Chronique de la quinzaine - 14 mars 1919

Chronique n° 2086
14 mars 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




« Les Bavarois, notait Montesquieu dans ses Voyages, en 1728, sont plus stupides que les Allemands ne sont.-» Et déjà, un demi-siècle avant lui, l’auteur d’un gros ouvrage sur les États, empires, Royaumes et principautés du monde, Davity, ne les avait pas mieux jugés : « Pour le regard de ceux de Bavière, ils sont si sales, si rudes et si brutaux, que, si l’on vient à les comparer au reste des Allemands, on les pourra justement nommer Barbares. » Ce n’est que plus tard qu’ils ont bénéficié de la bonne réputation, en partie usurpée, de l’Allemagne du Sud par comparaison avec l’Allemagne du Nord ; plus l’Allemagne prussienne se découvre, plus on regrette l’autre, et plus on la préfère, sans l’avoir jamais aimée ; à mesure qu’elle s’éloigne, et que la Prusse grandit en se rapprochant, cette ancienne Allemagne paraît moins haïssable. Mais il ne faut ni la voir à l’œuvre, ni la mettre l’épreuve. La guerre de 1870 en avait entamé la légende : les horreurs des années dernières l’ont complètement ruinée ; et les fureurs de la révolution munichoise sont en train d’en disperser les restes.

Fureurs encore relatives, mais, à tout le moins, excès menaçants. L’agitateur populaire qui avait chassé les Wittelsbach et, en quelques heures, édifié sa dictature sur les débris de leur trône, Kurt Eisner, a été assassiné le 21 février. La personnalité du meurtrier, qui est un comte Arco-Valley, d’une vieille famille tyrolienne de militaires et de diplomates, donne à cet acte de violence, s’il n’est pas, comme on s’est empressé de le dire, le fait d’un détraqué ou d’un exalté solitaire, son caractère politique y imprime une marque d’origine. Il semble bien que, dans le premier moment, on l’ait pris pour un coup de la réaction ; d’autant plus qu’en même temps, il a couru d’étranges bruits sur l’arrestation à Munich ou aux alentours, sous un nom d’emprunt et presque sous un déguisement, du plus jeune des fils de l’Empereur déchu, le prince Joachim de Hohenzollern. Quoi qu’il en soit, la mort d’Eisner, tombé foudroyé, sur la Promenade, en pleine rue et en plein jour, a été le signal d’une scène de démence sanglante. Il y avait séance de la Diète ; un matelot y apporte la tragique nouvelle ; l’émotion est vive. Le ministre Auer monte à la tribune et prononce l’éloge funèbre de son collègue défunt. Soudain, plusieurs détonations éclatent : Auer s’affaisse, blessé très grièvement. Sur les bancs de l’Assemblée, un député du parti populaire bavarois, autrement dit du Centre, M. Œsel, est tué net. Un conseiller ministériel, des fonctionnaires, des officiers sont atteints. Qui a tiré ? Non point un contre-révolutionnaire, mais un socialiste indépendant, un garçon boucher, du nom de Peters, a-t-on dit, qui a voulu venger Eisner. Pour Auer, pas de doute : tout seul, à la tribune, où il formait cible, il a été visé ; quant au reste des balles, si elles n’ont pas été dirigées, elles ont été en quelque sorte inspirées et ne se sont point égarées : dans le tas, elles n’ont frappé que des adversaires.

Du dedans, l’agitation reflue au dehors ; la fièvre s’y exaspère en délire. Les cloches sonnent, le drapeau, rouge est mis en berne. Les magasins et ateliers sont fermés ; la circulation est interrompue ; des automobiles, chargées de soldats en armes, sillonnent la ville ; des cortèges se rendent à la Theresenwiese, en manifestant avec des menaces. On crie : « A bas la bourgeoisie ! » Les bureaux de tous les journaux sont occupés par des « délégués » qui accordent aux rédacteurs cinq minutes pour vider les lieux ; on fouille les maisons, les hôtels, et partout on s’empare des suspects. D’une part, la grève générale est déclarée ; d’autre part, l’état de siège est proclamé. Personne ne s’y trompe ; et d’ailleurs personne ne cherche à tromper : « Une seconde révolution commence, » avoue franchement un appel au peuple.

