Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1837

Chronique no 134
14 novembre 1837


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 novembre 1837.


Les élections sont terminées, moins celles de la Corse, qui ont toujours lieu un peu plus tard, et l’élection de l’arrondissement de Ploërmel qu’un accident imprévu a forcé d’ajourner. À cela près, la troisième chambre de la révolution de juillet est complète, et l’épreuve tentée par le ministère du 15 avril est subie. Cette épreuve est heureuse dans l’ensemble de ses résultats ; elle n’a point affaibli le gouvernement ; elle a diminué la force numérique des oppositions extrêmes ; elle a sensiblement amoindri le parti doctrinaire ; elle a fait gagner un grand nombre de voix au centre gauche et à cette fraction de l’ancienne majorité qui avait accueilli avec le plus d’empressement l’amnistie et le système de conciliation ; enfin, elle ouvre au pays une assez longue carrière à parcourir dans la nouvelle voie où l’a fait entrer le ministère de M. Molé, et la dissolution est pleinement justifiée. Cependant, quelque favorables que soient ces résultats, tout n’y répond pas aux prévisions et aux calculs qu’on avait cru pouvoir baser sur les circonstances et l’état présumé des esprits. Ainsi, généralement on ne s’attendait pas à autant de nouveaux choix. On portait à quatre-vingts, tout au plus, le chiffre des changemens probables dans le personnel de la chambre ; or, il y en a cent quarante-six, en comptant les nominations doubles, c’est-à-dire celles de MM. Thiers, Arago, Lamartine, Taillandier, Thiard, Clausel, Tupinier, Chasseloup-Laubat, et deux ou trois autres, ainsi que les simples mutations qui sont moins nombreuses ; et sur ces cent quarante-six changemens, on trouve déjà cent trente noms absolument nouveaux. Voilà le premier point sur lequel les calculs étaient restés en arrière de la réalité. Autre mécompte. Le parti carliste, qui avait, il est bon de le rappeler, sonné le premier la trompette, long-temps avant que la dissolution eût acquis un caractère officiel, le parti carliste se flattait de jouer un grand rôle dans les élections, de s’y fortifier pour son propre compte, et quand il ne triompherait pas sous son drapeau, de faire pencher la balance du côté où il se porterait. On le croyait décidé à prendre part, plus qu’il ne l’a fait, au mouvement électoral ; et dans la supposition qu’il y prendrait part, on le croyait capable d’y exercer plus d’influence qu’il n’en a réellement, d’y déployer plus de forces qu’il n’en possède. L’opinion qu’il s’attachait à donner de sa puissance avait gagné dans les partis contraires. Personne n’eût été surpris de voir M. Berryer revenir à la chambre avec cinquante ou soixante voix légitimistes, qui l’auraient reconnu pour leur chef et auraient aveuglément suivi son mot d’ordre. On s’était enfin, pour tout dire, presque habitué à l’idée de voir le gouvernement et le sort des grandes questions politiques dépendre du parti carliste, et on apercevait dans cette situation la source de graves embarras, comme le germe de combinaisons nouvelles entre les divers élémens de la puissance parlementaire. Mais les choses ont tourné tout autrement ; le parti carliste n’a été rien moins qu’unanime dans les élections ; beaucoup se sont tenus à l’écart, comme par le passé ; et selon les lieux, les influences particulières, l’ardeur des ressentimens, les considérations de personnes, les uns ont fait du pessimisme, c’est-à-dire voté pour les candidats de l’opposition la plus avancée ; les autres ont embrassé le rôle de conservateurs, c’est-à-dire voté pour les candidats du gouvernement ; d’autres enfin se sont résignés à faire passer des hommes inoffensifs, estimés de tous les partis dans leur ville, hommes modérés qui suivent le plus fort sans bassesse, uniquement parce que le plus fort garantit mieux les intérêts essentiels de la société, quand il est, d’ailleurs, un gouvernement régulier. Il est résulté de tout ceci, manque de tactique, ou manque de moyens réels, que le parti carliste s’est affaibli, qu’il reviendra moins nombreux à la chambre, et que par conséquent il se perdra dans la minorité, au lieu d’y exercer l’influence prépondérante d’un arbitre.

