Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1837

Chronique no 133
31 octobre 1837


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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31 octobre 1837.


Après quelques jours d’incertitude et de pénible attente, on a enfin reçu, le 23, à Paris, une dépêche télégraphique du général Valée, qui annonçait la prise de Constantine. Mais cette signature seule annonçait en même temps une grande perte. Le gouverneur-général des possessions françaises en Afrique, commandant en chef de l’expédition, M. le général Damrémont, avait trouvé, le 12, une mort glorieuse sous les murs de Constantine, la veille même du triomphe de nos armes. M. Valée, le plus ancien des lieutenans-généraux présens, avait pris aussitôt le commandement du siége, et il a recueilli la plus belle part d’un succès que ses dispositions savantes, sa fermeté, sa vieille expérience, avaient tant contribué à préparer. M. Valée avait fait, en se rendant à Constantine, un sacrifice qui coûte toujours beaucoup au cœur d’un vieux général ; il s’était résigné à servir sous les ordres d’un officier moins ancien que lui, et ce sacrifice, il l’avait fait sur les pressantes instances du roi et de M. le président du conseil, pour assurer, autant qu’il était en lui, un résultat dont l’honneur des armes françaises en Afrique et l’avenir de notre domination en ce pays dépendaient également. Les évènemens ont pris à tâche de justifier les prévisions qui avaient porté M. Molé à réunir pour l’expédition de Constantine un ensemble de moyens extraordinaires. Il a été heureux qu’après la mort du général Damrémont, la confiance du soldat fût soutenue par la présence d’un chef aussi digne d’en inspirer que M. Valée, et aujourd’hui sans doute il se félicite lui-même d’avoir rafraîchi en Afrique ses vieux lauriers.

Préoccupé des pertes cruelles faites par l’armée dans cette glorieuse expédition et des embarras qu’une pareille conquête entraîne après elle, le général en chef s’était borné, dans son rapport officiel, à constater les résultats acquis et les premières mesures d’urgence adoptées pour se maintenir en possession de la place. Mais avant que le temps lui eût permis de signaler, dans un rapport plus circonstancié, la belle conduite de M. le duc de Nemours, les applaudissemens de l’armée entière ont retenti jusqu’en France. Toutes les correspondances de l’armée, accueillies sans défiance par les journaux de toutes les opinions, se sont changées en un concert unanime et spontané d’éloges non suspects, pour caractériser la part que le second fils du roi avait prise au plus beau fait d’armes accompli depuis la révolution de juillet ; et si le récit du siége de Constantine rentrait dans le cadre de cette chronique, nous n’aurions qu’à enregistrer ces honorables témoignages rendus par la voix publique à M. le duc de Nemours. On s’en est plaint, nous le savons ; car de quoi ne se plaint-on pas ? Et pourtant ces éloges ne sont-ils pas aussi flatteurs pour le jeune prince que la pompe du panégyrique officiel, toujours accusé de flatterie, quoi qu’on en dise ? Pour nous, si nous regrettons des lacunes dans le rapport du général Valée, ce n’est pas celle-là, comblée, en même temps qu’aperçue, par des mains qui ne s’en doutaient guère : c’est, nous devons le dire, la liste des morts, et surtout des officiers, dont les familles restent en proie à la plus affreuse anxiété.

Nous avons vu avec peine que des esprits bien peu français aient cherché à rabaisser la gloire et à diminuer l’importance de ce beau succès. La prise de Constantine est en elle-même un évènement des plus heureux et des plus graves pour notre pays, à ne considérer que la sphère immédiate des intérêts qui s’y rattachent. Mais pour le bien juger, il faut l’envisager d’un point de vue plus élevé. Il faut se rappeler ces mémorables paroles du rapport froid et sans passion de M. le général Valée : « C’est une des actions de guerre les plus remarquables dont j’aie été témoin dans ma longue carrière ; » il faut se dire que cette armée, qui a déployé le jour de l’assaut une si brillante valeur, avait opposé à des souffrances inouies une patience, une résignation et un sentiment du devoir, qui méritent peut-être encore plus d’admiration. Et puis, il faut voir une grande partie de l’Europe, alliée ou non, représentée à ce siége par des officiers de mérite qui en auront apprécié les difficultés et suivi d’un œil doublement curieux les moindres incidens. Oui, nous en avons la certitude, plus d’un se sera dit et aura écrit confidentiellement que ce sont encore les Français qui tirent le mieux le canon et poussent le plus loin la baïonnette.

