Chronique de la quinzaine - 31 mars 1919

Chronique n° 2087
31 mars 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Si, comme c’est la règle du sermon, c’était la coutume de la chronique d’appuyer ses développements sur un texte, voici le thème que nous prendrions cette quinzaine, tout entière occupée, sinon exactement remplie, par les délibérations de la Conférence de la paix : « Lucius Furius Camillus, après avoir vaincu les peuples rebelles du Latium, entra dans le Sénat et dit : « J’ai fait ce qui se «pouvait par la guerre ; maintenant, c’est à vous, Pères Conscrits, de « savoir vous assurer contre les rebelles une paix durable pour « l’avenir. » Cette citation, tirée d’un petit écrit d’un grand auteur, intitulé : De la manière de traiter les peuples de la Valdichiana révoltés, peut paraître d’une majesté disproportionnée à son sujet, mais ne s’en applique que mieux au nôtre ; trop vaste pour l’événement médiocre auquel elle se rapportait, elle l’est tout juste assez pour des événements immenses comme ceux dont le monde est à présent l’enjeu. Lors donc que le maréchal Foch entre dans le Salon de l’Horloge, il a le droit de refaire le discours de Camille. Ce qui pouvait se faire par la guerre est fait. C’est maintenant aux chefs d’État ou de gouvernement et aux délégués des Puissances, solennellement assemblés, de faire par la paix ce qui reste à faire. Or, ce qui reste à faire est tout, n’aurait pu être fait sans une guerre victorieuse, mais ne serait pas fait sans une paix heureuse, a été commencé par la guerre, mais ne sera achevé, fixé, consohdé, acquis que par la paix ; et il ne servirait à rien d’avoir gagné la guerre, si, à la fin, l’on allait perdre la paix, ou la manquer, ou seulement la réussir à demi.

Tout de suite, ici, vient au bout de la plume un point d’interrogation, si gros que nous allons, jusqu’au bout de ces douze pages, faire effort pour l’y retenir. Nous entendons ne parler de la Conférence qu’avec respect, ne la juger qu’avec réserve, ne la solliciter d’agir qu’avec patience. Plus d’une-fois déjà nous avons supprimé des choses que nous avions écrites et qui, en les relisant, nous ont paru trop vives. Peu à peu s’était formée en nous cette opinion, que nous avions de plus en plus de peine à dissimuler, que, quant à présent, la Conférence piétine, et que si ses hésitations, ses tergiversations devaient se prolonger, il faudrait rompre avec les belles manières du protocole et oser dire qu’elle patauge. Mais peut-être est-il ou trop tôt ou trop tard pour employer un langage si énergique. Nous souhaitons que ce soit trop tard, parce que l’illustre cénacle, comme on nous l’annonce, serait sur le point d’aboutir. Mieux vaut, pour l’instant, se contenter de retracer à grands traits l’historique de ses travaux, d’en dégager les grandes lignes, en évoquant particulièrement, à titre d’exemple, les incidents des dernières semaines.

