelles rattachent étroitement au système prussien, se sont cependant mis d’accord pour voter éventuellement avec l’Autriche à la diète, si la question du concours fédéral aux mesures que peut nécessiter la continuation de la guerre est posée à Francfort en vue de certains cas qu’il y aurait de l’aveuglement à ne pas prévoir dès aujourd’hui. Enfin il est évident que le terrain manque de tous côtés à cette politique d’indifférentisme iont la Prusse était sortie timidement, il y a quelques mois, par le traité du 20 avril, et dans laquelle elle est retombée, en essayant de la faire passer pour la politique des intérêts allemands, au grand préjudice de son influence en Europe, et (qu’on le croie bien à Berlin) au détriment de la paix qu’on y désire. Il est donc probable maintenant qu’après beaucoup de temps perdu, la Prusse cessera de contrarier en Allemagne la politique de l’Autriche, rapprochera son langage et son attitude des résolutions que la France et l’Angleterre maintiennent invariablement, et désarmera leurs légitimes défiances par des actes qui feront perdre à la Russie ses dernières illusions. Elle ne doit pas au cabinet de Saint-Pétersbourg le sacrifice de l’intérêt vital qui lui commande de conserver ses bonnes relations avec les puissances occidentales, car ce cabinet ne lui a pas fait la moindre concession depuis le commencement de la crise, et ne tient aucun compte des embarras que son injuste ambition cause à l’Allemagne entière. Il ne se soucie pas davantage des dangers de toute espèce auxquels il expose les gouvernemens allemands, et dont il serait impuissant à les défendre, si les esprits s’aigrissaient au printemps prochain. Cette situation est bien comprise par M. de Manteuffel, qui vient de prouver, en imposant silence aux passions insensées de la coterie dont la Gazette de la Croix est l’organe, combien la droiture de son jugement et la modération de son caractère l’éloignent d’une rupture avec les ennemis de la Russie. Cet homme d’état aura, nous l’espérons, au moment décisif, tout le courage de son opinion. Nous sommes convaincus que, malgré de grandes difficultés, il saura ramener la politique prussienne dans la seule voie qui soit digne d’un gouvernement sage et indépendant, la seule aussi qui soit sûre au dehors et au dedans, car personne en Prusse ne braverait la crise que ferait éclater sa retraite.

Au milieu de ces tiraillemens, c’est avec une vive satisfaction que nous voyons le cabinet de Vienne persister honorablement dans tous les principes au nom desquels il s’est lié avec nous, et se refuser à circonscrire dans le cercle mesquin d’intérêts particuliers cette grande question d’équilibre européen et de sûreté générale. Il faut lui savoir gré de cette fermeté d’attitude, parce qu’elle creuse entre la Russie et l’Autriche un abîme de plus en plus profond, ce qu’on ne sent peut-être pas également partout. Il serait sans doute à désirer que la marche de cette puissance fût moins méthodique, et que dans la conscience de sa force comme de son droit elle prit le plus tôt possible une part active aux opérations militaires, sans se préoccuper autant des irrésolutions et des défaillances de ceux qu’elle serait sûre d’entraîner par une initiative hardie, ou qui du moins n’oseraient certainement pas l’inquiéter pendant qu’elle agirait de concert avec nous ; mais tout en regrettant que le cabinet de Vienne juge indispensable d’assurer chacun de ses pas avec une circonspection peut-être excessive, nous croyons à sa loyauté, et c’est une bonne politique d’y répondre par une juste confiance. Si l’empereur Nicolas ne se résigne pas à céder sans équivoque sur les quatre points solennellement proclamés comme le minimum des conditions de la paix, il semble impossible que l’Autriche ne soit pas très prochainement amenée, par le soin de son honneur et par la force des choses, à devenir aussi partie belligérante dans la guerre à outrance que nécessitera l’obstination de la Russie. Elle y rendra les plus grands services, on ne saurait le méconnaître, comme on ne saurait méconnaître non plus que son abstention prolongée affaiblirait d’une manière fâcheuse l’efficacité de nos efforts et en restreindrait le champ, ou pourrait même, d’entraînement en entraînement, imprimer à la guerre un caractère différent de celui qu’il est à souhaiter qu’elle conserve. Tout ce qui resserrera les liens de l’Autriche avec les puissances occidentales est donc, à ce point de vue, un avantage pour leur cause, un échec pour la Russie, qui se trouvera ainsi renfermée dans un cercle de plus en plus étroit, et forcée de s’avouer qu’elle lutte sans espoir contre la réprobation de toute l’Europe. Les rapports entre Vienne et Saint-Pétersbourg sont d’ailleurs arrivés au dernier degré de froideur ; au-delà, c’est une rupture ouverte, et malgré la présence des envoyés respectifs dans les deux cours, des préparatifs dont la direction est évidente continuent des deux côtés au milieu de récriminations d’une aigreur croissante. C’est un singulier spectacle où le désagrément est tout entier pour l’empereur Nicolas, dont l’inutile représentant à Vienne y voit le comte Buol se féliciter hautement des succès de nos armes en Crimée sur celles de la Russie, et multiplier ses avec les ambassadeurs de la France et de l’Angleterre dans un autre intérêt que celui d’une ambition trop longtemps tolérée.

y a là une grande et dure leçon pour un orgueil qui jamais, depuis trente ans, n’avait été mis à une pareille épreuve, et c’est un affaiblissement réel pour cette puissance russe, dont le prestige moral était un élément si considérable. Le tsar doit amèrement regretter d’avoir forcé la France et l’Angleterre à s’approcher du géant et à le mesurer. De loin, nous aurions continué à le croire plus redoutable ; major è longinquo reverentia. La Prusse elle-même, qui le ménage tant, s’enhardit quelquefois à lui tenir un langage que le cabinet de Saint-Pétersbourg n’aurait pas souffert il y a deux ans. On parle d’ultimatum qu’elle aurait signifié : nous ne le croyons pas ; mais qu’elle ait fait des représentations très vives, c’est ce qui nous paraît tout simple. On ne les lui pardonnera pas mieux que les résolutions plus tranchées de rAutriche. Ce devrait être pour le cabinet de Berlin une raison de plus pour s’associer à une politique qui travaille à mettre la Russie hors d’état d’en demander compte de longtemps.

De cet ensemble de traits propres à caractériser l’état de l’Europe, des faits les plus actuels aussi bien que des faits qu’il est facile de pressentir, il résulte une vive et forte impression : c’est qu’on ne fut jamais peut-être plus près de grands et sérieux événemens. Quelle influence ces événemens pourront-ils avoir sur la prospérité et le développement intérieur de chaque pays ? C’est ce qu’il serait difficile de dire. Matériellement sans doute la guerre ne se fait pas sans laisser quelques traces dans le commerce, dans l’industrie, en un mot dans le mouvement tout entier de la richesse publique. Les ressources mêmes de l’état peuvent subir quelque atteinte, et il n’y a que simple prudence à le prévoir. Il pouvait être curieux à ce point de vue de connaître les premiers effets des complications qui sont venues troubler la paix du continent sur les revenus publics que leur nature rend plus variables. On en peut prendre une idée aujourd’hui d’après le relevé des recettes provenant des impôts et revenus indirects pendant les neuf premiers mois de cette année, c’est-à-dire dans la période même où la guerre a éclaté. Toute balance faite des augmentations et des réductions des divers revenus, il se trouve que la recette des trois premiers trimestres de cette année, comparée à la période correspondante de l’année dernière, a subi une diminution de 7 millions. C’est principalement sur le premier semestre que porte ce déficit ; les trois mois qui expiraient récemment n’y ajoutent qu’une somme insignifiante. Les revenus qui se sont trouvés diminués sont ceux qui proviennent des droits d’enregistrement, des droits de douane, des boissons, des sucres indigènes, et une partie notable de ces diminutions tient à des circonstances étrangères à la guerre. Les revenus dont le produit a augmenté sont le timbre, les sucres des colonies, les tabacs, la taxe des lettres. L’ensemble de ces résultats n’offre rien qu’il ne fût aisé de pressentir. L’essentiel est qu’il n’en ressort aucun symptôme sérieux de ralentissement. Par le fait, il y a dans le mouvement des choses matérielles un cours régulier qui se poursuit, et que la guerre n’interrompt pas sensiblement. La guerre a parfois en vérité des effets fort imprévus, qui ne laissent point de nous rappeler nos crises politiques intérieures, les révolutions par lesquelles nous sommes passés, toutes ces violentes qui ont laissé plus d’une trace et fait plus d’une victime. Lorsque quelque jour on écrira l’histoire de cette mémorable année qui s’écoule et des événemens qui l’ont remplie, il s’y rattachera, si l’on veut, comme par voie de diversion, un tout petit épisode qui n’est pas absolument sans prix à plus d’un point de vue : c’est l’élargissement de M. Barbes, détenu, comme on sait, à Belle-Isle. M. Barbes a écrit à un de ses amis qu’il ambitionnait des victoires pour nos soldats ; il plaint son parti, s’il pense autrement. « Hélas ! dit-il, il ne nous manquait plus que de perdre le sens moral après avoir perdu tant d’autres choses. » M. Barbes a raison, ce serait perdre le sens moral que de ne point être de son âme avec la France sur le champ de bataille. Voilà pourquoi nous ne saurions en accuser un parti pas plus qu’on ne peut lui faire un grand mérite de ne point abdiquer le plus simple sentiment national. Quoi qu’il en soit, c’est l’expression de ce sentiment qui a valu la liberté au captif de Belle-Isle par un acte spontané de l’empereur ; mais voici où la question se complique : M. Barbes a refusé d’abord la liberté, il a écrit une lettre pour provoquer sa réintégration dans une prison. Heureusement une grâce est un acte irrévocable, et les vœux de M. Barbes n’ont pu être satisfaits. Nous n’entrerions point dans d’autres détails au sujet de la lettre de l’ancien captif de Belle-Isle, s’il n’y avait cette étrange prétention émise par tous les révolutionnaires de ne relever d’aucune justice. Leur théorie est fort simple : ni gouvernement ni société n’a le droit de les juger, le tribunal qui les condamne prévarique ; ils ne sont pas des condamnés, mais des ennemis vainqueurs ou vaincus ; la vie sociale pour eux est une bataille, voilà tout. On conçoit qu’il n’y a de place ici pour aucune grâce. Soit donc, M. Barbes est un ennemi vaincu. L’essentiel pour lui, c’est d’être libre, et nous souhaitons fort qu’il reste libre en France ou au dehors ; nous le souhaitons pour lui et pour nous. Ce ne sera peut-être pas la moindre preuve du raffermissement réel de cette société ébranlée par tant de secousses et de violences qui ont malheureusement marqué notre existence politique de plus d’une empreinte terrible.

Une des questions les plus graves et les plus délicates nées des révolutions, qui ont mis si brusquement à nu la situation morale de la France il y a quelques années, serait de savoir par quel lent et secret travail tant d’influences corruptrices ont pu s’infiltrer dans la vie des populations laborieuses, par quels moyens aussi il serait possible d’assainir et d’épurer cette atmosphère de la vie populaire. Cette question, qui a un double aspect, qui touche au passé et à l’avenir, c’est la question même de l’éducation du peuple. Là est le grand problème. Cette éducation d’ailleurs, elle ne consiste pas seulement dans ce que l’école enseigne : elle est ce que la font les tendances générales d’un temps, elle tient au degré de moralité universelle, aux impressions qui se propagent, à cette multitude de livres colportés de toutes parts, et qui sont l’unique aliment de l’intelligence de toute une race d’hommes. Ces livres forment ce qu’avec un peu de bonne volonté on nomme la littérature du peuple. Or quelle est la part d’action du gouvernement dans l’œuvre de l’éducation des masses par ce genre de livres populaires ? Quelle est même l’efficacité de cette action ? De quoi se compose en même temps cette littérature inconnue, qui existe sans qu’on la puisse saisir, qui depuis des siècles a le privilège ou la prétention d’instruire et de récréer le peuple ? On voit combien s’étend et se complique une question en apparence si simple ; elle touche à tout, aux droits et aux devoirs de l’état en matière de surveillance, à la culture morale et intellectuelle des masses, aussi bien qu’à cette industrie, l’une des plus vieilles peut-être et l’une des plus singulières, — le colportage. Le colportage est évidemment un des plus actifs et des plus puissans moyens de propagation intellectuelle parmi les masses. Le colporteur lui-même est devenu une sorte de type populaire. Là où une industrie plus régulière et plus élevée ne saurait atteindre, le colporteur arrive et distribue ses produits ; il parcourt les campagnes, visite le village, ouvre son ballot sur le bord d’un chemin ou dans le bruit d’une fête, ayant à coup sûr plus de mauvais jours que de bon temps. C’est le Juif errant de toute une littérature clandestine, qui a le double attrait du bon marché et souvent du fruit défendu. Le livre ainsi vendu deVient la lecture familière de la veillée d’hiver. Que cette industrie soit pleine de périls, cela n’est point douteux. Le difficile est de la supprimer, et même de la régler de façon à ne la laisser efficace et puissante que pour le bien. Autrefois il y avait la censure, ce qui n’empêchait point l’obscénité de se cacher au fond du ballot du colporteur. Aujourd’hui il y a une commission d’examen instituée par le gouvernement nouveau peu après sa naissance ; cette commission a fonctionné depuis deux ans, et elle fonctionne encore. Naturellement elle a été un centre où ont afflué tous ces livres vagabonds, enfans malvenus de l’esprit humain, qui, avant de reprendre leur course dans le monde, ont eu à venir chercher leur passeport administratif ; et tandis que la commission agissait, il s’est trouvé que son secrétaire-adjoint, M. Charles Nisard, avait là sous la main tous les élémens d’une Histoire des livres populaires ou de la littérature du colportage. Le rapport administratif est devenu ainsi un ouvrage complet, qui a pris des proportions presque formidables.