Il n’y a ici, de notre part, ni jactance, ni vaine menace. Nous apprécions la prise de Constantine sous le rapport politique, nous en établissons l’effet réel sur l’opinion publique de l’Europe, et nous nous en félicitons pour notre pays, pour notre gouvernement, pour la révolution de juillet.

Mais que va-t-on faire de Constantine ? À cette question posée aussitôt de toutes parts, le ministère a laissé répondre que la France garderait Constantine. Le ministère a bien fait ; c’est une résolution digne de l’homme d’état qui a voulu l’expédition, qui en a compris toute l’importance pour l’avenir du cabinet qu’il dirige avec autant d’habileté que de bonheur, qui l’a voulu heureuse et n’a rien négligé pour que l’entreprise fût couronnée de succès. Il ne faut pas qu’après la satisfaction obtenue pour l’honneur national, on en vienne à se demander quel a été le fruit de la mort de tant de braves ; il faut au contraire que ce fruit reste et se développe dans la conservation de notre conquête. À tout évènement, le ministère est en excellente position vis-à-vis du pays et des chambres, s’il garde Constantine. Depuis ce succès, il se sent plus fort, plus respecté, plus compté que jamais ; il est habile, on s’habitue aussi à le croire heureux. Pourquoi irait-il de gaieté de cœur renoncer à ses avantages ? Pourquoi se présenterait-il à la nouvelle chambre les mains vides, quand il peut mettre à ses pieds les clés d’une grande ville, capitale de l’Afrique romaine, glorieusement conquise ?

Nous n’avons jamais, pour notre compte, hésité sur la question d’Alger : mais supposons que d’autres puissent hésiter, que la nouvelle chambre arrive incertaine, irrésolue, effrayée des sacrifices qui seraient exigés par une occupation plus large, plus aventureuse, si l’on veut. Eh bien ! nous dirions encore au ministère qu’il est d’une bonne politique de s’affermir et de s’enraciner à Constantine. On a besoin de quelque temps pour juger l’effet moral produit sur une population fataliste par une catastrophe que certainement elle ne redoutait pas, et qui doit être bien grave à ses yeux, puisqu’elle a fait des efforts si désespérés pour la prévenir. Nous ne parlons ici que des Kabaïles et des Turcs : quant aux Arabes, les mêmes idées de fatalisme agiront infailliblement sur eux, et nous aurons de plus à compter sur une réaction en notre faveur contre un joug détesté. Ce sont là, du moins, autant qu’il est aujourd’hui possible de l’entrevoir, les principales données de la position.

Le ministère n’a probablement pas encore tous les élémens d’une solution définitive, en ce qui le concerne. Qu’il attende donc et laisse la question entière. Il a tout avantage à prendre ce parti ; car, si les choses tournent bien, si les Arabes se soumettent ou n’osent remuer de quelques mois, si Constantine est approvisionnée régulièrement des alentours, ou même seulement ravitaillée sans peine, du camp de Guelma ; en un mot, si la conservation provisoire ne coûte pas trop en hommes et en argent, le ministère pourra, sans manquer à la prudence, user de son initiative pour demander aux chambres les moyens réguliers d’une occupation permanente. Si, au contraire, les renseignemens recueillis, l’expérience d’un séjour difficile, l’attitude hostile des Arabes, autorisent à conclure qu’il faudrait jouer trop gros jeu sur cette carte, le ministère exposera loyalement la situation des choses, et prendra conseil des chambres avant d’engager sa responsabilité. Nous croyons, en général, qu’un gouvernement doit donner l’impulsion au lieu de la recevoir, et qu’une attitude passive ne convient ni à son honneur, ni aux intérêts du pays. Il serait fâcheux, sans doute, qu’à chaque question un peu grave, il vînt humblement demander conseil, même à la représentation nationale, et ne prît rien sur lui sans autorisation. Mais il y a des questions tellement importantes, si étendues, si controversées, qu’un ministère sage fera bien de ne pas résoudre seul, quand rien ne le presse, quand l’honneur est sauf, et quand il s’agit d’un système qui engage un long avenir. Or, la question d’Alger est incontestablement de cette nature, et la prise de Constantine en provoque de nouveau la discussion et l’examen. D’un côté, on ne peut la soustraire au contrôle des chambres, et de l’autre, ce contrôle s’est jusqu’à présent exercé dans un sens de restriction, de parcimonie, de réserve, qui impose une grande prudence à tout ministère chargé de concilier dans la pratique les vues d’une politique élevée avec les timidités constitutionnelles du budget. Mais le ministère de M. Molé ne dépasserait pas ces limites, en gardant Constantine, comme tout indique qu’il le pourra faire, sans de trop fortes dépenses.