La Conférence interalliée de Paris a été, on se le rappelle, ouverte le samedi 18 janvier par M. le Président de la République française, en présence de M, le Président de la République des États-Unis et des premiers ministres de la plupart des Puissances, M. Lloyd George, M. Orlando, M. Venizelos, etc. M. Clemenceau, président de notre Conseil des ministres, fut nommé président de la Conférence. Ces circonstances, qui ne sont pas de pure forme, appellent aussitôt une observation. Certes, ce n’est pas seulement un honneur que les premiers ministres des différentes nations ont voulu faire à la Conférence en s’y déléguant eux-mêmes comme premiers plénipotentiaires : le choix, outre ce qu’il avait de flatteur par la qualité des personnes, offrait des avantages incontestables. Mais, toute médaille ayant son revers, il n’était pas, en revanche, sans quelques inconvénients, qui ne devaient guère tarder à apparaître. Même en temps ordinaire, les chefs de gouvernement, dans l’État extrêmement compliqué qu’est l’État moderne, sont partagés entre toute sorte d’obligations, de soucis et de besognes ; que sera-ce en des temps extraordinaires ? Cette guerre, énorme par l’espace qu’elle a couvert sur la surface du globe, et par les longues années qu’elle a duré, énorme aussi par les millions d’hommes qu’elle a jetés les uns contre les autres, par les centaines ou les milliers de questions qu’elle a posées, par les conflits d’ordre extérieur et d’ordre intérieur d’où elle est née ou qui sont nés d’elle, saisit tous ceux qui ont la charge du présent et de l’avenir et, bon gré, mal gré, les entraîne haletants. Nul répit. A peine se croient-ils sortis d’une difficulté, qu’une difficulté plus pressante les reprend. La liquidation politique et sociale d’une pareille guerre, sans révolution, sans bouleversement, le raffermissement d’un milieu plus violemment secoué qu’il ne l’avait jamais été, est, en tout pays, une terrible affaire. Elle suffirait à absorber l’attention et la volonté des plus actifs ; l’autre tâche n’est pas moins exigeante, qui consiste à fonder une paix durable, avec les satisfactions légitimes et les garanties nécessaires, sans froissement ni refroidissement entre des peuples dont chacun a son tempérament, son amour-propre, et, — pourquoi s’en défendraient-ils ? — son « égoïsme sacré. » Pour faire face à cette double série de problèmes, les chefs d’État ou de gouvernement auraient besoin d’une double vie ; ils n’en ont qu’une, comme le commun des hommes ; ils doivent par conséquent se dédoubler ; mais, comme pour le commun des hommes, pendant qu’en eux l’une des moitiés de la personne travaille, l’autre s’arrête, et toujours une des œuvres chôme. Ainsi il y avait, vers la mi-février, les plus graves raisons pour que M. le Président Wilson ne quittât point Paris, mais pourtant des motifs sérieux l’ont appelé en Amérique. Tout récemment, M. Lloyd George aurait dû être à Londres, où il avait à parer à la menace d’une grève générale des mines et des chemins de fer, mais en même temps il devait rester ici, et ses collègues de la Conférence, par une lettre publique, lui ont demandé de faire à la paix qui devient urgente le sacrifice de son voyage. Du fait de ce dédoublement forcé, une sorte de mauvaise chance pèse sur les réunions du quai d’Orsay. Quand tous les plénipotentiaires sont là, les solutions ne sont pas mûres ; et quand les solutions sont mûres, tous les plénipotentiaires ne sont pas là. On est prêt et l’on va conclure, mais l’absent revient, il n’y a qu’à recommencer.

