Chronique de la quinzaine - 29 mars 1907

Chronique n° 1799
29 mars 1907


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




29 mars.


L’assassinat du docteur Mauchamp à Marakech a appelé de nouveau l’attention sur la question du Maroc. Ceux qui croient qu’elle a été définitivement réglée par la conférence d’Algésiras se trompent beaucoup. Depuis que la conférence s’est dispersée, les événemens ont repris et continué leur cours comme si de rien n’était, et on a pu s’apercevoir une fois de plus que les protocoles, même les plus authentiquement paraphés, n’ont dans le développement des choses humaines que le poids léger du papier, s’il n’y a pas derrière eux une politique active, vigilante, énergique, propre enfin à leur donner de la substance et à leur communiquer de la vie. Nous ne rechercherons pas aujourd’hui si telle a été la politique du gouvernement de la République : il serait, en tout cas, très injuste de ne pas lui tenir compte des difficultés avec lesquelles il s’est trouvé aux prises. Mais il faut bien voir les choses comme elles sont. Notre situation ne s’est pas améliorée au Maroc : la sécurité y est fort amoindrie, au moins pour les Français, et il s’en faut de peu qu’elle n’existe plus. L’assassinat du docteur Mauchamp a rendu le fait manifeste. Le bruit en a retenti comme un coup de tocsin qui a été entendu partout.

Le docteur Mauchamp était un homme jeune, intelligent, dévoué, qui avait rêvé de remplir au Maroc une œuvre d’humanité, et par là d’y faire aimer son pays. Mais il avait compté sans le fanatisme musulman qui fermente toujours dans les cœurs marocains et qui, après y avoir couvé plus ou moins longtemps, finit par y éclater en explosions soudaines, violentes, meurtrières. M. Mauchamp n’avait fait que du bien aux habitans de Marakech : cela n’a pas empêché qu’un matin, la foule a enveloppé sa maison en poussant des cris de mort. L’infortuné a cru qu’en se montrant il calmerait des colères dont il ne démêlait pas la cause : il a été d’abord lapidé, puis lardé de coups de poignard, et son corps allait être brûlé lorsque les soldats du Maghzen se sont enfin montrés, trop tard comme d’habitude. Si l’incident n’était pas aussi triste en lui-même, nous demanderions ce qu’ils en pensent à ceux qui, comme M. Jaurès par exemple, jugeaient facile d’opérer la pénétration pacifique du Maroc avec des conférences et des dispensaires. A les entendre, les missionnaires gâtaient tout par leur fanatisme, et les militaires par leur brutalité : parlez-nous, disaient-ils, des savans qui n’apparaissent aux populations qu’avec le flambeau de la vérité dans une main et des bienfaits dans l’autre ! Le docteur Mauchamp était un de ces savans : son caractère ne l’a pas préservé de la rage farouche des indigènes. Que ne dirait-on pas s’il avait porté un froc de moine ou une tunique de soldat ! II est malheureusement vrai que tous les Français au Maroc sont en ce moment l’objet d’une hostilité qui ne distingue pas entre eux. La mort du docteur Mauchamp est un avertissement pour tous les autres : de là vient l’émotion qu’elle a produite à Tanger dans toute la colonie française, et, d’une manière plus générale, dans toute la colonie européenne, car il y a là, bon gré mal gré, une solidarité étroite entre tous les étrangers. On l’a bien vu à Marakech même. La foule qui venait d’assassiner M. Mauchamp s’est précipitée sur le vice-consulat anglais qu’elle a heureusement trouvé ‘sur la défensive. Des actes pareil montrent à quel point est fragile la sécurité des Européens au Maroc.