M. Charles Nisard a donc fait un livre avec tous les livres populaires, les manuels de magie blanche, les almanachs, les épopées des héros de grande route, les facéties, les dialogues d’amour, les récits soldatesques, les histoires bouffonnes et les catéchismes burlesques qui ont passé sous ses yeux ; il les a étiquetés, classés, en les suivant dans leurs pérégrinations et leurs transformations depuis le xve siècle jusqu’à nos jours. Ce n’est pas le sentiment de l’importance de sa mission qui manque à M. Nisard. On pourrait dire même qu’il y met trop de gravité et de poids, et qu’il arrive à créer une certaine confusion à travers laquelle on ne distingue plus ce qui est sérieux et ce qui ne l’est pas. M. Charles Nisard en parle bien à l’aise quand il accuse tous les écrivains français, les journalistes, les publicistes, les vaudevillistes, les avocats, les prédicateurs eux-mêmes, de ne tendre qu’à un seul but, — faire rire et assurer à la France la réputation dont elle jouit déjà, d’être la nation la plus spirituelle et la plus facétieuse du monde. L’auteur de l’Histoire des livres populaires ne se considère point sans doute comme un écrivain pour traiter si légèrement la littérature de son pays à l’occasion de quelques calembours ; il oublie qu’on peut prêter à rire de bien des manières, quelquefois en voulant être trop sérieux, en manquant de cette justesse, de cette propriété de ton qui est la moitié de l’art. Quand M. Nisard fait intervenir la Providence pour expliquer comment l’Oraison funèbre de Jean-Gilles Bricotteau a perdu la popularité qu’elle a eue autrefois, comme quoi cette décadence est juste, on ne sait plus bien exactement s’il reste sérieux ou s’il veut s’égayer, et il est à craindre qu’il ne travaille pas à diminuer notre réputation de peuple facétieux, comme aussi on n’eût point mis en doute à coup sûr l’orthodoxie de l’historien des livres populaires, lors même qu’il n’eût pas fait des professions de foi politiques à propos d’un almanach, et qu’il ne se fût pas cru tenu à des réserves en faveur du fond de quelques mauvais vers faits à la louange du prince qui était alors président. M. Charles Nisard poursuit ainsi sa marche assez pesante à travers bien des choses frivoles ou vulgaires, et il n’est pas beaucoup plus heureux, ce nous semble, quand il touche à la mémoire de l’empereur Napoléon Ier et aux hommages qui lui sont rendus dans les livres populaires. Que l’historien de la littérature du colportage se félicite de voir ces hommages se multiplier, rien n’est plus simple ; qu’il y voie le fait d’un retour de la France condamnant « sa propre ingratitude et cherchant à l’ensevelir sous la masse imposante des réparations, » c’est là ce qui peut sembler singulier. M. Charles Nisard n’a point vécu sans doute depuis quarante ans, ou bien il n’a ni vu ni lu tout ce qui s’est fait dans cet intervalle durant lequel a régné une si étrange émulation d’apothéose impériale, et c’est ainsi qu’il arrive aujourd’hui à formuler avec solennité des jugemens historiques qui égalent au moins ses théories sur l’intervention de la Providence dans les affaires du colportage.

Ce n’est point que le livre de M. Nisard n’offre en lui-même bien des parties curieuses. C’est, comme nous le disions, le triste et trop véridique inventaire de toutes ces richesses littéraires dont on soupçonne à peine l’existence, de cette masse de livres cent fois réédités depuis trois siècles, et dont la fortune se fonde sur la crédulité populaire. Sciences occultes, prédictions astrologiques, art de tirer les cartes, cabale, légendes mystiques, épistolaires, recettes pharmaceutiques, civilité puérile et honnête, vies de personnages fameux transfigurés par la tradition, types populaires, tout cela se mêle ; voilà ce qui a nourri l’intelligence du peuple jusqu’au jour où à cette substance vulgaire et malsaine sont venues se joindre les prédications du fanatisme révolutionnaire, mises à leur tour sous une forme familière. M. Nisard ne néglige rien ; il analyse ces produits presque comme il ferait de l’Esprit des Lois. Seulement, en sondant cette plaie profonde, il ne dit point ce qu’il y aurait à faire. L’histoire qu’il a péniblement composée est un ouvrage de peu de critique et sans conclusion, à moins qu’il ne faille voir un indice de l’idéal de l’auteur en fait de livres populaires dans le regret qu’il exprime devoir la Danse macabre retirée de la circulation. Qu’y a-t-il donc à faire ? direz-vous. La commission dont M. Nisard fait partie, par son existence même, par la charge qu’elle a d’arrêter au passage les livres mauvais, ne répond-elle pas à tout ? Oui, sans doute ; mais quels sont les mauvais livres et quels sont les bons livres ? Pour tout dire. M, Nisard a négligé la seule question sérieuse qui pût naître d’un tel travail ; il est resté en dehors du terrain où semblait le conduire ce long voyage à travers tant d’inventions oiseuses ou perverses, et ce terrain, c’est la création d’une véritable littérature populaire. Il est trop vrai en effet que tous les livres qui portent ce nom ne le méritent à aucun titre. À quoi cela tient-il, si ce n’est à ce qu’on a cru longtemps qu’écrire pour le peuple était au-dessous d’un esprit élevé et d’une plume habile ? On a laissé ce soin à des écrivains vulgaires, à des spéculateurs sans aveu, en pensant que dans tous les cas le soin de décider de nos destinées morales et politiques appartiendrait toujours à ceux qui font profession de mener les affaires du monde. Aujourd’hui cependant, dans une mesure quelconque, le peuple a sa part dans la vie publique ; en certains momens il a des interventions décisives. Ces interventions peuvent s’exercer dans un sens ou dans l’autre, selon les sentimens qu’on entretient, selon les idées qu’on développe dans l’âme et dans l’intelligence du peuple. De ces circonstances nouvelles, pourquoi ne naîtrait-il pas une littérature, nouvelle aussi, dont les petits livres de Franklin ont laissé le modèle, et qui aurait pour but, non de perpétuer ces traditions dont M. Nisard recherche les curieuses origines, mais d’instruire réellement le peuple, de lui rendre accessibles sous une forme familière et simple toutes les notions vraies et justes, de fortifier ses idées sans affaiblir ses mœurs, d’élever même son goût intellectuel ? Il ne s’agit pas d’affecter un langage grossier, il s’agit de trouver une forme simple et saisissante, capable d’attirer, d’intéresser des intelligences naïves et incultes, et cette veine d’inspiration nouvelle viendrait se mêler à ce mouvement plus vaste et plus compliqué de la littérature proprement dite, qui a ses lois et ses directions, ses heures de fortune éclatante et ses défaillances.

La littérature moderne, en effet, est passée déjà par bien des phases diverses, et s’il n’est point toujours facile d’en démêler toutes les complications, on peut du moins en saisir les caractères principaux. Il y a surtout un fait à observer dans le travail de la pensée contemporaine, c’est le développement singulier de l’esprit critique. La critique n’a point changé de nature sans doute, elle a seulement étendu son domaine, et s’est transformée comme tout se transformait autour d’elle. Elle s’est appliquée à toutes les manifestations de l’imagination humaine, elle a comparé toutes les littératures, elle a cherché à pénétrer le secret de toutes les conceptions de l’intelligence, et elle est arrivée à être elle-même une création, une des formes de l’art. L’analyse d’une œuvre a pris tout à coup une couleur et une animation inattendues. L’étude d’un homme est devenue un portrait d’histoire ou une peinture morale. La discussion des questions littéraires a dépouillé la sécheresse d’une froide dissection pour prendre les allures de la vie. Au lieu de chercher à tout exclure au nom d’une règle étroite, elle s’est efforcée de tout comprendre, de tout expliquer, d’éclairer l’œuvre par l’homme, l’homme par son siècle. Là est la nouveauté réelle de la critique moderne et là était aussi son piège, car en entrant dans cette voie elle risquait souvent de devenir moins le jugement scrupuleux d’une raison exacte et ferme que l’impression d’un esprit sans guide, désireux avant tout d’étonner ou d’amuser par la fécondité et le piquant des aperçus. L’esprit critique s’est glissé partout, a pris toutes les formes, et il y a eu en même temps moins de vraie critique. Il y a eu la critique qui n’était qu’un enthousiasme adulateur, la critique spirituelle et amusante, la critique paradoxale ; dans le fond, il manquait presque toujours la notion fixe et juste de cet idéal supérieur et de ces règles immuables qui président aux conceptions de l’art dans tous les temps et dans tous les pays. S’il est un homme qui ait maintenu à la critique son caractère précis et exact sans la renfermer dans des limites désormais franchies, c’est M. Gustave Planche. Les Nouveaux Portraits littéraires qu’il vient de publier sont le fruit de la même pensée qui’a fait comparaître devant elle bien des œuvres et bien des hommes depuis vingt ans.

Dans cette laborieuse enquête ouverte sur la littérature contemporaine, M. Planche ne cède ni aux complaisances ni à l’esprit de divagation. Il ne demande pas à un ouvrage d’où il vient, à quel but secret il vise ; il lui demande ce qu’il est, ce qu’il vaut au point de vue de l’histoire, de la philosophie et des lois générales de l’art ; il l’interroge sur son caractère moral ; il arrête l’imagination là où elle n’est qu’une insulte à la raison. C’est ainsi que sa critique, exerçant une autorité réelle, est devenue un des plus incorruptibles témoins de la littérature actuelle ; et ce qu’il a fait pour la littérature, il la fait aussi pour la peinture, cherchant toujours dans la tradition non une entrave, mais un exemple et un idéal. M. Gustave Planche, il faut le dire, a été le trouble-fête de bien des triomphes complaisamment décernés. Ces triomphes sont passés cependant ; les bulletins de ces anciennes batailles existent encore, il y en a plus d’un dans les Nouveaux Portraits littéraires : qui avait raison du critique ou du poète ? Le malheur de notre temps, c’est qu’à une grande émulation de dénigrement il se mêle un ardent besoin d’apothéose ; on a quelque peine à comprendre l’indépendance sévère et ferme qui ne consent à plier ni devant les engouemens ni devant les vanités intéressées. S’il est des royautés littéraires de notre temps, ce que nous souhaitons fort quant à nous, ce sont du moins des royautés très constitutionnelles, qui ne peuvent gouverner que selon les lois de l’art et même du bon sens. Telle est la vérité que M. Gustave Planche a sans cesse rappelée et qu’il rappelle encore dans ces études variées, qui vont de M. de Lamartine à M. Victor Hugo, de Déranger au poète italien Giusti. La critique ne fait point sans doute éclore les œuvres de la pensée ; elle ne leur communique pas l’inspiration et la force, mais elle peut les préparer en ramenant les esprits au culte d’un idéal plus sévère et plus élevé, en leur montrant ce qu’il y a de fécond dans la poursuite de cet idéal.