Laissons de côté l’inconvénient d’un autre ordre, et presque opposé, qu’il y a à ce que les chefs d’État ou de gouvernement représentant eux-mêmes leur pays dans des négociations qui forcément tâtonnent, se traînent et n’avancent que par étapes, de correction en correction : c’est que tout ce qui sort de leur bouche prend facilement un caractère définitif. Si haut que soit le personnage d’un ambassadeur, il peut toujours être désavoué par le prince : on peut soutenir qu’il a dépassé ses instructions, mais le prince ne peut se désavouer, lorsqu’il s’est fait son propre ambassadeur, qu’il ne reçoit point d’instructions, ou ne reçoit que de lui celles seulement qu’il se donne. Le voilà donc condamné ou à se lier irréparablement ou à se contredire et, ce qui est pis, à se démentir. Le voilà contraint à graver dans l’airain, sur des sujets où il faut pouvoir effacer. Le risque augmente, il se multiplie, en proportion du nombre et de la diversité des matières à régler ; en l’espèce, une foule de litiges, une foule de chances d’erreur. On s’expliqua très bien que les débuts de la Conférence aient provoqué des inquiétudes ; et que plus grandes étaient les espérances que ses prophètes en avaient fait concevoir, plus prompt et plus profond, — trop prompt et trop profond, — ait été le désenchantement. Ces inquiétudes prématurées, exagérées peut-être, nous les avons, dès le 16 février, signalées à cette place même ; et nous essayions d’en indiquer, en quelques mots, les causes : « La Conférence, disions-nous, doit savoir où elle va, mais elle seule le sait. Elle marche en spirale. Sa méthode, au dehors, a l’allure d’une absence de méthode. Elle fait ce qu’on n’attend pas, ne fait pas ce qu’on attend, attend pour faire ce qu’on désirerait qu’elle fît sans attendre. On a l’impression qu’elle bâtit sur des hypothèses et néglige le terrain solide. » Mais, le 15 février, on pouvait alléguer qu’on en était encore aux prémisses ; à la vérité, il y avait déjà trois mois qu’avait été signée la première convention d’armistice avec l’Allemagne ; et il y avait deux mois que M. le Président Wilson était arrivé en France : toutefois, il n’y avait encore qu’un mois que la Conférence avait été officiellement inaugurée. La mise en scène avait été laborieuse, et, autant qu’on en pouvait juger par les décors, soignée. Tout d’abord, on avait semblé disjoindre et juxtaposer ou superposer la Société des Nations, renvoyée aux méditations de sages qu’on avait largement comptés et dont on avait trouvé plus de sept. C’était, pour les gens pressés et pratiques, un apaisement. Tandis que cette Académie platonicienne disserterait, et que se pencheraient sur les abîmes de l’avenir ces fronts couronnés d’olivier et de myrte, les ouvriers du jour présent et de la prochaine nuit mettraient les fers au feu et la main à la pâte. Ils étaient légion. D’autant plus que la Conférence, comme si ce n’était pas assez de régler par un traité de paix les destinées nationales d’une forte portion du genre humain, a pris sur elle de régler aussi les destinées collectives ou individuelles de l’humanité tout entière ; d’en prescrire les conditions politiques et les conditions économiques ; aux questions de frontières, aux questions militaires, navales et aéronautiques, aux questions commerciales, financières et douanières, aux questions de dommages et de réparations, aux questions de précautions et de garanties, elle n’a pas craint d’ajouter la matière de dix autres traités, jusqu’au statut des femmes et au statut du travail.

Lorsque le public regarde à travers les communiqués, il voit nombre de commissions, qui se subdivisent à leur tour en nombre de sous-commissions ; au-dessus des commissions territoriales spéciales, une commission territoriale centrale; à côte de la Conférence plénière de la paix, une commission, tantôt restreinte, tantôt plénière, de la Ligue ou Société des Nations ; au-dessus de toutes, une sorte de Conseil privé des cinq grandes Puissances, dénommées « Puissances à intérêts généraux, » le Conseil des Dix ; et, à côté de ce Conseil, composé des mêmes personnes, avec adjonction de militaires, et siégeant dans une autre forme, un Conseil suprême de la guerre. Cela, c’est ce que le public voit, c’est ce qu’on nous laisse entrevoir, et ce qui fait, pour la jubilation des badauds, que nous n’en sommes plus aux jours obscurs de « la diplomatie secrète ; » chaque soir, le journal nous apprend que la commission des affaires tchéco-slovaques ou la sous-commission du travail des femmes s’est réunie et qu’elle se réunira de nouveau vendredi à 10 heures. Quel progrès sur les habitudes du règne déjà lointain de Charles X où, un matin, la Quotidienne mesurait si avarement les confidences en ces termes : « Le roi est allé à la chasse, après avoir entendu la messe, » et, le lendemain : « Le roi a entendu la messe ; après quoi, il est parti pour la chasse ! » Pour nous, qui respectons les lois des genres, et qui savons que, par sa nature, la diplomatie est secrète ou qu’il n’y a plus de diplomatie, que les grandes affaires ne peuvent se traiter sur les places ou dans les carrefours, nous ne nous indignons pas de n’en pas connaître davantage ; mais nous aimerions qu’on renonçât à nous en faire accroire, à nous jeter de la poudre aux yeux, sous prétexte de nous les tenir ouverts ; et surtout nous ne voulons pas contribuer à nous éblouir et à nous aveugler nous-mêmes. Peu nous importerait de savoir heure par heure ce que fait, et moins encore ce que va faire la Conférence, si nous étions sûrs qu’elle fait quelque chose et si nous sentions que ce qu’elle fait est bon, ou simplement que ce qu’elle fait est fait.