Nous ne doutons pas que le gouvernement de la République montrera jusqu’au bout dans cette circonstance la fermeté qu’il n’a pas toujours eue dans toutes. L’opinion est avec lui. Le meurtre du docteur Mauchamp est un crime odieux : s’il n’en était pas fait justice, ce serait un redoutable recul de la civilisation devant la barbarie. Les représentans des puissances à Tanger l’ont compris. Dès que la mort de M. Mauchamp a été connue, ils ont tous fait auprès de notre ministre, M. Regnault, des démarches pour lui exprimer, en même temps que leur sympathie, l’horreur que leur inspirait le tragique incident de Marakech. Il ne peut, en effet, y avoir ici qu’un sentiment. Ce n’est un secret pour personne que toutes les puissances ne suivent pas une politique commune au Maroc. À ce point de vue, les espérances qu’on avait peut-être conçues à Algésiras ont été bien vite dissipées. Mais en présence des faits qui viennent de se produire, toutes les divergences doivent disparaître pour faire place à une même impression, et nous espérons bien qu’il en sera ainsi. Le gouvernement de la République a pris une résolution immédiate : il a donné au général Lyautey l’ordi-e d’occuper Oudjda, au nord-ouest de notre frontière. Il ne s’agit pas là d’une occupation définitive. C’est un gage que nous voulons avoir entre les mains afin d’exercer une pression sur le Maghzen : nous évacuerons Oudjda quand nous aurons obtenu pleine satisfaction. M. Ribot l’a affirmé devant la Chambre qui l’a applaudi tout entière. Elle a donné, avec la même unanimité, sa confiance au gouvernement, dont le langage n’avait été ni moins mesuré, ni moins ferme. L’occupation d’Oudjda est une nécessité pour nous. Nous n’avons pas l’intention de faire plus ; nous ne pouvions pas faire moins.

Une démonstration navale aurait été sans efficacité, Marakech étant située à l’intérieur des terres. Au surplus, il paraît évident aujourd’hui que la démonstration navale franco-espagnole devant Tanger n’a pas produit sur les esprits marocains tout l’effet qu’on avait escompté. Elle a eu pourtant un résultat très appréciable puisque Raissouli a été mis à la raison ; mais, outre que le pirate n’a pas été pris et qu’il pourrait bien reparaître un jour ou l’autre, l’opération, aux yeux des Marocains, a été faite par les troupes du Maghzen seules. La conséquence a peut-être été favorable au prestige de ce dernier, mais non pas à celui des puissances qui ont enfermé leur intervention dans d’aussi étroites limites que les parois de leurs vaisseaux. L’Europe a fort bien compris que, si le Maghzen agissait, c’est parce que la France et l’Espagne l’y avaient obligé. Les Marocains se sont arrêtés à l’apparence des choses : n’ayant pas vu l’Europe en action, ils se sont crus en droit de la dédaigner.

La différence est d’ailleurs sensible entre les faits qui ont provoqué l’intervention franco-espagnole contre Raissouli, et l’attentat dont nous devons aujourd’hui exiger et obtenir réparation. Les brigandages de Raissouli étaient un danger général : on ne peut pas dire qu’une puissance était plus intéressée que les autres à leur répression. Aussi la France et l’Espagne agissaient-elles au nom de toutes, en vertu des fonctions spéciales que la conférence d’Algésiras leur avait attribuées dans les ports de mer, et notamment à Tanger. Ni l’une ni l’autre n’avaient un grief particulier à venger. Il en est autrement cette fois. Le docteur Mauchamp était Français : c’est donc la France qui est en cause. Nous n’avons à combiner notre action avec personne : nous devons seulement, et nous l’avons fait, remplir un devoir de convenance envers les puissances qui étaient représentées à Algésiras, en les tenant au courant de nos intentions. Il importe, en effet, de dissiper par avance les susceptibilités et les préventions qui pourraient naître. L’incident de Marakech, quelque déplorable qu’il soit, ne saurait modifier dans ses principes notre politique marocaine. Nous ne demandons au Maghzen que justice : nos prétentions ne vont pas plus loin. Il s’agit de savoir une fois pour toutes si les Européens, et plus particulièrement les Français, peuvent être massacrés avec impunité. S’il en était ainsi, ce serait une étrange conséquence de la conférence d’Algésiras, et toute l’œuvre de civilisation que la France a accomplie depuis près de quatre-vingts ans au Nord de l’Afrique serait mise en péril. Nous ne saurions le tolérer un seul instant, et aucune puissance à notre place ne le tolérerait plus que nous. Sans manquer aux règles de modération qu’il s’est imposées et qu’il a constamment suivies, le gouvernement de la République atteindra le but limité, mais précis, que les circonstances lui imposent. Il serait prématuré, et peut-être imprudent, d’en dire plus aujourd’hui.


