Chronique de la quinzaine - 31 mars 1911
31 mars 1911
Pour ses débuts, et sans que rien l’y obligeât, le nouveau ministère s’est mis sur les bras une de ces mauvaises affaires dont il est impossible de se bien tirer : aussi l’a-t-il fait fort mal. La reconnaissance l’a égaré. Il devait le jour à M. Malvy, dont le nom, ignoré jusqu’à ce moment, est tout d’un coup devenu célèbre. M. Malvy a attaché le grelot qui a sonné le glas funèbre du précédent Cabinet ; il a interpellé M. Briand on ne sait déjà plus au juste sur quoi, car personne ne s’en souciait, et c’est à la suite de cette interpellation que M. Briand est parti. Aussitôt un certain nombre d’hommes politiques, à la suite de M. Monis qui dirigeait ou paraissait diriger le mouvement, se sont distribué les fauteuils ministériels devenus vacans. Ils ont failli oublier M. Malvy, qui s’est écrié : Me, me adsum qui feci, c’est moi qui ai tout fait, c’est à moi que vous devez tout ! Sa réclamation ayant paru légitime, on lui a donné un de ces strapontins qu’on appelle un sous-secrétariat d’État. Mais où le mettre ? C’est ce dont, au premier moment, personne ne s’est préoccupé et, quand on a commencé à le faire, on s’est aperçu que toutes les places étaient prises.
L’embarras a été si grand qu’il a suggéré l’idée la plus imprévue et, tranchons le mot, la plus saugrenue, celle de créer pour M. Malvy un sous-secrétariat d’État aux Cultes. Il y a longtemps que le ridicule ne tue plus en France : cependant on a craint de le braver d’une manière trop directe, et on a reculé. Pendant le Concordat, une direction suffisait à l’administration des Cultes ; le paradoxe a paru trop fort d’en faire un sous-secrétariat d’État depuis que le Concordat n’existe plus. On aurait pu toutefois tirer quelque parti de ce souvenir donné aux cultes qu’on ne reconnaît plus en créant des sous-secrétariats d’État in partibus infidelium. Pourquoi ne s’y est-on pas arrêté ? Pendant quelques jours, M. Malvy et son sous-secrétariat d’État ont ressemblé à ces âmes en peine que la sombre imagination de Dante emporte dans un tourbillon éternel : elles ne peuvent se poser et se reposer nulle part. Un autre qu’un radical aurait eu un sursaut de dignité et aurait abandonné la partie : mais M. Malvy a tenu bon. Alors on s’est rappelé qu’il avait été quelquefois question de transporter le service pénitentiaire du ministère de l’Intérieur à celui de la Justice et on a pensé que le moment était venu d’opérer cette réforme. Nous ne dirons rien de la mesure en elle-même ; de bons esprits l’approuvent, d’autres la critiquent ; en tout cas, il semble certain qu’elle ne pouvait être réalisée que par une loi. On s’est passé d’une loi, on a fait un simple décret. Si on voulait transporter les services pénitentiaires d’un ministère à un autre, il fallait commencer par démontrer aux Chambres l’utilité du changement et obtenir leur autorisation de le faire. Mais, même alors, à quoi bon un sous-secrétaire d’État ? Un directeur suffisait ; pourquoi ne pas s’en contenter ? La vérité saute aux yeux : la réforme administrative n’est qu’un prétexte ; le fond de l’affaire est qu’après avoir donné un titre à M. Malvy, il fallait lui donner une fonction et un traitement. Le contribuable est là pour payer.