D’ailleurs, derrière toutes ces commissions et sous-commissions qu’on nous montre par le coin soulevé du rideau, il y a encore d’autres commissions et sous-commissions qui siègent aux étages inférieurs ou dans des locaux séparés. Nous sommes mal et parfois nous ne sommes pas du tout instruits de leur activité, ni même de leur existence ; mais il est certain qu’il en existe : il y a des commissions « interministérielles » mixtes de fonctionnaires et d’experts, pour discuter et arrêter sur chaque question l’attitude de chaque gouvernement. Il y a des « comités d’études » plus ou moins bénévoles à leur origine, plus ou moins reconnus et avoués dans la suite, qui ont, sur chaque question aussi, amassé, classé, digéré, élaboré, de la main des techniciens les plus qualifiés, les matériaux les plus utiles. Le peu qui en a percé hors de l’ombre discrète où ils se tiennent permet de dire que la documentation fournie par eux est remarquable, et que, depuis le Congrès de Westphalie où Denys Godefroy assista de sa science d’Avaux et Servien, jamais Congrès n’avait été aussi sérieusement préparé. Si bien qu’il serait souverainement injuste de prétendre que soit la compétence, soit la décision, soient absentes de la Conférence de Paris. Seulement, la compétence est en un lieu, et la décision en un autre ; elles ne se rencontrent pas toujours et ne se combinent pas souvent. Il serait injuste encore, ou du moins excessif, de poser en axiome que plus on monte d’un degré vers le pouvoir de décision, plus on s’enfonce d’un degré vers l’incompétence. Mais n’est-il pas évident, et du reste naturel, que ceux qui ont, au sommet, à trancher toutes les questions, — quand il y a tant de questions posées que c’est l’univers même qui est sur le tapis : l’univers, l’ensemble des choses, — n’est-il pas légitime qu’ils ne les possèdent pas toutes, et sans doute en ignorent tout à fait quelques-unes, si, au surplus, le spécialiste qui en possède parfaitement une ignore à peu près le reste et n’est le maître que de celle-là ? C’est précisément, peut-on croire, lorsque son fils Jean se rendit à Munster comme plénipotentiaire de la reine de Suède que le chancelier Oxenstiern prononça son mot fameux : « Allez voir, mon enfant, par combien peu d’esprit le monde est gouverné ! » On ne peut assurément pas dire d’une assemblée qui réunit ces talents éclatants, le Président Wilson, M. Clemenceau, M. Balfour, M. Orlando, M. Sonnino, M. Venizelos, pour ne citer que les plus célèbres, qu’elle gouverne ou réorganise le monde par peu d’esprit. Bien plutôt, faut dire que l’esprit, si puissant qu’il soit, a ses limites, et que, suivant un vers passé en proverbe, tout homme a vu le mur qui le borne.

