Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1843

Chronique no 277
31 octobre 1843
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 octobre 1843.


L’attention de l’Europe continue à se fixer avec intérêt sur deux révolutions qui, irréprochables dans leur principe, s’efforcent d’atteindre le but de toute révolution légitime, à savoir la conciliation de la liberté avec l’ordre. En Espagne comme en Grèce, tout ce qu’il y a d’hommes sensés, honnêtes, raisonnables, sent le besoin d’un gouvernement libre, mais régulier, et repousse également les absurdités du despotisme et les folies de l’anarchie.

Les deux pays ne se trouvent pas, il est vrai, dans les mêmes circonstances. L’Espagne, depuis bientôt quarante ans, a subi toutes les catastrophes politiques qui bouleversent profondément un état et peuvent le renouveler ou l’anéantir. Il n’est pas d’essai, si douloureux qu’il puisse être, qui ne se soit fait en Espagne : les plus nobles efforts et les plus folles tentatives, tous les dévouemens et tous les crimes, y ont eu leur jour. Si l’expérience nous est bonne à quelque chose, les Espagnols n’ont certes plus rien à apprendre : leur éducation politique est achevée, et on peut sans témérité espérer que le parti de l’ordre et de la raison est enfin sur le point de prendre définitivement possession du pays.

Les Grecs ne font que de rentrer dans la vie nationale. Entre l’ancienne Grèce et le monde actuel, il y a pour eux un abîme : la chaîne des traditions politiques avait été brisée par le cimeterre ottoman. Réduits, sous le bon plaisir et les caprices d’un Turc, à une administration municipale pleine de vexations et d’intrigues, les Grecs, quelques Fanariotes exceptés, ne savaient plus ce que c’est que le gouvernement suprême et l’administration générale d’un état. Sans le christianisme ils auraient même oublié ce que c’est qu’une nation. C’est la bannière du Christ qui leur a toujours rappelé que l’étendard de Mahomet n’était pas leur étendard, et qu’au milieu du vaste camp des hordes musulmanes gisait, chargée de chaînes, mais non sans vie, la Grèce chrétienne. Leur résurrection politique n’a pas été entièrement leur œuvre : en venant à leur secours, l’Europe les a pris sous sa tutelle et les a traités, trop ou trop peu, comme des mineurs. Nous disons trop ou trop peu, car, ou il fallait ne pas leur imposer une forme de gouvernement et une dynastie, ou il fallait exiger que le gouvernement et la dynastie se missent en harmonie avec l’esprit du temps et la situation morale du pays. Quoi qu’il en soit, toujours est-il que les Grecs n’ont pas l’expérience politique des Espagnols. Ils n’ont pas appris à leurs dépens à connaître la vanité de ces chimères que des esprits sans mesure et sans consistance présentent aux nations dans les jours de trouble, et qui ne servent qu’à les détourner pour long-temps de tout ce qui est réel et possible. On aurait donc quelque raison de craindre que les Grecs aussi ne fussent sur le point de commencer ces douloureuses expériences qui égarent toujours les révolutions lorsqu’elles ne les brisent pas. Ce n’est qu’en 1830 que la France s’est enfin reposée dans cette monarchie constitutionnelle, représentative, que les hommes sages et sincères, que les hommes de lumières et d’expérience voulaient organiser quarante ans plus tôt, en 1789. La royauté grecque s’est montrée indolente, inactive ; placée entre des conseils opposés, elle a hésité ; sous la crainte d’être trompée, d’être poussée au mal, elle n’apercevait pas qu’un mal réel et très grave se réalisait déjà par ses hésitations et ses lenteurs. C’est là le reproche, le seul reproche fondé qu’on puisse lui adresser. Elle n’a pas fait ce que le pays attendait d’elle avec impatience, ce qui, librement fait par elle, aurait été un bienfait pour le pays, pour elle une force.

