Chronique de la quinzaine - 31 mars 1920

Chronique no 2111
3& mars 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




S’adressant, l’autre jour, à l’Association de la Presse étrangère, M. Paul Deschanel disait avec force : « Le plus grand mal qui pourrait arriver à l’Europe et au monde, c’est que les Alliés laissassent se détendre les liens qui les ont unis dans la plus formidable crise de l’histoire et qui leur ont permis d’en sortir victorieux. » Vérité qu’on ne saurait se lasser de répéter et qui doit commander aux gouvernements alliés et associés leur conduite quotidienne. Car, si nous sommes, « sortis victorieux de la guerre, » « la plus formidable crise de l’histoire » est encore loin d’être terminée et les efforts que nous avons à faire pour en assurer l’heureuse solution ne le cèdent peut-être pas à ceux que nos armées ont, pendant y lus de quatre ans, accomplis sur les champs de bataille. À l’heure où l’humanité est travaillée par tant de besoins nouveaux et cherche à talons les voies de l’avenir, il serait aussi funeste pour la France d’être isolée de ses amis que d’être elle-même divisée.

Je rencontre de bons Français qui se désolent et qui, devant les difficultés actuelles, désespèrent de nos alliances. « Voyez, disent-ils, où nous en sommes. Depuis de longs mois, en Asie Mineure, nous nous heurtons partout à l’Angleterre. M. Wilson nous a si complètement oubliés qu’il ne nous retrouve plus aujourd’hui que dans le brouillard d’un rêve et nous confond avec l’Allemagne au point de nous accuser d’impérialisme. L’Italie, pour l’amour de qui nous avons mécontenté le Président des États-Unis, vient demander au Conseil suprême économique que notre indemnité de guerre soit fixée « forfaitairement avec la plus grande modération. » De quelque côté que nous nous tournions, nous n’apercevons plus que des visages indifférents et des regards qui nous fuient. Comment/du reste, en serait-il autrement ? Après la signature de la paix, chacun [1] des peuples alliés est rentré chez lui, chargé de lauriers et pressé de cueillir tous les fruits que pouvait lui procurer la victoire. La France, dont les sacrifices ont dépassé ceux des autres nations, s’est trouvée en face de ses dix départements dévastés et de ses quatorze cent mille tombes. Elle a cherché à sonder le gouffre ouvert dans son budget et n’est même pas parvenue à en entrevoir le fond. Écrasée sous les dettes, privée de main-d’œuvre, manquant de matériaux, de charbon, de blé, elle a perdu peu à peu, aux yeux de ses amis, l’auréole de gloire qui lui avait valu leur admiration, et elle est presque passée aujourd’hui, dans leur esprit, au rang du parent pauvre, dont on redoute l’indiscrétion et l’importunité. »

Est-il permis de rappeler à ceux qui tiennent ces propos pessimistes qu’au cours même de la guerre, nos Alliances ont résisté à des épreuves parfois plus dangereuses pour elles que celles dont il leur faut encore triompher ? Lorsque le gouvernement britannique hésitait à engager ou, plus tard, voulait abandonner cette expédition de Salonique qui nous a permis, en 1918, d’ouvrir la première brèche dans les positions ennemies ; lorsque l’Angleterre, la France et la Russie ont essayé, au commencement de 1915, de concilier les prétentions opposées des Italiens et des Slaves dans l’Adriatique ; lorsque l’Entente a dû régler son action commune en Grèce, en Roumanie, en Asie Mineure ; lorsque se sont produites tant d’autres complications diplomatiques, militaires, économiques, financières, s’imagine-t-on que l’accord entre les Alliés se soit automatiquement maintenu par une sorte de vertu naturelle et que la vigilance des gouvernements n’ait jamais été nécessaire pour prévenir ou effacer les dissentiments ? Je me souviens d’un mot que se plaisait à me dire un Président du conseil français : « Depuis cette guerre, j’admire beaucoup moins Napoléon. Il avait à combattre une coalition et je vois maintenant combien une coalition est difficile à conduire. » Comment oublier jamais les heures de fièvre et d’angoisse où, jusqu’au milieu des batailles, l’égoïsme national se réveillait chez les peuples alliés et s’opposait brutalement à l’intérêt collectif ? Un des titres impérissables de M. Clemenceau à la reconnaissance française est d’avoir, de la fin de 1917 à l’armistice, non seulement galvanisé notre pays, que troublait le défaitisme et que guettait la trahison, mais veillé, avec une attention jalouse et passionnée, à la conservation de nos alliances.