Mais ce mur qui borne l’esprit des gouvernants, il n’est pas bon de le laisser toucher aux peuples. Même quand la tâche est immense, et quand personne, quand le plus grand parmi les vivants et parmi les morts n’y suffirait pas ou n’y eût pas suffi, il n’est pas bon de révéler aux peuples que leurs gouvernants d’aujourd’hui n’y sont pas pleinement et parfaitement égaux, car les hommes sont plus frappés de l’inégalité de l’artisan que de l’immensité de la tâche, et le prestige se perd, qui est un agent d’ordre dans la mesure où il est un élément de force. Le cardinal de Retz parlait pour tous les temps et pour tous les régimes : c’est une imprudence, de déchirer le voile dont s’enveloppent les gouvernements au regard des peuples. Et nous trouvons dans cette considération toujours vraie une raison de plus de regretter que les premiers ministres de l’Entente n’aient pas abandonné à d’autres le déblaiement et le gros œuvre, en ne se réservant, dans la construction de l’édifice, que je couronnement. Achevé et réussi, on ne leur en eût pas fait moins d’honneur ; manqué ou retardé, on n’eût accusé que le maçon, et non l’architecte. Il n’y a déjà pas trop de confiance, de révérence et, si l’on le veut, d’illusion sur la terre : prenons garde à tout ce qui peut en diminuer la dose.

En somme, avec toutes ses commissions visibles ou invisibles, ses sous-commissions et ses comités, la Conférence est une lourde machine, dont les mouvements, à supposer qu’ils ne se contrarient pas et ne s’annulent pas réciproquement, ne peuvent être que très lents. La mauvaise méthode ou l’absence de méthode que nous avons dénoncée dès les premières séances en a poussé les défauts à l’état dangereux. Comme nous le disions alors, comme nous n’avons depuis lors cessé de le dire, il y avait une question principale, cardinale, sur laquelle roulaient, en quelque façon, toutes les autres questions. On ne devrait pourtant pas oublier que, dans la guerre qui vient de dévaster et de désoler trois continents, le monde a été d’un côté, et l’Allemagne de l’autre : l’Allemagne suivie de ses comparses et de ses complices, mais l’Allemagne d’abord ; et que, sans l’Allemagne, ils n’y eussent point été, et que sans l’Allemagne il n’y eût pas eu la guerre, et que par l’Allemagne il y a eu la guerre, et que par l’Allemagne il y aura toujours la guerre.

Il n’y avait donc pas de détours à faire, pas de biais à prendre, pas de manœuvres ni de circonvolutions. Il fallait aller droit au but, tirer au corps, viser à la tête ou au cœur. Si l’Allemagne est la guerre, la paix était la soumission de l’Allemagne. La question à résoudre primordialement, préalablement, était la question de la grandeur et de la la force allemandes, c’est-à-dire tout net la question des frontières de l’Allemagne. Or, deux mois durant, la Conférence s’est occupée de tout, excepté de cela. Elle a paru estimer plus habile, en tout cas, plus commode, de commencer par l’accessoire et de différer le principal. Elle s’est lancée dans le jeu des statistiques, et, les appliquant en principe des nationalités, s’est ingéniée à tracer d’après elles les frontières d’États qui n’existent pas encore. Ce n’est rien, mais elle a pétri les limbes et sculpté les nuées. Quant à l’Allemagne, qui, elle, existait et n’existait que trop, elle subsiste, elle persiste, elle existe autant et plus que jamais.

On a commis cette première faute de se montrer disposé à traiter avec un gouvernement allemand, avec le gouvernement allemand ; c’est-à-dire d’encourager le maintien du Reich, du système d’États, de la Confédération, de l’Empire ; c’est-à-dire d’aider l’Allemagne à sauver, pour le moins, son unité. L’occasion s’offrait de défaire l’Allemagne, en refaisant les Allemagnes ; de reprendre, dans la trame ourdie par Bismarck, le fil de l’histoire et de la politique françaises. Il n’y avait qu’à admettre qu’on avait devant soi un gouvernement prussien, un gouvernement bavarois, un gouvernement saxon, etc., et qu’à engager la conversation avec eux, à ne l’engager qu’avec eux. Alors auraient repris de la vigueur les anciens souvenirs, et en auraient pris les nouvelles tendances à constituer ou reconstituer une Saxe, une Bavière, etc., distinctes de la Prusse : et qui sait ? le projet du docteur Preuss, ou tel ou tel autre projet conçus dans l’effondrement militaire et social de l’Allemagne auraient peut-être été autre chose qu’un plan fort beau sur le papier. De toute manière, si l’on n’avait pas su saisir cette occasion de coopérer à briser l’unité allemande, il fallait ne pas se prêter à la renforcer, ni souffrir qu’elle se renforçât, et que l’Allemagne vaincue grandît par l’apport des Allemands d’Autriche. Comment l’empêcher, demandera-t-on, prisonnier qu’on était du principe napoléonien « des nationalités » et de la formule wilsonienne de « la libre disposition des peuples ? » Pratiquement, d’ailleurs, il n’y en avait aucun moyen direct. C’est possible ; mais il y en avait plus d’un moyen efficace, quoique indirect ; sans renier le principe des nationalités, sans faire violence à la libre disposition des peuples, on eût probablement pu, par des concessions et des attentions que l’on n’avait pas à chercher bien loin, soutenir les résistances, accentuer les divergences, détourner la libre disposition des populations autrichiennes de les porter vers l’Allemagne, et les retourner vers le Danube.