Ce que n’ont pu obtenir les conseils de ses vrais amis et les insinuations malheureusement trop faibles, de la France et de l’Angleterre, la nation l’a obtenu promptement, brusquement, par une manifestation éclatante. Au lieu de proposer, la royauté n’a pu qu’adhérer ; au lieu d’offrir, elle a consenti à la demande irrésistible du pays. C’est assez pour tous : pour le roi, qui a sans doute compris que la résolution est nécessaire au gouvernement de l’état ; pour la Grèce, qui peut compter sur la probité et la loyauté de son jeune monarque. Nous oserions presque ajouter que les qualités du prince ne sont pas la seule garantie qu’ait le pays du scrupuleux accomplissement de la promesse royale. Cette même difficulté de passer d’une situation à une autre, d’assumer la responsabilité morale d’une grande mesure, cette même propension pour ce qui existe par cela seul qu’il existe, servira à consolider la révolution comme elle a servi à la faire éclater. Le roi ne voudra pas plus courir les hasards d’une contre-révolution qu’il ne voulait aller au-devant des difficultés et des débats du gouvernement représentatif. Les évènemens l’auront, nous aimons à le croire, rendu plus actif et plus résolu ; mais il n’est pas dans sa nature d’être aventureux et téméraire. Le sort de la Grèce dépend donc entièrement des dispositions morales du pays. Si le pays ne voit dans les faits du 15 septembre qu’un de ces moyens extraordinaires, périlleux, qu’une dure nécessité rend quelquefois légitimes, mais qu’on ne pourrait renouveler sans tout bouleverser et tout briser, le but se trouvant atteint, la révolution est finie, la légalité constitutionnelle commence, et avec elle ce gouvernement de discussions, de débats, de transactions, qui est le gouvernement des nations libres et progressives. Si la Grèce, au contraire, ne se représentait les faits du 15 septembre que comme une première bataille livrée au trône par les opinions anti-monarchiques et gagnée par elles, la révolution, loin d’être terminée, ne ferait que commencer sous les plus tristes auspices et non-seulement la liberté et l’ordre se trouveraient compromis en Grèce, mais l’existence même, la nationalité du pays.

Ce sont là les espérances mal déguisées des ennemis de ce nouvel état comme de toute liberté. Ils attendent avec une cruelle impatience le moment où ils pourront proclamer que la Grèce a forfait à la paix de l’Europe, et qu’elle ne mérite pas de voir son nom figurer sur la liste des nations. État factice, disent-ils, création éphémère d’une philantropie rêveuse, faudra-t-il tout compliquer, tout risquer, et peut-être aussi tout ébranler en Occident et en Orient, pour seconder les fantaisies de quelques milliers d’hommes vaniteux et turbulens ?

D’un autre côté, les amis de la Grèce, ses amis les plus sincères et les plus dévoués, ne sont pas sans quelque crainte. Les exemples d’une révolution sachant se contenir et se consolider sont si rares ! Et les Grecs, ajoutent-ils, sont si vifs, si inexpérimentés, si mobiles ! Et leurs ennemis, ouverts ou cachés, si nombreux, si actifs, si puissans ! Il faudrait que les Grecs sussent résister à la fougue de leurs passions et aux perfides instigations d’un faux zèle et d’une feinte amitié ! Résister à la fois aux entraînemens de leur vive imagination et aux impulsions du dehors ! Dompter leur caractère et déjouer les intrigues ! La besogne est rude, la tâche compliquée ; comment ne pas craindre quelque faute irréparable, quelque déplorable égarement ?

Il ne serait pas d’hommes sérieux de considérer ces craintes comme absolument chimériques : elles ne sont pas sans quelque fondement. Toutefois l’espérance l’emporte dans notre esprit, et nous aimons à penser que nous ne sommes pas sous les illusions d’une affection sincère pour la Grèce régénérée. Nous ne désespérons certes pas de l’Espagne ; mais tout en reconnaissant que les Grecs ne sont entrés que d’hier dans l’arène si périlleuse de la politique moderne, et qu’ils n’en ont pas retiré tous les enseignemens qui sont déjà acquis aux Espagnols, nos espérances sont également vives à l’endroit de la Grèce. Les Grecs possèdent à un degré éminent les deux qualités nécessaires à une bonne conduite dans les momens critiques et difficiles, l’activité et la sagacité. Ils démêlent à merveille les périls dont ils sont entourés, et leur enthousiasme est loin d’être aveugle et chimérique. Ils ont, avec l’ardeur des hommes du midi, le calme impassible du génie oriental. La politique du Phanar, cette politique si habile, si déliée, est rentrée dans ses foyers, au service de son pays. Nous croyons que, dans les temps de crise, en présence du danger, on peut compter sur la prudence et l’habileté des Grecs. Peut-être n’inspirent-ils pas la même confiance pour les temps calmes et ordinaires. C’est alors que leur esprit inquiet et mobile peut se donner libre carrière ; c’est alors qu’on pourrait peut-être redouter le goût désordonné des innovations et un certain penchant pour les rêveries politiques ; c’est alors aussi que la corruption et l’intrigue pourraient retrouver les chemins que leur avait jadis frayés l’or de Philippe de Macédoine.