Une demande de crédit entraîne nécessairement une discussion, qui pouvait, sinon mal tourner pour le ministère, au moins lui causer quelques soucis : il est toujours désagréable d’être pris en flagrant délit de favoritisme et d’arbitraire. Aussi le ministère et ses amis ont-ils compris la nécessité d’opérer une de ces diversions auxquelles les assemblées impressionnables se laissent facilement entraîner et de provoquer un de ces tumultes au milieu desquels on cesse de s’entendre et même de rien entendre. Un des membres à coup sûr les plus distingués de la Chambre, M. Jules Roche, avait dit à la Commission du budget qu’à son sens, la mesure dont le gouvernement avait pris l’initiative et la responsabilité était légale. C’est une opinion personnelle ; quelque autorité que lui donne la personne de M. Jules Roche, nous la croyons contestable ; en tout cas, sa manifestation publique était inopportune : le gouvernement, en effet, s’en est emparé pour diviser ses adversaires du Centre et jeter parmi eux le désarroi. M. Monis, qui aurait été fort en peine s’il avait dû combattre sur le terrain juridique les argumens qui lui avaient été opposés, s’est bien gardé de le tenter. « Le gouvernement, a-t-il dit, qu’on accuse d’illégalité, rencontre enfin un homme honnête, qui livre… » Ces paroles ont soulevé la tempête ; elle s’est déchaînée avec une violence extrême ; M. le président du Conseil a été sommé de retirer l’expression dont il s’était servi et, pendant assez longtemps, il lui a été impossible de parler. Il n’y est même jamais complètement parvenu et y a d’ailleurs renoncé très volontiers. De part et d’autre, les argumens étaient remplacés par des manifestations bruyantes. Pour donner aux leurs plus d’étendue apparente, les membres de la Gauche avaient envahi les bancs du Centre et de la Droite et y faisaient grand tapage. Les adversaires du Cabinet huaient M. Monis ; ses amis tremblaient qu’il ne parlât, sentant bien qu’alors tout serait compromis ; les uns et les autres semblaient d’accord pour étouffer sa voix. Les orateurs qui devaient lui répondre y ont renoncé et finalement il a obtenu une majorité de 363 voix contre 103, digne conclusion d’une séance qui ne devait faire faire au gouvernement parlementaire aucun progrès dans l’estime publique.
L’intervention de M. Jules Roche a certainement contribué à ce résultat ; il faut bien avouer qu’elle a été fâcheuse et pourtant elle était parlementairement correcte. M. Jules Roche disait que, bien qu’il reconnût la légalité de la mesure prise par le gouvernement, il voterait contre les crédits demandés pour la consacrer, parce qu’il n’avait pas confiance dans le ministère. Cela a paru trop subtil pour l’intelligence de l’assemblée. Il y avait pourtant un homme qui aurait pu le lui expliquer mieux que personne, et c’était M. le président du Conseil lui-même. La première fois que nous avons eu un Cabinet radical, constitué alors sous la présidence de M. Léon Bourgeois, les intérêts conservateurs se sont sentis menacés, et ils n’ont pas eu, au Sénat, de défenseur plus ardent que M. Monis. Il était à la tête de l’opposition ; il a pris la parole pour combattre le Cabinet ; il a contribué plus que personne à le renverser. Et sur quelle question ? C’est ici que l’affaire devient piquante. Le ministère demandait un crédit pour rapatrier nos troupes après l’expédition de Madagascar. Si jamais crédit a été nécessaire et urgent, c’était celui-là ; le ministère n’avait pas de peine aie démontrer ; mais M. Monis lui répondait impérieusement que, bien qu’il ne méconnût pas le caractère du crédit qui était indispensable en effet, il ne le voterait pas à un gouvernement qui n’avait pas sa confiance. M. Bourgeois est tombé et, le lendemain, M. Monis a voté le crédit sans se faire prier davantage. Il était alors « l’homme honnête » qu’est aujourd’hui M. Jules Roche ; il tenait le même langage que lui ; il prenait la même attitude. Mais il parlait devant le Sénat d’alors et non pas devant la Chambre actuelle, ce qui fait une différence.