Tout se tient d’ailleurs dans le domaine de l’imagination. Ce qui est vrai de la littérature l’est aussi de toutes les formes que peut revêtir l’inspiration humaine. Tous les arts obéissent aux mêmes lois et tendent au même but ; les moyens seuls sont différens. Ce n’est point certes par des procédés identiques que la littérature, la peinture, la musique elle-même, agissent sur les hommes ; elles se dénatureraient d’ailleurs par des imitations réciproques. La littérature qui viserait à une représentation matérielle des objets ou à un effet musical tout extérieur ne serait plus de la littérature, elle ne serait qu’un puéril caprice d’imagination, La peinture et la musique qui auraient la prétention de vivre d’une vie abstraite, d’entreprendre avec la pensée des dialogues de philosophie, risqueraient fort d’être incomprises, comme on l’a vu quelquefois. Chacune a sa sphère où elle est reine. Entre ces arts divers cependant, il y a un intime et mystérieux lien. Tous, suivant leur nature et dans la mesure de ressources inégales, ils tendent à la même fin, qui est d’exprimer la vérité des sentimens, de réaliser un certain idéal de beauté invisible. Plus ils se rapprochent de cette vérité et de cet idéal, plus ils sont parfaits. La même impression ne semble-t-elle pas s’éveiller dans l’âme à la lecture d’une description magnifique, au spectacle d’un paysage de Claude Lorrain, ou en entendant la symphonie pastorale de Beethoven ? Le mérite de M. Scudo est de sentir cette merveilleuse solidarité, et de l’exprimer dans ces pages qu’il rassemble sous le titre de la Musique ancienne et moderne. Par-là, il se place à un point de vue élevé, il rend à l’art qu’il étudie son rang dans la civilisation intellectuelle, et il fait de la critique musicale une science ingénieuse et savante. Instruit de toutes les choses de l’art musical, familier avec toutes les traditions, doué d’un goût sévère et pur, M. Scudo réussit à rendre intéressante et attrayante une étude qui semble spéciale. Le secret » de cet intérêt consiste justement à ne point séparer la musique des autres arts d’imagination, à la rattacher sans cesse, au contraire, à tous les mouvemens de l’inspiration humaine, et ce procédé, il l’applique à la France, à l’Italie, à l’Allemagne. M. Scudo reconstruirait presque l’histoire de la civilisation allemande avec des symphonies et des oratorios, par la filiation des écoles. C’est ainsi que l’analyse d’un ouvrage musical et la biographie d’un artiste deviennent des portraits ingénieusement tracés ou des dissertations piquantes qui touchent à tout. Quoi donc ! la musique n’a-t-elle pas sa place même dans la politique, pourtant assez discordante ? Qu’on relise l’étude sur Mme  Grassini, on verra comment les rivalités des chanteurs devenaient une des formes des luttes des partis en Angleterre, il y a moins d’un siècle. Chaque parti avait son artiste de prédilection. Sous la figure de Haendel et de Porpora, les deux directeurs rivaux, de même que sous la figure de Farinelli et de Senesino ou de Mme  Grassini et de Mme  Billington, les whigs et les tories poursuivaient au théâtre leurs luttes de la presse et de la tribune. Il y a même des cas où la musique réconcilie tout, — témoin la même Mme  Grassini, qui réconciliait volontiers dans son admiration Napoléon et lord Castlereagh. Malheureusement c’est là un procédé qui, tout spirituellement raconté qu’il soit par M. Scudo, n’est pas complètement infaillible dans les rudes secousses de la politique.

La politique ne marche pas tout à fait ainsi ; elle a d’autres épreuves et d’autres incidens qui ne rentrent pas précisément dans cet ordre de considérations faciles. Les gouvernemens n’eussent-ils qu’à pourvoir à l’administration des intérêts permanens d’un pays, à la direction régulière et normale de ses affaires, ils auraient certes encore une œuvre laborieuse et pénible à accomplir. Qu’est-ce donc, lorsqu’il vient s’y joindre quelqu’une de ces crises qui font flotter à tous les vents la politique d’une nation, ou qui même en disparaissant, laissent des traces profondes ? Il y a peu de pays aujourd’hui qui n’aient passé par l’une de ces épreuves et qui n’aient vu s’accroître les difficultés de leur situation. Plus que partout peut-être, ces difficultés ont été grandes dans les États-Romains après les dernières révolutions, et il s’en faut que le gouvernement pontifical ait pu toujours les résoudre avec efficacité. Quelque gravité qu’aient toujours à Rome les questions politiques, les embarras administratifs et financiers ne sont peut-être pas les moins périlleux et les moins insolubles. Il y a une chose certaine, c’est la bonne intention manifestée avec persévérance par le pape de réorganiser et de régulariser l’administration et les finances romaines. Récemment encore, diverses mesures attestaient cette volonté d’arriver à des améliorations pratiques et réellement utiles. L’une de ces mesures avait pour but de retirer de la circulation le papier-monnaie, qui depuis 1848 est un élément de perturbation pour le commerce romain. Deux jours par semaine ont été fixés pour l’échange des bons contre leur valeur en numéraire à la caisse du trésor. Cette mesure a reçu à peine un commencement d’exécution, qu’elle a produit les plus heureux effets. Le gouvernement modifiait en même temps le système d’administration des tabacs et du sel, en plaçant cette source de revenu sous la direction immédiate de l’état à l’expiration du bail par lequel elle est actuellement entre les mains de l’industrie privée. Une société en commandite est formée pour la mise en œuvre du système nouveau, de telle sorte que le public se trouve appelé à participer aux bénéfices prévus de l’administration reconstituée. Ces différentes mesures peuvent avoir sans nul doute une influence utile, malgré ce que peut présenter de dangers le système de régie adopté pour le sel et les tabacs. Il est malheureusement difficile de rattacher au même ordre d’idées un autre acte par lequel le gouvernement élève à une taxe démesurée le tarif d’importation des denrées coloniales et impose un droit d’exercice au débitant en détail. Quel peut être le but de cette aggravation de tarifs ? Si l’on a pensé augmenter les recettes de l’état, il n’est point impossible que le résultat ne soit entièrement contraire à l’intention. La contrebande tout au plus y gagnera en devenant plus active et en s’organisant sur une plus vaste échelle ; nous ne parlons pas des mécontentemens qui peuvent se produire. Rome a pu ainsi s’occuper pendant quelques jours de finances et de droits de douanes ; mais déjà la réunion des prélats convoqués par le pape pour une question de dogme religieux lui a rendu le caractère qui fait de Rome un pays si différent de tous les autres.

L’Espagne, pour sa part, ne cesse point d’offrir le spectacle prolongé de ses incertitudes et de ses confuses agitations. C’est une mêlée qui dure depuis trois mois, et à travers tout cela les intérêts sérieux et réels du pays deviennent ce qu’ils peuvent. Il n’y a qu’une pensée aujourd’hui au-delà des Pyrénées : c’est d’arriver au 8 novembre, jour de la réunion des cortès, sans secousse nouvelle, et on ne sait point si on y arrivera. Pour le moment, l’Espagne se trouve entre une assemblée politique à peine sortie du scrutin, dont l’esprit est inconnu, et un gouvernement qui a bien du mal à s’entendre sur les plus simples mesures. Ce sont là les deux traits les plus caractéristiques de la situation actuelle de la Péninsule. Que peut-on augurer des élections qui viennent d’avoir lieu ? Il serait d’autant plus difficile de rien préciser à ce sujet, que, le scrutin ayant été ajourné dans certaines provinces envahies par le choléra, et un assez grand nombre d’élections doubles nécessitant de nouvelles opérations électorales, il reste environ cent députés à nommer encore. En réalité, ce sont des élémens nouveaux qui vont se trouver aux prises dans l’assemblée qui doit se réunir le 8 novembre, et la question est de savoir si elle aura assez d’ascendant pour dominer toutes les difficultés, ou si elle ne fera qu’ajouter elle-même à la confusion. Le malheur veut que jusque-là ce soit un gouvernement divisé qui préside aux destinées de l’Espagne. La lutte d’influences existe depuis le premier jour ; par momens cependant elle éclate d’une manière plus sensible, et alors c’est une crise menaçante, comme il est arrivé il y a peu de jours. C’est au sujet des questions les plus graves que les dissentimens se sont manifestés dans le cabinet espagnol. Il s’agissait d’abord de savoir si le gouvernement présenterait un projet de constitution au congrès. La portion la plus modérée du ministère pensait que le gouvernement devait proposer ce projet ; mais le duc de la Victoire a fait triompher l’opinion de la minorité du conseil, qui voulait laisser aux cortès une pleine initiative. Il s’agissait en outre d’une levée de troupes d’autant plus nécessaire que les derniers licenciemens ont désorganisé l’armée. Ici encore, l’opinion de la majorité, favorable à cette mesure, a dû céder devant l’opinion contraire d’Espartero, ou plutôt du général Allende Salazar, qui est le conseiller du duc de la Victoire. Il y avait enfin une question plus grave, qui était celle de savoir si la reine ouvrirait en personne les cortès. La présence de la reine devant le congrès était, selon quelques révolutionnaires, une atteinte portée à la liberté du corps constituant. La reine elle-même a tranché cette question en exprimant la volonté d’inaugurer les cortès nouvelles. Quoi qu’il en soit, à la suite de ces faits, une sérieuse, mésintelligence paraît avoir éclaté entre le duc de la Victoire et le général O’Donnell. Les deux généraux cependant ont fini par se remettre d’accord pour le moment, et maintenant c’est devant les cortès que nous retrouverons toutes ces luttes d’opinions et de partis qui travaillent l’Espagne, et qui ont remis en doute tout un ordre politique qu’on croyait affermi, ch. de mazade.



LA REACTION ABSOLUTISTE EN DANEMARK.

Le parlement danois vient d’être encore dissous, le 20 octobre dernier, trois semaines seulement après sa nouvelle réunion. Chacun prévoyait ce nouvel épisode de la crise parlementaire en Danemark. Un funeste malentendu prolonge ces débats, qui mettent en péril l’existence de ce petit royaume^ et que la diplomatie occidentale sera peut-être seule capable de faire cesser. Nous avons assez souvent exposé dans la Revue[1] comment s’est nouée cette inextricable question danoise pour pouvoir nous dispenser de la reprendre ici dès le commencement. On se rappelle en résumé qu’en 1848 le roi Frédéric a doté de lui-même le Danemark d’une constitution fort libérale, qui a été publiée pendant l’année suivante. Comme les duchés de Lauenbourg, de Slesvig et de Holstein étaient à cette époque en pleine insurrection et occupés par l’armée prussienne, complice de la révolte, la constitution ne fut pas immédiatement étendue à ces trois pays ; on l’appliqua seulement au royaume proprement dit, c’est-à-dire au Jutland et aux îles. Les amis des institutions libérales espéraient qu’aussitôt la guerre terminée, les duchés, ou au moins le Slesvig, terre Scandinave et danoise, partageraient le bienfait de cette constitution ; mais leur espoir fut trompé, grâce à la réaction européenne qui s’était manifestée de 1850 à 1852, et les négociateurs allemands imposèrent au gouvernement danois le double engagement de replacer les deux duchés de Slesvig et de Holstein sous les institutions absolutistes qui les régissaient avant la guerre, et d’unir les parties diverses de la monarchie par une constitution commune. La première de ces deux promesses causa au parti constitutionnel une amère déception ; la seconde lui parut ne pouvoir s’accomplir qu’aux dépens de la constitution de 1849. La publication royale du 28 janvier 1852 proclama la ferme intention d’accomplir les conditions imposées du dehors, et l’acte du 26 juillet 1854 commença de les mettre à exécution. Que devenait la loi fondamentale au milieu de cette tentative d’organisation ? Au lieu de s’étendre aux duchés, elle se trouvait restreinte jusqu’à n’être plus que la charte particulière d’une province de la monarchie ; les chambres du parlement danois devenaient elles-mêmes une simple représentation locale, au même titre que les états de chacun des duchés.

Les députés danois prétendirent qu’un pareil changement ne pouvait pas se faire sans leur consentement, et que la constitution commune ne pouvait être publiée, quelle qu’elle fût, avant d’avoir été discutée par eux, c’est-à-dire qu’ils n’acceptaient pas à l’avance l’humiliation qu’on voulait leur imposer, et que l’acte du 26 juillet 1854 était à leurs yeux un attentat contre la loi fondamentale du Danemark. On se rappelle que pendant la dernière session, terminée le 24 mars 1854, les deux chambres d’un côté, les électeurs de l’autre, adressèrent au roi des protestations contre le cabinet et demandèrent son éloignement ; tout fut inutile. Les élections suivantes ramenèrent cependant une majorité imposante contre le ministère, et lorsque les nouvelles chambres se réunissaient au commencement d’octobre, elles annonçaient dès les premières séances l’intention de résister ouvertement.