Passons encore condamnation. Mais cette Allemagne, qui restait debout, et qui même se redressait, la plus élémentaire précaution commandait, pendant qu’on le pouvait, de lui enlever ses armes. Il fallait, pendant qu’on la tenait sous le genou, casser les dents de la bête enragée. Puisque, de siècle en siècle et plusieurs fois par siècle, elle a troublé la paix de l’Europe, jusqu’à jeter, la dernière fois, le monde entier dans une guerre épouvantable, il fallait la réduire sûrement à la paix en la mettant totalement hors d’état de songer à la guerre. De toutes les garanties qu’on pouvait, qu’on devait prendre contre elle, — et il y en avait bien d’autres, — la plus forte, la seule complète, était le désarmement de l’Allemagne, à laquelle il suffisait de laisser une gendarmerie pour faire sa police intérieure. Avec ce qui a été décidé, peut-on dire qu’elle est désarmée ? Si les informations qu’on nous a données sont exactes, l’État-major interallié avait compris tout autrement qu’il n’en a été décidé les conditions militaires à dicter à cet ennemi qui est le perpétuel et universel ennemi. Il proposait de lui laisser une armée recrutée selon les règles ordinaires, pour un temps de service court ; plus nombreuse peut-être, quoique bornée à 200 000 hommes, mais de qualité inférieure, une armée de simples soldats, et presque de miliciens. Le régime qui a prévalu, sur l’intervention, parait-il, de M. Lloyd George, fidèle aux idées britanniques, serait très différent : on ne laisserait à l’Allemagne que 100 000 hommes, avec un matériel restreint et catalogué d’artillerie et de mitrailleuses ; mais cette armée serait formée par voie d’engagements volontaires de douze années : ce serait une armée de sous-officiers, qui donnerait autant de futurs feldwebel que d’engagés : et l’Allemagne aurait en elle, pour l’heure où elle le voudrait, un cadre de fer tout monté, avec ses vis toutes prêtes à serrer. Outre les trois ou quatre millions de vieux soldats revenus de la guerre plus ou moins valides, elle n’aurait plus qu’à placer et ranger dans ce cadre les jeunes hommes qu’elle aurait instruits sournoisement, sous les prétextes les plus divers, en mille sociétés d’apparence inoffensive, dans ses universités elles-mêmes, et même dans ses temples. Le péril serait d’autant plus certain, d’autant plus constant, que le contrôle serait plus relâché, plus intermittent. Tout d’abord, et dans la pensée du haut commandement allié, il devait être exercé en permanence par une commission internationale ; maintenant, il ne s’agit plus que d’une surveillance quasi diplomatique, les relations reprises, par les attachés militaires de chaque Puissance. Ce qu’il faut en conclure et ce dont il faut se convaincre, c’est que, dans ces conditions, l’Allemagne n’est pas désarmée, qu’elle reste armée, qu’elle peut s’armer.