Plusieurs triomphes de l’opinion radicale figurent aussi dans les résultats inattendus de l’appel qui vient d’être fait au pays légal. On ne croyait pas que cette opinion eût conservé ou acquis tant de puissance dans le sein du corps électoral. Mais puisqu’elle existe au sein de la nation, il n’est pas à regretter qu’elle se trouve représentée au sein de la chambre dans la proportion de ses forces. Les passions qui animent ses chefs, les théories de gouvernement dont ils se proclament les apôtres, la valeur oratoire et le mérite politique qu’une admiration sur parole attribue à quelques-uns d’entre eux, tout se produira aussi librement que le comporte la tribune de la chambre des députés, et tout sera jugé. Vues de près, transportées sur un théâtre plus vaste, appliquées à des objets nouveaux, ces facultés que l’esprit de parti exalte avec tant de chaleur, perdront peut-être beaucoup de leur éclat. Leur présence à la chambre aura d’ailleurs un autre effet. Déjà on suppose que M. Garnier-Pagès pourrait avoir des rivaux. Si c’est moins par le talent de la parole que par la violence du langage et l’exagération des idées, s’ils se posent hardiment comme ennemis de la constitution et de la monarchie, ils produiront une scission plus éclatante dans la gauche, ils forceront l’opposition dynastique à se caractériser de plus en plus, et ils fortifieront le gouvernement en refoulant vers lui tout ce qui veut sincèrement sa conservation.

Il y a néanmoins, dans ce qui vient de se passer à propos des élections, un fait qui nous a plus frappés que la nomination de M. Michel (de Bourges) ou celle de M. Martin (de Strasbourg), et qui est de nature à faire sur les esprits sérieux une vive et profonde impression. Les élections attestent, non pas tant par le résultat officiel que par la chaleur de la lutte et le nombre de voix que les candidats du parti radical ont trouvées presque partout, combien l’opinion démocratique a de force dans le pays. Les chiffres parlent ; et si, dans l’espace de temps qui nous sépare des élections prochaines, elle faisait autant de progrès que depuis les élections de 1834, l’opinion démocratique pourrait bien, par la composition de la chambre élective, se trouver un jour maîtresse du gouvernement. C’est un évènement qu’on aurait à redouter, si par des actes imprudens et mal calculés on réveillait les vagues inquiétudes sous la préoccupation desquelles ont été faites un grand nombre d’élections, malgré l’heureuse influence du système réparateur de M. Molé. Nous avons dit cependant que l’opposition a perdu, et c’est vrai : elle tiendra moins de place dans la chambre ; mais les suffrages qu’elle a obtenus sont en proportion supérieure, et encore la formation de son comité lui a-t-elle été souvent préjudiciable.

Un des principaux élémens de l’ancienne chambre reparaîtra dans la nouvelle, accru et fortifié : c’est le centre gauche ; seul il n’a pas fait de pertes, et il a acquis de 30 à 35 voix. Le groupe actif surtout du centre gauche est revenu tout entier à une immense majorité de suffrages : ce sont MM. Calmon, Chaix-d’Est-Ange, Dubois de la Loire-Inférieure, Ducos, Dupin, Dufaure, Étienne, Félix Real, Fould, Ganneron, Malleville, Mathieu de la Redorte, Passy, Reynard, Royer-Collard, Roger du Nord, Sauzet, Teste, Vivien, etc. Le chef politique de ce parti a vu son nom sortir deux fois du scrutin, et trois candidatures improvisées lui ont valu un nombre imposant de suffrages, à Saumur contre M. B. Delessert, à Lille contre un candidat légitimiste, et à Réthel contre le maréchal Clausel. Le mouvement du corps électoral vers le centre gauche ne sera pas, nous l’espérons, un vain enseignement pour le pouvoir.

Le centre droit, au contraire, a perdu plus de 30 voix : MM. Chastellier, F. Delessert, Duchesne, de l’Espée, d’Entraigues, d’Haubersart, de Falguerolles, Augustin Giraud, Gouvernel, Hervé, Jay, Lacroix, La Réveillère, J. de Larochefoucauld, baron Merlin, Madier de Montjau, Pataille, Renouard, etc., etc., et il n’a gagné que MM. Benjamin Dejean, Dutier, de La Gillardaie, Cadeau d’Acy, Leclercq dans le Calvados. Si la phalange de M. Guizot a conservé ceux de ses membres auxquels on ne saurait contester le talent de le servir, elle a gardé aussi en partie ceux dont le zèle imprudent ne manque pas de le compromettre. C’est surtout à la comparaison de ce que les autres ont gagné que le parti doctrinaire paraît avoir perdu, et aussi à cause des vides que les promotions à la pairie ont produits dans ses rangs.