Il a obéi, dans la préparation de la paix, à la même préoccupation dominante et on ne saurait trop l’en féliciter. Les tableaux si pittoresques que M. Keynes a brossés dans l’un des plus vivants chapitres de son livre fameux me semblent, à cet égard, représenter sous une couleur un peu fausse la grande figure du premier ministre français. Il n’est pas vrai que M. Clemenceau se soit désintéressé de tout ce qui, à son sens, ne nous concernait pas directement ; il a eu, au contraire, et j’en ai été cent fois témoin, le souci constant des destinées de l’Entente.

J’ai dit cependant qu’à mon avis les méthodes suivies par les Alliés dans l’élaboration des divers traités de paix avaient été mauvaises, et, ai j’ai cru devoir présenter cette observation, aujourd’hui ratifiée par l’opinion générale, ce n’est pas assurément dans une vaine intention de critique rétrospective ; c’est qu’après les hélas ! qu’avait fait, à plusieurs reprises, pousser à la France l’œuvre disparate du Conseil suprême, il était temps de crier : Holà !

Comme je l’avais prévu, ce discret avertissement m’a, tout de suite, valu des reproches variés. On m’a courtoisement invité à parler plus haut et à en dire davantage. On m’a blâmé d’en dire trop et on m’a engagé à parler plus bas. Dans une pensée très louable, un ami de M. Clemenceau a cru devoir prendre la défense de l’illustre homme d’État, qui n’était pas attaqué, et alléguer que le dépit de n’avoir pas siégé au Conseil suprême obscurcissait mon jugement. Avec une spirituelle ironie, un adversaire de M. Clemenceau a rappelé à ma mémoire défaillante qu’il y avait, en 1919, un Président de la République et qu’aux termes de la Constitution il aurait dû revendiquer le droit de négocier lui-même les traités. Quel que soit l’attrait de la polémique, ce n’est pas dans la Revue que j’y puis céder ; et une réponse à ces commentaires divergents aurait, d’ailleurs, forcément un tour personnel qui n’intéresserait guère le lecteur. Comme l’agonie du Conseil suprême se prolonge à Londres, je veux seulement préciser l’opinion, de portée générale, que je n’ai pu me défendre d’exprimer.

Il est à peine besoin de dire qu’aucun chef d’État constitutionnel n’a jamais conçu l’idée de prendre part aux délibérations de la Conférence de la paix ou du Conseil suprême. C’est comme chef du gouvernement américain que M. le Président Wilson a suivi lui-même les séances aux côtés des autres chefs de gouvernement. Mais, en dehors de lui, aucun des chefs d’État alliés ne cumulait les deux fonctions, et le Président de la République française n’avait pas plus que le Roi d’Angleterre, le Roi des Belges ou le Roi d’Italie le droit de se mêler aux discussions. La rencontre de ces chefs d’État autour d’un tapis vert aurait, du reste, aggravé, plutôt qu’atténué, les défauts de la procédure adoptée. C’est déjà trop que, pendant de longs mois, les chefs de gouvernement aient été absorbés dans une besogne dont ils auraient pu, en grande partie, se décharger et qu’ils n’aient pas trouvé une minute pour parer aux périls économiques et financiers dont étaient menacés leurs pays.

Ajouterai-je que, s’il est écrit dans la Constitution que le Président de la République négocie les traités, il y est écrit, dans le même sens, qu’il nomme aux emplois civils et militaires et qu’il dispose de la force armée ? Mais la Constitution prend soin de préciser ensuite que tout acte du Président de la République doit être contresigné par un ministre, et, si ceci ne détruit pas cela, ceci, du moins, détermine et limite cela. Les ministères agissent au nom du Président de la République, comme, en Grande-Bretagne, ils agissent au nom de la Couronne ; mais ils sont seuls responsables vis-à-vis des Chambres et, comme le disait Jules Ferry après le Seize-Mai, la responsabilité parlementaire n’implique pas seulement l’autorité, elle suppose l’indépendance. Tant que la Constitution sera ce qu’elle est, — et ce n’est pas demain, sans doute, qu’elle sera révisée, — elle ne se prêtera pas à une application différente et le Président devra se confiner dans son rôle, souvent ingrat, d’arbitre et de conseiller.