Nous aimons à reconnaître que les organes de l’opinion libérale en Angleterre n’ont manifesté ni chagrin, ni ombrage, à l’occasion du triomphe de nos armes. Les journaux tories seuls ont essayé, mais en vain, de raviver des jalousies éteintes et d’exciter des inquiétudes mal fondées, que nous croyons le gouvernement anglais fort éloigné de partager. C’est une justice que nous rendons volontiers au ministère whig, et nous sommes persuadés que la nation anglaise devient de jour en jour moins accessible à de pareils sentimens. Mais plus notre alliance avec l’Angleterre, cette alliance qui est le gage de la paix du monde, se consolidera dans l’avenir, plus aussi nous pourrons sans témérité engager les forces et les moyens de la France en Afrique. Ni les Turcs, ni les Russes, ne nous auraient expulsés de l’Égypte au commencement de ce siècle, et sans les Anglais nous en serions peut-être encore aujourd’hui les maîtres. Que l’Algérie nous en tienne lieu, et ne craignons pas d’ouvrir cette carrière à l’activité nationale, puisque l’alliance de l’Angleterre est une garantie de plus pour la paisible jouissance du fruit de nos sacrifices. Il n’y a pas, dit-on, d’alliance éternelle entre les peuples ; c’est vrai. Mais les intérêts et les principes qui ont rapproché, en 1830, les deux plus puissantes nations libres de l’Europe semblent de nature à maintenir long-temps leur union, et le cabinet du 15 avril a beaucoup fait avec sa sagesse, comme avec sa discrétion ordinaire, pour l’affermir. Il peut donc oser en Afrique sans se faire accuser d’imprévoyance ; et si nous ne croyions pas M. Molé résolu à tirer tout le parti possible d’un succès qui honore son administration, nous lui dirions que ce succès même, qui a fait tant de jaloux, tournerait contre lui, le jour où il prendrait soin de diminuer son importance, en reconnaissant qu’il ne saurait avoir de résultats sérieux.

Tous les hommes qui s’intéressent à la question d’Alger ont lu le curieux travail publié par M. Dureau de la Malle sous le titre modeste de Renseignemens sur la province de Constantine. Il serait à désirer que les conclusions générales de ce travail sur la fertilité de la province, sur l’importance de Constantine, sur les grandes voies de communication établies par les Romains dans cette partie de l’Afrique, fussent connues de tout le monde. On serait étonné de ce qu’en rapportent les voyageurs anciens et modernes, les observateurs les plus désintéressés et les moins suspects d’exagération. Un savant professeur du Jardin des Plantes, M. Desfontaines, qui a parcouru la province de Constantine en 1785, a laissé sur l’agriculture et les productions végétales du pays les observations les plus complètes et les plus satisfaisantes, qui s’accordent d’ailleurs avec une foule d’autres témoignages également recueillis par M. Dureau de la Malle. La ville même de Constantine, si éloignée de la mer par la route de Bone, la seule explorée jusqu’à présent, en serait beaucoup plus rapprochée par plusieurs autres voies, qui aboutiraient à l’est et à l’ouest des caps Boujarone sur trois points différens du littoral. À l’ouest, ce serait l’embouchure du Rummel, qui passe sous les murs de Constantine, et se rend ensuite à la mer par une étroite vallée ; mais les cartes n’indiquent pas de port à l’embouchure de ce fleuve, tandis qu’à l’est il en existe au moins deux.

