Chronique de la quinzaine - 31 mars 1900

Chronique n° 1631
31 mars 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars.


Il faut dire du bien de la Chambre des députés, quand l’occasion s’en présente. La Chambre s’est aperçue tout d’un coup qu’elle gaspillait outrageusement les finances publiques, et elle a résolu, reconnaissant que la source du mal était en elle-même, d’y opposer une digue solide. Un jeune député radical-socialiste, M. André Berthelot, a fait cette découverte et a proposé cette résolution. Si une initiative aussi sage était venue d’un modéré, l’expérience prouve qu’elle aurait eu peu de chances de succès. Mais M. Berthelot appartient au parti avancé : dès lors, tout change de face. Sa proposition a été prise tout de suite en très sérieuse considération par certains de ses amis : c’étaient les seuls qu’il fallait convertir, les autres n’en avaient pas besoin. Et voilà comment M. Berthelot a eu l’honneur d’attacher son nom à une réforme que d’autres avaient consciencieusement préparée, mais inutilement poursuivie. La séance du 16 mars marquera une date dans notre histoire financière : depuis plusieurs législatures, la Chambre n’avait pas pris une meilleure résolution.

Voici, en quelques mots, de quoi il s’agit. C’est un principe constitutionnel que l’initiative des lois, de toutes les lois, appartient individuellement aux membres des deux Chambres, aussi bien qu’au gouvernement. Pour les lois ordinaires, soit ; il n’y a rien à dire contre ce principe, et si, dans l’application, il donne lieu à un véritable encombrement de propositions diverses, l’impossibilité où l’on est de les conduire à terme apporte au mal un correctif : son excès même rend cette fécondité stérile. Mais pour les lois financières, ou plutôt pour les lois de dépenses, l’ingéniosité parlementaire a trouvé un moyen sûr de les faire aboutir en les rattachant au budget. La discussion du budget, qui prend ainsi, non pas en profondeur, mais en longueur, des proportions démesurées, devient le réceptacle commun de toutes les propositions susceptibles de se traduire par une augmentation de crédits. Il y en a beaucoup ! Grâce à la fatigue inévitable de la Chambre et aux distractions qui en résultent au cours d’un pareil débat, on fait passer un grand nombre de propositions qui, dans un parlement dont la méthode de travail serait mieux réglée feraient tout d’abord l’objet d’une loi spéciale. Et grâce à ce procédé commode, on a augmenté, sans y regarder de plus près, des quantités considérables de traitemens, de pensions et de salaires. Le budget est menacé de fléchir sous leur poids accumulé !

Pour les députés, il y a là le plus souvent une question de popularité, c’est-à-dire une question électorale. Les fonctionnaires dont il s’agit d’augmenter le traitement sont presque toujours dignes d’intérêt ; de plus ils sont nombreux et influens. C’est mettre une Chambre à une épreuve à laquelle elle ne résiste guère que de lui proposer des crédits de ce genre. Les assemblées ne sont pas héroïques. M. Thiers disait autrefois, qu’un ministre des Finances devait être féroce, mais en a-t-il jamais rencontré un seul qui le fût suffisamment à son gré ? Si le ministre des Finances vraiment féroce est un être presque introuvable, malgré la responsabilité personnelle qui s’attache à lui, le simple député doué de cette qualité l’est encore bien plus. Que l’on fasse le total des augmentations de dépenses qui ont été votées dans une période de dix ans par exemple ; on s’apercevra tout de suite qu’elles sont dues, pour la plupart, à l’initiative individuelle. Le gouvernement y résiste quelquefois, mais en vain. Étrange renversement des rôles ! Quelle est l’origine des parlemens et pourquoi ont-ils été inventés, sinon pour discuter et pour rogner les impôts que les rois se proposaient de prélever sur les contribuables ? Aujourd’hui, c’est le parlement qui trouve que le gouvernement ne dépense pas assez, et qui lui impose tel et tel crédit, dont il déclare pouvoir se passer. Cette situation paradoxale en apparence s’explique par un fait, à savoir que, depuis assez longtemps déjà, le souverain véritable, c’est le parlement. Il accapare et il exerce tous les pouvoirs. Le gouvernement n’est plus à côté de lui qu’un intendant, un trésorier, souvent importun, qui le conseille, l’avertit, s’efforce de le retenir dans la voie du gaspillage. Mais le parlement écoute mal ces remontrances, et il s’en affranchit à la manière d’un fils de famille qui se sent riche, qui croit même l’être plus qu’il ne l’est réellement, compte sur des héritages nombreux, et dépense sans regarder. Le mal augmente dans les pays démocratiques, car on a dit avec raison que ces gouvernemens n’étaient pas à bon marché : chacun croit y avoir un droit individuel sur la fortune de tous, et prétend bien l’exercer. Il y a eu, chez nous, des années où la discussion du budget a ressemblé à un véritable pillage. Ce pillage s’arrêtera-t-il devant le vote de la proposition Berthelot ? Nous le souhaitons : en tout cas, un effort honorable aura été fait dans ce sens, et rien n’interdit d’espérer qu’il n’aura pas été fait en vain.