Je m’explique très bien qu’en présence de la complexité prodigieuse des problèmes posés par la paix, les Premiers ministres alliés aient été tentés de chercher, dans des méthodes nouvelles, un moyen de simplifier et d’accélérer les négociations. Mais, sans me demander aujourd’hui plus longtemps s’ils ne se sont pas trompés de route, je me borne à dire qu’au carrefour où nous sommes arrivés, il convient de regarder d’un peu près les poteaux indicateurs. Est-ce par la voie du Conseil suprême, siégeant désormais en Angleterre, que nous parviendrons le plus sûrement à fortifier l’indispensable entente des Alliés ? Tous les jours éclate un incident, qui nous démontre l’inconvénient de persévérer dans cette direction. Aussi bien à Londres qu’à Paris, les Premiers ministres sont fatalement exposés, dans les réunions hâtives du Conseil suprême, à improviser les solutions et à prendre, d’emblée, des décisions sans appel, qu’une étude plus approfondie, ou un avis autorisé des spécialistes les oblige ensuite à regretter. Avant-hier, le Conseil suprême, justement inquiet des nouvelles qu’il recevait d’Asie Mineure, ne s’avisait-il pas de proposer à la Ligue des Nations le mandat de rétablir l’ordre en Arménie, sans avoir seulement pris la peine de déterminer les frontières du pays ? Il oubliait, sans doute, que, malgré les efforts de la France, il n’a été donné à la Ligue des Nations ni pouvoir d’action ni effectifs militaires. Hier, le Conseil suprême ne recevait-il pas de sa section économique et ne livrait-il pas à la publicité, avant d’avoir recueilli l’adhésion de M. Millerand, un mémorandum qui, s’il n’eût été, sur des points essentiels, corrigé ensuite par le gouvernement français, aurait encouragé, contrairement à la volonté loyalement exprimée par M. Lloyd George, la campagne menée par l’Allemagne en faveur de la révision du traité ?

La thèse qui s’était glissée dans une partie de ce mémorandum ne différait guère de celle que lord Robert Cecil exposait récemment au public français avec la franchise et le talent dont il est coutumier : « Tous les États de l’Europe sont économiquement solidaires. La France elle-même est intéressée à ce que l’Allemagne recouvre sa vitalité. Or, l’Allemagne ne se rétablira jamais, si on la laisse écrasée sous le poids du traité. Donc, il faut réviser le traité pour alléger le poids qui risque d’accabler l’Allemagne. » Dans une étude lumineuse, M. André Tardieu a montré que ce spécieux syllogisme n’est pas une nouveauté, qu’il n’a cessé d’être présenté, développé, discuté, à la Conférence de la paix et que la réfutation réitérée des délégués français a finalement réussi à le faire écarter. M. Tardieu a également rappelé, avec une précision péremptoire, qu’entre le 7 mai 1919, date de la remise du traité au comte de Brockdorff, et le 16 juin, date de la réponse alliée aux notes allemandes, il s’est tenu vingt séances du Conseil des Quatre et cent dix-sept séances de commissions, dans lesquelles toutes les clauses financières ont été revues et scrupuleusement pesées ; et ce n’est qu’après cet examen consciencieux qu’a été envoyée la lettre du 16 juin, rédigée par un fidèle ami de lord Robert Cecil lui-même, M. Philippe Kerr, et contenant ces phrases dont rien n’est venu, depuis lors, altérer la vérité : « La responsabilité de l’Allemagne n’est pas limitée au fait d’avoir voulu et déchaîné la guerre. L’Allemagne est également responsable pour la manière sauvage et inhumaine dont elle l’a conduite… Les Puissances alliées et associées désirent voir l’Allemagne jouir de la prospérité comme les autres peuples. Mais une part considérable de cette prospérité devra, pour bien des années, avoir à réparer les dommages que l’Allemagne a causés. »

M. Millerand ne faisait que reproduire presque textuellement cette déclaration, lorsqu’il disait ces jours-ci : « Dans nos relations futures avec l’Allemagne, nous n’avons jamais exclu la possibilité d’une collaboration économique. Mais une telle coopération dépend nécessairement de l’exécution par l’Allemagne des obligations que lui impose le traité. »