Au reste, nous ne prétendons pas essayer ici la statistique de la chambre nouvellement élue. Ce n’est ni le lieu, ni le temps, et rien n’est plus trompeur dans la pratique. Une chambre est toujours ce que la font les circonstances et les hommes supérieurs qui savent s’en emparer, témoin celle de 1831, dans laquelle la politique du 13 mars n’avait d’abord trouvé rien moins que sympathie et faveur.

Ce qui contribue beaucoup à rendre ces sortes de calculs fort trompeurs, quand ils ne reposent pas sur plusieurs votes bien constatés dans un certain nombre de questions importantes, c’est que la politique ne joue pas toujours dans les élections le rôle qu’on suppose. Il y a des hommes qui, indépendamment de leurs opinions, se discréditent ou se recommandent aux yeux des électeurs par des indignités ou des qualités spéciales. Ces motifs échappent de loin à l’appréciation, et tel choix dont les journaux font un succès de parti, n’est au fond qu’un succès de personne, ou bien une simple affaire d’intérêt local. Ainsi ce n’est pas tant pour avoir défendu et voté une loi impopulaire que tel député n’est pas réélu : c’est pour avoir pris trop de soin de sa fortune personnelle ; c’est pour s’être assuré, très jeune encore, dans une place de conseiller à la cour de cassation, une retraite avantageuse et sûre, précisément à l’époque où le traitement venait d’être porté de 12 à 15,000 francs.

Ailleurs ce sont des préventions plébéiennes et de vieilles animosités qui l’ont emporté sur le mérite politique des candidats. Nous ne saurions, pour notre part, nous empêcher d’exprimer un regret. Nous eussions désiré voir siéger dans le parlement de 1838 plus d’hommes jeunes et nouveaux ayant fait leurs preuves comme publicistes ; dans le nombre nous citerons l’auteur de la Démocratie en Amérique, M. de Tocqueville ; M. L. de Carné, que nos lecteurs ont depuis long-temps apprécié comme écrivain politique, ainsi que M. Lerminier, le brillant professeur du Collége de France. Ces publicistes, prenant chacun dans la chambre la place et la ligne politique où l’appelaient ses convictions, eussent souvent éclairé et agrandi les discussions. Nous parlons ici dans l’intérêt général et non dans l’intérêt particulier d’aucun amour-propre. Il était important pour tous que les hommes d’études qui ont fait de la carrière politique et parlementaire le but de leurs travaux pussent montrer à la chambre et au pays comment ils entendaient l’alliance du progrès avec l’ordre, de la modération avec la fermeté, des sentimens nationaux avec l’esprit politique.

Les élections générales ont présenté aussi, il faut le dire, un singulier spectacle, et elles prouvent que l’éducation politique du pays, des électeurs et des candidats n’est pas encore entièrement faite. Beaucoup ont mis, pour nous servir d’une expression récente, leur drapeau dans leur poche, ou n’en ont montré qu’un côté, selon les lieux. On veut, avant tout, se faire élire, et alors on se laisse souvent aller à caresser le faible des électeurs outre mesure, contre la raison et contre la conviction personnelle. Il s’opère en même temps, sur la masse des élections, deux mouvemens convergens et quelquefois trompeurs, qui déplacent momentanément les hommes, dans l’intérêt d’un succès d’amour-propre, pour les rapprocher d’un terrain où leur marche est gauche et embarrassée. Pour ne pas tomber du côté où l’on penche, on se jette en avant ou en arrière, un peu à l’étourdie, et sans penser à la dignité personnelle, qui vaut mieux qu’une élection. Les uns, soupçonnés de vouloir détruire, se font conservateurs et prodiguent les protestations de dévouement à la constitution ; les autres, soupçonnés de tiédeur dans le libéralisme, prennent des engagemens que ne désavouerait pas M. Garnier-Pagès. Une fois à la chambre, le naturel revient ou serait revenu, si les électeurs s’étaient laissé séduire.