La balle de pistolet qui a tué Eisner et les balles qui y ont répondu n’ont fait que précipiter la situation, que crever un abcès qui était mûr. Cette dictature était faible ; peu conforme aux conditions du genre, trop doctrinaire, trop débonnaire ; elle n’avait, dans l’assentiment de la nation, ni bases solides, ni racines profondes : par la naissance même du dictateur, juif berlinois, de souche polonaise, elle lui demeurait comme étrangère. Eisner, pour la capitale et surtout pour les campagnes bavaroises, était beaucoup moins un chef d’État qu’un podestat improvisé, et improvisé par lui-même, subi plutôt qu’accepté ; et de nature, de tempérament ou d’inclination, avec de rares dons d’intelligence, quelques-uns peut-être d’esprit pratique, c’était plutôt un prophète qu’un conducteur. Il y aurait une étude à faire, quand les événements en laisseront le loisir, sur le « prophétisme » ou le « messianisme » dans le bolchevisme russe et les mouvements allemands issus de lui. Nous formons le vœu qu’elle tente un historien observateur et philosophe. Mais, en ce qui concerne particulièrement Kurt Eisner, qui se flattait d’être le contraire d’un bolcheviste, il aurait eu, dans ses derniers jours, la claire vision de sa propre destinée. Comme on le félicitait, à la récente conférence internationale de Berne, du courage avec lequel il venait de flétrir les traitements indigne, dont les prisonniers français et alliés avaient été les victimes, les déportations de civils français et belges, les dévastations systématiques de la Belgique et du Nord de la France, et de reconnaître la nécessité d’une expiation pour l’Allemagne : « Vous ne vous rendez pas, appuya-t-il, un compte exact de la portée de cette manifestation. Vous ne connaissez pas l’état d’esprit de l’Allemagne d’aujourd’hui. En prononçant ce discours, je viens de signer ma condamnation à mort. »

Il l’avait, en effet, signée. Mais qui sait, si une heure plus tard, il n’aurait pas été sauvé ? Lorsque le comte Arco-Valley l’a saisi au passage, Kurt Eisner allait porter à l’Assemblée, où les élections n’avaient envoyé qu’un petit nombre de ses partisans, la démission du gouvernement. Une telle démarche fait bien apparaître la différence entre lui ou une autre école ou un autre personnel : celui qui, derrière lui, attendait l’heure de le pousser et de le remplacer. Pour lui, Eisner, ce révolutionnaire était, au fond, un parlementaire, respectueux au moins de la légalité nouvelle qu’il avait créée. Il était en minorité, il se retirait. Ce n’était pourtant ni le régime politique, ni le système social de ses rêves. Il concevait, il imaginait une pure souveraineté du peuple représenté par ses conseils d’ouvriers, de paysans, de travailleurs, même de travailleurs intellectuels, fraternellement unis, sans hiérarchie, sans rien qui rappelât les formes et les coutumes, à ses yeux arriérées, d’un libéralisme bourgeois. Mais il détestait et méprisait plus encore les pratiques. sinon les doctrines, bolchevistes. « Mes convictions s’opposent au bolchevisme, déclarait-il : je crois à l’esprit, à la force des idées... A l’étranger, on a cru que nous représentions ces messieurs de Moscou et de Petrograd. Cette crainte a dû venir de ce que nous avions organisé des conseils de soldats et d’ouvriers, et paru imiter l’exemple russe. Mais nous n’employons aucune des méthodes slaves, et le but vers lequel nous marchons n’est pas le même. Nous voulons construire ici une nouvelle société ; mais nous ne voulons pas assassiner ! Nous n’érigerons aucune dictature du sabre. Je n’en veux pas, non plus que ceux qui sont avec moi. Nous voulons simplement, par le travail, par une puissante activité créatrice, reconstruire une nouvelle Allemagne socialiste, dans laquelle il n’y aura pas d’armée, pas même de milices. » On le voit, l’homme était ou croyait être inoffensif, et il avait des côtés sympathiques. Mais sa position était fausse. Il était suspect à la fois aux spartakistes qui ne le trouvaient pas assez communiste, et aux militaristes qui ne l’estimaient pas assez Allemand. Il ne voulait pas assassiner, il devait être assassiné. Ce n’était pas la moindre de ses chimères de penser qu’on enchaîne les révolutions comme on les déchaîne et qu’on les stabilise juste au point qu’on s’est fixé. Une révolution est rarement achevée du premier coup ; elle ne va jamais seule ; elle n’est jamais stérile, en ce sens qu’elle en engendre d’autres. C’est pour elles toutes qu’a été inventé le mythe de Saturne, sauf qu’il convient de le retourner, et que, dans la série des révolutions, la fille dévore la mère. Le cadavre de Kurt Eisner n’était pas refroidi qu’à Munich, comme s’était hâtée de l’annoncer la proclamation, « une seconde révolution commençait. »