L’incident a eu des conséquences d’autant plus regrettables qu’elles semblent devoir être durables : il en est résulté, parmi les progressistes, des divisions qui, après la séance, se sont accentuées au lieu de s’atténuer. Leur groupe, dont le contingent est déjà si faible, s’est coupé en deux, une de ses fractions ayant jugé à propos de dessiner un mouvement vers la Gauche. L’occasion était singulièrement choisie pour un pareil geste au moment où les socialistes unifiés, sinon en totalité, au moins en partie, venaient d’en faire un du même genre et de voter avec quelque éclat pour M. Monis. Le lendemain de la constitution du ministère, ou plutôt la veille, car il n’a pas attendu sa constitution pour cela, M. Jaurès a crié victoire, comme si les beaux jours de M. Combes et du Bloc étaient revenus ; il a affiché un ministérialisme dont il a fallu calmer les effusions compromettantes. M. Monis en était gêné. M. Jaurès a compris qu’il était allé un peu trop vite ; il a mis une sourdine à son enthousiasme ; il a attendu son heure, et il a cru qu’elle avait sonné le jour de la discussion sur l’affaire Malvy ; il a voté alors pour le ministère, entraînant avec lui le plus grand nombre possible de ses amis. Nous ne savons pas ce que pense M. Monis de sa majorité. Est-ce bien celle qu’il avait annoncée dans sa déclaration ministérielle, comme devant aller depuis ceux qui ont la haine de nos institutions à droite jusqu’à ceux qui rêvent de violence à gauche ? Les premiers et les seconds en étaient également exclus ; or, dès le premier vote significatif, tout un lot de socialistes unifiés y entre bannière déployée. Que faut-il en conclure, sinon que M. Jaurès n’a nullement renoncé aux espérances que lui avait inspirées la démission de M. Briand. Pour lui comme pour beaucoup d’autres parmi ses amis, comme pour beaucoup d’autres parmi les radicaux plus ou moins teintés de socialisme, le ministère Briand n’a été qu’un épisode, un intermède dans l’histoire de la troisième République. La marche normale, ou qu’ils croient telle, a été un moment suspendue ou ralentie, mais elle reprend son cours ; le Bloc se reforme, reprenant toutes ses prétentions et ses habitudes d’autrefois ; la politique d’arrondissement, avec ses petitesses, ses exigences, ses appétits, recommence à la grande satisfaction d’une portion notable du monde politique, mais, sans doute, à la grande déception du pays qui, au moment des élections dernières, avait indiqué d’autres vues. Deux politiques sont en présence, celle d’hier et celle d’avant-hier qui aspire à devenir celle d’aujourd’hui. Laquelle l’emportera ? Mais ici il faut préciser.
Un journal qui, grâce aux polémiques vigoureuses de son directeur, M. Henry Bérenger, a pris depuis quelque temps de l’importance, nous servira à mieux nous faire entendre. L’Action a soutenu très fermement et très courageusement M. Briand, mais son directeur s’appliquait le plus souvent à désarmer les défiances de la Gauche en montrant que dans le domaine politique, scolaire, économique, social, M. Briand était aussi avancé qu’elle et que les projets de loi qu’il avait déposés en étaient la preuve. Que fait aujourd’hui le même journal ? Après la démission de M. Briand, il s’est livré pendant quelques jours à des accès d’humeur chagrine ; puis, peu à peu, voyant à l’œuvre le ministère Monis, il commence à s’adoucir à son égard parce qu’il constate que ce ministère n’abandonne aucune des réformes de son prédécesseur. M. Monis vient même d’en faire voter par la Chambre une des plus mauvaises, la rétroactivité des retraites des cheminots. M. Bérenger s’en réjouit, il se rapproche de M. Monis, il s’apprête à lui donner sa confiance, ne voyant presque plus de différence entre M. Briand et lui. C’est réduire la question