Les amateurs de rapprochements historiques auront beau représenter que la seule armée prussienne, à la fin du règne de Frédéric-Guillaume II, comprenait 230 000 hommes, et remarquer que, par rapport à elle, l’armée allemande tout entière, l’armée de l’Allemagne entière, serait moindre de plus de moitié. On a par avance répondu que l’armée échappée à la débâcle d’Iéna ne se composait que de six divisions, soit de 50 000 hommes, et que ce fut justement de la rédaction des effectifs imposée par Napoléon que sortit l’une des mesures qui servirent le plus à amener la revanche militaire de la Prusse. En effet, « on réduisit, a noté M. Godefroy Cavaignac dans son livre : la Formation de la Prusse contemporaine, l’effectif des compagnies, et l’on appela successivement les cantonistes demeurés dans leurs foyers à s’exercer durant un mois au régiment. Il fut également décidé que chaque régiment détacherait un certain nombre d’officiers, qui se rendraient, durant les jours fériés, dans le canton du régiment, pour y exercer les hommes en congé de l’ancienne armée. Les partisans du service obligatoire prenaient ainsi largement leur revanche de l’échec que leur avaient imposé la volonté du Roi et les intrigues qui s’agitaient autour de lui. L’on soumettait à l’exercice militaire tous les hommes qui n’étaient point compris dans les catégories d’exemptés ; c’était un progrès considérable réalisé vers l’application du service universel. Les officiers avaient reçu l’ordre de traiter les hommes avec les plus grands ménagements. Chacun se familiarisait avec le service, et la réconciliation de l’armée et de la nation était préparée de la façon la plus pratique. Ces mesures exceptionnelles, ce rapide passage sous les drapeaux, faisaient pénétrer partout la notion exacte de la situation violente de l’État, des devoirs civiques, du rôle de l’armée. Les soldats d’un mois, les Krümper, jouèrent un rôle considérable dans la guerre d’indépendance, et leur appel constitua l’un des éléments, les moins apparents peut-être, mais certainement les plus réels, du mouvement national. » Pensons à Scharnhorst et à Gneisenau, ils nous feront penser à Blücher.

Que la même faute ait été commise pour la nation allemande et pour l’armée allemande, qu’on ait eu le tort d’eu conserver, de n’en pas briser l’unité, nous ne dirons, pas que ce soit tout à fait indifférent, mais nous dirons après cela, nous conviendrons que c’est très secondaire, car les prérogatives militaires accordées à la Bavière dans l’Empire étaient de pure forme, de pure cérémonie, et en vérité illusoires. Elle avait bien un siège permanent dans la Commission de l’armée du Bundesrath, ayant stipulé, au traité du 23 novembre 1870, par lequel elle s’associait à la fondation de l’Empire allemand, que l’armée bavaroise formerait en temps de paix une partie distincte de l’armée de l’Empire ; mais, de fait, l’Empereur, sous les ordres de qui était constitutionnellement placé l’ensemble des forces de terre et de mer ; qui avait le droit de veiller à ce que toutes les troupes fussent au complet, prêtes à marcher, soumises à l’unité de formation, d’organisation, d’armement, de commandement, d’instruction ; qui avait le droit de surveillance et d’inspection partout ; qui appelait les recrues sous les drapeaux et recevait leur serment ; qui réglait la répartition des contingents et l’organisation de la landwehr ; qui avait le droit d’installer des garnisons et d’établir des places fortes dans tout le territoire fédéral ; à qui appartenait la nomination de tout commandant supérieur et de tout commandant de place ; l’Empereur-roi de Prusse était réellement le « Suprême seigneur de la guerre. » Il était le grand ressort, la pièce la mieux polie et la plus reluisante, de cette énorme mécanique à tuer ; mais il n’était pas toute la mécanique, et, lui-même ôté, les débris en restent utilisables et formidables. Les deux unités se combinant, l’Empire ou la Nation, le Reich allemand, a dans l’armée allemande un instrument qu’il eût été sage de lui arracher ou sur lequel il eût été sage de lui lier les mains.