Le gouvernement devra donc veiller avec soin à ce que la Conférence financière internationale, que le Conseil suprême a chargé la Société des Nations de convoquer pour le mois de mai prochain, ne porte pas aux conditions de la paix de Versailles une atteinte indirecte. Voilà plusieurs mois déjà que la réunion de cette Conférence financière était réclamée dans les pays alliés, associés ou neutres, par des banquiers, des industriels et des économistes, qui s’inquiétaient de voir les États du monde divisés en deux catégories : d’une part, les neutres et les alliés d’outre-mer, qui conservent des monnaies saines ; d’autre part, les peuples qui, même victorieux, ont le plus souffert de la guerre et dont les monnaies sont dépréciées. Des financiers américains, anglais, hollandais, suédois, norvégiens, danois, ont pensé qu’il serait bon, pour remédier à la crise des changes, de mettre en contact ces deux groupes d’États ; et, au mois de janvier dernier, ils ont, à cet effet, soumis au gouvernement britannique un mémoire fortement motivé. Ils remarquaient avec raison que la guerre a imposé aux vainqueurs comme aux vaincus l’obligation de trouver sans retard les moyens d’arrêter l’augmentation continue des émissions de papier et des dettes publiques, ainsi que l’accroissement corrélatif des prix. Ils indiquaient, non moins justement, que toutes les Puissances réduites à cet état critique avaient l’impérieux devoir, de restreindre courageusement les consommations excessives, de développer la production par le travail et d’équilibrer par l’impôt leurs budgets ordinaires. Ils exprimaient la crainte qu’à défaut de ces mesures, l’Europe ne sombrât bientôt dans la banqueroute et l’anarchie et ils déclaraient nettement qu’aucun pays ne mérite de crédit, s’il ne veut ou ne peut pas ramener ses dépenses courantes au niveau de ses recettes normales. Ils concluaient qu’il n’y avait pas de temps à perdre pour éviter des catastrophes.

Lorsque la Grande-Bretagne, qui avait, d’abord, écarté tout projet de conférence financière internationale, vit la Livre sterling perdre une partie de sa valeur, elle écouta, d’une oreille plus favorable, les doléances des intérêts privés. Elle avait, d’ailleurs, conscience que, malgré cette dépréciation de la livre, ses finances publiques allaient être bientôt en voie d’assainissement et elle avait le très légitime souci de prendre, pour son commerce extérieur, une assurance contre le désordre européen. Elle accéda donc aux demandes des financiers internationaux et proposa au Conseil suprême de s’adresser à la Société des Nations pour la convocation d’une conférence.

Je reconnais volontiers que, si le Conseil de la Société des Nations était resté sourd à cet appel, la pression des intérêts lésés par la crise des changes aurait pu déterminer l’Espagne, par exemple, ou la Hollande à prendre elles-mêmes l’initiative de cette conférence ; et il eût été difficile à la Grande-Bretagne, à l’Italie, et peut-être à la France de se tenir à l’écart. Mais il n’y a point à se dissimuler que si, dans ces réunions de Bruxelles, où les États ne seront pas seuls représentés et où viendront, en grand nombre, les mandataires des banques et autres institutions financières, le programme n’est pas clairement défini et la discussion sévèrement réglée, nous pouvons nous réveiller, un beau matin de mai, devant les débris épars du traité de paix.

L’Espagne, les Pays-Bas, la Suède, la Norvège, sont des créanciers de l’Allemagne pour des sommes très importantes et ils ont naturellement le désir de réaliser leurs créances au meilleur prix. Ils sont également pressés de rétablir le courant d’affaires qu’ils entretenaient, avant la guerre, avec l’Europe centrale, et, par suite, beaucoup de leurs industriels et de leurs financiers sont portés à considérer l’Allemagne comme la dépositaire de la baguette magique qui rétablira l’équilibre des changes. La même tendance existe dans les milieux financiers internationaux de Londres et de New-York et le péril est que la conférence de Bruxelles, convoquée sur le vu d’un mémoire dont lord Robert Cecil est l’un des plus éminents signataires, ne finisse par offrir au syllogisme-de lord Robert Cecil une revanche dont la France serait la victime.

Certes, la France a un intérêt capital à sortir de son isolement financier et à faire reconnaître comme un actif de valeur internationale les droits que le traité de paix lui a donnés sur l’Allemagne. Mais, si des neutres, eux aussi créanciers de l’Allemagne, et jaloux de sauvegarder leurs propres créances, viennent soutenir, à Bruxelles, que c’est notre indemnité qui menace de perpétuer la crise germanique ; s’ils lient partie avec les représentants des intérêts allemands ; s’ils essaient de réduire notre créance, d’en faire une évaluation prématurée, de la comprimer dans un forfait arbitraire, je ne veux pas douter que les délégués du gouvernement français trouveront, pour résister à ces tentatives, le concours amical de tous nos Alliés.