Si la première n’était bolcheviste, ni par son objet, ni par ses méthodes, celle-ci se rapprochait singulièrement du type russe. Elle copiait servilement les plans de Lénine et de Trotsky, dans la mesure où l’on peut dire de l’anarchie qu’elle « s’organise, » et puisse fournir matière à quelque plan d’État. Autant qu’il est possible de le discerner, l’arrangement de ce qui tient lieu de pouvoirs publics en Bavière serait le suivant : l’Assemblée des conseils des ouvriers, soldats et paysans constitue un Conseil national provisoire. Un Comité d’action sera chargé de la direction des affaires ; il comprendra trente-trois membres, révocables par le Conseil national. Ce Comité d’action choisira dans son sein un Comité central de sept membres, responsable devant le Comité d’action et révocable par lui. Le ministère (car il y a, en outre, un ministère, qui semble extérieur et surajouté à cette mécanique) est responsable devant le Comité central et le Conseil national provisoire. Il n’est plus question de l’Assemblée nationale, régulièrement élue, devant laquelle Eisner s’inclinait. En y regardant de plus près, ce qui frappe, c’est la grande complication de ce prétendu gouvernement populaire, qui n’est qu’un gouvernement de comités, non pas même, il s’en faut de beaucoup, le gouvernement d’une classe, mais bien la formule politique de la bande. Point de doute que Munich ne tourne à la ville des Soviets. Un seul journal, sur le modèle des Izvestia russes, Nachrichtenblatt des Zentralrats, la Feuille d’information du Conseil central, a été, par ordonnance de police, substitué aux quatre journaux de toute nuance, les Münchner Neueste Nachrichten, la Münchner Zeitung, la Mûnchen-Augsburger Abendzeitung, le Bayerischer Kurier, dont il inscrit, d’autorité, les titres sur sa manchette, prenant le service de leurs abonnés et se faisant vendre par leurs crieurs. C’est ce qui s’appelle comprendre la liberté de la presse ! Et toutes les libellés sont logées à la même enseigne, dans le même repaire bolcheviste. Inutile de tenter de faire parvenir par les voies ordinaires une ligne imprimée qui n’ait pas le visa. On en est réduit à mobiliser des avions, qui, du ciel, font pleuvoir sur les toits et sur les trottoirs les opinions qu’on ne se résigne pas à laisser étouffer, les encouragements à la résistance et les promesses de secours qu’on veut porter à la population terrorisée. Encore la tyrannie bolcheviste n’en est-elle pas à battre son plein. Elle se pique de faire mieux et de rompre les dernières digues, qui sont très faibles et déjà rongées.

La vague ne s’arrête pas aux limites de la Bavière. Le bolchevisme a fait, depuis un mois, dans l’Allemagne tout entière, des progrès visibles, sous l’apparence d’ordre qu’avait eu l’air de restaurer le gouvernement de Weimar. On a pu redemander si, en s’étendant le long de la zone neutre, du Nord au Sud, et de la Hollande au grand-duché de Bade, par Essen, la Ruhr, Dusseldorff, Mannheim, il n’allait pas venir au contact de nos lignes ; mais le Rhin a fait barrière, et elles sont restées impénétrables. Plus loin, une « République des conseils » a été ou a failli être instituée à Brunswick. Grèves en Thuringe et en Saxe ; menaces ou amorces de grève à Spandau, à Berlin, à Weimar même, dans les deux capitales fédérales, et, simultanément, dans trente-quatre villes de l’Allemagne centrale Grève vraiment générale à Leipzig, où les bourgeois, ayant décidé de riposter à la grève des ouvriers par une contre-grève de toutes les professions, les médecins, les employés et les fonctionnaires de l’État et de la ville, jusqu’aux journalistes eux-mêmes, excepté ceux de la socialiste Leipziger Volkszeitung, ont cessé le travail. Les malades, même en danger de mort, n’ont pas reçu de soins ; la distribution des cartes d’alimentation a été complètement suspendue. Leipzig a mis en action la fable des Membres et l’Estomac. Ces coups de tête démontons enragés, insolites chez des bourgeois, ont violemment irrité les masses ouvrières ; on a couru à la prison et lâché les criminels : c’est le trait classique des révolutions. A Kœnigsberg aussi, les geôles ont été ouvertes ; à Thorn, où ils tentaient la même opération, les spartakistes ont été repoussés par les gardes-frontière, plus utiles à cette besogne qu’à traquer les Polonais. Il y a eu pis ou plus fort : l’Assemblée nationale et le gouvernement d’empire ont été bloqués dans Weimar ; les communications avec Berlin ont été coupées ; à plusieurs reprises, le train parlementaire n’a pu ni partir ni arriver. Cependant, des centaines d’agitateurs parcourent l’Allemagne, voyageant librement par trains spéciaux, — ce qui prouve qu’on ne leur a pas enlevé tous leurs wagons et toutes leurs locomotives ; — exhortant à la révolte, le peuple déçu, affamé et aigri. Mais il convient d’ajouter qu’à la différence de la Russie où presque tout le monde s’abandonne, certains milieux, en Allemagne, et le gouvernement en tête, réagissent. On se bat à Hambourg. Les troupes gouvernementales ont repris Halle, qui paraît être au centre du tourbillon, et défendu Eisenach ; elles s’apprêtent à défendre Berlin, et Weimar, s’il est nécessaire : l’armée cantonnée dans les environs donne des signes qu’elle serait disposée à en faire autant pour Munich, et peut-être un peu plus : à attaquer.