Trois voies légales s’offraient à leur choix : l’adresse au roi, la mise en accusation du ministère, le refus de voter l’impôt. Elles pensèrent qu’elles devaient employer concurremment les deux premiers moyens, l’un pour engager une lutte décidée contre le cabinet, l’autre pour expliquer leur conduite et prévenir dans l’esprit du roi toutes les interprétations fâcheuses, car c’est un trait remarquable, dans cette crise constitutionnelle, que le respect inaltérable que les chambres danoises ont sans cesse témoigné envers le roi comme envers la légalité.

L’adresse avait à répondre à un discours du trône qui n’était autre chose qu’un nouveau manifeste de la politique ministérielle. Elle le fit avec fermeté, mais avec beaucoup de modération. Elle déclara que la constitution commune publiée le 26 juillet aurait dû être soumise à l’approbation préalable des chambres, et subsidiairement que la constitution du 5 juin 1849 ne devait être modifiée que conformément à l’article 100 de cette même constitution, c’est-à-dire du consentement des deux chambres. L’acte du 26 juillet avait donc violé ouvertement la loi fondamentale. Du reste la représentation nationale souhaitait contribuer, elle aussi, à l’œuvre difficile de la constitution commune, mais elle exprimait le vœu formel que les duchés ne fussent pas privés actuellement des institutions libérales que le roi lui-même avait promis naguère de leur concéder, et surtout que le royaume de Danemark ne perdît pas, par les dispositions ou l’influence de cette constitution commune, les avantages dont il était déjà en possession. L’adresse se terminait en rappelant que le bon accord entre le roi et la nation avait seul, quelques années auparavant, sauvé le Danemark, menacé de toutes parts, et qu’aujourd’hui encore c’était dans une parfaite union entre toutes les forces du pays que serait sans doute le seul espoir de salut. — Les illégalités commises par le ministère avaient failli rompre cette union ; il fallait, pour la rétablir, éloigner le ministère après avoir effacé les illégalités en les condamnant. Les protestations adressées au roi par les députés et même par les électeurs n’avaient jusqu’à présent servi de rien ; il ne restait donc plus autre chose à faire que de soumettre les actes du cabinet au jugement de la cour suprême.

M. Tutein, député de la seconde chambre, l’un des plus riches et des plus estimés propriétaires du Danemark, se chargea d’élever et de soutenir cette proposition. Il la motiva non-seulement sur la publication de l’acte du 26 juillet, attaque directe contre la constitution de 1849, destinée, si elle pouvait réussir, à refouler le Danemark dans l’absolutisme en confiant le pouvoir à des ministres presque irresponsables, mais encore sur la transgression récente de toutes les lois financières. Les ministres de la guerre et de la marine en particulier avaient, à l’occasion de la neutralité armée, dépassé à l’envi, sans aucune autorisation des chambres, toutes les limites de leurs budgets respectifs ; aucun droit constitutionnel, aucune tradition même n’était plus respectée.

Par malheur, nous l’avons dit, un singulier malentendu entre le ministère et l’opposition jette au milieu de ce débat une incroyable confusion et altère le sens même des mots. On peut en juger par la lecture même des débats de la seconde chambre, tels qu’ils sont rapportés dans le Berlingske Tidende du 12 octobre. Le spectacle vivant de cette assemblée qui défend ses droits et la ressemblance des discussions qui l’agitent avec les anciens débats de nos chambres donnent à cette lutte parlementaire un certain attrait de nouveauté imprévue. Après que M. Tutein eut exposé et motivé, dans un long discours, sa proposition tendant à faire mettre en accusation le cabinet tout entier, le ministre de l’intérieur demanda la parole. C’était pour lui un sujet d’étonnement d’entendre parler de constitution violée. « Si je pouvais croire, dit-il, que la loi fondamentale fût en danger, je me réunirais aussitôt à l’honorable membre. Je ne crois pas, messieurs, que le moindre danger menace la loi fondamentale ; si quelque péril doit la menacer un jour, ce sera lorsque la chambre écoutera, des motions comme celle-ci, qui dépassent toutes les limites de sa compétence. Le vrai danger pour la loi fondamentale consiste en ce qu’on oublie toujours que la constitution danoise, telle qu’elle a été donnée en 1849, telle que nous l’aurions tous conservée avec plaisir, n’existe plus. Ce qui faisait le fond même de la constitution donnée à la monarchie danoise a disparu le 28 janvier 1852. Il ne faut jamais oublier cela ; il ne sert à rien de l’oublier. Ce qui en subsiste aujourd’hui, c’est une forte et libre constitution pour le royaume de Danemark. Si nous voulons affermir cette constitution pour le royaume, ne perdons pas le temps à nous quereller sur les restes froids et périssables de la constitution de la monarchie, dont il n’y a plus rien à faire. » Après que l’orage excité par ces paroles se fut apaisé, le ministre insista pour démontrer que la constitution danoise, telle qu’elle a été primitivement publiée pour toute la monarchie, n’existait plus aux yeux du gouvernement. C’était donc une prétention tout à fait illégale et bizarre de la part de la chambre de demander que le roi renvoyât son ministère, et il était encore plus singulier que la chambre nommât expressément, parmi ces ministres qu’elle désirait éloigner des affaires, les ministres des duchés de Slesvig et de Holstein. « En vérité, messieurs, disait le ministre de l’intérieur, quelques reproches que vous croyiez avoir à faire à ces deux personnes, vous accorderez bien qu’il est absolument impossible que la diète danoise ait le droit de s’ingérer dans les choix qu’il plaît à sa majesté de faire pour ce qui concerne l’administration des duchés. Que diriez-vous si les états provinciaux du Slesvig ou ceux du Holstein prétendaient savoir quels hommes le roi a l’intention de nommer pour ministres du royaume de Danemark ? Cela est impossible; une telle prétention, croyez-le bien, ne servirait qu’à rendre plus difficile à sa majesté l’accomplissement des promesses qu’elle a faites. »

Voilà qui est clair; mais avant de tirer toutes les conclusions de ces paroles, il faut achever l’analyse du débat. M. l’évêque Monrad, le chef du parti national, de l’ancien parti de l’Eyder, répondit au ministre de l’intérieur par quelques paroles nettes et incisives. Il releva surtout le mot qui avait le plus étonné la chambre, ce mot de « restes de la constitution. » Une telle expression, pensait-il, n’avait pu qu’échapper par mégarde au ministre; il avait voulu dire sans doute que, par suite de la publication du 28 janvier, les rapports entre les différentes parties de la monarchie danoise devraient être ordonnés autrement qu’on s’était proposé de le faire quand on a publié la constitution, et c’était dans sa bouche, à son avis, une très malheureuse expression de dire que le rescrit royal du 28 janvier 1852 eût annulé ou transformé la constitution, quand on lisait au contraire dans ce rescrit : « Il ne peut s’élever aucun doute au sujet de notre ferme volonté de maintenir inviolablement la constitution danoise.» Comment, en présence de ces paroles royales, venir parler des restes de la constitution! La constitution avait conservé toute la signification, toute l’étendue qu’elle avait d’abord; mais le but final désigné par la publication du 28 janvier était à la vérité différent de celui qu’on avait fixé primitivement. Du reste l’orateur regrettait avec franchise, non sans malice, que le ministère ne voulût pas s’expliquer devant le Folksthing sur l’ordonnance du 26 juillet. « Il paraît que cette ordonnance, dit-il, est un acte trop haut placé pour qu’il en puisse être question ici; c’est une de ces grandes affaires communes auxquelles nous ne devons pas atteindre; nous sommes trop petits pour cela. » Mais si le ministère ne voulait pas discuter devant les chambres la légalité de cet acte, — raison de plus, soutenait M. Monrad, pour que les chambres offrissent au ministère l’occasion de s’expliquer ailleurs, devant une autre assemblée, devant la cour suprême. « D’après ma conviction profonde et d’après celle des jurisconsultes que j’ai eu l’occasion d’interroger, déclara l’orateur, le ministère, en publiant l’ordonnance du 26 juillet, a violé la constitution et s’est rendu passible d’une condamnation sérieuse. C’est l’opinion d’un grand nombre d’hommes instruits; c’est celle, j’ose le dire, de la grande majorité de la nation : le 26 juillet a violé la constitution et porté atteinte aux droits les plus sacrés du Danemark, droits reconnus par le roi lui-même, non pas une fois, mais deux fois, et solennellement. » Pour trancher nettement la question, il n’y avait qu’un seul moyen : il fallait que la cour suprême vidât ce procès entre le ministère et les chambres. Les chambres ne voulaient pas, elles ne devaient pas attendre, parce que l’arbitraire s’affermit en durant et s’étaie peu à peu de quelques droits particuliers qu’il acquiert et groupe autour de soi, et parce qu’il est immoral et dangereux de laisser à toute une nation la conscience que le régime qui lui est imposé repose uniquement sur une violation de la loi. Une fois la nation convaincue qu’on aurait violé d’en haut le droit et la loi, serait-il facile de l’empêcher d’entrer elle-même dans la voie que le gouvernement aurait été le premier à choisir, dans la voie de l’illégalité ?

On voit bien maintenant quel est précisément l’objet du débat et quel est le malentendu auquel nous avons fait allusion. Les chambres danoises ne demandent plus l’extension de la constitution libérale du 5 juin 1849 aux autres parties de la monarchie danoise : c’était leur première espérance, au moins pour ce qui concerne le Slesvig; mais la publication du 28 janvier 1852 les a forcées d’y renoncer. Elles se bornent à demander, elles réclament expressément le-respect des promesses de 1849, qui garantissaient à toute la monarchie des institutions libérales, en même temps que l’inviolabilité de la constitution du 5 juin. Elles soutiennent que les promesses libérales sont violées aussi bien que la constitution par l’acte du 26 juillet, parce que la constitution commune proclamée par cet acte ne peut effacer ni restreindre, à leur avis, la constitution de 1849 tant qu’elle n’a pas été consentie par la représentation nationale, parce que le sénat ou conseil institué par cet acte du 26 juillet n’offre qu’une représentation tout à fait insuffisante des différens états de la monarchie, parce que ce sénat, faiblement organisé, laisse le pouvoir à un conseil de ministres en partie irresponsable, parce qu’enfin voici les duchés retombés sous les institutions absolutistes, dont l’influence paraît dangereuse pour le Danemark lui-même. Pour ce qui regarde particulièrement la violation de la foi fondamentale, les chambres, outre les argumens tirés de l’interprétation des textes officiels, rappellent que quelques jours après la publication du 28 janvier 1852, dans une séance du 13 février, M. Bluhme, le ministre des affaires étrangères, est venu déclarer expressément que le gouvernement se croyait engagé à respecter le paragraphe 100 de la constitution du 5 juin 1849, c’est-à-dire à ne modifier cette constitution qu’avec le concours des chambres. L’acte du 26 juillet, en modifiant les rapports entre le royaume de Danemark et les duchés, entre la constitution qu’il laissait à l’une des parties de la monarchie et les institutions nouvelles imposées aux duchés, avait au contraire modifié la loi fondamentale sans le consentement de la représentation. — Voilà en résumé la situation des chambres; elles ont fait des concessions, mais elles croient qu’il ne leur est plus permis d’en faire sans trahir le mandat qui leur a été confié; elles se croient engagées d’honneur à sauvegarder la constitution libérale du royaume de Danemark, à préserver les duchés de l’absolutisme autant qu’il est en leur pouvoir, et à ne pas souffrir que la constitution commune précipite toute la monarchie danoise de ce côté. De leur côté, les ministres allèguent, comme on l’a pu voir, que les chambres n’ont aucun droit de se mêler des affaires des duchés ni de tout ce qui regarde la constitution commune. Ils soutiennent que la constitution donnée naguère par le roi Frédéric VII pour toute la monarchie danoise est restreinte aujourd’hui par le fait aux limites d’une constitution pour le royaume de Danemark, c’est-à-dire pour le Jutland et les îles, et ils affirment que ce changement a pu se faire sans aucune illégalité, grâce à une réserve insérée dans la constitution de 1849, réserve imaginée à dessein pour faire échec à l’article 100 de )a. même constitution, et ménageant d’avance au gouvernement, s’il croyait devoir redouter un jour l’influence d’une constitution libérale, le moyen de la modifier sous le prétexte de son accord avec les institutions du Slesvig. On peut demander seulement comment le ministère explique les paroles de M. Bluhme pendant la séance du 13 février 1852; il est permis de soupçonner que ce jour-là M. Bluhme a éventé le piège.