M. Berthelot aurait voulu faire de sa réforme une loi, ce qui aurait été préférable ; mais, en fin de compte, on s’est contenté de l’insérer dans un article du règlement. Cette atténuation est due à l’intervention de M. Rouvier. Il a proposé à la Chambre de décider par voie réglementaire que, en ce qui touche la loi du budget, aucun amendement ou article additionnel tendant à augmenter les dépenses ne pourrait être déposé après les trois séances qui suivront la distribution du rapport dans lequel figure le chapitre visé. La proposition de M. Berthelot a un caractère plus général : elle porte qu’aucune proposition tendant, soit à des augmentations de traitemens, d’indemnités ou de pensions, soit à des créations de services, d’emplois, de pensions, ou à leur extension en dehors des limites prévues par les lois en vigueur, ne pourra être faite sous forme d’amendement ou d’article additionnel au budget. Ces deux propositions, qui n’ont rien de contradictoire et qui se complètent très heureusement l’une l’autre, ont été successivement votées. Elles opèrent toute une révolution dans nos mœurs budgétaires. La première supprime ou du moins atténue beaucoup un abus des plus malfaisans, celui qui consiste à introduire un amendement dans le budget à tous les momens de sa discussion. Les inconvéniens de cette manière d’opérer sautent aux yeux. De là tant de lois mal faites, qui sont sorties depuis quelques années de l’officine législative ; de là aussi tant de dépenses inconsidérées. M. Rouvier a pensé, et la Chambre a cru avec lui, que ces inconvéniens seraient diminués si le temps dans lequel les amendemens pourraient être présentés était strictement limité, et s’il précédait l’ouverture du débat. Alors, plus d’improvisations hâtives, plus de surprises, et, si on nous permet un mot qui n’est que trop exact, plus d’escamotages. C’est un grand point acquis. Toutefois, il aurait été regrettable que la Chambre s’en tînt là. En somme, pendant les trois jours qui suivront le dépôt d’un rapport, les auteurs d’amendemens un peu avisés auraient encore pu se donner carrière et dresser leurs pièges et leurs embûches. La proposition de M. Berthelot, qui a été éloquemment soutenue par M. Ribot, a porté plus loin ; elle est allée à la racine du mal, en décidant qu’il ne suffirait plus d’un amendement pour augmenter les dépenses, et qu’il faudrait un projet de loi spécial, distinct du budget, discuté et voté à part, et qui devrait dès lors, avant de se traduire en crédit, avoir été approuvé par les deux Chambres. A moins de supprimer complètement l’initiative individuelle en matière de dépenser, ce qui n’était pas possible sans réviser la constitution elle-même, on ne pouvait pas la réglementer d’une manière plus efficace. Les radicaux et les socialistes l’ont bien compris. Ils ont réclamé à grands cris le renvoi de la proposition Berthelot à la commission du règlement, ce qui aurait été une manière de l’enterrer. Au nom de la commission du règlement qu’il préside, M. Ribot s’est opposé au renvoi, et il a demandé que la question posée fût résolue au fond et définitivement. Il a été fort applaudi. La Chambre, pour la première fois, se défiait d’elle-même et éprouvait le besoin de s’imposer un frein ou, si l’on préfère, de se donner une règle. Elle l’a fait : les contribuables lui en sauront gré.