Malgré ces oppositions et ces répliques, voilà des symptômes non équivoques de la croissance du bolchevisme d’un bout à l’autre de l’Allemagne ; en voilà dix entre cent, entre mille. Est-ce à dire qu’on a eu tort naguère de parler de « camouflage » et que, dès le début, c’était sérieux ? Il demeure acquis que, dans les derniers mois du régime impérial, vraisemblablement en juillet et en août 1918, lorsqu’il a été avéré que l’offensive de rupture était manquée et que la guerre était définitivement perdue, le grand état-major tout le premier, ou tel ou tel des grands chefs, Ludendorff à l’Ouest, Falkenhayn à l’Est, pour conserver dans la débâcle un ersatz de discipline, n’ont pas empêché, ont même tacitement favorisé l’éclosion de conseils de soldats, d’ailleurs recrutés de préférence parmi les sous-officiers. Leur erreur a été de croire qu’on faisait au fléau sa part, et qu’en l’inoculant à l’Allemand après l’avoir cultivé sur le Russe, on changerait le virus en vaccin. C’était merveille d’avoir expédié à Petrograd, en compartiment réservé, Lénine et ses compagnons ; jusqu’au lendemain de la « paix » de Brest-Litowvsk on eut sujet de s’en applaudir ; mais il eût été prudent de veiller à ce que la voiture rentrât plombée comme à l’aller ; et de prendre garde, d’autre part, que M. von dem Bussche ne rapportât de Bucarest aucune des caisses de microbes qu’il n’avait pas eu le temps d’enterrer dans son jardin. L’Allemagne, cette empoisonneuse, a fini par s’empoisonner elle-même. Beaucoup plus qu’elle ne se brise sous la pression ennemie, elle se décompose par ses ferments internes. L’indice le plus grave, sûrement, d’un état qui deviendrait facilement désespéré, est que ce pays, hier si laborieux, ne sent plus la nécessité et n’a plus la volonté du travail. En vain le gouvernement d’empire, la Sozial-demokratie, guérie par l’exercice du pouvoir de quelques-unes de ses turlutaines, le fouette et l’aiguillonne. 900 000 chômeurs, les bras croisés, attendent que le bienheureux, le bienveillant, le bienfaisant État les nourrisse, et que, dans leurs bouches ouvertes pour crier, les fruits tombent sans effort de l’arbre secoué de la révolution. Au premier refus, ou à la première tentation, toute cette paresse se liquéfiera en désordre. Une troisième révolution chassera la seconde, ainsi que la seconde a chassé la première. Déjà l’énergie d’Ebert et de Scheidemann fléchit : ils négocient, combinent, composent : seul Noske s’obstine à tenir bon. Pour combien de semaines et avec combien de chances ? Mais à qui la faute ? Nous avons là-dessus un proverbe : « Il ne faut pas jouer avec le feu. »