L’incident de Marakech a détourné pour un moment l’attention de nos affaires intérieures. Nous ne nous en plaindrons pas, car nos affaires intérieures sont peu propres à relever les cœurs. Il n’est pas mauvais que nous ayons quelquefois le brusque sentiment qu’elles ne remplissant pas à elles seules tout l’horizon national, et que nous pouvons tout d’un coup nous trouver exposés à des dangers venus du dehors assez graves pour nous obliger à faire effort sur nous-mêmes, et à songer à autre chose qu’à nos dissensions et à nos discordes.

La perte lamentable de l’Iéna, qui a fait explosion en pleine rade de Toulon, est un événement qui, par sa nature, touche à des intérêts divers. Notre puissance militaire en est provisoirement affaiblie. La mort d’un aussi grand nombre de malheureux, dont quelques-uns se sont conduits comme des héros et tous comme de braves gens, est un malheur qui intéresse l’humanité. Enfin l’incertitude où nous sommes, et où nous resterons peut-être toujours sur les causes réelles du désastre, ajoute de l’inquiétude pour l’avenir à l’angoisse qui nous étreint dans le présent. Il est douteux que les commissions nommées par le gouvernement ou élues par le Sénat pour découvrir la vérité, y parviennent effectivement. C’est une tâche que deux commissions ne remplissent pas mieux qu’une : peut-être aurait-il mieux valu en laisser tout le soin au gouvernement auquel il revenait, sauf à évoquer l’affaire devant le Parlement si, par la suite, il y avait lieu de le faire. Il était, au contraire, naturel et légitime que le Parlement, qui partageait l’émotion générale, interrogeât M. le ministre de la Marine, à son retour de Toulon, sur les impressions qu’il en avait rapportées. M. Monis s’en est chargé au Sénat : la réponse de M. Thomson a été aussi satisfaisante que possible, dans la réserve où elle devait se maintenir. On a fait plusieurs hypothèses. On s’est demandé d’abord si la malveillance n’avait pas fait tout le mal ; mais rien, ni de près ni de loin, n’autorise à le croire : c’est donc une hypothèse à écarter. On a dit ensuite que les poudres de guerre s’altéraient, se décomposaient dans certains cas, et qu’elles pouvaient alors exploser naturellement ; mais M. Thomson a affirmé que nos poudres, avant d’être livrées à la Marine, sont soumises à de longues épreuves qui ne laissent aucun doute sur la permanence de leur composition chimique dans les conditions où elles sont conservées sur nos navires. Celles de l’Iéna en particulier avaient été, il y a peu de mois, l’objet d’une inspection et d’une vérification attentives. Alors que faut-il croire ? Rien encore : on ne sait pas. Mais comment empêcher l’opinion publique de se demander, au risque de s’égarer, si des désastres aussi nombreux que ceux dont notre marine a été victime depuis quelques années ne tiennent pas à des causes morales, telles que le relâchement de la discipline et les négligences qui en sont les suites ? C’est une sinistre série que celle dont la marine française a dû enregistrer les cataclysmes répétés, et l’on s’étonne à bon droit que tant d’épreuves fondent sur elle et épargnent les autres. La marine anglaise a subi, il est vrai, quelques pertes du même genre : les cas, toutefois, ont été plus rares et encore sur un bien plus grand nombre de navires. La marine allemande a été jusqu’ici indemne. Comment se fait-il que ce soit la nôtre, toujours la nôtre, qui soit frappée ?