Néanmoins, nous ne voulons pas nier qu’il ne se soit accompli sur des points un changement réel et sérieux, que bien des esprits ne se soient accommodés à la situation, soumis à la puissance des faits, et qu’ils ne soient maintenant disposés à dater d’une ère nouvelle, sans récriminer sur le passé. C’est au ministère du 15 avril, c’est à la sagesse de M. Molé qu’est dû cet heureux résultat, et telle est l’influence sous laquelle s’ouvrira la session. Un vaste plan de travaux publics, plusieurs lois d’attributions, des réformes à faire dans la législation civile, la question d’Alger ravivée par la conquête et la conservation de Constantine, tel doit en être le programme ; où trouver place dans ces discussions pratiques pour les théories radicales ou les passions réactionnaires que plusieurs des députés de la nouvelle législature pourraient être tentés de porter à la tribune ? Telle qu’elle est composée, la chambre sera-t-elle disposée à les écouter, à tolérer des violences qui ne sont plus de saison et n’ont plus de prétexte ; et s’il faut subir, dans la discussion de l’adresse, les frais de deux ou trois réputations à faire, sera-ce un embarras chaque jour renaissant pour toute la durée de la session ? Nous ne le croyons pas, et en voici la raison : c’est que le cabinet ne provoquera ces violences ni par son attitude, ni par ses projets, ni par ses actes, ni par son langage, ni par ces indiscrétions d’imprudens amis dont on rend quelquefois un ministère responsable. Il n’y a pas de lois de rigueur à présenter ; elles ne sont pas dans le caractère des hommes qui le composent, et rien dans la situation des affaires n’en réclame de nouvelles. On ne peut donc pas s’attendre à voir renaître des débats irritans, et les questions d’intérêts matériels, d’administration, d’ordre positif, reprendront bientôt et conserveront le dessus. N’est-ce pas là qu’à travers tant d’épreuves on a cherché à en venir depuis trois ans ?

Il est vrai que l’année dernière, aux approches de la session, le gouvernement se promettait la même sécurité, se croyait arrivé au même point, offrait dans le même espoir les mêmes alimens et ouvrait la même carrière à l’activité du pays ; et cependant, comme les questions de parti, comme les théories et les systèmes politiques se firent jour et revendiquèrent leur empire dans cette chambre où le directeur des ponts-et-chaussées devait prendre la première place ! On s’était trompé, il était trop tôt ; il y avait encore une grande question à vider, celle de l’amnistie, et par l’amnistie à clore le passé. Ce n’est pas tout. Deux évènemens graves, l’un au début de la session, l’autre sur la fin de la discussion de l’adresse, devaient replonger le gouvernement et la chambre dans cet état de guerre d’où l’on sortait à peine, et où les souvenirs des précédentes sessions faisaient toujours si facilement rentrer. Nous voulons parler de l’attentat sur la personne du roi et de l’affaire de Strasbourg. L’influence de ces deux évènemens sur le moral de la chambre et sur l’attitude du pouvoir fut déplorable ; elle les fit reculer d’un an, et parut tout remettre en question. Aujourd’hui, rien de pareil n’est à craindre, et on ne retomberait plus dans les mêmes fautes. Aussi le plan qui a échoué l’année dernière, peut et doit réussir cette année.

Le parti du gouvernement dans la chambre nouvelle est très fort ; les deux oppositions extrêmes y comptent moins de voix, et plusieurs membres de la gauche se sont modifiés ; les doctrinaires affaiblis ne peuvent créer d’embarras au ministère. La seule portion de la chambre qui ait incontestablement gagné dans les élections, le centre gauche, lui est favorable. Maintenant c’est à lui de conserver, dans le maniement quelquefois assez difficile de cette force, l’ascendant que lui ont donné, dans le cours des six derniers mois, le bonheur et l’habileté de sa politique. Il aura toujours, quoi qu’il arrive, un fort beau discours à mettre dans la bouche du roi pour l’ouverture de la session.