Quoi qu’il en soit, nos espérances dans ce moment sont fortifiées par deux circonstances particulières et d’un grand poids à nos yeux.

D’un côté, il paraît certain que la France et l’Angleterre sont parfaitement d’accord sur la question grecque. Sir Édouard Lyons et M. Piscatory tiennent à Athènes le langage et la conduite de deux amis sincères de la Grèce, de la Grèce monarchique et constitutionnelle. S’ils n’ont pu, faute de pouvoirs et d’instructions suffisantes et par les irrésolutions de la conférence de Londres qui ne trouvait de paroles énergiques que pour la question d’argent ; s’ils n’ont pu, disons-nous, faire prévenir la révolution par des concessions royales, ils peuvent du moins contribuer par leurs conseils à maintenir la révolution et la royauté dans les limites que la raison et la prudence leur imposent. C’est un grand point que l’accord à Athènes de l’Angleterre et de la France sur le terrain de la monarchie représentative et de la légalité constitutionnelle. C’est la meilleure réponse aux bruits perfides qu’on ne manque pas de répandre dans le but de diviser les Grecs et de les mettre aux prises entre eux. On cherche à insinuer que, la révolution étant l’œuvre des napistes, du parti russe, des partisans de Capo-d’Istria, les partis anglais et français ont été surpris, qu’ils seront les victimes du mouvement auquel ils applaudissent. En vérité, l’artifice est trop grossier ; il n’est pas fait pour tromper les Grecs. Ce qu’on voudrait par ces insinuations malveillantes, c’est de pousser les Grecs au désordre et à la guerre civile. Quel bon prétexte pour effacer la Grèce de la liste des nations et en faire une province vassale, à l’instar des malheureuses provinces danubiennes ! Mieux vaudrait pour les Grecs être Turcs, complètement Turcs ; l’aspect de l’avenir serait moins sombre. Que les Grecs ne l’oublient pas : il a pu y avoir des partis en Grèce ; lorsque, tout en désirant vivement la liberté, ils n’ont pu l’obtenir, les esprits se fourvoient ; tous les moyens leur paraissent bons, toutes les ressources légitimes. Une fois la liberté obtenue, il n’y a plus que deux partis, le parti de ceux qui veulent la maintenir, et le parti de ceux qui cherchent à la ruiner au profit d’un intérêt quelconque. D’où qu’ils viennent, que tous les amis d’une liberté régulière se donnent la main ; ils sont le pays. S’il est au contraire des hommes qui se séparent d’eux, quelque nom qu’ils portent, quelque drapeau qu’ils arborent, qu’ils marchent au despotisme ou au désordre, peu importe ; ces hommes sont des traîtres : il ne faut rien avoir de commun avec eux. Mais il n’est pas toujours facile en politique de distinguer ses amis de ses adversaires. Souvent des hommes tendant absolument au même but se repoussent avec un acharnement déplorable, par cela seul que leurs opinions diffèrent sur quelque moyen secondaire, et on voit ces mêmes hommes ouvrir leurs rangs, avec une confiance qui serait ridicule si elle était sans danger, à l’hypocrisie et à la trahison. Ayons la confiance que le peuple grec saura mettre à profit sa sagacité naturelle et distinguer, surtout dans les élections, ses vrais amis des imposteurs qui voudraient le voir s’égarer et des fous qui le mèneraient à sa perte.