à des élémens beaucoup trop simples, et il y a là une équivoque à dissiper. Nous rendons à M. Briand la justice qu’il se rendait lui-même très loyalement. Combien de fois n’a-t-il pas répété à ses adversaires de gauche qu’ils n’étaient pas, eux et lui, en désaccord sur le programme à exécuter, mais sur la méthode de gouvernement à appliquer ? Pour nous, c’était le contraire : nous n’avions pas le même programme que M. Briand, mais nous avions la même conception du gouvernement et de la manière large, équitable, tolérante dont il devait se manifester. L’originalité de M. Briand n’était pas dans un programme que le premier radical-socialiste venu pouvait concevoir comme lui ; elle était dans ses idées d’apaisement et de conciliation, dans cette pensée qu’il a si souvent énoncée qu’après la victoire définitive de la République, il fallait renoncer aux mœurs publiques qu’une lutte violente avait créées et en adopter de nouvelles ; enfin dans cette affirmation qu’il y avait en France un patrimoine commun à tous les citoyens qui ne devait pas être éternellement le butin de guerre de quelques-uns. Quand l’histoire parlera de M. Briand, c’est par ce côté-là qu’elle le distinguera du vulgaire et qu’elle le jugera. Eh bien ! il s’agit aujourd’hui de savoir si cette partie essentielle de son œuvre lui survivra, ou si elle disparaîtra avec lui. L’autre, la partie législative, si contestable et sur plusieurs points si dangereuse, peut fort bien être continuée par des comparses ; mais ce n’est pas celle qui nous intéresse le plus en ce moment. Il semble au contraire que ce soit à celle-là seule que tienne l’Action : s’il en est vraiment ainsi, ce journal n’a rien compris aux véritables motifs pour lesquels l’attention du pays s’est portée sur M. Briand avec tant de sympathie. Que deviendra sa méthode de gouvernement, voilà ce qu’il s’agit de savoir : quant à ses projets de loi, nous en laissons le souci au journal l’Action.
Nous avons dit que la Chambre avait déjà voté un de ces projets de loi, celui qui se rapporte à la rétroactivité de la retraite des cheminots, projet qui n’est autre chose que la violation des contrats passés entre l’État et les Compagnies de chemins de fer. On cherche à justifier cette violation en disant qu’elle n’est pas la première : il y en a eu d’autres en effet, mais cette dernière dépasse les précédentes, et ces violations successives, en s’ajoutant les unes aux autres, forment au total une véritable spoliation. En vain les orateurs les plus divers ont-ils pris la parole, les uns pour combattre directement le projet, comme M. Paul Beauregard et M. Sibille, d’autres pour demander qu’on accordât des compensations aux Compagnies, comme M. Théodore Reinach et M. Jules Roche ; rien n’y a fait ; le ministre des Travaux publics, M. Dumont, et le ministre des Finances, M. Caillaux, ont entraîné la Chambre qui leur a donné une majorité écrasante. Quand on pense que les actions et les obligations des chemins de fer sont entre deux millions de mains, sinon davantage, on est surpris que la Chambre ne comprenne pas qu’à l’iniquité qu’elle commet s’ajoute une faute politique peut-être très lourde. Le pays a tout supporté jusqu’ici, même ce qu’il n’approuvait pas, parce que ses intérêts matériels n’étaient pas atteints ; qu’arrivera-t-il le jour où ils le seront ? Les obligations et surtout les actions des chemins de fer ont déjà baissé dans des proportions ruineuses. À cette constatation M. le ministre des Finances a répondu qu’il y avait là une campagne de mauvaise foi, comme celle qu’on a faite, il y a quelques années, contre les Caisses d’épargne : il sait bien qu’il n’en est rien et que le mal, aujourd’hui, est autrement réel et profond. Aussi l’inquiétude des esprits est-elle autrement vive.