La conquête de Constantine nous ouvre donc un large horizon. Qu’il y ait beaucoup à faire, beaucoup à dépenser pour assurer, dans la réalité, une partie des résultats que l’imagination et la théorie s’en promettent, nous ne le nions pas. Que ces résultats aient besoin de quelque temps pour se développer, bien loin de le contester, nous désirons que tous les esprits sérieux en soient bien convaincus. Malheureusement il y a dans le caractère français une impatience maladive qui nuira toujours aux grandes entreprises, et que la rapidité même des communications, si avantageuse d’ailleurs, contribue à entretenir. On vit, au jour le jour, de petits faits qui échappent à la mémoire, que l’esprit ne s’attache pas à résumer et à généraliser, et qui, réunis dans un certain ensemble, constitueraient cependant, à les envisager par masses, de notables progrès. Il n’y a pas encore sept ans et demi que le drapeau français a pris possession d’Alger, et nous nous étonnons qu’il ne soit pas respecté d’un bout à l’autre de la régence, et nous nous étonnons qu’une population belliqueuse, fanatique, puissante, n’y reconnaisse pas encore tout entière notre empire ; que tout le territoire ne soit pas couvert d’établissemens français. Mais on oublie que pendant les deux ou trois premières années la conservation d’Alger a été douteuse ; on oublie la mesquinerie des moyens employés, les changemens si fréquens de gouverneurs et de systèmes, les tiraillemens des chambres, les incertitudes de l’opinion. Et en vérité, si l’on tenait compte de toutes ces circonstances, on devrait plutôt s’étonner que la domination française ait jeté de si profondes racines dans l’Algérie, de Bone à Oran.

Nous le répéterons à la France et au gouvernement : il faut garder Constantine. À la France, nous dirons que la conquête de la régence est sa gloire, que c’est un champ immense ouvert à son ambition et à son activité au profit de la civilisation européenne ; mais que, pour l’exploiter avec fruit, il faut de la persévérance, et qu’on ne peut recueillir au moment où l’on sème. Nous dirons au ministère du 15 avril, que ce dernier succès le grandit et le consolide, comme la prise de la citadelle d’Anvers a consolidé le cabinet du 11 octobre, qu’il doit le présenter intact à la nouvelle chambre et ne se charger en aucun cas de l’impopularité qui s’attacherait à le déclarer stérile.

Un incident bizarre a signalé le retour en France de l’escadre qui s’était présentée devant Tunis, afin d’y prévenir toute tentative de débarquement de la part des Turcs. Le contre-amiral Lalande est arrivé assez brusquement, avec plusieurs vaisseaux de ligne, en vue du port de Naples, et, sans se douter de la frayeur qu’il causait, leur a fait exécuter diverses évolutions sous les yeux d’un gouvernement et d’une population en émoi. La peur ne raisonne pas. On s’est aussitôt imaginé à Naples que c’était une démonstration hostile, une espèce de menace, et peut-être plus, pour intimider le cabinet napolitain et le forcer à plus de ménagemens envers la France, pour lui arracher des concessions auxquelles il se refuse dans l’affaire des bateaux à vapeur. En conséquence, le gouvernement a mis les troupes sur pied, armé les canons des châteaux, et pris toutes les mesures de défense qui étaient en son pouvoir. Mais ces formidables préparatifs, dont notre escadre aurait eu promptement raison, devaient être inutiles. Les vaisseaux français disparurent le lendemain et rapportèrent à Marseille, quelques jours après, l’histoire de la peur qu’ils avaient faite. Ce qui est plus sérieux, c’est l’effet produit à Naples, sur la population, par la vue du drapeau tricolore. Le gouvernement des Deux-Siciles fera bien d’en prendre note. Quelle que soit la modération de notre politique, la propagande constitutionnelle s’opère toute seule chez des peuples gouvernés sans intelligence, par un despotisme qui n’est pas même éclairé.