La Conférence ne l’a pas fait. Elle ne le fait pas. Pourquoi ? Parce que les Puissances alliées ou associées, sans avoir des politiques contraires, — on se plaît à s’en persuader, — n’ont pas de politique commune. Elles n’en ont pas en Allemagne. Elles n’en ont pas en Autriche. Elles n’en ont pas en Russie. Elles n’en ont nulle part. Elles n’ont pas de doctrine, et sur plus d’un point, en dépit d’efforts dont on eût pu tirer un meilleur parti, n’ont que de médiocres renseignements. Elles font, du Nord au Sud et du Sud au Nord, le tour de l’Europe, prenant les questions au petit bonheur, les lâchant à la plus petite difficulté. Dès qu’on ne tranche pas, on procrastine. Mais le lendemain, des difficultés plus grosses ont surgi. Refaisons nous-mêmes ce tour sur la carte. De la Finlande, on ne parle plus. On s’est engagé, en paroles, un peu vite, un peu légèrement, sur le sort des provinces baltiques, Esthonie, Livonie, Courlande, Lithuanie : il y avait le pour et le contre à peser. La frontière occidentale de la Pologne a été faite, défaite, refaite, redéfaite, et reste toujours à faire : le passage par Dantzig n’est toujours pas livré aux troupes du général Haller. Les Oukraniens assiègent toujours Lemberg, s’émeuvent peu des monitoires radiotélégraphiques et les Allemands se moquent dans Posen de la Commission interalliée. Le Slesvig attend son plébiscite. La question des bouches de l’Escaut, celles du Luxembourg, de la Sarre et du Rhin sont pendantes. Les relations se tendent et s’aigrissent de plus en plus entre les Italiens et les Yougo-Slaves, cependant que les ‘Tchéco-Slovaques étouffent et ne savent par où on leur donnera de l’air. Les Roumains et les Serbes se disputent le Banat, où toutes les cotes qu’on leur offre sont mal taillées. La Macédoine et la Thrace sont des écheveaux embrouillés, et l’Asie-Mineure est vacante. A l’Est, les bandes bolchevistes débordent vers Odessa ; le grain bolcheviste germe et lève en Hongrie : notre front oriental est interrompu. Notre front occidental est démobilisé. Nous sommes en posture sensiblement moins favorable, et l’Allemagne, en posture moins humiliée que lors de l’armistice, en novembre.

Néanmoins, les augures sont optimistes. M. le Président Wilson, M. Clemenceau, M. Orlando, ont écrit à M. Lloyd George, pour le décider à rester à Paris, que les peuples pourraient jouir, dans deux semaines, du bienfait de la paix. Et M. le colonel House précise que ce ne sera pas d’une paix préliminaire, mais d’une paix définitive ; et il en précise aussi la date, qui, le 20 mars, devait être « de samedi en huit. » D’ici là, on va reprendre la Société des Nations, et nous n’y voyons pas d’objection, si c’est pour que chaque associé, comme dans toute association, déclare son apport, en hommes et en argent. Mais qu’on se défende de ce que nous appellerons « l’état d’esprit parlementaire, » qui porte à se flatter que tout est fini quand on a fait quelques discours ou rédigé un amendement. La grande épreuve pour tous les textes, textes de traité ou textes de loi, est le moment où ils prennent contact avec la vie. « Paix définitive ! » affirme le colonel House. Que sa prophétie s’accomplisse ! Rappelons-lui pourtant qu’il y a l’Allemagne, qui jure qu’elle ne signera pas tout. Nous sommes sûrs qu’à la fin elle signera. Mais peut-être pas « de samedi en huit. » On a gardé trop d’Allemagne pour aller si vite. Et l’essentiel, puisqu’on a tant fait que d’atermoyer, est moins encore d’avoir la paix rapide que de l’avoir, comme on nous l’a promise, rétributive, réparatrice, protectrice.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant :

RENE DOUMIC.