Et l’impôt sur le revenu ? Le projet a été voté par la dernière Chambre ; il est aujourd’hui devant le Sénat qui l’étudié à son tour et semble disposé à le modifier beaucoup. Sa Commission, après en avoir accepté le principe, s’est partagée en deux sous-commissions qui s’y appliquent à des points de vue divers : l’une a déjà porté atteinte à la règle que tous les revenus sans exception seront taxés, en décidant que les bénéfices agricoles ne le seraient pas ; l’autre a émis l’avis que les impôts nouveaux devraient être établis sur des signes extérieurs. Les choses en étaient là lorsque le nouveau ministère s’est formé. On attendait avec impatience sa première confrontation avec la Commission. Elle a eu lieu, et M. Caillaux, qu’on avait présenté comme converti à des idées plus sages, a présenté aussitôt comme intangibles les cinq points suivans : 1° Imposition de tous les revenus sans exception ; 2° Institution d’un impôt complémentaire sur l’ensemble du revenu ; 3° Discrimination (cela veut dire plus simplement distinction) des revenus du capital et du travail ; 4° Certains dégrèvemens à la base pour les contribuables ne possédant qu’un minimum de revenu ou ayant des charges de famille ; 5° Introduction du système de la progressivité. De ces cinq points, il en est deux que tout le monde accepte, le troisième et le quatrième : mais les autres soulèvent des protestations très expresses. On obtiendra difficilement des Chambres qu’elles votent l’imposition de tous les revenus sans exception, car celui qui frapperait les bénéfices agricoles ne rapporterait presque rien et serait extrêmement impopulaire dans les campagnes. Il y a aussi la grosse et délicate question de l’impôt sur la rente. Quant au principe de la progressivité, on ne saurait en exagérer le danger dans une démocratie sans contrepoids comme la nôtre. Mais le pire de tout est l’impôt complémentaire et progressif sur l’ensemble du revenu. Cet impôt, qui s’explique mal dans un système où tous les revenus sont déjà taxés, ne peut avoir qu’un objet qui est d’atteindre particulièrement ce qu’on appelle les riches au moyen d’un instrument de pression fiscale que la progressivité rend arbitraire : or comme les riches, les vrais riches sont rares en France, l’instrument s’appliquera bientôt, à la fortune moyenne. La sous-commission a néanmoins, accepté l’impôt complémentaire, et nous nous y résignerions à notre tour s’il présentait trois conditions dont la première serait d’être très modéré comme l’est aujourd’hui l’impôt personnel mobilier, la seconde de n’être pas progressif, et la troisième enfin d’être établi sur les signes extérieurs de la richesse. L’importance de ce dernier point est manifeste : aussi un membre de la Commission a-t-il demandé à M. Caillaux ce qu’il en pensait. La réponse de M. le ministre des Finances a été évasive et peut-être même quelque chose de plus ; il s’est contenté de dire que la sous-commission du Sénat s’étant seule prononcée jusqu’ici, il attendrait, pour faire connaître son opinion, de connaître lui-même celle de la Commission plénière. Ou cela ne signifie rien, ou il est permis de croire que si la Commission plénière, confirmant l’opinion de la sous-commission, se prononce pour le système des signes extérieurs, le ministre cédera. En tout cas, il n’a pas pris une attitude définitive sur ce point, comme sur les cinq autres que nous avons énumérés plus haut, et cela est très important.
A l’exception de ce point particulier où sa pensée est restée flottante, M. le ministre des Finances est demeuré fidèle au projet de loi qu’il avait élaboré il y a quelques années avec M. Jaurès et rien, dans son attitude, ne peut faire regretter à ce dernier d’avoir donné sa confiance au gouvernement. M. Jaurès brûlait d’ailleurs de la lui donner. Voilà si longtemps qu’il n’était plus ministériel ! Il aspirait à le redevenir. M. Denys Cochin l’ayant pris l’autre jour à partie à propos du Maroc, s’arrêta tout à coup en disant qu’il ne voulait pas l’interpeller. — C’est un plaisir que je ne veux pas déflorer, répondit M. Jaurès et que je garde pour mes vieux jours. — Il n’y a là qu’une boutade à laquelle nous n’attachons, bien entendu, aucune importance. Qui sait cependant ? Si M. Jaurès ne se rapproche pas encore du pouvoir, il se rapproche singulièrement de ceux qui l’exercent. Nous ne savons pas ce qu’en pensera décidément la Chambre quand l’évolution sera complète, mais il est facile de prévoir ce qu’en pensera le pays. Le pays n’est pas avec M. Jaurès, il était et il reste avec M. Briand : nous prenons ici le nom des hommes pour désigner des politiques. La question est de savoir, de ces deux politiques, quelle est celle que M. Monis adoptera définitivement. Sa déclaration promettait la première ; ses actes sont conformes à la seconde ; il est encore trop tôt pour juger.