Les obsèques de nos malheureux marins à Toulon ont donné lieu à une manifestation où le gouvernement a tenu à être représenté. L’approbation a été unanime lorsqu’on a appris que M. le Président de la République, accompagné de M. le président du Conseil et de plusieurs autres ministres, avait décidé de s’y rendre ; mais on a été surpris et fortement choqué à la nouvelle qu’ils avaient évité avec soin d’assister à la bénédiction des cercueils. Cette partie de la cérémonie a été la plus émouvante ; elle a eu lieu en plein air ; la population toulonnaise y a pris part avec recueillement ; devant la mort, et quelle mort ! toutes les opinions religieuses ou philosophiques se sont en quelque sorte fondues dans un même sentiment de respect pour les croyances que partageaient la majorité des marins morts sur l’Iéna et que professaient leurs familles. Seuls, les membres du gouvernement sont allés pendant ce temps-là remplir on ne sait quelle partie obscure de leurs fonctions. Puisqu’il devait en être ainsi, ils auraient mieux fait de rester à Paris. En pareille circonstance, le gouvernement, tout comme les particuliers, s’honore en s’inclinant devant toutes les croyances, et... fait le contraire lorsqu’il paraît vouloir témoigner du dédain, ou même du mépris pour certaines d’entre elles. Au moins faudrait-il choisir entre les deux manières, et, le choix une fois fait, y conformer toute sa conduite. La logique le voudrait. Mais le gouvernement actuel va à la messe ou n’y va pas suivant les jours : singulier exemple de cette « incohérence » dont M. Clemenceau a parlé une fois à la tribune, et dont il a fait avec tant de justesse le signe caractéristique de son gouvernement.

En veut-on la preuve ? La veille même de la cérémonie de Toulon, M. le président du Conseil assistait avec plusieurs ministres, à Pont-sur-Seine, aux obsèques de M. Casimir-Perier. Mort encore jeune, emporté par une courte maladie, M. Casimir-Perier a laissé le souvenir de grands services rendus à la France et à la République avec le désintéressement le plus parfait, et à ses amis celui d’un homme bon, modeste, cordial, qu’il était impossible de connaître sans l’aimer. Il avait du caractère, chose rare. Un sentiment mélancolique s’attache à sa vie incomplète et brisée avant l’heure. Était-ce à l’homme privé, ou à l’homme public que les membres du gouvernement entendaient rendre hommage ? Au second, assurément : ils étaient autour du cercueil de l’ancien Président de la République à titre officiel. La cérémonie de Pont-sur-Seine a été aussi simple que celle de Toulon a été imposante : elle a tenu tout entière dans une messe de village. M. Clemenceau et ses collègues y ont assisté très correctement. Ils se sont associés à la douleur de la famille, des amis, de la population de Pont-sur-Seine dans la forme qu’il leur avait plu de lui donner. On ne peut que les en louer. Mais alors pourquoi n’ont-ils pas fait de même à Toulon ?

Quelques jours plus tard mourait le plus illustre de nos savans, M, Marcelin Berthelot, dont nous avons publié ici même, il y a six semaines, le dernier travail. Sa mort, qui a été rendue très touchante par les circonstances où elle s’est produite, a ému la France, et ce n’est même pas assez dire, car si le savant a une patrie, — et M. Berthelot était ardent patriote, — la science n’en a pas. On lui a fait des funérailles nationales. On a porté ses restes au Panthéon avec ceux de sa femme dont il ne s’était séparé, ni dans la vie, ni dans la mort. Il était libre penseur : beaucoup de ceux qui l’ont accompagné jusqu’à sa dernière demeure ne l’étaient pas. Mais, ici encore, ils se sont associés à la douleur de sa famille et de ses amis dans la forme qu’il lui avaient donnée, sans se demander si cette manifestation, de la part de quelques-uns d’entre eux, n’avait pas un autre caractère que celui d’un simple deuil. N’est-ce pas ainsi qu’il convient de faire ? Il semble qu’il ne puisse y avoir qu’une réponse : le gouvernement en fait deux, et elles sont différentes. C’est selon l’importance de la commune, semble-t-il dire. A la campagne il est permis d’aller à la messe ; il faut s’en abstenir à la ville. On ne peut guère appeler cela une règle : c’est pourtant la sienne. La manière dont il vient de l’appliquer a profondément révolté tous ceux qui ont le sens des convenances et le respect vrai des consciences. Il aurait été facile d’unir tous les cœurs autour des cercueils de Toulon ; le gouvernement a préféré se rappeler nos divisions, et les pires de toutes ; il a fait ce qui dépendait de lui pour les accentuer.