La prise de Constantine a fait oublier un instant la grande question du jour, celle des élections. Un si heureux évènement, préparé par le choix habile des hommes qui en ont l’honneur immédiat, et par l’impulsion vigoureuse que le ministère avait donnée aux préparatifs de l’expédition, ne peut manquer de produire sur l’esprit public un effet avantageux au gouvernement. Les craintes exagérées que l’opposition s’est hâtée d’accueillir et de propager, les commentaires injustes et malveillans sur les petits détails de l’exécution, ne sauraient nuire à la légitime influence de ce beau succès et lui ôtent des mains une arme dangereuse. Aussi ne la croyons-nous pas fort à craindre, malgré les efforts du comité central. Embarrassée de ses alliances, elle n’a pu s’entendre sur la rédaction d’un manifeste, et ce projet, successivement abandonné et repris, ne recevra point d’exécution. M. Mauguin avait, dit-on, consenti dernièrement à s’en charger ; mais quand il s’est mis à l’œuvre, il a trouvé la tâche trop épineuse, il a craint de ne contenter personne, pas même lui-même, de compromettre une coalition déjà très fragile, et de ruiner sa popularité, s’il cherchait à calmer les inquiétudes de l’opinion constitutionnelle. Il n’y aura donc pas de manifeste pour expliquer la moralité d’une alliance électorale entre M. Laffitte, qui déclare que le temps de la république n’est pas venu, et M. Garnier-Pagès qui croit tout le contraire. Les candidats du comité en seront réduits à justifier individuellement leurs intentions, comme l’a fait M. Laffitte, et il est fort douteux que leurs explications soient concluantes.

L’approche des élections paraît avoir déterminé un mouvement politique beaucoup plus vif que ne le craignaient les uns, que ne l’espéraient les autres, et que nous ne l’attendions nous-mêmes. Il est certain que les questions purement politiques ont occupé une très grande place dans les circulaires électorales et dans les réunions préparatoires qui ont déjà eu lieu ; et ce qui rend le fait plus remarquable, c’est que les candidats ouvertement conservateurs se sont néanmoins laissé entraîner sur la pente des concessions à l’esprit démocratique. Mais nous ne croyons pas que ce mouvement doive aller bien loin et qu’il soit fort dangereux. Il indique seulement une tendance de l’esprit public, maintenant faible encore, qui sera un jour plus impérieuse, et le deviendra davantage à mesure que les partis destructeurs s’effaceront. S’ils venaient à s’annuler entièrement comme partis, si les intérêts qui demandent l’ordre avant tout ne les voyaient plus, derrière certaines concessions, prêts à en faire des instrumens de révolutions nouvelles, le courant, peu sensible aujourd’hui, qui porte dans le sens d’un progrès paisible et modéré, serait bientôt irrésistible. Le pouvoir doit s’y attendre : mais on n’en est pas arrivé là. Il reste trop à faire dans l’ordre des améliorations matérielles pour que les innovations dans l’ordre politique aient une chance prochaine de concentrer sur elles tout l’intérêt de la nation et de ses représentans. Le ministère a d’autant moins à s’en effrayer, qu’il n’inspire aucune défiance à l’opinion libérale, et qu’on ne lui attribue aucune arrière-pensée systématique de refoulement et de compression. Pousser l’activité du pays dans les voies du progrès industriel, l’occuper de grandes entreprises, de chemins de fer et de canaux, tel est son plan, telle est la mission qu’il doit se donner, et nous croyons qu’il s’y prépare sérieusement. Deux vérités incontestables ressortent pour nous des dernières manifestations de l’esprit public, et elles sont aussi rassurantes pour les amis de l’ordre que pour ceux de la liberté : c’est, d’une part, que la dynastie et la constitution sont au-dessus de toute atteinte ; c’est, de l’autre, que les droits garantis et étendus par la révolution de juillet, que les prérogatives de la classe moyenne et l’ordre particulier d’institutions dont elles dépendent, ne sont pas moins inattaquables et sont définitivement acquis au pays. Il y a sans doute des points sur lesquels le pouvoir est faible en théorie ; mais il faut renoncer à le fortifier, car on n’y réussirait pas. Sur la défensive contre les factions, il a été assez fort, il a lutté, il lutterait encore avec succès. Qu’il prenne l’offensive contre les préjugés de la classe bourgeoise, contre les erreurs même de son esprit, il échouera. En un mot, qu’il veuille refaire la société sur un modèle idéal, qu’il attaque de front certaines tendances au lieu de les détourner, il se préparera d’immenses difficultés. Et à quoi bon ? Que le pouvoir soit éclairé, consciencieux et juste ; qu’il marche d’accord avec le pays, en contribuant, autant qu’il est en lui, à son bien-être, et il aura de fait toute la force nécessaire pour accomplir sa mission. Nous n’en voulons d’autre preuve que l’exemple de la Belgique. C’est là, encore une fois, la conclusion à tirer du mouvement d’opinion très libéral que l’approche des élections a provoqué ; mais c’est la seule, et il ne menace ni la royauté, ni le cabinet.