Le débat sur le Maroc auquel nous venons de faire allusion a eu lieu au sujet d’interpellations que M. Denys Cochin et plusieurs de ses collègues ont adressées au ministère dont ils voulaient connaître la politique. Les notes des journaux, même lorsqu’elles ont des allures officieuses, n’engagent pas les gouvernemens : cependant on y cherche et on y trouve quelquefois des indications sur leurs tendances : aussi en avait-on remarqué dans lesquelles le ministère actuel était présenté comme résolu à continuer au Maroc la politique de son prédécesseur. L’ancien Cabinet, on le sait, n’avait pas approuvé une entreprise militaire du général Moynier, entreprise qui n’était pas conforme à ses instructions et n’avait d’ailleurs pas été heureuse : aussi avait-il jugé inutile d’envoyer des renforts à cet officier. On savait que M. Denys Cochin, dans sa patriotique ardeur, regrettait cette réserve ; le sens de son interpellation n’était donc pas douteux et, dès qu’elle a été annoncée, de nouvelles notes de journaux ont assuré que le gouvernement n’avait fait connaître ses intentions à personne : il en était même d’autant plus sûr qu’elles n’étaient pas encore formées. M. Cochin pouvait beaucoup espérer de cette apparence de rétractation. Mais alors est survenu M. Jaurès avec une autre interpellation dont il était non moins facile de prévoir qu’elle se développerait en sens contraire. On savait en effet que M. Jaurès trouvait que le dernier Cabinet avait été très téméraire au Maroc. Il fallait, d’après lui, laisser le Sultan se tirer d’affaire à lui seul, en lui en donnant toutefois les moyens financiers par l’ajournement de nos créances. M. Cochin et M. Jaurès sont aux antipodes l’un de l’autre. Cela a fait réfléchir le gouvernement qui a jugé prudent de donner des demi-satisfactions à tout le monde. Pour satisfaire M. Cochin il a envoyé deux mille hommes dans la Chaouïa, et pour satisfaire M. Jaurès, il a ajourné de quelques années le paiement des intérêts de sa créance, laissant entre les mains du Sultan les sommes nécessaires à la formation et à l’entretien d’un petit corps de troupes de 5 000 hommes. Ces mesures avaient été prises, ou du moins annoncées avant l’interpellation, qui a perdu par là son caractère d’acuité. Le discours de M. Denys Cochin a été très applaudi par la Chambre ; l’orateur a remporté un succès très justifié par l’accent mesuré, persuasif, patriotique de ses paroles. Quant à M. Jaurès, se rappelant qu’il était ministériel, il a été pour M. Cruppi plein de ménagemens auxquels il n’avait pas habitué M. Pichon. M. le ministre des Affaires étrangères n’a pas eu de peine à répondre à ses deux interlocuteurs, et il l’a fait de manière à obtenir l’approbation de la Chambre. Mais le débat, quelque brillant qu’il ait été parfois, surtout pendant le discours de M. Denys Cochin, a tourné autour des questions plutôt qu’il ne les a abordées de face, et il ne les a pas résolues.