Au surplus, il a déjà donné des preuves de la rectitude de son jugement. Maurocordato absent (il était à Constantinople) a appris, en entrant au Pirée, son élection à Missolonghi. Ceci nous amène au second fait particulier qui fortifie, disions-nous, nos espérances. Nous voulions parler du retour en Grèce, sans doute pour y prendre une large part aux affaires de leur pays, de Maurocordato et de Coletti. L’union de ces deux hommes peut-être d’une utilité inappréciable à la Grèce. Formés à la vie politique et aux pratiques constitutionnelles, Coletti à Paris, Maurocordato à Londres, connaissant à merveille l’un et l’autre les conditions de la monarchie représentative, l’état de la Grèce, les dispositions de l’Europe, ils apporteront à leurs compatriotes les conseils de l’expérience, un esprit résolu et prudent, et la mesure de toutes choses. Ils sont l’un et l’autre deux amis sincères, dévoués, de leur pays et de la liberté régulière. Ils ont fait leurs preuves ; la Grèce les connaît et les attend. La mâle énergie, le coup-d’œil ferme et juste, l’esprit élevé et simple de Coletti, pourront s’allier à merveille aux formes plus souples, à l’instruction plus variée, au caractère plus conciliant de Maurocordato. Ces deux hommes séparés, ils se paralyseraient réciproquement ; unis ils se compléteront l’un l’autre et donneront aux hommes sensés et modérés de leur pays un appui inébranlable. C’est par la forte organisation du parti modéré qu’on parviendra à calmer l’effervescence publique et à contenir les esprits désordonnés. Bonne-foi dans la royauté, modération dans le pays : là est le salut de la Grèce. Tout serait perdu sans cela, car ce n’est pas avec des baïonnettes étrangères qu’on fonde les institutions d’un pays libre. On dit que le roi de Bavière demande pour son fils les secours de la conférence de Londres. Mieux aurait valu donner à son fils de sages conseils avec l’autorité morale d’un père et en temps utile ; mieux aurait valu rappeler tous ces Bavarois dont la présence irritait les Grecs sans rien ajouter à la force du roi.

Du reste, quelles que soient les instances de la Bavière, nous sommes convaincus que la Grèce, tant qu’elle demeurera dans les limites de la liberté constitutionnelle, ne sera l’objet d’aucune mesure violente, qui ne serait propre qu’à l’humilier ou à l’irriter. Sans doute la révolution grecque déplaît aux puissances du Nord : à la Russie, parce que le gouvernement constitutionnel peut développer les forces, l’énergie du royaume grec, et offrir un modèle séduisant à toutes les provinces chrétiennes de l’empire turc ; à la Prusse et à l’Autriche, par cela seul qu’elle est une révolution. Les hommes d’état et les diplomates sont, un grand nombre d’entre eux du moins, de singuliers logiciens. Ils s’évertuent à maintenir les prémisses et regimbent contre les conséquences. Vous voulez retarder le plus possible les révolutions des états secondaires, le renversement de ces gouvernemens qui n’ont ni force morale ni force matérielle. Ordonnez donc à ces princes, qui ne sont en réalité que vos préfets, de bien administrer ces pays ; ne leur permettez qu’un despotisme éclairé, mesuré, tolérable. Vous leur mettez la bride sur le cou, vous êtes témoins impassibles de leurs erreurs et de leurs excès ; on dirait que vous les voulez montrer à vos peuples comme les Spartiates montraient à leurs enfans les Hilotes pris de vin, et ensuite vous bondissez de colère lorsqu’une émeute vient à éclater, lorsqu’une révolution s’accomplit dans l’un de ces états. C’est trop. Prétendre que les peuples supportent aujourd’hui sans murmures, sans résistance, non-seulement un gouvernement absolu, mais une administration impuissante, tracassière, incapable, est une pensée étrange, un anachronisme sans excuse. Il n’y a plus, de nos jours, un pays en Europe où l’on puisse impunément oublier toutes les règles d’une bonne administration et blesser le peuple à la fois dans ses intérêts moraux et dans ses intérêts matériels.