En Espagne, la fortune continue à favoriser les armes de la reine. Don Carlos a essuyé dans ces derniers temps plusieurs échecs qui l’ont forcé à évacuer la Vieille-Castille, et à repasser l’Èbre avec une armée mécontente et démoralisée. Ses lieutenans n’ont pas été plus heureux que lui-même dans les autres provinces. En Catalogne, l’étoile d’Urbistondo a pâli, et le baron de Meer, bien secondé par des généraux habiles, a repris l’ascendant, quoique le gouvernement de Madrid soit malheureusement hors d’état de lui envoyer les renforts et les secours nécessaires. Dans la Navarre, les carlistes ont essayé en vain le siége de quelques petites places, et en même temps il est parti de Saint-Sébastien deux expéditions, dirigées avec succès contre différens points du littoral. La guerre civile n’est pas encore resserrée dans ses anciennes limites, mais c’est déjà beaucoup que d’avoir arrêté son développement au cœur de l’Espagne. Ces résultats font honneur au ministère de M. Bardaji, et il est permis d’espérer qu’ils en amèneront de plus décisifs ; car on voit se dissiper une à une les craintes de toute espèce, que la chute de M. Mendizabal et les dispositions hostiles des cortès avaient inspirées.

Les élections se sont faites plus régulièrement qu’on ne le supposait, sauf les troubles de Barcelone et de Cadix qui ne se sont pas étendus au-delà de ces deux villes et ont même donné au gouvernement la mesure de ses forces. L’administration a trouvé des ressources pour subvenir aux plus pressantes nécessités de la guerre, et le succès a justifié ses calculs. Le parti exalté, qui a si mal fait les affaires de l’Espagne, semble frappé d’impuissance ; il a échoué dans les élections ; il n’a pas d’action sur les troupes ; tout lui échappe des mains à la fois ; en ce moment il se divise et perd jusqu’à l’appui moral d’une légation dont il se prétendait favorisé. Depuis deux mois, tous les courriers d’Espagne annoncent que les anarchistes préparent un mouvement. Les jours se passent, et le mouvement redouté n’a pas lieu. Ne serait-il pas assez raisonnable de penser que l’expérience, dont le fruit n’est jamais entièrement perdu, a désabusé l’Espagne libérale sur le compte du parti exalté ? On l’a vu à l’œuvre pendant une année ; et certes il n’a été ni heureux, ni fort, ni habile. On ne lui doit donc aucune reconnaissance, et il est tout simple que les libéraux de bonne foi, séduits peut-être par ses grands airs de patriotisme, veuillent essayer d’autres principes et d’autres hommes. Comment s’expliquer sans cela le résultat des élections ? L’année dernière, exclusion absolue des modérés ; cette année, retour général aux Martinez de la Rosa, aux Isturitz, aux Toreno, en un mot, à tous ceux que le ministère de la Granja se reconnut hors d’état de protéger contre d’aveugles et ignobles persécutions. La réaction est complète ; elle ne s’arrête même pas aux sommités du parti constitutionnel éclairé, aux chefs des diverses nuances d’opinion que nous venons d’indiquer. Elle arrive jusqu’à des hommes qui ont servi Ferdinand VII, comme M. Cafranga, ou que le mouvement de l’opinion avait depuis long-temps laissés en arrière, comme M. Moscoso. C’est, en quelque sorte, une réhabilitation de l’aristocratie du libéralisme espagnol, frappée d’ostracisme par des tribuns obscurs et ineptes. On n’a pas fait assez attention à ce phénomène, d’autant plus singulier qu’il se produit spontanément, et que l’action d’un pouvoir faible, incertain, à peine connu, y est complètement étrangère.