A travers tant de difficultés, de toute espèce, le point de ralliement est l’idée obsédante et débordante de l’unité. Tandis qu’à Berlin les choses se gâtent, que les spartakistes se relèvent, assaillent les postes de police, proscrivent Ebert et Scheidemann avec l’ex-empereur Guillaume, l’ex-Kronprinz, Hindenburg et Ludendorff, recherchent, pour en faire justice expéditive, les auteurs de la mort de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg ; tandis que les troupes présumées fidèles se divisent sur elles-mêmes, et que décidément les « marins rouges » se rangent dans le camp de l’insurrection ; tandis qu’on se dispute Berlin et ses faubourgs, rue par rue, maison par maison ; à Weimar, imperturbablement, le docteur Preuss continue à prêcher la sainte, la grande, la salutaire, la nécessaire unité. Imperturbablement aussi, l’Assemblée nationale poursuit la discussion, qui n’est guère qu’une approbation de la Constitution définitive de l’Empire : « J’espère, a affirmé le ministre de l’Intérieur, qu’une entente amiable sera obtenue des États particuliers signifiant l’unification du pouvoir de l’empire, des affaires militaires et du commerce. La politique gouvernementale est ainsi dirigée unanimement vers un empire unifié soutenu par un Parlement uniforme qui puisse surmonter les dangers dont est menacé non seulement chaque État particulier, mais tout l’Empire. »

D’avance on sait que, dans ce domaine, « les manifestations de la pensée populaire » sont ce qu’on veut qu’elles soient ; qu’elles sont ce qu’on les fait ; et qu’elles remontent de bas en haut telles qu’on les a fait descendre de haut en bas. Elles arrivent de tous les pays et de tous les partis de l’empire, et, pour reprendre les expressions du docteur Preuss, elles sont naturellement unitaires, unanimes, uniformes. Les mêmes aspirations s’élèvent par delà et par-dessus la frontière, suscitées et dirigées par des procédés pareils : tout l’art est de faire paraître spontané un enthousiasme provoqué. Mais ici, hors de l’ancienne Allemagne, « la pensée populaire » n’est pas tout à fait unanime. La pensée populaire ne peut s’empêcher de penser aux charges qui résulteraient de la revendication et de la réalisation de l’unité. Se déclarer Allemand jusqu’au bout, c’est se déclarer Allemand jusqu’à la bourse. D’où des explications, des réserves, des marchandages : « Le docteur Bauer a dit catégoriquement que l’Autriche n’entendait pas prendre part aux charges qui doivent être imposées à l’Allemagne en conséquence de la guerre sous-marine et des divers dommages causés dans le Nord de la France, en Belgique, etc.. L’Autriche ne doit supporter financièrement que sa part des charges globales imposées par le traité de paix aux peuples de l’ancienne Autriche. C’est ce point de vue que le docteur Bauer soutiendra à Weimar avec énergie. Il en résulte que l’Autriche allemande ne peut paraître à la Conférence que comme État indépendant et non à la suite de l’Allemagne. » Mais, quoi que le docteur Bauer ait dit catégoriquement, quoi qu’il doive encore y ajouter avec énergie, il est clair que ce qui nous intéresse, c’est de savoir non pas si l’Autriche entrera indépendante à la Conférence, mais si elle en sortira indépendante. Qu’elle paie moins, pourvu qu’elle ne se lie pas ! N’en doutons point du reste, elle se liera : elle brûle de s’asservir. Dès maintenant, on escompte à Vienne les trente-sept mandats que l’Autriche allemande exercera dans « la grande Assemblée nationale » de Weimar ; et hier, le président de la petite Assemblée constituante autrichienne en renouvelait le vœu solennel. A moins que nous n’y mettions le holà, puisque aussi bien, dans les objections du docteur Bauer, il y a une indication pour notre politique, quand les Alliés, enfin, en auront une. Or, ce n’est pas une politique seulement qu’il leur faut avoir ; il leur en faut, et de toute urgence, au moins deux ; il leur faut une politique allemande, et il leur faut une politique russe. Il est très beau de régler pour un éternel avenir les destinées universelles ; mais tout de suite, mais tout près, mais aujourd’hui ?