Ce qui se passe dans les états du pape, les troubles sans cesse renaissans des légations et des marches ont pour cause principale la mauvaise administration du pays. Il y a dix ans, l’Autriche et la France étaient intervenues à main armée ; l’Autriche occupait Bologne, la France Ancône. Si au lieu de ne voir dans cette occupation qu’une mesure de précaution, elles avaient voulu s’en faire un moyen d’assurer la paix des états pontificaux et de prévenir des troubles qui pourraient un jour compromettre le repos de l’Europe, l’Autriche et la France se seraient franchement réunies, non pour conseiller au pape de prendre à sa solde des Suisses, mais pour lui représenter que la déplorable administration de ses états les exposant sans cesse à des agitations qui sont un danger pour tous, l’occupation ne cesserait que lorsqu’un meilleur ordre de choses, un gouvernement raisonnable, serait fondé dans le pays. On n’a rien fait de pareil : on a quitté les états du pape sans rien obtenir, et voilà que tout recommence ; aujourd’hui les troubles, demain peut-être l’occupation et les embarras politiques qui en seront nécessairement les conséquences. On dit que Rome a déjà demandé un secours autrichien ; on ajoute que notre gouvernement lui a signifié, par une note, qu’une intervention autrichienne serait suivie d’une intervention française. Nous n’affirmons point des faits qui ne sont pas formellement à notre connaissance ; mais nous savons, comme tout le monde, qu’il ne serait pas moralement possible que les Autrichiens occupassent encore une fois les légations sans que le drapeau français flottât de nouveau dans une partie quelconque des états du pape. L’évacuation d’Ancône a été conditionnelle, et nous ne connaissons pas d’administration en France qui pût fermer les yeux sur une nouvelle occupation des états du pape par l’Autriche.

D’ailleurs, tous les gouvernemens italiens sont intéressés à ce que Rome prenne enfin quelque souci du bien-être de ses peuples, à ce qu’elle remplisse les promesses de 1831, car les agitations des états romains compromettent la sécurité de tous ces gouvernemens.

Les cortès ont commencé en Espagne leurs opérations, et rien n’autorise, jusqu’ici, à révoquer en doute le succès du parti parlementaire. Les partis extrêmes et les intrigans trouveront sans doute quelques représentans dans les cortès ; mais dussent-ils, ces opposans, se réunir tous contre le gouvernement, il ne semble pas qu’ils puissent former une majorité. Ils rendront peut-être les débats difficiles, longs, violens : il faut s’y résigner ; l’essentiel est que le résultat ne soit pas douteux. La violence de l’opposition aura l’avantage de resserrer de plus en plus les liens du parti gouvernemental. Ce qui importe c’est que la question de la majorité de la reine soit décidée sans retard. C’est le seul moyen de couper court à une foule d’intrigues et de combinaisons de bas étage. Aujourd’hui, en présence d’un gouvernement provisoire qui est et qui n’est pas, et qu’on ne sait pas trop comment qualifier, on conspire à son aise, et pour ainsi dire sans crainte et sans remords. Une fois que Isabelle aura saisi le pouvoir, il faudra opter, opter nettement entre la fidélité et la trahison. Nous sommes convaincus que cela seul calmera plus d’un esprit et désarmera plus d’un rebelle. C’est une porte honorable ouverte au repentir, surtout si la proclamation de la majorité est suivie, comme cela paraît naturel, d’une amnistie générale.

Les affaires de Barcelone et de Saragosse, si déplorables qu’elles puissent être n’ont pas une grande importance politique. Ce sont évidemment des maladies locales. Tout en regrettant les malheurs dont ces troubles sont la cause, nous croyons qu’ils sont plutôt utiles que nuisibles à l’avenir de la monarchie constitutionnelle. C’est le dernier effort, l’effort désespéré d’une faction que l’expérience seule pouvait convaincre de son impuissance. Les factions qui en veulent à l’ordre social, et avec lesquelles en conséquence on ne peut pas transiger, ne rentrent dans le silence et dans l’obscurité que lorsqu’elles ont livré leur dernière bataille, brûlé leur dernière cartouche, et acquis à leurs dépens la certitude que la société est plus forte qu’elles.