Le prétendant est-il malade ? On ne le sait pas plus aujourd’hui qu’il y a trois semaines, et voilà que les journaux espagnols publient des lettres qui tendraient à le faire croire marié secrètement avec la princesse de Beira, tandis que les journaux de Paris le disent mourant. La princesse de Beira, sœur de don Miguel, est veuve d’un infant d’Espagne qui appartenait à une branche établie en Portugal, et mère de l’infant don Sébastien. C’est auprès d’elle que résident en Autriche les enfans de don Carlos. Elle a toujours exercé sur ce prince un grand empire, et, sous le règne de Ferdinand VII, elle était l’âme d’un parti plus royaliste que le roi, absolutiste fougueux, altéré de vengeance, avide de persécutions, qui rêvait l’Espagne de Philippe II, et aurait voulu remettre les auto-da-fés en honneur. Ce n’est ni un esprit, ni un caractère ordinaire ; elle a toute la férocité d’une nature africaine et sauvage, qui rappelle les Frédégonde et les Brunehaut. Ferdinand VII en avait peur. On la croyait, en Espagne, capable de se porter aux derniers excès pour satisfaire ses passions politiques. Telle est la femme que don Carlos aurait épousée, telle serait la reine dont il menacerait l’Espagne, si les lettres qu’on a publiées d’après une feuille de Saragosse avaient quelque authenticité. Mais on les regarde généralement comme supposées, et on ne sait trop comment aurait eu lieu le mariage dont elles tendent à accréditer le bruit, puisque don Carlos et la princesse de Beira se sont séparés avant que la mort de l’épouse du prétendant eût rendu cette union possible. Au reste, si quelque chose pouvait aggraver le malheur qui frapperait l’Espagne dans une restauration au profit de don Carlos, ce serait l’influence que prendrait infailliblement sur lui la digne sœur de don Miguel.

On dit que la cause de don Carlos trouve en Europe, dans les grandes monarchies du nord et de l’est, des sympathies ardentes, quoique bien timides. Si cela est vrai, il y a là un déplorable aveuglement. Nous ne connaissons pas de plus grand danger que le triomphe de don Carlos pour le principe de la monarchie absolue. Don Carlos et son parti signaleraient le rétablissement de la monarchie absolue en Espagne par des atrocités et des extravagances telles, qu’il se ferait par toute l’Europe, dans l’esprit des peuples, une réaction contre le principe monarchique, pareille à celle que les excès de la révolution française ont provoquée contre le principe libéral, et dont les plus fermes intelligences de cette époque ont subi l’influence. M. de Werther et M. de Metternich auraient trop à rougir de leur allié. L’opinion publique de la Prusse et la modération du cabinet prussien se révoltent à beaucoup moins ; car, il y a un mois, tous les journaux censurés de l’Allemagne protestante ont accusé le gouvernement sarde d’intolérance et d’illibéralisme, à propos de la publication d’un code qui refusait aux protestans la jouissance de certains droits civils. Ce serait bien autre chose en Espagne avec don Carlos pour souverain, la princesse de Beira pour influence dominante, et M. Calomarde pour instrument de sa politique. Mais l’Espagne n’est pas réservée à cette funeste épreuve, et la cause constitutionnelle, abandonnée d’un commun accord à ses propres forces, paraît devoir trouver en elle-même les ressources nécessaires pour triompher.

La situation des affaires n’a pas changé en Portugal, c’est-à-dire que ce royaume est toujours à la veille d’une révolution, ou d’un essai de révolution nouvelle. Un des hommes les plus marquans du parti constitutionnel, M. de Sa, que la reine a chargé de former un ministère et appelé à Lisbonne dans cette intention, ne trouve personne qui veuille accepter le fardeau du pouvoir aux conditions que la cour paraît y mettre. Le dernier ministère, composé d’hommes estimables, éclairés et sages, a été sacrifié de gaieté de cœur, on ne sait à quelles répugnances et sous l’inspiration de quels conseils. Devenu suspect à son propre parti, accusé de connivence avec les chartistes et de ménagemens coupables envers la cour, il avait perdu la confiance des cortès sans gagner celle du palais, qui lui a rendu le gouvernement impossible ; et aujourd’hui le problème à résoudre dans la formation d’un nouveau ministère, c’est de faire consentir trois ou quatre personnages politiques du parti de la majorité des cortès à gouverner dans un sens contraire aux vœux et aux principes de cette majorité. L’assemblée en est très mécontente, et la discussion d’un article important de la constitution nouvelle vient de prouver combien elle est exaspérée contre le pouvoir royal. Il s’agissait de déterminer le mode de formation d’une seconde chambre, votée en principe comme base constitutionnelle. Des majorités, constamment très fortes, ont décidé que la seconde chambre serait élective et temporaire, résultat que la cour aurait peut-être prévenu par une conduite plus habile et une attitude moins équivoque ; car on l’attribue généralement à l’irritation que les cortès ont ressentie de tous les actes du gouvernement depuis le commencement de la guerre civile allumée au nom de la charte.