Au reste, il parait se proposer de moins en moins l’apaisement. La politique personnelle, agressive et blessante, de M. Clemenceau l’emporte, et nous dirions aussi que celle de M. Jaurès triomphe, si M. Jaurès avait une politique logique et coordonnée en matière religieuse. M. Briand en a une qu’il suit le mieux qu’il peut, et même assez bien lorsque M. Clemenceau ne vient pas se jeter au travers en gambadant. M. Clemenceau en a une aussi qui consiste à contrarier celle de M. Briand et à y mettre de l’imprévu, tantôt par des facéties auxquelles il se livre, tantôt par des complots qu’il découvre, tantôt par des procès qu’il entame. Quant à M. Jaurès, il est un jour pour la paix et le lendemain pour la guerre, passant de la méthode de M. Briand à la manière de M. Clemenceau, comme s’il ne comprenait très bien ni l’une ni l’autre : c’est sans doute ce qui rend si difficile de comprendre la sienne propre.

M. Jaurès a interpellé le gouvernement : il lui a enjoint de communiquer à une commission parlementaire les papiers de Mgr Montagnini, et le gouvernement s’est empressé d’y acquiescer par la bouche de M. Clemenceau. M. Briand n’a rien dit, et M. Pichon, ministre des Affaires étrangères, s’est contenté de donner des explications sur la manière dont les choses se sont passées à l’ancienne nonciature. La Chambre a suivi M. Jaurès et M. Clemenceau dans la voie où ils s’engageaient et où ils la poussaient : elle a décidé qu’elle nommerait, sans plus tarder, une commission à laquelle on remettrait ultérieurement les papiers de Mgr Montagnini. Tout cela est bizarre dans la forme, on en conviendra : nous parlerons du fond dans un moment. Pourquoi nommer si vite une commission qui ne commencera à fonctionner que dans trois semaines ou un mois ? Est-ce pour donner dès maintenant un organe parlementaire aux commérages qui courent ? Et pourquoi a-t-on décidé qu’on remettrait les papiers à la commission aussitôt que le procès intenté à M. l’abbé Jouin aurait été l’objet d’un jugement en première instance ? Est-ce que les motifs qui font ajourner leur remise jusqu’à cette date ne seront pas les mêmes le lendemain, c’est-à-dire jusqu’à l’arrêt de la Cour d’appel, et même jusqu’à celui de la Cour de cassation, si l’affaire va jusque-là ? Le gouvernement n’a le respect des droits de l’accusé et de la défense qu’en première instance : après, il livre tout au public, sans se préoccuper des suites. La Commission a été élue : elle a aussitôt choisi pour président M. Camille Pelletan, et ce choix dit tout. MM. Pelletan et Clemenceau étaient en froid depuis la constitution du ministère : vont-ils se réconcilier autour des papiers de Mgr Montagnini ?