L’esprit plein de cet avenir meilleur, M. le Président Wilson nous revient des États Unis. Le frémissement des douleurs et des espérances de l’humanité accompagne, comme une brise sur la mer, le navire qui le ramène. Le pacte de la Ligue des nations, au moins dans la rédaction proposée, paraît ne pas avoir rencontré en Amérique l’accueil auquel M. Wilson s’attendait ; ou peut être, au contraire, s’attendait-il à l’accueil qu’il a rencontré, et ce serait justement pourquoi il aurait fait le voyage. Si M. Taft lui a loyalement apporté son appui, le sénateur Lodge, chef du parti républicain, a pris, dans l’opposition, une altitude non moins nette. « Tout en exprimant le sincère désir de voir les nations du monde s’unir pour obtenir la paix et le désarmement général, dit le texte de sa « résolution », le Sénat estime que la Constitution de la Société des nations, sous la forme que lui donne présentement la Conférence de la paix, ne doit pas être acceptée par les États-Unis. » Comme les pouvoirs du Sénat en fonctions expiraient le 4 mars, le débat et le vote ont été renvoyés. Ils ne viendront pas de sitôt, M. Wilson ayant jugé qu’il n’est pas « de l’intérêt d’une bonne gestion des affaires publiques de convoquer en session spéciale » le Congrès, qui serait le nouveau Congrès, où les républicains entreront en force. Mais d’ores et déjà M. Lodge a produit les signatures de 37 membres du nouveau Sénat qui adhèrent à sa résolution, et ce nombre, dépassant le tiers du nombre total des sénateurs, pose l’hypothèse que le Sénat américain, parce qu’il n’accepterait pas dans sa forme le pacte de la Ligue des nations, pourrait ne pas ratifier le futur traité où ce pacte sera incorporé.

Il est essentiel de le faire observer : le principal motif de l’opposition que la Ligne des nations, ou plus exactement, le projet de pacte de la Ligue des nations, soulève aux États-Unis, c’est qu’on trouve qu’il engage trop. De ce côté de l’Océan, le motif principal de nos hésitations, c’est que nous trouvons qu’il ne garantit pas assez. Nous n’avons pas à nous immiscer là-bas dans la politique intérieure américaine, non plus que nous n’aurions à supporter qu’on vînt ici faire de la politique intérieure américaine. Mais ce qui nous touche, nous regarde. M, le Président Wilson n’a plus besoin de se prodiguer en discours éloquents pour nous convaincre de la beauté de son dessein et nous y convertir. Peut-être est-il plus sévère pour les gouvernements des peuples dont il veut le bien que ne le sont ces peuples eux-mêmes, mais il a raison lorsqu’il dit que « l’âme du monde s’est éveillée, et que l’âme du monde doit être satisfaite. » Le tout est de donner à cette âme une satisfaction réelle et durable, qui ne se transforme pas trop vite en une trop grande déception. Nous sommes, tels que nous sommes, les fils d’une vieille patrie, les produits d’une longue culture, les témoins et, malheureusement, les sujets d’une longue expérience. Pour nous, rien n’est absolument nouveau. Depuis bien plus longtemps qu’on ne le dit ou qu’on ne se le rappelle, les nations ont cru atteindre et retenir la paix ; depuis longtemps, l’âme du monde s’était éveillée ; mais le monde est demeuré le monde, et son âme s’est rendormie. Ce qui a été tant de fois manqué, nous ne demandons pas mieux que de l’essayer encore. Et, puisqu’on nous assure que cette fois on réussira, nous ne demandons pas mieux que de coopérer à la Ligue des nations ; mais à une double condition ; premièrement, que la base en sera concrète et positive ; deuxièmement, qu’on ne nous interdira pas les précautions complémentaires, ou mieux que la Ligue des nations ne sera qu’une sûreté de plus, elle-même complémentaire de toutes les autres sûretés que nous aurons prises.

Le temple de la Paix ne saurait être construit en phrases, ni même en articles, sur des nuées. En reprenant pied aux rivages d’Europe, M. Wilson va y retrouver, pressantes, immédiates, des questions de fait, des questions de force ou d’équilibre de forces. Il y a la question de la Russie, il y a la question de l’Allemagne, il y a la question de la Baltique, il y a la question de l’Adriatique, il y a la question de la Méditerranée orientale. Tout cela est de l’histoire, de la géographie, de la politique. Tout cela est de la chair et du sang, de la vie et de la mort. Tout cela, hélas ! n’est pas purement de la philosophie, de la morale et du droit. Ces questions hérissées et brutales, il faut les aborder, les résoudre, non point pour l’éternité, mais pour demain, pour l’heure qui vient, dans la minute qui passe, et non point in abstracto, mais plus que sur la carte, sur le terrain. Tirons-nous, d’abord, du péril le plus imminent : nous ferons, après, nos harangues.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant :

RENE DOUMIC.