Dans son discours, M. Ribot, en dehors même des inconvéniens pour nos finances de nos pratiques parlementaires, a signalé un autre mal qu’elles ont fait naître et qui n’est pas moindre : c’est, si on nous permet le mot, l’espèce de désorientation qui a amené les fonctionnaires à se détourner de leurs chefs hiérarchiques pour rechercher de préférence la protection de leurs députés. Le député, étant considéré comme l’homme d’affaires de tous ses électeurs, mais surtout des plus influens, se trouve naturellement chargé de leur donner de quoi vivre, et c’est à lui qu’on s’adresse pour cela. Le ministre est quelquefois trop soucieux des revenus publics, le député a montré qu’il l’était moins, et cette constatation n’a pas été perdue pour les fonctionnaires. Ils écrivent au député et lui demandent de prendre leur défense contre le ministre. On n’imaginerait pas à quel point cette détestable habitude est entrée dans les mœurs administratives. Le recours au députer a eu d’abord un caractère personnel et secret. Le fonctionnaire aurait éprouvé quelque pudeur ou même quelque crainte à l’avouer publiquement : aujourd’hui il l’étale, tant il se sent dans son droit. C’est par pétitions collectives et imprimées que les fonctionnaires en corps s’adressent au député ou au sénateur, ou plutôt à l’un et l’autre, et les mettent en demeure d’utiliser la discussion du budget pour forcer, bon gré mal gré, la main au ministre, et pour l’obliger à l’ouvrir afin de recevoir et de distribuer ensuite la manne des augmentations de traitemens. L’abus est criant, sans doute, mais il est devenu si ordinaire que tout le monde paraît le trouver aussi légitime que naturel. La situation des ministres, qui paraissent éprouver pour leur personnel moins de bienveillance qu’un simple député et quelquefois que la majorité de la Chambre, est difficile. Ils deviennent suspects, presque odieux, parce qu’ils tiennent trop serrés les cordons de la bourse. C’est une première conséquence ; il y en a d’autres encore ; la pire de toutes est dans l’affaiblissement de la discipline attaquée dans son principe même. Il n’est pas un homme politique qui n’en gémisse, mais il y en a bien peu qui fassent autre chose qu’en gémir et qui aient le courage de secouer le joug des sollicitations administratives. La proposition de M. Berthelot les mettra plus à l’aise pour s’en affranchir. La défense sera plus facile, lorsqu’il faudra une loi en dehors du budget pour augmenter les traitemens, les pensions, etc. Et de quelle surcharge écrasante le budget ne se trouvera-t-il pas allégé ! Non seulement le budget, mais sa discussion elle-même, car, si elle dure si longtemps et si le régime des douzièmes provisoires est devenu permanent, on le doit en grande partie à ces multitudes d’amendemens qui attachent leur poids lourd à chacun de ses chapitres, et quelquefois même de ses articles ! Tout le monde devrait considérer le budget comme le navire qu’il faut conduire à bon port : en fait, il n’est pas plutôt lancé en mer que tout le monde se range en bataille contre lui, tire contre ses flancs et y fait mille ravages. En tout cela, une seule chose est oubliée, c’est l’intérêt général toujours subordonné aux intérêts particuliers. Il a fallu que le désordre fût bien grand pour que la Chambre s’en soit finalement émue ; mais elle l’a fait, et si le passé reste irréparable, peut-être l’avenir sera-t-il un peu meilleur. Qui aurait cru que le remède viendrait d’un radical aussi bon teint que M. Berthelot ? Les voies d’en haut sont insondables !


On dit aussi que ce sont deux députés radicaux qui, dans la commission chargée d’étudier le projet de loi présenté par le gouvernement sur les associations, ont combattu et fait amender une des dispositions essentielles de ce projet. Mais d’abord ce projet, dont nous avons déjà parlé et sur lequel nous aurons sans doute à revenir plus d’une fois encore, est-il vraiment un projet de loi sur les associations ? S’il en était ainsi, et quand bien même il n’aurait pas complètement réussi dans l’élaboration d’une œuvre aussi considérable, difficile et délicate, il faudrait féliciter le gouvernement de son initiative. Le droit d’association n’existe pas en France : il y a des associations agréées ou tolérées, mais il n’y en a pas qui aient de plein droit une existence légale, puisqu’il y a des lois qui les empêchent et les condamnent, mais qu’il n’y en a pas qui les autorisent et en principe les réglementent. Cette situation, vraiment intolérable, n’en dure pas moins, plus de cent années après notre grande révolution. Le gouvernement se propose-t-il vraiment de la faire cesser ? Son objet est tout autre. Sous prétexte d’organiser le droit d’association, il interdit, supprime et spolie les congrégations religieuses, ce qui est une tâche d’un caractère beaucoup moins relevé, et dont l’accomplissement exige un moindre effort de génie. En réalité, son projet de loi n’est autre chose qu’un gage donné à ses alliés radicaux et socialistes, dont le concours lui est indispensable pour vivre, et, s’il était voté, la persécution religieuse serait bientôt déchaînée sur tout le territoire.