Nous ne connaissons pas ce prélat italien ; mais c’est au moins un homme imprudent. Il prenait beaucoup de notes et conservait tous les papiers qu’on lui adressait, sauf, parait-il, à mettre quelquefois en marge la mention : à brûler. Mais il ne brûlait rien. Son gouvernement n’a pas été beaucoup plus prévoyant que lui. Après la rupture des relations diplomatiques, il aurait dû, comme M. le ministre des Affaires étrangères l’a expliqué à la tribune, obtenir d’un autre gouvernement qu’il se chargeât de la garde de ses archives, et même de la sauvegarde de ses intérêts, et le notifier au quai d’Orsay. Il n’en a rien fait, ce qui a permis à M. Pichon de dire, par un abus du formalisme dont ni lui, ni personne, n’a été dupe, qu’il ne savait pas si l’ancienne nonciature avait laissé des archives, ni où elles étaient, et que la préoccupation de les respecter n’avait pas pu dès lors arrêter les investigations de la justice chez un prêtre étranger qui s’appelait Montagnini. Nous plaignons un peu M. Pichon d’avoir été obligé de soutenir cette thèse à laquelle il a donné aussitôt plusieurs démentis, lorsqu’il a assuré par exemple que le juge d’instruction, assisté d’un agent de la police, avait scrupuleusement respecté ces mêmes archives, lorsque ce même prêtre étranger, sans mandat et sans titre officiel, lui en avait signalé l’existence. Mgr Montagnini a été imprudent, nous l’avons dit : il n’est pourtant pas sans excuse. Pouvait-il prévoir que le gouvernement de la République, en vertu des subtilités de M. le ministre des Affaires étrangères, opérerait une descente dans l’ancienne nonciature et mettrait la main sur une partie des papiers qui s’y trouvaient ? Quel que fût le caractère indéterminé de Mgr Montagnini, l’immeuble même qu’il habitait aurait dû être pour lui une sauvegarde. Il restait protégé par une fiction diplomatique digne de ménagement, et il a fallu l’insolence brutale de notre gouvernement actuel envers les faibles pour que le seuil de sa demeure ne fût pas respecté.

Nous croyons sans peine M. le ministre des Affaires étrangères, lorsqu’il dit que si le nonce, en partant, avait laissé la garde de ses archives à un de ses collègues étrangers, les choses se seraient passées autrement. Le gouvernement français se serait arrêté devant le représentant d’un État quelconque, même du moindre de tous. Mais avec le Pape, on n’a pas besoin de se gêner. La discussion de l’interpellation de M. Jaurès a amené à la tribune des orateurs qui, comme M. de Castelnau, M. Denys Cochin, M. Ribot, ont démontré avec la plus parfaite clarté que le droit commun avait été violé par l’enlèvement de papiers que l’instruction n’a pas retenus comme appartenant au procès, mais qui, néanmoins, n’ont pas été rendus à leur propriétaire, — et que le droit des gens avait été violé encore plus outrageusement par l’invasion de l’ancienne nonciature et par les fouilles qui y ont été opérées. Rien n’y a fait. M. Clemenceau, à bout d’argumens, a fini par déclarer tout net qu’il s’agissait là d’une affaire politique. — Alors, a répliqué M. Ribot, la cause est entendue. — Il est convenu que le « fait du prince » provient d’un droit devant lequel tous les autres disparaissent. Quant aux argumens de M. Clemenceau, nous n’en citerons qu’un : il permettra de juger de la valeur de la plupart des autres. « On m’écrit de Rome, a-t-il dit, que les papiers sont entre les mains du Saint-Père. Comment ! Voilà des documens qui seront connus de la Cour de Rome, du Vatican, et les députés français, le parlement français ne pourraient pas les connaître ! » L’Officiel constate que ces paroles ont été accueillies par de vifs applaudissemens à l’extrême gauche et à gauche. Quelques voix à droite ont pourtant fait remarquer que les papiers dont il s’agissait appartenaient au Vatican. C’est à lui qu’on les a pris. Ce sont les siens. N’est-il pas naturel qu’il les connaisse, et cela suffit-il pour qu’on ait le droit de les livrer en pâture à la curiosité publique ? Évidemment on n’a fait un procès à M. l’abbé Jouin, accusé d’avoir provoqué à la violation des lois, que pour faire une perquisition à la nonciature. Maintenant que la perquisition est faite, le procès n’a pas plus d’intérêt que le fameux complot que M. Clemenceau a inventé avant les élections dernières et dont on n’a plus parlé depuis.