Les amis du cabinet ne dissimulent pas non plus que le mot de toute l’énigme pourrait bien être une nécessité européenne. Beaucoup d’entre eux reconnaissent que la politique du parti de l’Eyder, unissant le Slesvig au Danemark sous des institutions absolument semblables, serait la meilleure, mais ils ne croient pas ses vues exécutables; ils disent que le Slesvig méridional est devenu allemand, et qu’il est impossible de l’obliger à redevenir danois; ils assurent que le Slesvig et le Holstein ne veulent pas de la liberté, et qu’ils préfèrent les institutions absolutistes; ils déclarent surtout que les grandes puissances voisines du Danemark ont imposé au gouvernement danois la publication du 28 janvier 1852, qu’il a bien fallu céder et qu’il faut exécuter à présent les engagemens qu’on a pris. Voilà l’explication des paroles du ministre de l’intérieur aux chambres : « Nous aurions tous bien voulu conserver cette constitution telle qu’elle a paru en 1849... Vous rendrez plus difficile à sa majesté l’accomplissement des promesses qu’elle a faites. » Ces engagemens pèsent donc sur le roi et sur le ministère. Cela suffit pour expliquer le malentendu entre le gouvernement et les chambres; cela ne suffit pas pour laisser entrevoir quelle pourra en être l’issue. En effet les chambres n’ont pris aucune part à ces engagemens, elles ne les connaissent pas; qui les forcera à se résigner, ou bien qui les persuadera qu’elles doivent, pour complaire à la diplomatie européenne, sacrifier le dépôt qu’elles ont reçu de la nation, le dépôt de la liberté, que dis-je ? celui même de l’existence du Danemark; car, il ne faut pas se le dissimuler, il s’agit ici de l’existence du Danemark. Le Danemark n’est plus rien sans les duchés, tout au moins sans le duché de Slesvig; le Slesvig lui échappera, s’il a des institutions différentes de celles du royaume, surtout si ces institutions sont pareilles à celles du Holstein, et alors le Danemark, devenu beaucoup trop faible, sera infailliblement effacé de la carte d’Europe; les îles resteront scandinaves, suédoises sans doute; la partie continentale se fondra dans l’Allemagne, dans la grande patrie, das grosse Vaterland. Quant à la constitution libérale de 1849, affaiblie déjà par les restrictions qu’on se croit obligé de lui faire subir, elle ne luttera pas longtemps contre l’ascendant des institutions absolutistes qui dominent dans les duchés et dans la nouvelle constitution commune. Il est permis de croire que son libéralisme a été pour quelque chose dans la rigueur des grandes puissances qui ont imposé au Danemark la publication du 28 janvier, et qu’elle est maintenant le but caché de beaucoup de ressentimens. La parole du roi et son refus de consentir à une abdication qu’un certain parti voudrait lui arracher sont presque les seules garanties de l’existence de la constitution danoise; elle disparaîtrait sans doute, sauf un secours inespéré, si elle était prochainement privée de ces garanties. Voilà le triste avenir qui s’offre en ce moment au Danemark.

J’ai entendu des hommes éminens en Danemark, partisans de la politique ministérielle, s’humilier d’avance devant ces éventualités qu’ils reconnaissent probables, et donner pour excuse la nécessité européenne. Ne devraient-ils pas dire la nécessité orientale! C’est là le nœud de la question. La différence entre le parti national et le gouvernement, c’est d’abord que le premier n’a pas voulu encore accepter les ordres de puissances étrangères évidemment intéressées à la ruine du Danemark : il n’a pas désespéré de la patrie; c’est ensuite que, dans les circonstances nouvelles que la guerre a créées, il a cru entrevoir une lueur subite, une lueur inattendue d’espérance. Ce serait la seule, puisque le dernier effort tenté par les chambres a encore échoué. L’adresse avait été présentée au roi par une députation du Folksthing, le 19 octobre ; dans la séance du 20, le cabinet (excepté les ministres du Slesvig et du Holstein, qui tiennent à constater en toute occasion qu’ils n’ont rien à faire avec les chambres de Copenhague) est venu en corps apporter la réponse royale. C’était l’ordonnance de dissolution de la seconde chambre (la première chambre, qui s’était du reste associée aux mêmes protestations, doit cesser par là même ses séances) et l’annonce de nouvelles élections pour le 1er décembre.

L’ordonnance royale était accompagnée d’une lettre ouverte adressée au Folksthing et d’une autre lettre royale à la nation danoise. Dans la première, le roi reprochait aux députés « d’avoir témoigné par toute leur conduite d’une résistance réfléchie contre son gouvernement, d’avoir, sans égard à son désir contraire, accueilli et lu des adresses hostiles, d’avoir voté une adresse osant exprimer un défaut de confiance dans les hommes que, selon son droit, sa majesté avait appelés pour lui servir de conseillers et qu’elle était bien décidée à conserver auprès d’elle, d’avoir dédaigné et regardé comme non avenu l’expédient que sa majesté avait choisi pour assurer l’unité de la monarchie et qu’elle avait proclamé à dessein absolument nécessaire (l’acte du 26 juillet), d’avoir oublié sans cesse que la diète danoise ne saurait avoir aucun droit de s’ingérer dans ce qu’il plaît à sa majesté d’ordonner concernant les parties de sa monarchie autres que le royaume de Danemark. » L’autre lettre ouverte n’était qu’une proclamation au peuple pour le sommer d’élire maintenant d’autres députés que ceux qu’il avait envoyés aux deux dernières diètes. Cette étrange proclamation se terminait par ces mots : « Ayant remarqué avec déplaisir que plusieurs de nos fonctionnaires, tant ecclésiastiques que laïques, ne se sont pas assez scrupuleusement conformés à leurs devoirs politiques envers notre gouvernement au milieu des agitations récentes, nous les avertissons de la manière la plus sérieuse, tous et particulièrement ceux du clergé, avec la vocation desquels une telle conduite doit être considérée comme incompatible, d’observer désormais une plus grande attention à cet égard, et nous enjoignons à tous ceux à qui leurs fonctions permettent d’y contribuer d’appliquer tous leurs soins à favoriser les intentions de notre gouvernement. » Nous disions tout à l’heure que les représentans et les électeurs du royaume de Danemark nous semblaient avoir montré jusqu’à présent, dans cette lutte, de la modération, un grand respect pour la légalité et une véritable intelligence des principes et des mœurs constitutionnelles. On voit qu’il y avait quelque mérite à acquérir si tôt cette sorte d’expérience, et que tout près d’eux d’autres exemples leur étaient donnés.

La dissolution du parlement laisse au ministère une facile victoire qu’il semble vouloir poursuivre. Les élections prochaines témoigneront probablement de l’impatience du pays. Quelle sera la fin d’une lutte qui menace d’être acharnée de part et d’autre ? Le refus de voter l’impôt, en admettant que les chambres fussent soutenues par les électeurs, amènerait des violences qui compromettraient la cause danoise aux yeux des puissances amies. Dans un tel embarras, il faut espérer avec le parti national que les complications européennes ouvriront pour les difficultés intérieures du Danemark quelque issue encore invisible. Les vœux que forme ce parti pour le succès de nos armes sont sincères, ils sont intéressés. Le parti national compte sur la nécessité occidentale; il souhaite de tous ses vœux que la guerre vienne briser des liens qui étouffent son pays. L’occasion est offerte à la diplomatie occidentale de sauver une nationalité de plus, une nationalité intelligente, active, énergique, et de regagner un allié fidèle. On se rappelle que le Danemark est resté le dernier avec nous, dans les guerres du premier empire, au prix de bien des souffrances. Tant de luttes et de constance n’auraient-elles pas dû lui assurer l’intégrité de son territoire et l’affermissement de ses institutions libérales ? Peut-être enfin le temps de la justice approche-t-il malgré des apparences contraires. C’est la croyance de tous les peuples que la guerre actuelle est destinée à redresser bien des torts et à faire cesser beaucoup d’oppressions.


A. GEFFROY.




REVUE MUSICALE.

La saison musicale est en pleine activité. Tous les théâtres lyriques, à commencer par l’Opéra, ont ouvert leurs portes et livré déjà au public quelques nouveautés plus ou moins intéressantes, sans préjudice d’ouvrages plus considérables qu’on prépare pour l’hiver. L’approche de l’exposition universelle, qui doit attirer à Paris tout ce qu’il y a en Europe et dans le monde d’esprits curieux d’assister à ce congrès des arts de la paix et de la civilisation, excite les artistes à faire tous leurs efforts pour s’élever à la hauteur de ce grand événement. Aussi bien, le moment est-il plus opportun qu’on ne croit pour cette vaste exhibition de l’industrie humaine, car le siècle se fait vieux, et après avoir été si orageux et si fécond en péripéties politiques, il semble se recueillir et vouloir faire tranquillement son examen de conscience. Il lui sera beaucoup pardonné parce qu’il a beaucoup aimé ce qui fait le prix de la vie, et l’histoire pourra lui appliquer ces deux admirables vers de Dante :

Libertà va cercando, ch’è si cara
Corne sa chi per lei, vita rifiuta.

L’administration de l’Opéra a subi, depuis l’année dernière, une modification très importante. M. le ministre d’état a désintéressé le directeur qui en avait le privilège depuis 1847, et s’est substitué à sa place. L’Opéra est maintenant dans les attributions du ministre de la maison de l’empereur, qui se charge de liquider son passif et de pourvoir à son avenir. Cet état de choses n’est pas nouveau, car depuis Louis XIV, qui a institué l’Académie royale de musique en 1669, ce grand établissement lyrique a été successivement sous la main de l’état, de la ville de Paris, ou livré à des entrepreneurs. Sous l’empire et la restauration, l’Opéra dépendait de la liste civile, et ce n’est qu’en 1831 que le gouvernement essaya de nouveau le système de l’entreprise, qu’on vient d’abandonner.

On peut donner de très bonnes raisons pour ou contre ces deux systèmes, et ici même, on a fait ressortir dernièrement[2], avec beaucoup de justesse, tous les inconvéniens qui peuvent résulter de l’intervention directe de l’état dans l’administration des théâtres. Pour notre compte, nous serions assez favorable au système qui permet au gouvernement d’être le tuteur des intérêts matériels de quelques théâtres privilégiés, à la condition qu’il s’abstînt scrupuleusement d’intervenir dans les questions d’art, et qu’il laissât aux petits théâtres des boulevards une liberté entière dans le choix du répertoire et de leurs élémens de succès. Pour les théâtres comme pour l’instruction publique, nous voudrions concilier les avantages de l’ordre et de la tradition avec les bénéfices de la lutte et de la liberté. Deux ou trois théâtres modèles sous la main de la liste civile ou de l’état, où l’on n’admettrait que des artistes éprouvés et des œuvres d’une certaine élévation de style, et puis le droit laissé à l’industrie particulière de chanter, de danser et de jouer la comédie comme on l’entendrait, et sans autre surveillance que celle qu’impose la morale publique : — tel serait notre système, si nous avions mission de donner un avis sur une question qui intéresse non-seulement la musique, mais toute l’économie de l’art dramatique. La tendance à tout administrer, tout réglementer, crée au gouvernement des embarras infinis. La France a fait une révolution pour secouer le joug d’une religion de l’état; essaierait-on de lui imposer un art gouvernemental, une musique de princes et de potentats ? Une pareille tentative serait plus qu’impossible, elle serait ridicule, et la malice gauloise en aurait bientôt fait justice.

Quoi qu’il en soit, la nouvelle administration de l’Opéra est maintenant à l’œuvre, et parmi les résultats qu’on lui doit, il en est du moins qu’on peut signaler avec éloge. De ce nombre est l’engagement de Mme Stoltz, qui a reparu avec un certain éclat sur l’ancien théâtre de ses succès. Mme Rosine Stoltz n’est point une artiste ordinaire. Elle a de la passion, de la verve, une voix fortement trempée, que le temps n’a pas émoussée dans la partie moyenne de son clavier. Sans doute le goût de la cantatrice n’est pas toujours irréprochable, on pourrait même désirer qu’elle n’eût point emprunté à l’Italie quelques ornemens parasites qui ne peuvent s’excuser dans le style soutenu et déclamatoire de l’école française, que lorsque la fantaisie se mêle à la passion, et que l’exécution vocale est d’ailleurs parfaite. Nous aurions encore à relever dans la manière de Mme Stoltz quelques défauts de prononciation, tels que des mots trop fortement scandés et des syllabes ambitieuses qui attirent plus qu’on ne voudrait l’attention de l’oreille. Mme Stoltz se corrigera facilement de ces légères imperfections, qu’on lui a déjà signalées, et son talent incontestable grandira dans ce travail d’épuration qu’elle est digne d’entreprendre.