L’exemple donné par le gouvernement, la tentative faite par lui pour aboutir à la dispersion des congrégations religieuses et à la confiscation au moins partielle de leurs biens, devaient naturellement provoquer des émulations individuelles. M. Henri Brisson, qui s’est toujours occupé de la question, mais non pas toujours dans le même esprit, a fait aussi une proposition de loi. Il en a même fait deux et, avant l’ouverture du débat, il en fera peut-être une troisième, car sa pensée parait encore un peu hésitante, sinon sur le but, au moins sur les meilleurs moyens de l’atteindre. Combien nous sommes loin du jour où, en 1874, on discutait la liberté de l’enseignement supérieur, et où il s’écriait avec force, en repoussant les suggestions de. l’Extrême Gauche : « Ma première observation, c’est que, ni de ma part, ni, j’en suis convaincu, de la part d’aucun des membres qui siègent sur les mêmes bancs que moi, ne s’élèvera la prétention de faire revivre les lois répressives de la liberté des associations religieuses. Nous nous présentons ici pour réclamer la liberté entre toutes les associations, mais l’égalité dans la liberté ! » Ah ! oui, ces temps sont loin derrière nous. Les amis de M. Brisson applaudissaient alors son langage ; ils l’applaudissent encore aujourd’hui ; mais son langage a bien changé.

On attaque les congrégations religieuses, on veut les détruire : pourquoi ? Four des motifs très divers à coup sûr, et dont quelques-uns ont dans certains esprits un caractère permanent. Mais il y a aussi un motif de circonstance : c’est qu’on veut atteindre, à travers les congrégations religieuses, la liberté de l’enseignement dont quelques-unes ont profité avec succès. Le projet de loi sur le stage scolaire, tel qu’il est sorti des mains de M. le ministre de l’Instruction publique, est évidemment mort-né. La commission de la Chambre des députés, que préside M. Ri bot, lui a porté un coup dont il ne se relèvera pas, et M. Aynard, rapporteur de cette même commission, dans un travail aussi remarquable par l’élévation des idées que par la vigueur du style, a étendu sur lui la pierre qu’on met ordinairement sur les tombeaux. Les adversaires de la liberté de l’enseignement ne se font plus illusion sur l’efficacité de la machine de guerre qu’ils avaient imaginée, et ils se sont déterminés à chercher autre chose. On se rappelle ce qui est arrivé jadis à l’occasion de ce fameux article 7 de la loi universitaire présentée par M. Jules Ferry, qui interdisait d’enseigner aux membres des congrégations religieuses non autorisées. L’article ayant finalement été rejeté, on a voulu, par voie de décrets, frapper les congrégations elles-mêmes et les disperser. On revient aujourd’hui aux mêmes procédés ; on ressuscite une politique qui n’a même pas le mérite d’avoir réussi ; seulement, au lieu de recourir tout de suite à des décrets d’exécution, c’est d’abord par la loi qu’on se propose d’opérer. La loi projetée n’a d’autre objet que de dissoudre les congrégations religieuses, sous prétexte qu’elles reposent sur des principes contraires à la bonne morale et à l’ordre public. Si ce n’est pas ce que dit expressément M. le président du Conseil, c’est ce qu’il fait entendre dans l’article 2 de son projet, article dont voici le texte : « Toute association fondée sur une cause ou en vue d’un objet illicite, contraire aux lois, à la constitution, à l’ordre public, aux bonnes mœurs, ou emportant renonciation aux droits qui ne sont pas dans le commerce, est nulle et de nul effet. » L’expression bizarre de « droits qui ne sont pas dans le commerce » vise certainement les congrégations religieuses. L’exposé des motifs ne laisse à cet égard aucun doute : il explique, et cela avait peut-être besoin d’explication, qu’il s’agit des droits de l’individu, des facultés naturelles de tous les citoyens, droits et facultés auxquels il est interdit de renoncer par un engagement perpétuel, comme l’est par exemple le vœu de célibat, de pauvreté et d’obéissance. Il est sûr que les droits auxquels renoncent par suite de ces vœux les membres des congrégations religieuses ne sont pas dans le commerce ; mais on ne comprend pas très bien que cette raison suffise pour qu’il soit défendu d’y renoncer. Le projet de loi n’a peut-être voulu faire qu’une définition, et nous ne le chicanerons pas sur les termes sibyllins qu’il a employés. Il a préféré désigner les congrégations religieuses par une périphrase qui sent le grimoire, au lieu de les appeler par leur nom. Peu importe ; ce sont bien elles, et elles seules, qu’il a entendu frapper.