Ce que contiennent les papiers saisis, nous le saurons dans un mois. On s’attend à des révélations si importantes qu’il y aura sans doute de la déception. Il nous importe assez peu d’apprendre que quelques personnages parlementaires, dont les opinions religieuses et politiques sont très connues, avaient des relations avec Mgr Montagnini, ou même plus directement avec Rome. N’était-ce pas leur droit d’en avoir, et n’est-ce pas celui du gouvernement pontifical de suivre au jour le jour, et de très près, la marche d’une politique qui peut influer d’une manière si grave sur les intérêts dont il a la garde ? Le droit, le devoir même de certains hommes politiques d’entretenir des rapports avec le Saint-Siège ont été affirmés du haut de la tribune par M. Briand, qui les a priés d’agir à Rome pour y faire connaître la vérité et y faire prendre certaines déterminations. Il vaudrait encore mieux, à notre avis, que le gouvernement eût un représentant avoué auprès du Pape, auquel il pourrait alors faire tenir avec plus de sûreté le langage qu’il croirait opportun. Mais puisque nous sommes dans l’absurde, que nous nous obstinons à y rester, et que, en dépit de tant d’intérêts que nous avons à Rome, nous ne voulons avoir aucun organe pour les défendre, n’est-il pas inévitable que l’initiative privée se substitue à l’initiative gouvernementale, et qu’elle le fasse quelquefois d’une manière un peu désordonnée ? A qui la faute, s’il en est ainsi ? Pour’ ce qui est du Pape, comment se désintéresserait-il de ce qui se passe chez nous ? On peut être sûr qu’il ne le fera jamais. Il s’intéresse à ce qui se passe en Allemagne, en Amérique, partout : il fera de même en France, et nous ne méconnaissons pas qu’il y aura là une source abondante de difficultés pour l’avenir. C’est parce qu’il y en a eu beaucoup dans le passé et que, à dire vrai, notre histoire en est pleine depuis le commencement jusqu’à la fin, qu’on avait imaginé le système des concordats par lequel les deux pouvoirs se limitaient réciproquement, et se mettaient d’accord sur les droits qu’ils se reconnaissaient, aussi bien que sur la manière dont ils devaient les exercer. On a supprimé tout cela. Croit-on par hasard avoir supprimé du même coup les difficultés auxquelles le Concordat avait pourvu ? On s’est privé seulement des moyens qu’on avait de les résoudre. Les difficultés restent les mêmes, et on s’en apercevra de plus en plus. Il est probable que, en dehors de toutes les indiscrétions qu’on y relèvera, les papiers Montagnini poseront pour les esprits réfléchis le grave problème de savoir quels seront dans l’avenir les moyens d’action directs ou indirects du gouvernement pontifical et du gouvernement de la République l’un sur l’autre. M. Clemenceau est d’avis qu’il ne doit y avoir entre eux aucun rapport d’aucun genre ; mais il y en aura, qu’il le veuille ou non ; la nature des choses ne changera pas ; et si Rome et Paris n’ont pas entre eux des intermédiaires officiels, d’autres viendront qui ne tireront leur mandat que d’eux-mêmes, ou de leurs groupes, ou de leurs partis, et qui n’en seront pas moins actifs parce qu’ils n’offriront au gouvernement aucune garantie. Les papiers de Mgr Montagnini donneront sans doute une sorte d’avant-goût de l’état de choses nouveau auquel nous marchons, auquel nous sommes.