Deux de nos officiers ont été tués dans un guet-apens où ils s’étaient laissé imprudemment attirer. M. Cochin a cité un proverbe marocain qui dit que les moutons seuls ne vengent pas leurs morts : il en a conclu que nous devions venger les nôtres sous peine de perdre notre prestige, et tout le monde a été de cet avis. Vengeons donc nos officiers, mais souhaitons qu’à l’avenir, ils ne tombent pas aussi facilement dans les pièges qui leur sont tendus. Ici un tiers intervient : le Sultan nous a demandé de lui laisser le soin de punir les coupables, et nous y avons consenti. Les uns approuvent cette décision, les autres la blâment : nous sommes au nombre des premiers. Si on a pu, à l’origine, choisir entre plusieurs politiques au Maroc, quand on en a adopté une, il faut s’y tenir. Celle que nous avons adoptée consiste à donner de la force au Sultan et à le mettre à même de remplir avec efficacité son rôle de souverain. Il se fait fort de nous faire rendre justice : attendons. S’il échoue dans la tâche qu’il a entreprise, s’il ne tient pas la promesse qu’il a faite, nous serons à temps d’aviser, et c’est sans doute pour indiquer cette résolution que nous avons envoyé 2 000 hommes de renfort dans la Chaouïa. On dit à la vérité que, plus tard, les circonstances seront pour nous plus défavorables, parce que les moissons seront faites et que nous n’aurons pas les mêmes moyens d’action contre les tribus criminelles. Quelle que soit la valeur de cette considération, on aurait tort d’y tout subordonner. Mieux vaut, en ce moment, faire confiance au Sultan qui commence à voir en nous des amis et que l’expérience de chaque jour nous ramène. Sa situation est loin d’être solide ; les journaux sont pleins des nouvelles les plus contraires qui la représentent un jour comme désespérée et le lendemain comme sauvée ; en réalité, elle reste incertaine et elle ne cessera de l’être que le jour où il aura une petite force bien organisée par nos instructeurs militaires. On a posé la question de savoir si ces instructeurs devaient, ou non, accompagner les troupes au combat ; à notre sens, il n’y a pas de doute ; nos instructeurs perdraient toute autorité sur leurs hommes, si, après les avoir préparés au combat, ils ne les y suivaient pas ; ils perdraient ainsi l’occasion de juger à l’œuvre l’instrument militaire qu’ils auraient formé et d’en reconnaître les défauts afin de les corriger. Il doit être seulement bien entendu que, s’il leur arrive malheur, notre responsabilité n’y est pas engagée. Notre politique à l’égard du Sultan doit être très nette ; nous n’avons jamais à confondre nos troupes avec les siennes ; nous ne combattons pas avec lui et pour lui. Une politique différente a été conseillée quelquefois : grâce à Dieu ! elle n’a pas prévalu. Sa fortune est la sienne et non pas la nôtre. Mais puisque nous avons une mission militaire à Fez nous devons désirer qu’elle y remplisse un rôle utile, au Maroc et digne de la France. C’est d’ailleurs ce qu’elle a toujours fait jusqu’ici.
Cette discussion sur le Maroc, qui était, sinon nécessaire, au moins inévitable à l’avènement d’un ministère nouveau, a laissé en l’état les questions qui y ont été traitées. Elle s’est terminée, comme elle devait le faire, par un vote d’approbation et de confiance dans lequel le gouvernement a eu 365 voix contre 74. Les socialistes ont seuls voté contre lui ; mais il y a lieu de remarquer qu’il y a toujours beaucoup d’abstentions dans ces votes. Elles viennent cette fois de la Droite qui, dans une question patriotique, n’a pas voulu voter avec les socialistes, mais qui n’a pas cru devoir voter pour le ministère, puisqu’on lui a dit une fois pour toutes que ses votes ne comptaient pas.
Deux crises ministérielles ont éclaté, l’une en Russie, l’autre en Italie. En Italie, on est revenu à la vérité parlementaire en appelant au ministère M. Giolitti, qui était le chef de la majorité de la Chambre et par conséquent le vrai maître de la situation. C’était, de la part d’un homme comme M. Luzzatti, un acte de modestie d’avoir accepté le pouvoir dans les conditions où il l’a exercé. Sa haute personnalité dissimulait autant qu’il était possible ce que la situation avait d’anormal et même de faux. M. Giolitti se reposait et attendait son heure. Tout porte à croire qu’il l’aurait encore attendue volontiers quelque temps, mais les événemens lui ont forcé la main. Dans une première combinaison, il avait confié un portefeuille à un socialiste, M. Bissolati, qui, au dernier moment, s’est récusé pour des motifs de convenance personnelle : on peut considérer toutefois la crise comme terminée. M. le marquis di San Giuliano reste aux Affaires étrangères, ce dont l’Europe ne peut que se féliciter.