Avant que les chambres françaises soient ouvertes, les deux assemblées que la nouvelle constitution d’Espagne a établies se réuniront à Madrid. Les cortès ont terminé paisiblement leur session le 4 novembre, et ont reçu de leur dernier président des éloges emphatiques et outrés sur les services qu’elles avaient rendus à la patrie, les lumières qu’elles avaient apportées dans l’accomplissement de leur mission, la grandeur qu’elles avaient constamment déployée au milieu des dangers et des obstacles de leur longue carrière. L’histoire ne ratifiera pas ce jugement. Elle dira, au contraire, que ces cortès ont adopté bien des mesures impolitiques, partagé et servi des passions funestes au bonheur de l’Espagne, fait souvent cause commune avec les anarchistes, et presque toujours mal compris les besoins du moment et de la nation. Cependant elle leur saura gré d’avoir introduit dans la constitution de 1812 des améliorations immenses, et d’avoir, par là, rendu la monarchie compatible avec le système représentatif. Mais depuis la chute de M. Mendizabal tous leurs actes décelaient une irritation violente contre le pouvoir qui lui avait succédé. Elles cherchaient à l’embarrasser et à l’affaiblir par tous les moyens ; elles poursuivaient d’avance dans M. de Toreno un des chefs du parti modéré qui dominera le nouveau corps législatif ; elles faisaient un crime au baron de Meer, vice-roi de la Catalogne, des mesures vigoureuses qu’il venait de prendre à Barcelonne pour y rétablir l’ordre, sur les instances et aux applaudissemens de la meilleure partie de la population. Le ministère de M. Bardaji, enfin délivré de cette chambre tracassière et passionnée, trouvera plus de justice dans celles qui vont lui succéder. Le sénat, composé par la couronne sur des listes triples de candidats élus par chaque province, réunira plus d’intelligence politique et de vrai patriotisme que les dernières assemblées, nommées sous l’influence des mouvemens révolutionnaires qui ont tant favorisé les progrès de don Carlos. On espère beaucoup en Europe de l’ascendant qu’il prendra sur les affaires, de la force qu’il prêtera au gouvernement, de la direction qu’il lui imprimera. La situation est certainement moins mauvaise qu’il y a trois mois ; d’échec en échec, don Carlos a reculé de devant Madrid jusque dans les montagnes de la Navarre. Ses forces sont désorganisées ; on se plaint autour de lui ; les anciennes divisions reparaissent dans son camp et dans sa cour nomade ; quelques-uns de ses généraux expient dans les fers leur découragement ou leurs revers. Mais l’année dernière, après le retour de Gomez dans les provinces insurgées et la levée du siége de Bilbao, la cause de don Carlos paraissait aussi bien compromise, et cependant, quatre mois après, on l’a vu reprendre l’offensive la plus hardie. Il ne faut donc pas conclure de l’affaiblissement momentané de don Carlos que son parti n’a plus de ressources, car il en a encore d’immenses, et le théâtre des opérations militaires est si vaste, que les armées de la reine peuvent perdre en détail ce qu’elles ont gagné depuis quelque temps sur l’ensemble de la guerre. En voici une preuve toute récente. Le général Oraa, détaché de l’armée d’Espartero, ramassait, dans le Bas-Aragon et dans le pays de Valence, les moyens nécessaires pour assiéger Cantavieja, place forte bien connue des carlistes, position très avantageuse, où les généraux constitutionnels n’ont pas réussi à cerner le prétendant. Cabrera, qui suivait tous ses mouvemens, est parvenu à l’atteindre dans un étroit défilé de ces contrées montagneuses, l’a impunément attaqué avec l’avantage des lieux, lui a tué beaucoup de monde, et l’a contraint à se retirer en désordre sur Castellon de la Plana. Ce sont deux ou trois surprises de ce genre qui ont plusieurs fois livré à Cabrera une grande étendue de pays, et forcé ensuite le gouvernement de la reine à d’énormes sacrifices pour y reprendre la campagne. Don Carlos est rentré en Navarre avec des troupes démoralisées et affaiblies ; mais il a ramené le gros de son armée, et il a laissé derrière lui, dans la vieille Castille, des guérillas nombreuses qu’on aura de la peine à détruire, et qui lui prépareraient les voies pour une nouvelle expédition au-delà de l’Èbre, s’il redevenait assez fort pour l’entreprendre.