Les affaires d’Irlande ont tour à tour déconcerté beaucoup de prédictions. Pendant quelque temps, à voir ces immenses meetings, ces discours à la fois ardens et prudens du grand libérateur, on a cru qu’il s’agissait pour l’Angleterre d’une tentative de révolution irlandaise. L’Irlande, disait-on, sera certainement vaincue dans la lutte qu’elle ose entreprendre contre l’Angleterre ; mais il y aura une lutte. Comment penser, en effet, que de pareilles foules pouvaient être impunément agitées ? Comment s’imaginer que des passions telles que le patriotisme, la haine, la vengeance, la pauvreté, la famine, pouvaient être excitées et attisées sans que jamais le feu prît aux poudres, sans que jamais la chaudière fît explosion ? C’est pourtant ce qui a eu lieu : l’habile mécanicien connaît bien sa machine ; il sait jusqu’à quel degré elle peut être chauffée sans danger. Il lui a donc fait produire force bruit et force fumée ; mais il a empêché l’explosion. Il y a eu cependant pour O’Connell, il faut l’avouer, une heure critique : c’est le moment où il a fallu, en quelques heures, empêcher la réunion du grand meeting de Clontarf. Le gouvernement anglais, après avoir long-temps hésité ou long-temps attendu, s’est décidé tout à coup à interdire la réunion des meetings, et il a pris ses mesures avec cette hardiesse et cette énergie qui le caractérisent. Partout des troupes, des armes, des préparatifs de guerre. La bataille semblait offerte. L’Irlande allait-elle l’accepter ? La guerre civile allait-elle commencer ? De ce côté-ci de la Manche, nous eussions parié pour la guerre civile. Comment reculer, en effet, après s’être tellement avancés ? Mais O’Connell entend le courage comme l’entendait l’Ajax d’Homère, qui reculait quand il se sentait le plus faible ; il a eu le courage qui cherche le succès : il n’a pas le courage du point d’honneur. Il a reculé, et l’Irlande tout entière a reculé avec lui. Jamais, selon nous, il n’y a eu un signe plus expressif de la puissance d’O’Connell que d’avoir pu, en quelque heures, licencier les bataillons innombrables qu’il avait appelés, avoir montré que personne en Irlande n’osait être plus courageux ou plus téméraire que lui-même.

Ce que c’est que d’avoir fait des révolutions et des émeutes ! Ce que c’est que d’avoir foi à l’empire de la force ! Nous avions conclu volontiers à une révolution irlandaise, en voyant l’agitation de l’Irlande, quoique notre bon sens nous avertît que le succès de cette révolution était impossible. Aussitôt que nous avons vu le gouvernement anglais prendre d’énergiques mesures de répression et O’Connell céder à ces mesures, sans oser essayer la moindre résistance, nous avons conclu tout aussi précipitamment que tout était fini en Irlande, et que le rôle du grand agitateur était terminé. Il n’en était rien. L’agitation n’avait pas amené la révolution ; la répression n’a pas arrêté l’agitation. Que d’échecs pour la logique !

Le premier acte du drame que joue O’Connell en Irlande s’est terminé par l’interdiction du meeting de Clontarf, vrai coup de théâtre qui a donné à tout une face imprévue, qui a mis sur le front d’O’Connell une sueur d’angoisses, car il était perdu, et l’Irlande avec lui, si le sang touchait au sang, si un coup de fusil partait, si un cadavre anglais ou irlandais était emporté du champ de la réunion. Il n’en a rien été : Dieu en soit loué ! et personne n’a dû dire ce Te Deum avec plus d’émotion et de joie qu’O’Connell.

Maintenant commence le second acte, qui sera, nous le croyons, moins intéressant, moins pompeux que le premier. La scène ne se passera plus en plein air et sous ce ciel qu’O’Connell a fini, aussi, Dieu me pardonne, par nous faire croire brillant et beau, sous le ciel de la verte Erin. Nous n’aurons plus pour acteurs des milliers d’hommes qui, comme un chœur gigantesque, chantent les promesses de la délivrance prochaine : nous quittons, pour ainsi dire, le théâtre romantique pour le théâtre classique ; nous rentrons dans le cabinet ; nous serons dans les clubs, dans les tribunaux ; nous entendrons plaider ; nous attendrons le verdict des jurés. Mais ne vous laissez pas duper par l’appareil de cette procédure ; ne croyez pas que hors du tribunal et hors de la salle où délibère le jury, il n’y ait rien. L’agitation continue ; elle a changé d’allures, elle a d’autres procédés, elle a le même but, elle a la même efficacité.