Nous craignons que la jeune reine de Portugal ne soit entourée de passions bien aveugles, et qu’elle ne défère trop à des conseils dépourvus de raison et de sang-froid. Tout ce qui se passe à Lisbonne, l’indépendance complète dont elle y jouit, cette lutte soutenue contre les cortès, sont même autant de preuves qu’il s’attache toujours un grand prestige au nom de la fille de don Pedro. Serait-il politique et raisonnable de pousser beaucoup plus loin cette singulière épreuve de ses forces ? Nous ne le croyons pas. Ce serait peut-être fort dangereux à la longue. Des couronnes mieux affermies que ne peuvent l’être encore celles de dona Maria et du prince Ferdinand son époux, ont été compromises par de pareilles imprudences, et ces deux souverains devraient recevoir, de près ou de loin, le conseil de s’en abstenir. Une troisième tentative de contre-révolution ne serait pas plus heureuse que les deux premières, et le parti qui domine à Lisbonne et dans les cortès pourrait faire plus chèrement expier à la cour le soupçon d’en avoir au moins désiré le succès.


— La publication des Pensées d’Août a donné lieu, dans la presse, contre M. Sainte-Beuve, à une malveillance qui nous étonne et nous afflige. Qu’on éprouve plus ou moins de sympathie pour une tentative, peut-être hasardée, de rénovation poétique, nous le concevons sans peine. Moins que tous autres, nous voudrions poser des limites à l’indépendance de ceux que le public veut bien accepter comme juges en matière de goût : nous-mêmes, nous avons été des premiers à discuter, avec une sévérité peut-être minutieuse, le système de versification adopté par notre collaborateur. Mais pouvons-nous subir en silence, et comme critiques littéraires, ces attaques que certains journaux ne se lassent pas de renouveler, ces inconvenantes parodies, ces citations tronquées, ces images malignement séparées du cadre où elles peuvent recevoir la lumière ? N’a-t-on pas même profité du départ, depuis long-temps résolu, de M. Sainte-Beuve, pour insinuer qu’il s’expatriait par dépit ? Le résultat probable de cette animosité sera d’appeler sur les Pensées d’Août une attention plus scrupuleuse. Or, M. Sainte-Beuve n’aurait qu’à se féliciter de voir prolonger, pour lui, l’épreuve qui décide du sort des livres. Ses vers sont de ceux qui exigent du lecteur le recueillement, on pourrait même dire une sorte de préparation sympathique. Pourquoi ne chercherait-on pas à saisir le point de vue pour les tableaux poétiques, comme pour ceux qu’on trace sur la toile ? Qui veut comprendre un poète, doit le suivre dans l’ordre d’idées où son instinct le place de préférence : avant de juger son expression, il faut étudier les aspects qu’il a su découvrir, hors des voies battues par la foule. M. Sainte-Beuve, dont la sensibilité est vraie et profonde, a cru que des émotions neuves ne pouvaient, pour ainsi dire, prendre consistance que dans un moule poétique tout nouveau. Une entreprise comme la sienne devient respectable par ses dangers mêmes : elle est toujours intéressante et utile, quel qu’en soit le succès, et il est triste qu’au lieu d’en faire sortir une controverse instructive, on n’y ait trouvé, en général, qu’un prétexte de misérable taquinerie. Au surplus, il nous semble que ceux qui poursuivent M. Sainte-Beuve de leurs hostilités, jouent, sans s’en douter, un mauvais jeu. On s’étonnera, à la fin, de cette persévérance à ternir une belle réputation, dont les titres, incontestés jusqu’ici, sont l’élévation du sentiment, le culte fervent de l’art, une haute probité critique, une pureté de goût littéraire que les ménagemens d’une bienveillance instinctive ne peuvent altérer, et surtout ce désintéressement, cette indépendance qui s’effarouchent, à tort selon nous, des distinctions les plus méritées ; et comme d’ailleurs M. Sainte-Beuve, qui ne parle ordinairement que des œuvres importantes, n’a pas souvent occasion de blesser personnellement les écrivains qui l’attaquent aujourd’hui, le public en sera réduit à se demander si la sympathie acquise à notre collaborateur ne serait pas, pour ceux qui ne se servent du feuilleton que dans l’intérêt de leurs passions, une critique permanente dont ils ont besoin de se venger.