Si, sous prétexte de valoriser plus rapidement notre titre, on en détermine le montant à vue de nez, sans avoir sous les yeux de sérieuses évaluations administratives et judiciaires, nous pouvons être sûrs que la plus grande partie de nos dommages restera éternellement à découvert. La reconstruction française n’est-elle donc pas aussi nécessaire à l’Europe et au monde que la restauration de l’Allemagne ? Nous ne nous présentons pas à nos Alliés et aux neutres comme une nation endettée qui cherche à sortir d’embarras ; nous ne nous présentons même pas comme une nation blessée qui réclame les réparations promises ; nous ne sommes pas condamnés à des démarches timides et à un langage humilié. Nous ne demandons l’aumône à personne ; nous voulons simplement notre dû ; et en même temps, nous avons le droit de dire au monde que l’intérêt universel commande notre rapide et total relèvement. Pense-t-on que les dévastations commises par l’Allemagne dans le Nord et l’Est de la France ne soient pas une des causes principales du malaise général ?

Cette solidarité économique dont on parle tant, laisse-t-elle donc notre nation en dehors du système européen ? Et si, par exemple, nos départements ravagés n’avaient pas cessé de produire vingt millions de quintaux de blé, serions-nous dans la nécessité d’aller faire concurrence, sur divers marchés du globe, aux autres pays acheteurs et de prélever, sur un tonnage raréfié, les moyens de transporter les céréales dont nous avons besoin ? Si nos mines du Nord et du Pas-de-Calais n’avaient pas été systématiquement inondées, sur les indications même du Syndicat de la Ruhr, par les armées allemandes, serions-nous contraints de faire venir aujourd’hui de la Ruhr le charbon que l’Allemagne voudrait utiliser dans ses usines ou exporter chez d’autres voisins ? Et, si des centaines de mille hommes, au lieu de pouvoir employer leur activité à créer de la richesse nouvelle, sont, pendant plusieurs années encore, réduits à vivre dans l’exil ou obligés de relever leurs maisons ruinées, de remettre leurs manufactures en action, de défricher des champs devenus incultes, et, pendant tout le cours de ce douloureux travail, forcés de vivre en partie sur des ressources importées, n’est-ce point encore là une cause de trouble général et une fatalité dont les pays les plus lointains subissent le contre-coup ? Ce n’est pas pour la France une consolation de penser qu’après s’être sacrifiée pour l’humanité, elle n’est pas seule à souffrir et que son mal fait le mal de tous. Mais il semble que la justice immanente ait voulu qu’il en fût ainsi, pour qu’aucun peuple ne pût laisser dans la détresse le peuple qui s’est dévoué à la cause de tous.

Espérons que l’Amérique elle-même, malgré le vote du Sénat et l’incertitude qui continue à peser sur le sort du traité, sentira la force des liens économiques qui l’unissent à la France et qui ne sont pas moins solides entre elles que les liens moraux et politiques. Attendons avec confiance le jour où les États-Unis, délivrés de leurs embarras intérieurs, reprendront la grande place à laquelle ils ont droit dans l’association des Puissances qui ont combattu ensemble pour la liberté. Et, dès maintenant, ne négligeons rien pour éviter les malentendus entre les alliés d’Europe et pour ne pas laisser, quelques mois après la victoire, des rivalités nationales détruire notre œuvre inachevée. C’est assez que nos anciens ennemis s’ingénient partout à défaire ce que nous avons fait.