O’Connell et l’Irlande ont donc leur but ? dira-t-on ; ils veulent donc faire et ils font réellement quelque chose ? Oui, selon nous, cette agitation n’est ni stérile ni inefficace. On se trompe quand on en attend trop, on se trompe quand on en attend trop peu.

L’Irlande ne sera jamais pour l’Angleterre une révolution et une guerre civile. Que sera-ce donc ? Ce sera, et pour long-temps encore, un embarras et une difficulté. Vaincue et soumise depuis long-temps, elle n’a pas la force de secouer le joug de l’Angleterre ; mais elle peut s’agiter, et cette agitation peut être plus ou moins grande, et par cela même plus ou moins embarrassante pour l’Angleterre. À Dieu ne plaise que nous voulions dire que l’Angleterre, la veille du meeting de Clontarf, voulait changer en une courte et décisive guerre civile l’embarras permanent que lui cause l’Irlande ! Assurément, elle en aurait fini plus vite de cette manière. C’est ce qu’O’Connell a parfaitement compris. Il s’est bien gardé d’aller au-delà de l’agitation, c’est-à-dire au-delà de la force de l’Irlande. Il a reculé devant l’Angleterre pour rester dans les limites du mal qu’il peut lui faire, sans se laisser tenter un instant par l’espoir du mal qu’il ne peut pas lui faire ; et quand il prodigue aujourd’hui à l’Irlande ses conseils de modération, quand il lui dit tous les matins et sous toutes les formes : Soyez calmes, soyez pacifiques, cela veut dire tout simplement : Restez un embarras pour l’Angleterre, mais ne devenez jamais pour elle une guerre civile. Comme embarras et comme difficulté, vous êtes puissans, vous êtes invincibles ; comme guerre civile, vous ne durerez pas une heure. Trois salves donc d’applaudissemens pour notre gracieuse reine Victoria !

Mais le rappel ! mais le parlement irlandais ! Mots de guerre, consignes d’un jour de bataille. Que risque d’ailleurs l’Irlande à s’agiter ? Sera-t-elle plus pauvre, plus affamée ? C’est impossible. L’Irlande est souvent restée calme et tranquille. Qu’a-t-elle obtenu ? Rien ! Elle a eu de la vertu en pure perte. Aujourd’hui qu’elle gêne et embarrasse l’Angleterre par son agitation permanente, elle obtiendra quelque chose, peut-être pour les prêtres catholiques une plus juste répartition des biens de l’état ou de l’église protestante, pour les fermiers une diminution de charges, pour le peuple en général une administration plus irlandaise et plus sympathique. L’Irlande est avec O’Connell comme un malade avec un médecin quelque peu charlatan qui dit : — Je vous guérirai radicalement de vos maux ; de faible, je vous ferai fort ; de vieux, je vous ferai jeune. — Le médecin ne tient pas toutes ses promesses ; mais s’il fait vivre le malade en paix avec son mal, s’il allége ses souffrances, si du paralytique il fait seulement un boiteux, il sera béni et récompensé. L’Irlande ne peut que gagner à la conduite que lui prescrit O’Connell ; voilà ce qui la soutient, voilà ce qui fait la force d’O’Connell. Nous ne disons pas que l’Irlande se rende un compte exact de sa situation, et qu’elle s’entende avec O’Connell pour jouer la comédie du rappel ; nous ne disons pas qu’elle surfasse avec préméditation et par calcul : non ! mais elle sait d’où elle vient, c’est-à-dire de la plus effroyable misère, et si elle ne sait pas où elle va, c’est souvent, selon Cromwell, le moyen d’aller loin. Elle sait enfin, pour tout dire d’un mot, qu’elle n’a rien à perdre et quelque chose à gagner.