La Chambre a pu, au surplus, en avoir une première impression assez nette en entendant les dernières paroles de M. le ministre des Affaires étrangères, et les premières de M. Ribot qui lui a répondu. Ces deux discours sont autrement importans que celui de M. Clemenceau, qui n’est que de la polémique. « Vous dites, s’est écrié M. Pichon : — Il n’y a plus de Concordat ; il n’y a plus d’entente avec l’Église, — et vous en concluez qu’une autorité étrangère a le droit d’avoir en France un émissaire qui, par surcroit, était un étranger, chargé d’organiser en permanence la conspiration contre les lois de l’État français, de formuler et de transmettre des ordres destinés à maintenir l’agitation, à organiser le désordre dans la République. Et vous voulez pour cela vous servir des immunités diplomatiques ? Et vous vous adressez pour cela au ministre des Affaires étrangères ? » Voilà la question, en effet : le reste n’est rien. Mais M. Pichon s’imagine-t-il que le Pape consentira jamais à n’avoir aucun agent en France ? Il en avait un auprès du gouvernement ; il en aura un auprès des évêques. C’était un étranger ; ce sera un Français, et il n’en sera que plus fort ; il n’aura que faire des immunités diplomatiques ; on ne pourra pas l’expulser. Mgr Montagnini a représenté une période de transition, un court moment dans notre histoire : il s’agit de savoir comment il sera remplacé, car il le sera. M. Pichon s’est appuyé sur toute la tradition française, mais il s’est appuyé sur elle au moment même où il la reniait. « Je crois, a dit M. Ribot, que les paroles de M. le ministre des Affaires étrangères dépassent sa pensée ; » et il a montré en effet que ces paroles, si on les poussait à leurs conséquences logiques, conduiraient tout droit à la suppression de la liberté de conscience et à la persécution religieuse. Nous serons obligés d’accepter certaines choses que n’acceptaient aucun de nos gouvernemens « depuis suint Louis, comme dit M. Pichon, jusqu’à Napoléon III. » Nous trouverons sans doute ailleurs que dans l’ancien droit des garanties nouvelles que nous donnera le jeu naturel de la liberté. Espérons-le du moins ; sinon, quelle responsabilité n’auraient pas les hommes d’aujourd’hui pour avoir inconsidérément supprimé le Concordat ! Ils n’ont pas su ce qu’ils faisaient, soit : ce ne sera pas une raison suffisante pour le leur pardonner.

Là est le côté sérieux de l’affaire Montagnini ; et, quant à nous, nous nous soucions peu du reste. Qu’importe, encore une fois, que des légèretés ou des imprudences aient été commises par celui-ci ou par celui-là ? Les anecdotes peuvent être l’amusement de la politique ; elles n’en sont pas le fond. On les répétera pendant quelques jours ; après quoi, on pensera à autre chose ; mais les rapports du Saint-Siège avec les catholiques français seront longtemps encore un sujet de préoccupations pour le gouvernement. La manière dont celui-ci s’est introduit dans l’ancienne nonciature et y a fait main basse sur certains papiers lui fera peu d’honneur dans l’histoire diplomatique, et nous doutons fort qu’elle lui en ait fait dès maintenant beaucoup auprès de l’étranger. On y a vu au dehors une effraction du plus mauvais goût, et si les puissances autres que le Saint-Siège n’en ont pas pris ombrage pour elles-mêmes, c’est qu’elles ont aussi d’autres moyens de se faire respecter. Nous y voyons nous-même, au dedans, une brutalité gratuite, un de ces actes vexatoires amèrement sensibles à celui qui les subit, et parfaitement inutiles à celui qui les accomplit. Nous ne saurions dire à quel point est indifférent pour nos intérêts que Mgr Montagnini soit d’un côté ou de l’autre de la frontière. Mais comment sera réglée la question que M. le ministre des Affaires étrangères et M. Ribot ont soulevée autour des archives de ce diplomate, c’est ce qui nous intéresse infiniment plus. Il faudra sans doute plusieurs ministères pour la régler : en tout cas, ce ne sera pas M. Clemenceau qui, par ses brusques assauts et ses à-coups capricieux, nous en apportera la solution.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.