En Orient, la situation n’a cessé de s’aggraver depuis quinze jours. Entre Moustapha Kemal, installé à Sivas, et le comité Arabe de défense nationale de Damas, une entente régulière s’est établie, avec soudure à Alep. Des bandes de brigands ont été armées par les Turcs et les Chérifiens ; et elles servent de liaison entre l’armée chérifienne, forte de douze ou quinze mille hommes, et les trois corps turcs d’Anatolie. L’émir Feyçal, à qui les gouvernements britannique et français ont successivement prodigué, l’année dernière, les politesses et les subsides et qui a maintenant usurpé le titre de roi, suit le mouvement, s’il ne l’encourage pas. De toute évidence, le plan est de couper nos communications, d’attaquer nos petits détachements et nos convois, de soulever, s’il est possible, contre nous, les villages musulmans, puis, par une action concentrique de large envergure, de nous chasser de Cilicie et de nous ramener partout au bord de la mer. Nos amis de Syrie et du Liban, qui n’ont rien compris, l’an passé, à nos incertitudes et à nos contradictions et qui ont vu avec tristesse, il y a quelques mois, le général Gouraud brusquement arrêté, par ordre-supérieur, aux confins de la Bekaa, se demandent avec anxiété si l’Entente est devenue assez faible pour se laisser bafouer par l’Arabie qu’elle a créée et par la Turquie qu’elle a vaincue. Depuis que nous avons abandonné à nos amis anglais le privilège de préparer l’armistice sollicité par les Turcs, nous avons eu le loisir d’arrêter avec nos Alliés ce que nous voulions et ce que nous ne voulions pas. Cette volonté commune, c’eût été naguère un jeu de l’imposer. Finissons-en. Nous venons de prendre nos garanties à Constantinople. Signons la paix avec la Turquie, dont l’Entente a maladroitement surexcité le nationalisme, mais dont la population la plus nombreuse est encore prête à accepter des conditions raisonnables.

Nous avons des objets de souci plus voisins et plus graves. Ni les tentatives de coup d’État militaire, ni les menaces de bolchevisme, ni les désordres sanglants, ne détournent l’Allemagne de sa pensée profonde, qui est la révision du traité.

Dès le mois de novembre dernier, Lauffenberg et Wolffheim, tout en prônant la dictature du prolétariat et l’alliance avec les Soviets russes, protestaient violemment, au nom des communistes de Hambourg, contre les conditions de la paix et demandaient au peuple de déclarer à l’Entente une guerre implacable. Lorsque Lütiwitz et Kapp, avec leur état-major de barons baltes et de reîtres prussiens, essaient de mettre la main sur l’Empire, leur programme de politique extérieure ne diff’ère pas de celui des Spartakistes. Et entre ces extrêmes, qui se touchent sur tant de points, les syndicats chrétiens et social-démocrates ne se lèvent, à leur tour, que pour mêler leurs voix au chœur de l’Allemagne monarchiste, républicaine ou socialiste. De toutes les parties du Reich, monte le même cri : « À bas le traité ! Des concessions ! »

À croire tous ces bons apôtres, ce serait la monstrueuse paix de Versailles qui serait la principale cause de l’anarchie allemande. Comme si la paix de Versailles était, jusqu’ici, autre chose qu’une vaine aspiration des vainqueurs à la justice réparatrice ! Où sont les clauses du traité qui paralysent la vie de l’Allemagne ? Voilà des mois que les nations alliées et associées assistent, les bras croisés, à l’émiettement de l’œuvre qu’elles ont si péniblement composée. « Vous vous êtes engagés à nous livrer les officiers coupables d’assassinat, d’incendie, de pillage et de viol, dit l’Entente ; remettez-les nous. — Non, répond l’Allemagne, je veux les garder. Ils tenteront peut-être demain contre la République allemande un coup d’État militaire. Mais ils n’en sont pas moins nécessaires à la bonne organisation du Reich. — Soit ! murmure l’Entente, gardez-les. » — « Vous avez promis, dit l’Entente, de livrer à la Belgique et à la France, dans les trois mois qui suivraient la mise en vigueur du traité, un nombre déterminé d’étalons, de pouliches, de juments, de taureaux, de vaches laitières, de béliers, de brebis et de chèvres. — Patience, répond l’Allemagne ; » et l’Entente prend patience. — « Vous vous êtes obligés, dit l’Entente, à remplacer, tonneau par tonneau et catégorie par catégorie, tous les navires et bateaux de commerce et de pêche que la guerre m’a fait perdre ou qu’elle a endommagés et vous devez me les remettre dans un délai de deux mois après l’entrée en vigueur du traité. — Vous me voyez toute prête à vous être agréable, répond l’Allemagne, mais j’ai grand, besoin de ma flotte de commerce, et je voudrais causer un peu avec vous. »