Le roi de Hanovre a consommé le coup d’état annoncé par le manifeste du 5 juillet. La constitution de 1833 est formellement abolie, le ministère renvoyé, la loi fondamentalede 1819 remise en vigueur. On promet en même temps au peuple hanovrien une diminution d’impôts, des sessions moins longues et plus rares, enfin tous les bienfaits possibles d’un gouvernement dans lequel il aura beaucoup moins à intervenir. Nous adresserons au roi de Hanovre un singulier reproche : c’est de faire trop peu et pour trop peu de chose, car même avec la constitution de 1819, une assemblée d’états tous les trois ans et des sessions de trois mois, il ne sera pas ce qu’il veut être, ce qu’il a besoin d’être, un roi absolu. Il paraît que c’est surtout pour séparer de nouveau les revenus de la couronne d’avec la fortune publique, qu’Ernest-Auguste abolit la constitution octroyée ou plutôt consentie par son prédécesseur Guillaume IV. Mais les états qu’il doit réunir peuvent lui susciter des obstacles insurmontables, si le peuple hanovrien est aussi attaché qu’on doit le supposer à ses nouvelles institutions. Ces états ont été assez forts, en 1831, pour arracher au gouvernement toutes les concessions, toutes les réformes que le souverain actuel refuse de reconnaître, et ce n’est pas encore une victoire gagnée. Les ministres qui n’ont pas voulu s’associer au coup d’état de leur nouveau maître, et qui se sont retirés pour ne pas manquer à leurs sermens, n’étaient cependant pas de fougueux démocrates, et il est permis de penser qu’ils ont aperçu de grands dangers dans la carrière de réaction où le roi s’engage sans nécessité. Toutes les assemblées représentatives de l’Allemagne protesteront l’une après l’autre contre cette mesure, et déjà il faut ajouter les états de Hesse-Cassel à ceux qui ont rempli ce devoir. Comme symptômes de l’opinion, ces protestations ont leur importance ; mais elles ne peuvent avoir de conséquences sérieuses, et les gouvernemens, même les plus sincèrement constitutionnels, se refuseront à porter l’affaire devant la diète de Francfort, qui, à vrai dire, n’a pas le droit de s’en occuper, et qui ne donnerait certainement pas à la question une solution très libérale. Le Hanovre perd dans les ministres qui ont fait accepter leur démission par le roi, des hommes sages, modérés, dévoués à leur pays. Ce sont MM. d’Alten, de Stralenheim, de Schulte et de Wisch. Les deux premiers jouissaient d’une estime et d’une considération universelle. M. Schulte était un administrateur intelligent et éclairé, qui avait introduit dans les finances du Hanovre une régularité parfaite. Il avait servi le roi Jérôme et encouru à ce titre la disgrace de la maison de Brunswick, après la dissolution du royaume de Westphalie ; mais ses talens avaient bientôt fait oublier qu’il avait servi l’usurpateur, et on les avait utilisés de nouveau dans les plus grandes affaires du pays.

Le ministère démissionnaire n’a pas été immédiatement remplacé, et l’on en est resté aux conjectures sur la composition du cabinet qui doit mener à fin l’entreprise de l’ex-duc de Cumberland. Il sera probablement dirigé par M. de Scheele, qui a seul contresigné les deux ordonnances ou patentes royales du 5 juillet et du 1er  novembre, contre les droits reconnus de la nation hanovrienne. M. de Scheele a été l’ame de toute cette affaire ; depuis l’arrivée du roi, investi de son entière confiance, il est de fait le premier ou plutôt le seul ministre du Hanovre, et sera sans doute chargé d’achever ce qu’il a commencé. On lui accorde des talens, une certaine habileté, et beaucoup de facilité à manier la parole dans les assemblées politiques.