Elles sont nulles, dit-il, à moins qu’elles n’aient été formellement autorisées. Sans doute : personne n’a jamais dit qu’elles ne fussent pas nulles aux yeux de la loi, tout aussi bien que les vœux sur lesquels elles reposent. Les membres de ces congrégations ne prétendent à aucun des avantages qu’obtiennent les associations autorisées, et elles prétendent encore moins, comme sous l’ancien régime, être protégées par le bras séculier contre ceux de leurs membres qui voudraient, à un moment quelconque, rompre leurs engagemens et reprendre leur liberté. Aussi longtemps qu’on n’aura pas fait une loi générale et libérale sur les associations, — et nous doutons qu’on puisse de sitôt en faire une qui comprenne les congrégations et qui s’applique à elles, — aussi longtemps que la législation actuelle subsistera, les congrégations non autorisées ne pourront se réclamer que d’un état de fait, mais d’un état de fait qui a été connu et toléré par le gouvernement, et qui même, quelquefois, a été l’objet de ses faveurs. Tout le monde sait que plusieurs associations non autorisées, et même quelques-unes de celles qui ont été condamnées et dissoutes à diverses reprises, n’en sont pas moins subventionnées pour leurs œuvres étrangères. Le gouvernement ne les ignore pas, il les tolère. Il peut sans doute cesser de les tolérer et les frapper de dissolution. Il ne faut aujourd’hui pour cela qu’un ordre de police ; avec le futur projet de loi, s’il est jamais voté, il faudra un jugement. Est-ce une garantie de plus ? On pourrait le croire au premier abord ; mais évidemment il n’en sera rien si la loi est rédigée de telle façon que le tribunal soit toujours obligé de condamner. En somme, la situation restera la même ; on laissera vivre les congrégations aussi longtemps qu’on voudra, et on les dissoudra quand on le jugera à propos. L’appareil judiciaire ne changera rien au statu quo. Il sera seulement plus difficile au gouvernement de permettre de subsister à des congrégations qu’il aura déclarées contraires à l’ordre public, et il lui sera plus difficile aussi d’en reconnaître et d’en autoriser quelques-unes. Pourquoi, en effet, autoriserait-il celles-ci et condamnerait-il celles-là, puisqu’elles reposent toutes sur les mêmes principes, déclarés par lui illicites ? A la vérité, la logique est une gêne dont les gouvernemens n’ont pas l’habitude de s’embarrasser beaucoup, et dont ils s’affranchissent quand cela leur convient.

Mais la loi n’est pas encore votée ; peut-être ne le sera-t-elle jamais ; en tout cas, il n’est pas probable qu’elle le soit dans les termes où elle est rédigée. Il nous est impossible de prévoir exactement ce que sera l’avenir ; nous ne connaissons que le présent. Dans le présent, on le sait de reste, le gouvernement peut dissoudre une association ou une congrégation qui lui déplaît. Il peut le faire par simple mesure de police. Il peut même, s’il le préfère, et il l’a préféré dans ces derniers temps, citer l’association devant les tribunaux et obtenir de ceux-ci un jugement qui la déclare illégale. Pour tout cela, il n’a pas besoin d’une législation nouvelle. Mais, jusqu’à ce jour, la plupart des gouvernemens qui se sont succédé ont jugé qu’en pareille matière ils devaient procéder avec modération et prudence, et nous ne pensons pas qu’une législation nouvelle, quelle qu’elle soit, les dispense demain de cette obligation. Elle découle, en effet, de l’intérêt politique bien compris. Il n’est peut-être pas impossible, soit en agissant sur les congrégations elles-mêmes sans aller jusqu’à la violence, soit en s’adressant à des autorités qu’elles respectent, de les enfermer, moralement ou matériellement, dans certaines limites, ou de les y ramener. C’est là une affaire de doigté. Il y a des gouvernemens qui y ont réussi ; il y en a d’autres qui renoncent à en faire la tentative, peut-être parce qu’ils se jugent peu capables de la bien conduire, peut-être aussi parce qu’ils ne sont pas exempts de certains préjugés, et qu’ils croient que leur propre autorité doit suffire à tout. C’est alors qu’ils se sentent obligés de l’exagérer et de lui donner des formes brutales, contre lesquelles, comme on l’a vu souvent, l’esprit public ne tarde pas à réagir.