La crise russe est plus grave : peut-être ne fait-elle que commencer et est-il trop tôt pour en parler en pleine connaissance de cause. La place nous manquerait d’ailleurs aujourd’hui pour le faire avec les développemens que le sujet comporte. M. Stolypine a inspiré une profonde estime au monde entier ; il a montré, depuis qu’il est au pouvoir, un courage, un sang-froid, une persévérance qui, poussés à ce degré, sont des qualités infiniment rares. Quand bien même il y aurait dans sa conduite actuelle des détails auxquels on ne pourrait pas donner une approbation explicite, il faudrait attendre pour les désapprouver et se dire qu’on n’en connaît probablement pas très bien les intentions et les motifs. Quelle que soit la haute valeur de M. Stolypine et peut-être à cause de cette valeur, il a des ennemis qui travaillent activement contre lui et qui ont fini par lasser sa patience. Ils ont fait échouer au Conseil de l’Empire une loi sur les zemstvos des provinces de l’Ouest à laquelle il attachait une importance primordiale : c’est là-dessus qu’il a donné sa démission. On parlait déjà de son successeur, on en nommait même plusieurs, lorsque le bruit a couru que de très hautes interventions s’étaient exercées sur lui pour ramoner à retirer sa démission et à rester à la tête des affaires. Homme de devoir comme il l’est, il ne pouvait pas se dérober à des instances dont il comprenait l’intérêt pour son pays, mais il était las de lutter contre des intrigues toujours renouvelées et il a posé ses conditions, afin d’être le maître, au moins pendant quelque temps. Ses conditions ont été acceptées. Le général Trepoffet M. Dournovo, qui avaient mené la campagne contre lui au sein du Conseil de l’Empire, ont été mis en congé jusqu’au moment où ils doivent y être réélus, et c’est une question de savoir s’ils le seront. En tout cas, il est manifeste qu’une volonté supérieure s’applique à faciliter la tâche de M. Stolypine. Du côté de la Douma, il a pris lui-même une mesure qui a provoqué de vives protestations : il a mis l’Assemblée en congé pour trois jours avec l’intention d’en profiter pour promulguer la loi sur les zemstvos, comme la Constitution l’y autorise, pendant les vacances parlementaires. Mais la même Constitution l’oblige à soumettre la loi à la Chambre dans les deux mois qui suivront la reprise de ses travaux, et les octobristes, irrités de l’espèce de coup d’État du premier ministre, annoncent qu’ils la repousseront alors. Leur irritation se comprend d’autant mieux qu’ils avaient fait des manifestations en faveur de M. Stolypine et avaient couvert de signatures une proposition qui avait pour objet de reprendre la loi repoussée par le Conseil de l’Empire et de la soumettre de nouveau à la Douma. Le président de l’Assemblée a donné sa démission ; d’autres pourraient suivre. Toutefois, les premières impressions s’atténueront peut-être lorsque M. Stolypine se sera expliqué : il semble même que l’apaisement commence à se produire. Nous ignorons pour quels motifs M. Stolypine a jugé indispensable la procédure qu’il a suivie, mais on ne saurait oublier qu’il s’est toujours montré partisan du maintien de la Douma et que, si ce maintien a eu lieu, on le lui doit en partie. Il est vrai qu’il n’a pas hésité à dissoudre deux assemblées de suite, jusqu’au moment où il en a eu une avec laquelle la vie commune lui a paru possible, et il n’hésiterait probablement pas à recommencer s’il y avait lieu. Il faut espérer que les choses ne prendront pas une tournure aussi sérieuse, sinon tout serait remis en question.
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