« Vous devez, dit l’Entente, livrer, sur leur demande respective, aux Puissances signataires les quantités de charbon et de dérivés de charbon définies à l’annexe V de la partie VIII. — Sans doute, mais il faut bien que j’alimente mes usines et que je restaure mon industrie. — Et moi ? remarque la France, ne suis-je donc pas exposée à mourir de langueur si mes fourneaux s’éteignent, si mes transports s’arrêtent, si le sang s’épuise dans mes veines et si peu à peu la circulation s’y ralentit ? — Rendez-moi d’abord la santé, répond l’Allemagne, et laissez-moi me chauffer la première. — Commencez au moins par désarmer, réplique l’Entente. Nous voici au 31 mars 1920. À cette date, d’après l’article 160, vous ne devriez plus avoir que sept divisions d’infanterie et trois divisions de cavalerie ; la totalité de vos effectifs ne devrait pas dépasser cent mille hommes ; et vous n’auriez droit qu’à 204 pièces de 77 et à 84 obusiers de 105. Nous vous avons déjà laissé dépasser ces chiffres et maintenant vous en êtes loin. Vous avez douze mille cinq cents canons et, si nous sommes bien renseignés, vous conservez, outre les deux cent mille hommes de la Reichswehr, d’innombrables corps de volontaires, de gardes urbains, de gardes ruraux, et vous avez ainsi plus de deux millions de vrais soldats, tous armés de fusils, de mitrailleuses et de minenwerfer. — Notre pays est si troublé ! Nous sommes bien forcés d’y maintenir l’ordre. — Mais c’est précisément dans ces troupes supplémentaires et dans ces milices diverses que les auteurs du coup d’État militaire et les meneurs spartakistes ont, les uns et les autres, trouvé les forces dont ils se sont servis contre le gouvernement régulier de l’Allemagne. — Raison de plus pour que maintenant, nous ne puissions plus démobiliser. Nous sommes même aujourd’hui forcés par les circonstances de vous demander l’autorisation de pénétrer dans la zone neutre pour rétablir la liberté du travail dans le bassin de la Ruhr. Autrement, demain ou après, ni vous, ni nous, nous n’aurions plus de charbon. — I, "article 43 vous interdit cette occupation et l’article 44 stipule qu’elle constituerait, de votre part, un acte d’hostilité. — Loin de nous l’idée de vous être hostiles. C’est dans votre propre intérêt que nous violons l’article 43. Nous sommes, du reste, déjà installés dans la zone neutre. Nous en sortirons plus tard. — Donnez-nous, au moins, quelques garanties. — N’avez-vous pas notre parole ? — C’est vrai, et nous sommes convaincus qu’elle vaudra mieux que votre signature. »

C’est à ce dialogue humiliant que s’est trop longtemps résignée l’Entente victorieuse.

Si, au moment de l’armistice, elle avait immédiatement compris qu’après avoir gagné la guerre, elle avait à gagner la paix et que la maîtrise du charbon pouvait lui donner les moyens de régler elle-même le relèvement économique de l’Europe, elle aurait momentanément occupé la Ruhr, ravitaillé les colons et assuré la répartition du combustible entre tous les pays intéressés, y compris l’Allemagne. Elle a, depuis lors, laissé échapper plusieurs occasions de réparer son erreur et maintenant la France court le risque de ne plus même recevoir les quantités tout à fait insuffisantes de charbon qui lui étaient expédiées. En même temps, l’armée allemande a repris, avec le Rhin, le contact que prohibait le traité. Plus que jamais, l’Entente a le devoir de se prémunir, par des garanties positives, contre des infractions qui se renouvellent sans cesse et contre des empiétements militaires qui peuvent, tôt ou tard, favoriser un retour offensif de l’impérialisme allemand. Dans le remarquable discours qu’il prononçait, ces jours-ci, à Montocitorio, M. Nitti avait assurément raison de dire qu’il était « nécessaire de remettre en valeur l’Allemagne et la Russie » et que « seule pouvait sauver l’Europe une politique impliquant la reconstruction des nations vaincues. » Nous ne voulons appauvrir personne. Nous serons très heureux que les nations vaincues se relèvent par le travail et recouvrent leur prospérité. Nous verrons avec plaisir une Allemagne pacifique se reconstituer dans l’ordre et dans la liberté. Besoin n’est pas de faire appel à notre clémence. Nous sommes humains et nous sommes justes. Mais nous ne sommes pas assez riches pour offrir des présents à ceux qui nous ont volés, et, si dignes de pitié que soient les vaincus, peut-être avons-nous nous-mêmes le droit de vivre.


RAYMOND POINCARE.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.

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