Ainsi, et quoi qu’il en soit de l’avenir, on est obligé de reconnaître le droit strict qu’a le gouvernement de dissoudre une congrégation La loi future pourra régulariser l’exercice de ce droit sans en augmenter l’efficacité. Mais le projet du gouvernement, aussi bien d’ailleurs que la proposition à la rescousse de M. Henri Brisson, se préoccupent en outre, — et ils semblent presque n’avoir pas été faits pour autre chose, — de savoir ce que deviendront les biens des congrégations, lorsque celles-ci auront été dispersées. Projet et proposition ont pour but, le premier surtout, de régler cette matière suivant les principes du droit commun. Toutefois M. Brisson, plus sincère ou mieux instruit, reconnaît l’insuffisance actuelle du droit commun pour atteindre le but qu’il vise, et son second projet aboutit finalement à la refonte d’un certain nombre des articles du code civil qui régissent les biens dans leurs rapports avec ceux qui les possèdent. Il explique fort bien qu’au moment où le code civil a été fait, l’interdiction des congrégations religieuses n’était pas, comme maintenant, lettre à peu près morte : comme il n’y avait pas de congrégations, le code n’a pas eu à se préoccuper de ce qui arriverait si on venait à les dissoudre. Il faut donc compléter le code, et le mettre en rapport avec les nécessités contemporaines. Cela vaut mieux que de faire une loi spéciale : on fera cette loi après, pour appliquer les principes fixés par le code, que M. Brisson considère un peu comme une arche sainte. C’est même à cause de ce respect qu’il éprouve, et qu’il juge partagé, pour le code civil qu’il demande à lui confier le dépôt de ses principes, car, dit-il, « le bon sens indique que, lorsqu’une disposition législative nouvelle et consacrant un progrès est insérée dans l’un de nos codes, il est plus difficile de l’abroger. » Et il ajoute, avec un peu d’illusion sans doute : « Un souffle de réaction peut emporter une loi spéciale dans son ensemble et dans ses détails ; il est fort probable que la même réaction respecterait le code. » L’ancien code, oui ; il résisterait certainement dans son ensemble ; mais pourquoi une réaction politique respecterait-elle en lui plus que partout ailleurs ce qu’une autre réaction politique y aurait introduit ? Le bon sens indique, dirons-nous à notre tour, qu’elle ne s’arrêterait pas devant le code civil avec la vénération superstitieuse qui ne peut appartenir qu’à un légiste. Si on veut que le code continue d’être respecté, il faut le respecter soi-même, et ne pas en faire le réceptacle banal de tout ce que les passions du jour peuvent enfanter en fait de textes législatifs. S’il est violé une fois, il le sera plusieurs. Peut-être M. Brisson aperçoit-il quelques-unes de ces conséquences ; mais il se console en affirmant que si, par impossible, — pourquoi par impossible ? — la réaction s’attaquait aux « principes fondamentaux» qu’il se propose démettre dans le code, c’est-à-dire en lieu sûr, « l’éveil serait mieux donné, la résistance plus forte. « Nous ne discuterons pas la réalité de cette espérance, faute d’en bien comprendre le motif.