O’Connell, avant l’interdiction du meeting de Clontarf, n’avait guère plus rien à faire, sinon un autre meeting, puis un autre, et ainsi de suite jusqu’à l’épuisement de ses inépuisables poumons, car il ne voulait pas aller jusqu’à l’insurrection. O’Connell accusé, plaidant sa cause, discutant la légalité des mesures prises par le gouvernement, trouve une nouvelle forme à donner à l’embarras permanent que l’Irlande cause à l’Angleterre. Aussi, pour se faire à son nouveau rôle et pour préparer ses plaidoyers et ses controverses juridiques, il change quelque peu son langage. L’orateur redevient avocat ; il n’a jamais songé à démembrer l’empire britannique, il proteste hautement, et sincèrement nous le pensons, contre une pareille imputation : il veut seulement que les intérêts de l’Irlande soient traités par une administration irlandaise. Il y a dans le langage d’O’Connell bien des contradictions, nous le reconnaissons ; mais le peuple pardonne aisément à qui manque à la logique de l’école, pourvu qu’on ne manque pas à la logique des passions et des intérêts populaires. Or, O’Connell ne manque pas à cette logique-là. O’Connell n’est donc pas fini ; il est rentré seulement un instant dans la coulisse pour changer de costume.

À l’intérieur, la politique attend les chambres, qui seront, dit-on, convoquées pour le 26 décembre. Que fera le ministère ? Quelles sont les mesures qu’il proposera aux chambres ? Sur quel point sera-t-il accusé par l’opposition ? Qui fera de l’opposition ? Tout le monde en fera-t-il un peu, selon le temps et l’occasion, pour remplacer l’ancienne opposition, qui tombe peu à peu en défaillance ? On ne peut faire aucunes conjectures sur ces divers points. Ce qui est certain, c’est que le ministère abordera les chambres au milieu d’un grand repos des esprits ; on croirait même volontiers qu’il aurait plutôt à lutter contre le calme que contre la tempête. L’opinion publique ne paraît pas disposée à s’émouvoir aisément ; on a beaucoup parlé des fortifications : elle ne s’en est pas souciée. M. de Lamartine a fait un brillant manifeste d’opposition : l’opinion publique ne s’est pas remuée davantage ; elle eût même mieux aimé, nous en sommes persuadés, que l’illustre poète, au lieu d’un manifeste politique, nous donnât quelqu’une de ces belles poésies qu’il faisait autrefois. Cela eût été un plus grand évènement. M. de Lamartine, nous le disons à regret, représente en ce moment en France ceux qui veulent faire de la politique quand il n’y a pas de quoi. Comment faire boire ceux qui n’ont pas soif ? dit un vieux proverbe ; c’est là le problème que M. de Lamartine essaie en vain de résoudre. Pendant long-temps, nous avons entendu des gens d’esprit prétendre qu’il ne fallait plus faire de politique ; la manie politique perdait tout : « Faisons des affaires, disaient-ils, et laissons la politique. » Inutiles prédications. Comme il y avait des questions politiques à résoudre, l’opinion publique continuait à s’occuper de politique. Aujourd’hui, il y a peu de questions politiques à résoudre ; aussi le pays fait ses affaires, et c’est en vain que M. de Lamartine lui prêche sa politique. Pourquoi M. de Lamartine épuise-t-il son talent en anachronismes ? Pourquoi vouloir refaire, en 1843, ce qui s’est déjà fait en 1832 et 1833 ? Pourquoi donner de nouvelles éditions des vieilles passions des premiers jours de la révolution de juillet ? Les brillantes préfaces que M. de Lamartine met à ces éditions ne les rajeunissent pas suffisamment. On lit la préface, mais on laisse le livre. M. de Lamartine est de taille à être auteur et non éditeur ; mais pour être auteur en politique, il faut, même aux plus grands génies, il faut un collaborateur : ce collaborateur, c’est tout le monde, c’est l’opinion publique, personne ne peut se passer de son concours. Qu’il attende donc l’occasion ; elle viendra s’il sait l’attendre. Elle lui est venue en 1839, quand il a combattu à la tête du parti conservateur.

Quand nous disons qu’il n’y a guère en ce moment de questions politiques, nous nous trompons : il y en a une fort grave et fort sérieuse qui grossit tous les jours, et qui n’est pas moins une question sociale qu’une question politique ; nous voulons parler de la lutte qui, il y a quelques mois encore, pouvait s’appeler la lutte entre le clergé et l’Université, et qui aujourd’hui est devenue la lutte entre l’église et l’état. Nous verrons comment le gouvernement saura la résoudre.