Il nous faut bien aussi dire un mot d’un incident qui a occupé l’opinion publique, et qui menace de devenir un épisode judiciaire : nous voulons parler de la disparition de Mlle Cruvelli, qui a rompu violemment la chaîne d’or qui l’attachait à l’Opéra depuis un an. Elle a fui, non pas comme un Parthe, en lançant ses traits, mais comme un soldat qui déserte à l’ennemi avec armes et bagages. Ce n’est pas nous qui sommes étonné d’une pareille conduite. Mlle Cruvelli a été à Paris ce qu’elle a été à Milan, à Gênes, à Londres, à Francfort, — un esprit indiscipliné, une artiste peu digne de l’intérêt qu’on lui a témoigné. Sans nous aventurer dans les suppositions que fait naître un procédé que l’opinion a déjà jugé sévèrement, nous dirons que l’administration de l’Opéra est plus heureuse qu’habile de se voir débarrassée d’une cantatrice capricieuse qui ne pouvait pas lui rendre l’argent qu’elle lui coûtait. Laissons cependant ces querelles de coulisses pour nous occuper du nouvel ouvrage en cinq actes qu’on vient de représenter à l’Opéra, la Nonne sanglante de M. Gounod.

Le sujet de la Nonne sanglante est tiré d’un roman de Lewis, le Moine, qui a eu un grand retentissement au commencement de ce siècle. Ce roman, qui reproduisait la manière d’Anne Radcliffe, a déjà été la proie des faiseurs de mélodrames, qui en ont défrayé les théâtres des boulevards. M. Scribe, qui ne recule devant aucune tentative, s’en est inspiré à son tour et en a tiré un poème lyrique qui pourrait être moins sombre et mieux conçu dans l’intérêt du compositeur.

La scène se passe en Bohême, aux environs de la ville de Prague, vers le XIe siècle. Deux familles rivales, celles du comte de Luddorf et du baron de Moldaw, sont en guerre et s’assiègent dans leurs châteaux. Pour mettre un terme à ces dissensions qui troublent le pays, Pierre l’Ermite intervient, et ordonne, au nom de Dieu, d’unir les deux familles par un mariage. Agnès, la fille unique du baron de Moldaw, épousera Théobald, fils aîné du comte de Luddorf. Cette paix de Dieu est acceptée avec joie par tout le monde, excepté par Rodolphe, frère de Théobald, qui depuis longtemps aime secrètement Agnès, et dont l’amour est partagé. Rodolphe, désespéré d’un projet d’union qui brise ses plus chères espérances, propose à sa fiancée de fuir et de quitter le château sous le costume de la nonne sanglante, qui, tous les ans, vient errer à minuit sur les remparts du château. Après quelques hésitations bien naturelles, Agnès consent au vœu de son amant, et lui promet d’aller le trouver à minuit. Ainsi finit le premier acte.

La nonne sanglante est un esprit, une ombre qui n’a pu trouver le repos sous la froide pierre où elle est ensevelie. Pourquoi ? Parce qu’elle avait aimé le comte de Luddorf, dont elle était la fiancée avant son départ pour la Palestine. Le croyant mort dans la guerre sainte, elle prit le voile et s’enferma dans un couvent. Ayant appris que le comte est de retour et qu’il va se marier avec une autre femme, elle quitte son couvent et va réclamer la foi promise à son amant. Celui-ci la repousse et la tue d’un coup de poignard au cœur. Depuis ce crime, la nonne sanglante erre autour du château de l’homme qui l’a trahie et immolée. On devine déjà que Rodolphe, au lieu de rencontrer Agnès au rendez-vous qu’il lui a donné, se trouve en face de la nonne sanglante, qui accepte ses sermens d’amour en lui tendant une main glacée par la mort. Cette méprise forme le nœud de la pièce. Pour dégager sa parole, Rodolphe s’engage à tuer le meurtrier de la nonne, qui n’est autre que son propre père, le comte de Luddorf. Celui-ci expire en effet, mais sous les coups d’une troupe d’assassins apostés par le baron de Moldaw pour tuer Rodolphe lui-même. La mort du coupable apaise la justice de Dieu, et rend le repos aux cendres de la pauvre religieuse. Tel est en résumé cet étrange poème, dont les moindres défauts sont l’obscurité et l’absence de caractère. On ne sait à qui s’intéresser dans cet interminable mélodrame, qui aurait pu être condensé en trois actes sans grand dommage pour la poésie de M. Scribe.

M. Ch. Gounod, qui a eu le courage d’accepter ce pâle libretto qu’ont refusé Meyerbeer ; M. Halévy, et jusqu’à M. Berlioz, qui l’a eu pendant plusieurs années entre les mains, est un musicien de mérite, qui s’est acquis assez promptement une réputation des plus honorables. Lauréat de l’Institut, il est revenu de son voyage de Rome avec un goût prononcé pour la belle musique religieuse, un esprit diversement éclairé et nourri de la substance des maîtres. Après quelques tâtonnemens inévitables et un noviciat fait à la petite église des Missions-Étrangères, dont il dirigeait la chapelle, M. Gounod eut le bonheur de rencontrer une véritable artiste. Mme Viardot, qui s’intéressa à son avenir, et l’appuya de son crédit auprès de l’administration de l’Opéra, où il fit représenter un ouvrage en trois actes, Sapho, qui ne put se maintenir devant le public, mais qui valut au jeune compositeur une renommée de bon aloi. Les chœurs qu’il écrivit ensuite pour la tragédie de M. Ponsard, Ulysse, donnèrent à son nom assez de popularité pour que l’administration de l’Opéra lui confiât un poème en cinq actes, témoignage bien rare d’une confiance extrême. Peut-être M. Gounod eût-il mieux fait de restreindre encore son ambition en des limites moins grandioses, car, excepté Meyerbeer je ne vois pas en Europe de musicien capable de supporter sans défaillance le fardeau énorme d’un ouvrage en cinq actes. Quoi qu’il en soit, voyons si la partition de la Nonne sanglante confirme ou dissipe nos scrupules.

Il n’y a pas d’ouverture à la Nonne sanglante, mais une simple introduction symphonique, dont les principaux détails sont empruntés à plusieurs passages de la partition. Après ce prélude, qui n’a rien de remarquable, Pierre l’Ermite, en intervenant au milieu de soldats chrétiens qui s’entr’égorgent, chante un air d’un assez beau caractère, dont la phrase mélodique qui se trouve sous ces paroles :

Dieu puissant, daigne m’entendre,


n’est pas sans offrir un peu d’analogie avec l’air du cardinal au premier acte de la Juive. La réponse du chœur, qui reprend à l’unisson l’idée émise par l’éloquent prédicateur, forme un ensemble d’un bel effet et qui prépare l’auditeur à une action où domine l’élément religieux. La seconde partie de cette composition, ce qu’on appelle la cabalette, où Pierre l’Ermite exhorte les partisans et les vassaux des deux familles ennemies à employer leur courage contre les infidèles,

C’est Dieu qui vous appelle,


est aussi une belle phrase mélodique, une sorte d’hymne guerrier que le chœur reprend de nouveau à l’unisson avec une allure rhythmique où tout le monde a reconnu une imitation heureuse de la manière de Haendel, c’est-à-dire un de ces ensembles pleins de majesté, d’où l’auteur des Machabées et du Messie faisait jaillir les éclairs de la poésie biblique. Un dessin de violoncelles, encastré, qu’on nous permette l’expression, dans le tissu de l’instrumentation de ce bel ensemble, nous paraît un effet trop ingénieux pour la situation des personnages, et nous aurions désiré aussi que la cadence de ce morceau, d’ailleurs remarquable, fût moins banale, et ne visât point aux applaudissemens vulgaires.

Le duo pour soprano et ténor entre Rodolphe et Agnès, sa fiancée, renferme des parties excellentes. Lorsque Rodolphe propose à son amie de s’enfuir avec lui du château paternel et qu’il lui donne rendez-vous à minuit sous le rempart du nord : « Non, non, lui répond la pauvre fille tremblante; cette nuit est celle où tous les ans on voit apparaître l’ombre errante. — Quelle ombre ? » réplique Rodolphe. Agnès lui raconte alors la légende de la nonne sanglante :

Avant minuit les portes sont ouvertes
Par le fantôme en habits blancs ;
La nonne sanglante, à pas lents.
Traîne ses pieds sur les dalles désertes.


La phrase musicale qui traduit cette légende aux lugubres reflets est fort remarquable, mais nous lui préférons celle qui en est le complément, la réponse de Rodolphe aux inquiétudes de son amie, où il l’encourage à profiter de cette croyance naïve pour s’échapper avec moins de danger. Les deux vers qui terminent cette anti-strophe :

Grand Dieu! c’est mon Agnès qui passe :
Sous tes ailes fais-la passer !


ont inspiré au musicien une page délicieuse où l’idée mélodique est illuminée d’une harmonie fine, pittoresque et vraiment poétique. Le compositeur a eu l’heureuse intention de faire ressortir le contraste des deux récits par une tonalité différente. La légende est en mi mineur, tandis que la contre-partie est en mi majeur, et si nous insistons sur ce détail matériel, c’est qu’il a son prix et fait mieux comprendre la nuance de sentiment qui distingue le récit d’Agnès de celui de Rodolphe. L’ensemble de ce duo n’est malheureusement pas à la hauteur de ce qui précède. La conclusion en est commune, et tranche d’une manière fâcheuse avec le commencement d’une inspiration si élevée. Nous aurons souvent l’occasion de relever ce défaut d’unité dans le style de M. Gounod, ainsi que la tendance de son esprit à trop se complaire dans des combinaisons d’accompagnement plus ingénieuses que dramatiques. Par exemple, le dessin de violoncelle qui serpente dans la première partie de ce duo remarquable est-il bien à sa place, et ne pourrait-on pas y voir plutôt une imitation de Weber et de Meyerbeer qu’un accent spontané de la passion ?

Le finale du premier acte, où éclate si intempestivement la colère du comte de Luddorf contre son fils Rodolphe, qu’il maudit un peu trop facilement et pour le besoin de la cause du compositeur, ce finale est fort bien dessiné. Dans l’andante qui en est l’exposition, le musicien a cependant prodigué encore une fois les effets d’unisson qui sont trop commodes pour qu’un artiste aussi habile que M. Gounod veuille en abuser. Ce sont là des moyens extrêmes et vulgaires que M. Verdi a popularisés par des raisons qui doivent engager M. Gounod à s’en abstenir. On frappe fort quand on ne sait pas frapper juste, et il ne faut jamais oublier que les effets de la musique dramatique sont perçus par des organes exercés et délicats, qui demandent à être nourris d’harmonie et non pas repus de sonorité.

Le second acte commence par un chœur de buveurs bientôt interrompu par des couplets que chante le page de Rodolphe. Celui-ci arrive au rendez-vous qu’il a donné à Agnès, et il exprime les angoisses de son cœur dans un air dont le motif incertain tourne tout autour de la belle romance du quatrième acte de la Favorite : Ange si pur! Survient enfin la nonne, qu’on voit descendre à pas lents et sinistres l’escalier du château et s’avancer vers une grille qu’elle passe, tenant une lampe à la main. Après une scène obscure et compliquée entre Rodolphe et l’ombre errante de la nonne, dont il saisit la main glacée, croyant étreindre celle de sa fiancée, après un changement à vue opéré au milieu des éclairs qui annoncent l’intervention d’une puissance surnaturelle, le public voit s’élever sous ses regards ébahis les ruines d’un château gothique dont les croisées et les portiques sont à moitié détruits. La lune glisse ses pâles rayons à travers ces débris gigantesques, et projette sur l’ensemble du tableau une couleur fantastique. Pendant ce court entr’acte, le musicien évoque les esprits invisibles, et dans un morceau de symphonie, il traduit les plaintes des âmes abandonnées se mêlant au souffle de la bise qui traverse ces ruines et en révèle les secrets. Ce rêve de poésie fait le plus grand honneur à M. Gounod, et sans être entièrement original, puisqu’il a pour précédens la fonte des balles dans Freyschütz de Weber, la scène des nonnes dans le troisième acte de Robert, et bien d’autres pages dans l’œuvre de Mendelssohn, nous ne craignons pas de dire que, par ce morceau remarquable, le compositeur français s’est placé au rang des vrais poètes; c’est le plus grand éloge qu’on puisse faire d’un artiste. Voici comment il nous est possible d’expliquer au lecteur cette page de musique fantastique. Qu’on s’imagine une harmonie triste et condensée remplie de reflets et de modulations sinistres qui s’éparpillent en tous sens, comme des clartés bleuâtres et fugitives dans une nuit sombre, et, sur ce fond qui est le thème choisi, qu’on entende un registre de voix humaines de l’orgue de Saint-Vincent-de-Paul, par exemple, murmurant une mélopée mélancolique de quelques notes chromatiques et s’arrêtant tout à coup, comme si elles ne pouvaient en dire davantage. Cet effet est produit par des voix de femmes invisibles qui chantent derrière la coulisse à bocca chiusa, c’est-à-dire avec les lèvres contractées comme l’anche d’un hautbois ou d’un basson. L’effet produit sur le public par ce court intermède symphonique nous confirme dans l’idée que nous avons émise bien souvent sur la possibilité de rajeunir la vieille forme du ballet en y ajoutant l’élément nouveau d’un grand développement symphonique. Ce n’est point à des écoliers ni à des compositeurs de contredanses que nous aurions confié la mission d’écrire la musique d’une fable poétique et intéressante. Si nous avions eu quelque influence sur la direction de l’Opéra, nous n’aurions pas laissé mourir Mendelssohn, ni s’évaporer le talent gracieux de M. Félicien David, sans avoir essayé de les intéresser à une conception chorégraphique, où leur muse aurait pu donner l’essor à toutes ses fantaisies. Beethoven, Weber, Mendelssohn, Meyerbeer, ont fait des mélodrames et de la musique de ballet où le génie de chacun de ces maîtres s’est révélé sous des formes impérissables.