La province anglaise du Bas-Canada est livrée, depuis quelques années, à une agitation, qui paraît de loin assez menaçante, mais qui n’est pas dans la réalité aussi grave qu’on le suppose. Il n’y a pas de grief sérieux au fond de ce mécontentement, et l’administration anglaise ne s’est montrée ni intolérante, ni oppressive envers la population canadienne d’origine française. La prospérité du Canada, sous l’empire de cette administration, a pris un essor immense, et ce vaste pays, soumis au régime colonial, a vu sa population s’accroître dans la même proportion que celle des États-Unis. Les Anglais ont laissé aux habitans français du Canada leur législation civile, qui est encore aujourd’hui l’ancienne coutume de Paris, le régime féodal, toutes les institutions sociales et religieuses que les colons avaient transportées sur les bords du Saint-Laurent, de sorte qu’on retrouve au-delà de l’Atlantique une fidèle et complète image de la France de Louis XV. Cependant la population d’origine française, qui domine dans le Bas-Canada, semble prête à se révolter contre sa nouvelle métropole, et le gouverneur s’est vu obligé de dissoudre déjà plusieurs fois la chambre d’assemblée, ou conseil électif de la province, qui, de son côté, refuse les subsides. La chambre d’assemblée, française presque tout entière, ainsi que son président, M. Papineau, demande un changement considérable dans les institutions politiques du Canada. Elle veut que les deux chambres soient électives, pour que le gouvernement n’ait aucun moyen de neutraliser par la composition du conseil provincial, qui lui appartient, la majorité exclusivement canadienne de l’autre assemblée ; et cette prétention est chaudement soutenue en Angleterre par les feuilles radicales et plusieurs orateurs du même parti dans le sein de la chambre des communes, notamment M. Hume et M. Roebuck. Mais M. Roebuck, avocat en titre des Canadiens, a échoué dans les dernières élections, et l’appui de son éloquence leur manquera dans la prochaine session du parlement, où les affaires du Canada seront certainement discutées.

Nous ne croyons pas que le mouvement canadien ait sa source dans un besoin réel et profond d’indépendance. C’est plutôt une querelle d’amour-propre national, quoique l’Angleterre ait pris à tâche de le ménager, et que l’administration de lord Glenelg, secrétaire d’état des colonies, soit très libérale. Les États-Unis se montrent fort indifférens à la petite lutte qui s’est établie dans le Bas-Canada entre la population et la métropole. Le gouvernement fédéral n’a pas encore sérieusement envisagé les conséquences éloignées qu’elle pourrait avoir, si elle venait à prendre un caractère plus grave, et la confédération y trouverait certainement une source d’embarras intérieurs et extérieurs qu’elle doit chercher à éloigner. Au reste, la question demeurera en suspens, jusqu’à ce que la chambre des lords ait adopté les résolutions votées dans la dernière session par celle des communes, pour assurer le service administratif de la province, malgré le refus des subsides par la chambre d’assemblée. Alors seulement il y aurait une crise, si le peuple canadien persiste dans sa résistance contre l’administration anglaise.

— Sous le titre d’Essai sur la Métaphysique d’Aristote, M. Félix Ravaisson vient de publier le premier volume d’un ouvrage couronné par l’Académie des sciences morales et politiques. Cette première partie forme déjà un tout complet. Elle comprend, outre une analyse détaillée de l’ouvrage d’Aristote et de curieuses dissertations sur son authenticité, une très remarquable restitution de la théorie du philosophe grec sur la métaphysique ou philosophie première. Cette publication sévère et consciencieuse se recommande par un style net et élevé, et aussi par toutes les qualités désirables d’érudition et de solidité. Quant au fonds même du livre, il en sera plus au long question quand nous rendrons compte du travail de M. Ravaisson. La Revue a déjà consacré un article à la Politique d’Aristote ; et en parlant de sa Métaphysique, c’est-à-dire de son ouvrage fondamental, elle ne fera que se conformer au retour général des esprits, en France et en Allemagne, vers les écrits, à tort oubliés, du philosophe de Stagyre.


— Nos lecteurs n’ont pas oublié divers épisodes sur l’Espagne, de M. Ch. Didier, insérés autrefois dans la Revue. L’auteur a depuis complété son travail, et vient de le réunir sous le titre d’Une année en Espagne[1]. Deux qualités fort distinctes, une appréciation mâle et vigoureuse des faits, des hommes et de la réalité, et un enthousiasme politique sombre et sévère se font remarquer dans cet ouvrage. M. Charles Didier est à la fois peintre et homme de parti, et il y a dans son livre de quoi satisfaire tant la curiosité de ceux qui se plaisent surtout au spectacle et au déshabillé des choses, que les sentimens des hommes qui aiment à voir l’histoire devenir une vengeance et une prophétie menaçante. Nous examinerons une autre fois plus en détail le nouvel ouvrage de notre collaborateur.



  1. vol. in-8o, chez Dumont, au Palais-Royal.