Quels sont donc les principes fondamentaux à insérer dans le code civil ? D’abord celui-ci : « Les associations qui n’auraient point été constituées conformément aux lois générales ou spéciales n’ont ni existence légale, ni personnalité juridique. » Nous ne reproduisons pas la suite de l’article, il est trop long ; M. Brisson n’a pas, comme M. Waldeck-Rousseau, le secret d’une brièveté élégante. M. Waldeck-Rousseau, dans son projet, procède par raccourcis d’artiste et souvent par sous-entendus ; M. Brisson y va plus bonnement, il étale davantage et quelquefois même il allonge. En somme, son premier article consiste à dire que les associations de fait et non de droit n’ont ni existence légale, ni personnalité juridique, et qu’elles ne peuvent ni posséder, de quelque manière que ce soit, ni ester en justice. Cela est si évident qu’à peine valait-il la peine de l’énoncer, et nous répétons que les associations dont il s’agit n’ont aucune de ces prétentions. Sa seconde proposition consiste à considérer comme provenant d’une cause illicite toutes les conventions qui auraient pour but, soit de former une association prohibée, soit d’en assurer le maintien et d’en empêcher la dissolution, etc., etc. Cela est déjà plus grave. Le mot de cause illicite, qui figurait déjà dans le projet du gouvernement, est menaçant et inquiétant. Nous avons vu qu’il y a beaucoup de congrégations qui vivent en marge de la loi, et dont le gouvernement connaît et a respecté jusqu’ici l’existence. Pourtant tout cela n’est que remplissage. Dans le projet du ministère, aussi bien que dans la proposition de M. Brisson, il n’y a vraiment d’important que ce qui s’applique aux biens des congrégations dissoutes. Dans l’un comme dans l’autre, ils sont assimilés aux biens vacans et sans maîtres, qui appartiennent dès lors au domaine public, à l’exception pourtant de certaines reprises que, dans leur générosité, les auteurs des deux projets permettent aux associés de revendiquer après leur dispersion. M. Brisson accorde aux membres des congrégations dissoutes le droit de reprendre les biens apportés en nature et leurs autres apports dûment justifiés. La même faculté sera reconnue aux donataires étrangers à l’association ainsi qu’à leurs héritiers. Elle appartiendra également, au cas de libéralité testamentaire, aux héritiers du testateur ; « le tout, dit M. Brisson, sauf le cas où il se serait écoulé plus de trente ans à compter de la donation ou du legs. » Ainsi, au delà de trente ans, plus de réclamation possible ; le droit des individus cesse de s’exercer ; celui de l’État reste seul. Le mot de confiscation n’est pas trop fort ici : c’est même le seul qui soit exact. M. Brisson compte bien que des valeurs considérables passeront ainsi entre les mains de l’État, et dans son premier projet, qui subsiste en tant que loi spéciale, il propose d’en faire une Caisse de retraites pour les travailleurs des villes et des campagnes. La commission de la Chambre pourvoit autrement à l’emploi des biens en surplus : elle les répartit suivant qu’il a été statué par les statuts de l’association, et, dans le cas seulement où leur destination n’aurait pas été prévue, elle les attribue à l’État pour être affectés à des œuvres analogues à celles en vue desquelles l’association avait été formée. Cette disposition, on le pense bien, n’a pas été admise par l’unanimité de la commission. Le président, M. Sarrien, et le rapporteur, M. Trouillot, sont restés fidèles à la pensée de M. Brisson. Ils avaient présenté une rédaction presque identique à la sienne, et M. Trouillot s’est réservé de la soutenir à titre personnel devant la Chambre. A notre avis, tout cela, en y comprenant la solution bâtarde à laquelle la commission s’est rangée, et qui a été proposée par les deux radicaux dissidens, MM. Peschaud et Cazals, tout cela est de la confiscation et de la spoliation.