Rodolphe se trouve transporté, par un pouvoir magique, dans le château de ses pères dont il vient de contempler les ruines. Il retrouve tous les objets qui ont charmé son enfance et voit apparaître dans la salle du banquet les ombres de ses aïeux qu’il interpelle :

Ombres que je révère, ancêtres glorieux.
Parlez!... Qui vous ramène au foyer domestique ?


Toute cette grande scène d’évocation, qui rappelle malheureusement celle du troisième acte de Robert, n’a pas trouvé dans le musicien un interprète suffisamment pénétré de ce qu’un thème si riche lui offrait de ressources. M. Gounod ne semble pas avoir pleinement compris la situation qu’on lui avait préparée, et n’a pu éviter quelques réminiscences du chef-d’œuvre de Meyerbeer.

Au troisième acte, on remarque d’abord le duo entre Rodolphe et son page Urbain qui renferme des idées gracieuses, mais dont l’allegro ne semble pas du même style que le commencement. Ce défaut d’unité que nous avons déjà signalé indique que M. Gounod n’est pas encore parvenu à fondre les divers élémens qui doivent constituer sa manière. Il a été plus heureux dans l’air que chante Rodolphe pour exprimer le bonheur auquel il s’attend :

Un air plus pur,
Un ciel d’azur
Brille à ma vue !
Rêve d’amour
Calme en ce jour
Mon âme émue!

La mélodie qui accompagne ces vers est d’une grâce exquise. Le mouvement

plus rapide qui succède à cet adagio :

La lune brille,
L’herbe scintille, etc.


forme un contraste bien ménagé avec le premier motif, dont le retour produit un effet délicieux. A notre avis, c’est là le meilleur morceau de la partition, et peut-être indique-t-il dans quel ordre d’idées et de sentimens M. Gounod doit se maintenir. — L’entrevue de Rodolphe et de la nonne sanglante qui vient lui demander l’accomplissement de ses sermens est la scène la plus intéressante de l’ouvrage, et le compositeur s’en est assez bien inspiré :

Me voici, — moi, ton supplice ! —
J’ai ta foi, — j’ai ton anneau! —
Le ciel veut qu’on accomplisse
Les sermens faits au tombeau.

Ces quatre vers forment un beau récitatif mesuré dans le style élevé et pathétique de Gluck, et Mlle Wertheimber, qui joue le rôle de la nonne, les déclame avec une émotion contenue qui lui vaut des applaudissemens mérités.

On remarque au quatrième acte la musique très élégante du divertissement et le finale, où M. Gounod a saisi de nouveau l’occasion d’écrire un beau morceau d’ensemble qui se termine par une stretta moins bien réussie que le commencement. Le cinquième acte est fort court. On peut y signaler un air de baryton que chante le père de Rodolphe.

Nous avons indiqué toutes les parties remarquables de la nouvelle œuvre de M. Gounod : — au premier acte, le beau chœur : C’est Dieu qui nous appelle, puis le duo entre Rodolphe et Agnès, qui renferme surtout une phrase d’une exquise élégance, et le finale, dont l’andante est largement dessiné; — au second acte, l’intermède symphonique d’une couleur vraiment idéale, quelques passages du duo entre Rodolphe et son page Urbain; — au troisième acte, le bel air de Rodolphe, le meilleur morceau de la partition, et la scène de la nonne et de Rodolphe; — au quatrième acte, la musique facile et très élégante du divertissement, et le finale, qui produit un grand effet. Si maintenant nous cherchons à saisir le caractère dominant de l’œuvre que nous venons d’analyser, nous dirons qu’elle se distingue bien plus par l’élégance et l’élévation du style que par l’originalité des idées. On y sent tour à tour l’influence de Gluck, de Weber, de Mendelssohn, de Meyerbeer et même de M. Berlioz, à qui M. Gounod a emprunté quelques petits effets de sonorité, les seules choses qu’on puisse extraire des étranges symphonies de ce compositeur drolatique, comme on l’a si heureusement qualifié[3]; et loin de reprocher à M. Gounod cette tendance à prendre son bien partout où il le trouve, selon la belle expression de Molière, nous aurions plutôt désiré qu’il se l’appropriât d’une manière plus intime. N’est-ce pas ainsi que la vie se nourrit de la vie, et que sur des pensers antiques on peut faire des vers nouveaux ? On ne trouve pas en effet dans le style de M. Charles Gounod cette homogénéité qui accuse une personnalité saillante. Les tâtonnemens y sont nombreux, les effets ingénieux ; les petites combinaisons d’accompagnement y tiennent plus de place que la passion, qui ne s’amuse point à faire de l’esprit, quand elle anime le cœur d’un artiste. Par exemple, le dessin obstiné de violoncelle dans la première partie du duo entre Rodolphe et Agnès, au premier acte, est-il suffisamment en relief pour être perçu par la masse des auditeurs et contribuer efficacement à l’effet de la situation ? Dans l’allegro du bel air de Rodolphe, au troisième acte, cette imitation microscopique du chant de la fauvette est-elle d’un goût bien sévère ? Nous en dirons autant de tout ce que chante le page Urbain, qui appartient plus au genre de l’opéra-comique qu’à la tragédie lyrique. Dans Iphigénie en Aulide, dans l’Armide de Gluck, dans Robert et les Huguenots, dans Guillaume Tell, on trouve aussi des morceaux qui forment un heureux contraste avec le caractère général de la fable ; mais ces morceaux, d’une couleur moins sévère, tiennent à l’ensemble par la tenue du style, qui ne tombe jamais au-dessous d’un certain niveau. Nous aurions bien d’autres observations à faire sur les tendances de l’instrumentation, trop chargée de petits dessins intérieurs, de ciselures, de mièvreries, d’a-parte ingénieux et d’harmonies plaintives et délicates qui projettent sur l’ensemble de l’œuvre une monotonie fâcheuse que l’exécution, très imparfaite, ne parvient point à dissiper. M. Gueymard, qui joue le rôle important de Rodolphe, succombe sous le fardeau, et sa voix stridente trahit son courage. M. Depassio possède une belle voix de basse profonde, qui convient au personnage de Pierre l’Ermite, et Mlle  Dussy ne vocalise pas trop mal les espiègleries musicales du page Urbain. Les chœurs et les ensembles ne laisseraient rien à désirer, si M. Girard, le chef d’orchestre, pouvait se résigner à modérer les signaux de son commandement.

Quel que soit le sort de la Nonne sanglante devant le public, le seul juge, après tout, des œuvres dramatiques, la réputation de M. Gounod s’en trouvera agrandie. Si quelques amertumes viennent se mêler à son succès, M. Gounod ne se découragera pas, en pensant que le génie d’HéroId, avant d’écrire Marie, Zampa et le Pré aux Clercs, a dû éprouver de nombreuses mésaventures. M. Gounod peut commettre encore de nombreux péchés, car, comme don Juan, il peut se dire : J’ai du temps devant moi !

Le théâtre de l’Opéra-Comique est toujours un théâtre heureux dans ses entreprises, parce qu’il répond à un vrai besoin et qu’il ne donne pas plus de musique que n’en comporte le goût de la nation. On va à l’Opéra par bienséance, pour faire comme la bonne compagnie, pour voir un grand spectacle et se montrer parmi les raffinés ; on va à l’Opéra-Comique pour son plaisir, pour se distraire aux sons d’une musique qui suspend momentanément l’action, comme l’a très bien dit M. Alfred de Musset dans son discours de réception à l’Académie française, et isole mieux ainsi le sentiment de l’intrigue vulgaire qui l’a fait naître. La reprise du Pré aux Clercs, qui n’avait pas été donné depuis plusieurs années, s’est faite avec beaucoup d’éclat. Le public est accouru à ce chef-d’œuvre du meilleur musicien qu’ait produit l’école française, et par son empressement, par ses acclamations enthousiastes, il semble qu’il ait voulu venger la mémoire d’Hérold des outrages dont l’a abreuvé pendant sa vie une critique aussi misérable qu’impuissante. Si dans notre humble carrière nous avions à nous reprocher d’avoir méconnu un artiste tel que Hérold et une partition comme le Pré aux Clercs, nous croirions avoir perdu le droit d’émettre un avis sur l’art de Grétry, de Méhul, de Boïeldieu et de M. Auber. Nous ne ferons du Pré aux Clercs qu’un seul éloge qui les contient tous : c’est la grâce dans la vérité, c’est la vérité dans la beauté, comme il convient aux beaux-arts de la rendre. Le Pré aux Clercs est monté avec beaucoup de respect et de soin, et Mme Miolan, dans le rôle d’Isabelle, s’y élève au premier rang des cantatrices de style. Il serait injuste d’oublier Mlle Lefebvre, qui joue et chante le rôle de Nicette avec une fine coquetterie. Un acte plein de fraîcheur, les Trovatelles, recommande le nom de M. Duprato. À ce petit ouvrage ont succédé les Sabots de la Marquise, opéra-comique en un acte de MM. Carré et Jules Barbier, musique de M. Ernest Boulanger. Nous n’analyserons pas l’action inadmissible de ce libretto, d’ailleurs amusant, et que la verve de Mlle Lemercier et de M. Sainte-Foy ont sauvé du naufrage. La partition de M. Ernest Boulanger, qui s’est déjà produit à l’Opéra Comique, où il a donné le Diable à l’école, qu’on n’a pas oublié, renferme quelques morceaux de talent, d’abord les jolis couplets que chante Mlle Lemercier :

Aimons qui nous aime.
C’est le bon système,


dont la première partie est une mélodie tendre et distinguée, qui contrasta fort heureusement avec le refrain comique :

Si Nicolas m’aime,
Va pour Nicolas.


L’air que chante M. Bussine en l’honneur des plaisirs de la chasse n’est pas mal non plus; mais nous préférons les agréables couplets que débite encore Mlle Lemercier, et dont le refrain :

Voilà ce qu’il faut faire
Pour charmer et pour plaire,


est bien tourné. Toute cette partition est facilement écrite, et on l’écoute avec plaisir.

La reprise de l’Étoile du Nord a eu lieu à l’Opéra-Comique avec non moins d’éclat que celle du Pré aux Clercs. Nous n’insisterons pas sur les beautés d’un ouvrage que nous avons longuement apprécié ici lors de son apparition, et qui a fourni la brillante carrière que nous lui avions prédite. L’Étoile du Nord a déjà fait le tour de l’Europe, et a triomphé de tous les obstacles qu’on lui a suscités. La critique est parfaitement à l’aise avec Meyerbeer. Génie profond et passionné, esprit sagace et naïf, âme élevée qui se plaît dans la contemplation des idées et des sentimens généreux, l’auteur de Robert-le-Diable, des Huguenots, du Prophète et de l’Étoile du Nord est un poète doublé d’un philosophe, un Alexandrin, une sorte de Plotin qui vous émeut autant qu’il vous donne à réfléchir. Vous pouvez discuter sa manière, lui contester certaines qualités, faire vos réserves au nom de certains principes immuables de l’art : il faudra toujours que vous lui accordiez cette faculté suprême qu’un critique éminent, M. Planche, trouvait dernièrement dans l’œuvre de Rubens : la vie. Meyerbeer marche et prouve le mouvement en laissant aux sophistes le plaisir d’en nier l’existence. L’Etoile du Nord brille encore de son premier éclat, et l’exécution en est aussi soignée qu’aux premiers jours.

Le troisième théâtre lyrique a subi également, depuis l’année dernière, une petite révolution. La mort subite de M. Seveste a permis à l’autorité supérieure de confier à M. Perrin, le directeur de l’Opéra-Comique, les destinées d’une entreprise qui avait précisément pour objet de lui faire concurrence. Cette mesure était-elle la meilleure à prendre ? Nous ne le pensons pas. Quels que soient l’intelligence et le bon vouloir de M. le directeur de l’Opéra-Comique, il faut bien, en définitive, qu’il voie par ses yeux et entende par ses oreilles. Il ne peut pas avoir deux manières d’apprécier un compositeur, et s’il se trompe dans ses prévisions ou dans ses répugnances, le musicien qu’il aura repoussé ne trouvera plus aucune issue à ses talens méconnus. La concurrence est aux esprits ce que ce frottement est aux corps, elle fait jaillir la lumière, et rien ne la remplace. Le seul événement qui mérite d’être signalé au Théâtre-Lyrique, c’est la représentation du Billet de Marguerite, opéra-comique en trois actes, de MM. de Leuven et Brunswick, musique de M. Gevaërt. La scène se passe en Allemagne, aux environs de Bamberg, et toute l’intrigue route sur une équivoque, sur une promesse de mariage consignée dans un billet à La Châtre qui n’amène que des scènes insipides et un dénoûment sans intérêt.

L’auteur de la musique, M. Gevaërt, est un jeune compositeur belge qui s’est déjà fait connaître avantageusement par un opéra en un acte, Georgette, où il y avait du talent. Le nouvel ouvrage, beaucoup plus important, se distingue moins par la nouveauté des idées que par l’habileté et le savoir-faire du compositeur. Nous avons remarqué au premier acte un fort beau chœur dans la manière de Weber, un duo pour baryton et ténor qui est bien coupé pour la scène; au second acte, un joli trio, spirituellement conçu, une romance d’un bon sentiment. Gardez-moi, un duo pour deux voix de femme, dont le commencement est d’une tournure vulgaire, et qui se termine par une sorte de nocturne plein de grâce; au troisième acte, les couplets du messager Jacobus, qui ont du piquant, et le finale, qui est un morceau d’ensemble rempli d’incidens fort habilement groupés. Ce finale méritait un meilleur sort que la place qu’il occupe à la fin d’une histoire de village dont il dépasse le cadre par ses proportions et son développement. Il y a certainement de l’avenir dans le talent déjà remarquable de M. Gevaërt, s’il parvient à se dépouiller d’une foule de vieilles formules d’accompagnement dont son instrumentation est remplie. Il use et abuse jusqu’à la satiété d’une certaine progression ascendante qu’on trouve dans tous les opéras de M. Verdi, et dont M. Meyerbeer s’est parfois servi en grand maître. Il serait dommage qu’un musicien aussi distingué que M. Gevaërt employât son talent à rééditer des lieux-communs.

Après la musique de M. Gevaërt, ce qu’il y a de plus intéressant dans le Billet de Marguerite, c’est l’apparition d’une nouvelle cantatrice qui, fort heureusement pour son avenir, a échappé aux ovations de la presse. Mme Deligne-Lauters est une Belge aussi, élève du conservatoire de Bruxelles, et que le hasard, plus que la vocation, a conduite au théâtre. Sa voix est un mezzo-soprano assez étendu, d’un timbre agréable et suffisamment sonore. Elle chante avec beaucoup de sentiment, et vise même au style par de fréquens portamenti qui n’ont pas toujours leur à-propos, mais dont l’exagération ne messied pas à une débutante. Mlle Deligne-Lauters chante un peu comme une jeune fille qui jouerait à faire la dame, et qui veut s’exprimer toujours avec dignité et con impegno. L’expérience et l’habitude de la scène la corrigeront de ces légères dissonances, et il restera à M’"‘" Deligne-Lauters ce qui n’est pas commun, l’instinct et le sentiment d’une cantatrice. Nous la signalons à M. Meyerbeer.

Le Théâtre-Italien a bravement ouvert la campagne par la Semiramide de Rossini, où Mme Bosio dans le rôle de la reine de Babylone, Mme Borghi-Mamo dans celui d’Arsace, et M. Gassier sous le costume d’Assur se sont produits pour la première fois. Mme Bosio, que nous avons déjà entendue à l’Opéra, est une jeune et brillante cantatrice, dont la voix de soprano aigu n’a peut-être pas assez de puissance pour le rôle important de Semiramide. D’ailleurs il manque aussi à Mme Bosio un certain charme, quelque chose de communicatif qui achève l’émotion. Mme Borghi-Mamo ne possède pas un véritable contralto, mais une voix de mezzo-soprano qui ne manque pas de souplesse, bien qu’elle soit dépourvue de la sonorité nécessaire pour rendre avec énergie le rôle d’Arsace. La cantatrice y a été faible et n’a pas réalisé les espérances qu’avait fait concevoir sa réputation. M. Gassier au contraire est un ancien élève du conservatoire de Paris, qui a eu le bon esprit d’aller apprendre en Italie l’art de se servir d’une très belle voix de baryton. Cette voix sonore s’est assouplie de manière à faire presque illusion sur le pays qui l’a vu naître, et il a chanté le rôle très difficile d’Assur avec beaucoup de brio et d’assurance. Il a été moins heureux dans celui de Figaro du Barbier de Séville, où il n’a pu dissimuler entièrement qu’il était étranger à la langue de cette musique fluide et lumineuse. Mme Gassier, sa femme, qui débutait dans le rôle de Rosine, est une Espagnole pur sang qui chante comme une Italienne avec une bravoure étonnante ; mais si Mme Gassier s’élance intrépidement sur les notes les plus aiguës, qu’elle attaque sans sourciller, c’est un peu aux dépens de la grâce, de la justesse, qui n’est pas toujours irréprochable, et surtout du style, dont elle semble ignorer les secrets. Tous ces tours de gosier peuvent exciter un instant la surprise et convenir dans une cabaletta à la Verdi, comme celle que chante Mme Gassier pendant la leçon de chant ; mais il faut des choses moins surprenantes et plus difficiles pour captiver le public parisien. Après le Barbier de Séville, dont l’exécution générale a laissé beaucoup à désirer, on a donné Otello, avec Mlle Frezzolini dans le rôle de Desdemone, qu’elle a chanté avec sa distinction ordinaire. Malgré tous les efforts qu’elle a faits pour recruter une nouvelle troupe, nous ne cesserons pas de dire à la direction du Théâtre-Italien que, pour surmonter les obstacles qui entourent son entreprise, il faut encore d’autres élémens de succès que ceux qu’elle nous présente au commencement de cette saison. Si les soirées du Théâtre-Italien ne sont pas un plaisir d’élite qui s’adresse aux délicats, ce théâtre n’a pas de raison d’être.

Il y a eu à l’Institut un petit mouvement qu’il est bon de ne pas laisser passer inaperçu. M. Halévy ayant eu l’ambition d’être nommé secrétaire de l’Académie des Beaux-Arts, place restée vacante par la mort de M. Raoul-Rochette et qui aurait si bien convenu aux connaissances solides et diverses, au talent éminent de M. Vitet, il restait un vide à remplir dans la section de musique, et M. Clapisson a été choisi par un assez grand nombre de suffrages. Nous n’avons rien à dire contre la nomination de M. Clapisson, qui est après tout un artiste de talent; mais nous sommes plus touché de l’exclusion de M. Berlioz, qui a obtenu quatre voix. Qu’allait donc faire le compositeur fantastique dans cette galère ? Lui qui a tant clabaudé contre l’esprit bourgeois qui pervertit le goût de la France, pourquoi va-t-il humblement frapper à la porte de l’Institut, qui n’est rempli que de bourgeois ? MM. Auber, Halévy, Ambroise Thomas, Reber, sont tous des bourgeois, c’est-à-dire des hommes studieux qui se sont donné la peine d’apprendre la musique des maîtres qui les ont précédés, tandis que M. Berlioz en a inventé une pour son propre compte et que personne ne lui conteste. M. Berlioz n’a-t-il pas pour se consoler de ses nombreuses mésaventures l’admiration de M. Théophile Gautier ? On connaît le goût de ce spirituel écrivain pour les réputations contestées et les talens incompris. Il aime les peintres qui ne peuvent pas faire de tableaux, les sculpteurs qui ne savent pas faire une statue, les architectes qui inventent des palais babyloniens et qui ne sauraient édifier une maison; il les aborde avec respect, les excuse, les embaume, il les enveloppe de bandelettes sacrées, et les place dans sa nécropole, où ils sont parfaitement à l’abri des insultes des bourgeois. Que M. Berlioz se contente donc de cette gloire puérile et honnête, car il n’en aura pas d’autre.


P. SCUDO.


Dans une lettre adressée au directeur de la Revue des Deux Mondes, M. Alfred Michiels m’accuse d’avoir, en parlant de Rubens, exploité ses découvertes, ses idées, ses interprétations, ses jugemens; il proteste contre cette spoliation, et annonce qu’il va prouver au public, pièces en main, qu’il a été dévalisé. Ma réponse est très simple, et quelques lignes me suffiront pour réfuter cette terrible accusation.

A quoi se réduisent les découvertes de M. Michiels ? A un extrait du livre publié par M. Bakhuisen en juin 1853. En restituant à Siegen l’honneur d’avoir donné naissance à Rubens, qui devais-je nommer ? L’auteur même de la découverte, c’est-à-dire M. Bakhuisen. Depuis plus d’un an, tous les hommes en Europe qui s’occupent de l’histoire de la peinture connaissent les faits exposés et prouvés par l’écrivain hollandais. Pour avoir donné un extrait d’un livre imprimé à Amsterdam, M. Michiels voudrait-il se placer entre Eugène Burnouf et Stanislas Julien ? Croit-il être seul capable de consulter utilement les documens hollandais ? Ce serait une étrange illusion.

A quoi se réduisent les idées de M. Michiels, ses interprétations, ses jugemens, sur le chef de l’école flamande ? Il affirme que Rubens ne doit rien à l’Italie, il va même jusqu’à regretter qu’il ait franchi les Alpes. Il lui refuse d’une manière absolue le sentiment chrétien, et l’accuse de spinosisme. C’est là sans doute une idée qui, à défaut d’évidence, possède au moins le mérite de l’originalité. Une idée si neuve est une propriété sacrée à laquelle je me garderai bien de toucher. Je suis pénétré d’un tel respect pour cette interprétation inattendue du génie de Rubens, que je n’ai pas même osé la mentionner. Est-ce qu’aux yeux de M. Michiels mon silence équivaut à une spoliation ?

Que le public apprenne donc en même temps ma faute et mon repentir. Rubens n’est pas seulement un païen, mais un panthéiste de la plus dangereuse espèce. Voilà ce que j’aurais dû dire pour contenter M. Michiels, en ayant soin, bien entendu, de le nommer, car il a le droit de revendiquer cette admirable interprétation. En parlant de Rubens, j’ai assigné à son talent une double origine : Paul Véronèse et Michel-Ange; mais j’ai oublié Spinoza. J’ai osé soutenir que la Descente de Croix ne blesse en rien le sentiment chrétien. Après cette confession, ma culpabilité est malheureusement trop bien établie. J’ai dévalisé M. Michiels, j’ai affirmé ce qu’il nie, j’ai nié ce qu’il affirme; le crime de spoliation est flagrant. Que M. Michiels me permette pourtant de lui rappeler un vieux proverbe : « on ne dépouille que les riches. »


GUSTAVE PLANCHE.


Nous recevons aussi, à propos du travail de M. Planche, une lettre non moins inattendue, mais qui nous arrive trop tard pour qu’on s’en occupe dans ce numéro; nous la réservons pour le prochain. C’est celle de M. le directeur des musées, qui réclame contre une assertion au sujet de la restauration des Noces de Cana de Paul Véronèse. Cette réclamation se trompe peut-être de date, et nous aurons diverses observations à présenter à cet égard.


V. DE MARS.


  1. Voyez notamment la livraison du 15 novembre 1853.
  2. Voyez la livraison du 15 octobre.
  3. Dans un excellent article de M. Louis Veuillot, sur le Requiem de M. Berlioz, — morceau plus fort que celui de Mozart, parce qu’il y a plus de trombones!