Suivant les principes généraux du droit commun, ces principes qu’invoque sans cesse le projet du gouvernement, mais qu’il applique si mal, on n’est pas le moins du monde en présence de biens sans maître, et M. Brisson semble le reconnaître lorsqu’il établit artificiellement une assimilation avec eux. « Sont assimilés, dit-il, aux biens vacans, etc. » S’ils sont assimilés à ces biens, c’est qu’ils n’en sont pas naturellement. A notre sens, ils appartiennent, non pas à l’association, mais aux personnes qui la composent. Il n’y a de biens sans maître que les biens dont le maître est mort : l’association n’était pas ce maître, puisque, d’après les principes fondamentaux si énergiquement posés par M. Brisson, elle a toujours été nulle de plein droit. Elle n’a pas cessé d’être juridiquement, puisqu’elle n’avait pas d’existence légale. Elle n’a pas non plus cessé de posséder, puisqu’elle n’était pas capable de posséder. Nous sommes donc en présence de quoi ? D’une simple indivision qui prend fin, et à laquelle doivent être appliquées les règles communes à toutes les indivisions. Les biens prétendus vacans appartiennent aux membres de l’association dissoute considérés comme individus, et, suivant les règles du droit commun, ils doivent être partagés entre eux. Une loi nouvelle, dira-t-on, peut en décider autrement. Oui, pour ceux qui admettent qu’une loi peut autoriser la confiscation ; pour les autres, non. Si le gouvernement juge certaines congrégations dangereuses, qu’il les dissolve ; mais, en les dissolvant, il n’a pas le droit de s’emparer de leurs dépouilles, même s’il les affecte à des objets analogues à ceux que l’association poursuivait, même s’il les emploie à la charité. On fait la charité avec son argent et non pas avec celui d’autrui. Quant aux œuvres que, dans le système auquel s’est arrêtée le majorité de la commission, le gouvernement devrait continuer, on ne voit pas très bien, si elles sont purement religieuses, comment le gouvernement, celui d’aujourd’hui, pourrait, par exemple, faire dire des messes, et on ne voit pas mieux quelles « œuvres analogues » il pourrait imaginer. Lorsqu’on sort des principes, on aboutit à l’injustice ou à l’absurdité.

Mais qui pourrait dire à quel moment cette loi sur les associations sera discutée, ou même si elle le sera à un moment quelconque ? La situation parlementaire ne comporte guère aujourd’hui des débats de ce genre. Le ministère n’a qu’une idée, qui est d’éviter toutes les difficultés, et d’atteindre comme un port de salut l’ouverture de l’Exposition universelle. Ses adversaires n’en ont qu’une aussi, qui est de le surprendre à un coin de la route et de le renverser. Ce que le Cabinet veut éviter et ce que l’opposition cherche à provoquer, c’est un incident brusque et rapide ; personne ne songe à une discussion destinée à durer longtemps. Le ministère a échappé jusqu’ici à tous les pièges qui lui ont été tendus, à tous les assauts qui lui ont été livrés ; mais il a perdu successivement tantôt tel élément de sa majorité et tantôt tel autre, et on a pu le croire, à certaines heurta, tout près de sa chute. Il n’a plus tout à fait la même assurance qu’il y a quelques semaines. Des vérités très dures lui ont été dites, et l’opinion publique l’abandonne de plus en plus. De toutes les raretés que l’Exposition universelle offrira aux étrangers étonnés, sa composition et sa durée paradoxales seraient certainement les plus extraordinaires ! Mais des raisons plus graves font croire qu’un ministère, qui n’aurait jamais dû naître, est menacé d’une fin prochaine. Des projets de loi comme ceux dont nous avons parlé sont une alarme pour les consciences. L’inquiétude est partout. Les élections partielles montrent au jour le jour les progrès que font les partis extrêmes à l’exclusion de tous les autres : d’une part, les radicaux socialistes qui représentent la politique ministérielle, et, de l’autre, les nationalistes qui, sous un nom élastique, représentent le mécontentement contre cette politique, mécontentement poussé au point qu’on en préfère toute autre, n’importe laquelle, pourvu qu’elle soit différente, ou plutôt contraire. Les partis intermédiaires disparaissent. Il y a là un danger qui commence à frapper tous les esprits un peu sagaces, un peu prévoyans. Ici, on a excité des ambitions et des espérances illimitées ; là, des inquiétudes et des colères qui ne le sont pas moins : entre les deux, il n’y aura bientôt plus rien. Le ministère actuel a achevé la destruction des anciens partis qui se faisaient plus ou moins équilibre et maintenaient le gouvernement dans les régions modérées : on commence à voir distinctement ceux qu’il a appelés à les remplacer. Ce sera son œuvre historique d’avoir fait faire au socialisme un pas de géant, et de n’avoir mis en face de lui que le nationalisme, c’est-à-dire le syndicat des mécontens. M. Ribot avait bien raison de dire, à la fin d’une discussion récente, que la tâche de ses successeurs serait difficile.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIÉRE.