Chronique de la quinzaine - 14 avril 1900

Chronique n° 1632
14 avril 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril.


Le budget est enfin voté ; les Chambres sont en vacances ; l’Exposition universelle est ouverte : c’est, dit-on, une période nouvelle. N’est-ce pas plutôt une période qui se prolonge dans des conditions un peu différentes ? On a pu espérer jusqu’au dernier moment que ce ne serait pas le gouvernement actuel qui présiderait à l’ouverture de l’Exposition universelle, et rien assurément n’aurait été plus désirable ; mais l’apathie des Chambres en a décidé autrement. Grâce à elle, le ministère subsiste, très diminué à coup sûr et moralement atteint dans ses œuvres vives ; mais enfin il est toujours debout, et c’est à lui que revient, comme un prix de persévérance, l’honneur d’être le grand maître des cérémonies au début de l’Exposition. Assurément, lorsqu’il s’est formé, on aurait bien surpris ses principaux membres si on leur avait annoncé qu’ils seraient encore au pouvoir au moment où nous voici parvenus. Mais, en France, tout arrive.

Pour le moment, nous devons être tout à la fête qui s’annonce, sinon tout à la joie. Il n’y a aucun inconvénient à faire trêve provisoire à nos divisions intérieures. Nous avons invité le monde entier à venir à Paris, et de tous les points du monde on a répondu à notre appel. Le succès de l’Exposition paraît devoir être plus grand encore que dans le passé. Jouissons du présent, sans trop oublier l’avenir. La présence même du cabinet actuel, quelque importune qu’elle soit, n’est pas le plus grand mal dont nous souffrons ; il n’en est que la manifestation extérieure, et, si le cabinet avait disparu dans quelque intrigue parlementaire, le mal n’en persisterait pas moins. Un jour ou l’autre, nous serons brusquement débarrassés des hommes qui nous gouvernent, et à coup sûr ce sera un bien ; mais nous ne serons pas guéris pour cela, et l’anarchie morale, que ce ministère a si fort augmentée, après en être sorti, ne se dissipera pas comme par enchantement. La situation a été si profondément gâtée et viciée qu’il faudra longtemps pour la rétablir et l’assainir. En attendant, laissons s’écouler les premiers jours de notre Exposition. Il est aujourd’hui encore un peu trop tôt pour en parler. Les portes s’en ouvrent à peine, mais nous n’en avons pas encore franchi le seuil. Nous n’avons vu jusqu’ici que Paris défoncé, coupé de fondrières, livré à la pioche et à la pelle, et vraiment mis à mal. Rien n’est plus affreux que la chrysalide d’une Exposition. Mais c’est quand tous ces préparatifs seront terminés, les échafaudages enlevés, les outils de travail remisés, quand les décombres auront été balayés et que la poussière du plâtre sera tombée, qu’on pourra juger, sur le ciel bleu où elles se détachent, les lignes élégantes et fines, aussi bien que les couleurs bariolées de l’œuvre accomplie. Sans doute il y aura des détails manques. Quelques-uns, jusque sur la place de la Concorde, semblent jeter un défi au bon goût dans le pays qui semblait être le sien. En revanche, lorsque le regard s’étend le long de la Seine et qu’il rencontre ces milliers de dômes, de coupoles, de minarets, de clochetons et de flèches, malgré tout ce qu’il y a de heurté dans cette accumulation d’architectures diverses, l’œil est ébloui et l’esprit fasciné. On veut voir ce qu’il y a derrière ce décor, évocation étincelante d’un rêve féerique. Il y a les produits de l’industrie et de l’art de tout l’univers civilisé. C’est un spectacle qui en vaut la peine, et qui nous occupera suffisamment pendant quelques semaines.


Mais l’Exposition de Paris ne saurait nous détourner de ce qui se passe dans le reste du monde, où les événemens continuent leur cours logique et quelquefois tragique. Après la levée du siège de Kimberley et l’occupation de Blœmfontein par les forces britanniques, tout le monde a répété que la guerre sud-africaine allait changer d’allure. Et cela n’est jusqu’ici qu’à moitié vrai. L’armée anglaise a sans doute trouvé des généraux habiles, expérimentés, résolus. L’explosion de joie qui a eu lieu en Angleterre après les premiers succès a permis, par son intensité même, de mesurer celle des angoisses qui commençaient enfin à se dissiper. Toutefois, pendant qu’on s’abandonnait à Londres à des espérances un peu hâtives, nous avons mis nos lecteurs en garde contre la part d’illusions qu’il y avait dans cet optimisme. Il s’en fallait de beaucoup que les principales difficultés fussent vaincues. Lord Roberts et lord Kitchener n’avaient accompli que la première partie de leur tâche, et peut-être la plus facile, celle qui consistait à réparer les fautes vraiment grossières que leurs prédécesseurs avaient commises. Cela ne changeait ni la nature du terrain, ni le caractère de l’ennemi, et il était à prévoir que, dès le lendemain de leurs succès, quelque considérables qu’ils eussent été, les généraux anglais se retrouveraient aux prises avec des embarras et des périls dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils sont toujours les mêmes.

Déjà, en Angleterre, on en éprouve une mauvaise humeur assez vive. Après la capture de Kronje et la prise de Blœmfontein, on avait cru que la vigoureuse impulsion donnée aux troupes britanniques irait toujours en se développant et en s’accentuant. On s’attendait à des coups de foudre. On parlait d’une marche immédiate sur Pretoria. Et pourtant, la lenteur même avec laquelle lord Roberts avait occupé Blœmfontein était de nature à modérer ces impatiences, en montrant que le généralissime anglais ne les partageait pas, ou du moins qu’il savait y résister. Pour marcher plus sûrement, il va toujours à pas comptés. Aussi, le ton de la presse anglaise s’est-il modifié, depuis quelques jours. A l’enthousiasme ont succédé l’hésitation, l’inquiétude, l’irritation. On n’est pas très juste en ce moment pour les généraux, ni pour les officiers, ni même toujours pour les soldats engagés dans cette terrible guerre, et qui y font de leur mieux. La première critique vraiment acerbe et amère est venue de M. Cecil Rhodes. A peine débloqué de Kimberley, ce réaliste sans préjugés s’est exprimé dans les termes les plus dédaigneux pour tout le personnel militaire qui avait eu la mauvaise chance d’opérer sous ses yeux. Oubliant que c’était pour lui, en somme, que tant d’hommes souffraient et mouraient, il ne s’est fait aucun scrupule de les taxer de maladresse, et même d’ineptie. Lorsque ces libres propos d’un homme puissant et redouté sont arrivés à Londres à travers les mers, on en a éprouvé comme un tressaillement où il y avait de la confusion et de la colère. Mais aujourd’hui on n’est plus aussi éloigné de penser comme M. Cecil Rhodes, et la question de savoir ce que vaut exactement son armée tient l’Angleterre dans une anxiété que tous les récits venus du sud de l’Afrique contribuent à entretenir ; On ne peut pas les taxer de malveillance, car ils sortent tous de plumes anglaises. Ces reporters et ces écrivains racontent fidèlement ce qu’ils ont vu. Et ils ont vu toute une armée restée vaillante et énergique sans aucun doute, mais fatiguée, hâve, souvent déguenillée, mal faite pour cette guerre où elle a été jetée par la plus imprévoyante des politiques. Tout le monde se rend compte que les hostilités, même en mettant les choses au mieux, seront encore très longues, et qu’elles se termineront par une guérilla confuse et diffuse qui renverra la pacification définitive à un temps indéterminé. Les Anglais ne connaissent pas le découragement, et les perspectives qui s’ouvrent devant leur imagination ont beau être tristes, elles ne modifient en rien leurs résolutions premières. Ils iront jusqu’au bout de leur aventure. Mais le malaise qu’ils éprouvent devient de jour en jour plus sensible, et ils ne le déguisent plus.

C’est qu’en vérité la situation de lord Roberts à Blœmfontein n’est pas celle d’un vainqueur. Il avait cru d’abord et donné à croire qu’elle était telle. Ses premières dépêches traitaient sommairement M. le président Steijn d’ex-président, et elles annonçaient que les Orangistes terrifiés faisaient à l’envi leur soumission. Bientôt, il a fallu en rabattre. L’armée boer, affaiblie un moment par ses défaites, mais nullement démoralisée, n’a pas tardé à reconnaître les positions anglaises et à en découvrir les points faibles. Avant de marcher plus au nord, il fallait que lord Roberts assurât ses communications avec le sud. Il est en plein pays ennemi, et ne peut pas y faire un pas sans emporter avec lui tout ce dont une armée a besoin pour vivre. Or, tout lui manque. Les Boers sont déjà sur ses communications, et viennent l’insulter jusqu’à quelques kilomètres de Blœmfontein. Son approvisionnement en eau est devenu des plus difficiles. Ses chevaux sont attaqués par une maladie qui les décime. Il est réduit à une immobilité qui coûte certainement à son ardeur, et arrête l’élan qu’il avait imprimé tout d’abord à ses troupes. La saison même devient un danger de plus ; les journées sont chaudes, les soirées et les nuits sont froides ; l’armée souffre de ces brusques variations de température contre lesquelles on n’a pas su la protéger suffisamment. On se demande si, à moins d’un effort vigoureux pour rétablir la sécu rite de ses communications, lord Roberts ne se trouvera pas bientôt enveloppé de commandos ennemis, et exposé à subir les privations les plus pénibles.

Nous avons dit que les Boers venaient quotidiennement le harceler jusque sous les murs de Blœmfontein. C’est dans une de ces expéditions, qui réussissent souvent, mais qui, naturellement, échouent aussi quelquefois, qu’a péri notre compatriote, le colonel de Villebois-Mareuil. Ceux de nos lecteurs qui ne le connaissaient pas comme militaire ont pu l’apprécier comme écrivain, et, pour ce motif, nous devons un double regret à sa mémoire. Il avait donné à cette Revue des travaux distingués qui témoignaient de la délicatesse de son esprit et de la pénétration de son jugement. Sous des formes élégantes, : le colonel de Villebois-Mareuil avait une âme ardente, généreuse, un peu romanesque. Nous ne savons quel motif l’avait amené à donner sa démission à un âge encore jeune, et alors qu’une longue et belle carrière militaire s’ouvrait devant lui. Peut-être voulait-il être plus libre de soutenir ses idées par la plume et par la parole. Mais il avait besoin d’activité ; un demi-repos ne lui convenait pas ; il n’attendait qu’une occasion de se jeter dans quelque parti héroïque, et il l’avait trouvée dans la guerre du Transvaal. Sa famille n’a connu sa résolution que lorsqu’elle était exécutée. Il avait pris ses mesures pour que, s’il succombait sur cette terre lointaine, il fût enterré là où il tomberait. Il ne cherchait nullement le bruit, et tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour se satisfaire lui-même. Nous ne doutons pas qu’avec ses connaissances militaires, il n’ait rendu aux Boers de grands services ; mais, en même temps que l’intelligence d’un chef, il avait le courage parfois imprudent d’un soldat, et se jetait au milieu du danger sans le mesurer. C’est ainsi qu’il est mort dans une embuscade, accablé sous le nombre, après s’être vaillamment défendu. Notre histoire est pleine de ces enfans perdus qui ont porté au loin le renom de notre race, et, lorsqu’un d’entre eux disparaît, victime de son dévouement, nous devons le saluer avec respect.

Il semble bien que l’Angleterre n’ait pas une confiance absolue dans l’action militaire de lord Roberts et de l’armée qu’il a conduite à Blœmfontein. Depuis quelques jours, le monde politique se préoccupe d’une diversion qu’elle se propose de faire au nord du Transvaal en utilisant le territoire portugais. Depuis l’origine de la guerre, et même longtemps avant, il avait été question de ces velléités britanniques sur certains points de l’Afrique orientale ; elles sont très anciennes. Il y a déjà de nombreuses années, elles s’étaient tournées du côté de la baie de Delagoa et de Lourenço-Marquez, et on n’a pas oublié l’arbitrage du maréchal de Mac-Mahon, qui, sollicité par les deux parties, a donné raison au Portugal et débouté l’Angleterre de ses prétentions. Mais, à ce moment, la politique impérialiste n’avait pas encore pris son essor ; M. Cecil Rhodes était obscur et ignoré ; les mines du Rand commençaient à peine d’être soupçonnées, et toutes ces circonstances rendaient pour l’Angleterre la résignation plus facile. A mesure qu’elles se sont modifiées, les appétits se sont réveillés et aiguisés. Les préoccupations anciennes ont repris une opportunité nouvelle, plus pressante même qu’autrefois, et c’est à cela qu’il faut rattacher certains projets politiques dont on a beaucoup parlé et dont quelques-uns ont été poussés assez loin, mais dont nous connaissons seulement l’existence, sans avoir pu préciser leur caractère exact. Ainsi tout le monde sait, car le fait a été publiquement avoué, qu’il existe, depuis 1898, une convention entre l’Allemagne et l’Angleterre, convention qui ne peut se rapporter qu’aux possessions portugaises de la côte de Mozambique, c’est-à-dire au bien d’autrui. On a dit — nous ne reproduisons ces bruits que sous réserves — que les deux cabinets de Londres et de Berlin avaient escompté les conséquences territoriales qu’on pourrait tirer un jour des besoins d’argent dont le Portugal éprouvait, à des intervalles assez réguliers, des crises douloureuses. De l’argent, soit, on lui en fournirait ; mais non pas sans lui demander des gages d’un caractère très réel, et d’une espèce facilement réalisable. Une fois établie, l’entente a été tenue secrète dans ses détails ; mais on s’est habitué à en tenir compte comme d’un des facteurs éventuels de la politique africaine. Si nous éprouvons quelque surprise, c’est qu’on ne se soit pas encore arrangé, de manière ou d’autre, pour brusquer les événemens. Le désir n’en a sans doute pas manqué, et peut-être même encore plus à Berlin qu’à Londres : seulement, par une bizarrerie tout à fait imprévue et qui a dérangé plus d’un calcul, le Portugal n’a pas eu besoin d’argent depuis 1898, et n’a fait aucun appel au crédit européen. Peut-être a-t-il flairé le danger et a-t-il su s’y soustraire. Quoi qu’il en soit, l’hypothèse qui avait servi de fondement à la convention anglo-allemande ne s’est pas encore réalisée.

On conservait l’espoir qu’elle ne manquerait pas de le faire à propos d’un procès pendant depuis une dizaine d’années devant le tribunal arbitral de Berne, et dans lequel le Portugal se trouvait en cause. Voici, en quelques mots, ce dont il s’agissait. En 1883, le gouvernement portugais avait donné à un Américain, le colonel Mac-Murdo, la concession d’un chemin de fer allant du port de Lourenço-Marquez à la frontière du Transvaal. Le colonel américain constitua une société, portugaise en droit, mais anglaise en fait. Les travaux de construction commencèrent en 1887. Dès avant cette date, le gouvernement du Transvaal s’était efforcé de faire annuler la concession. Il sentait fort bien l’inconvénient qu’il y avait pour lui à laisser tomber entre des mains britanniques la seule voie ferrée qui lui donnerait accès sur la mer, en dehors des territoires impériaux. Le gouvernement portugais ne resta pas insensible à l’action du Transvaal : c’est du moins ce que les Anglais prétendent, et ils voient dans ce qui s’est passé à ce sujet une preuve nouvelle de l’abominable « conspiration krugériste. » On donna à la compagnie concessionnaire, pour achever la construction de la ligne, un délai qui se trouva trop court, et à l’expiration duquel le chemin de fer commencé fat purement et simplement saisi. Le fait se passait au printemps de 1889. Bien entendu, les concessionnaires évincés firent tout le bruit possible, et nous avouons qu’ils en avaient quelque droit. Les États-Unis et l’Angleterre ne manquèrent pas de les soutenir. Celle-ci cherchait d’ailleurs, tout juste à cette époque, à réunir en faisceau contre l’infortuné Portugal un ensemble de griefs qui n’étaient pas tous aussi bien fondés que celui du colonel Mac-Murdo, et qui aboutirent à un ultimatum brutal dont le souvenir n’est pas perdu. L’Angleterre interdisait au Portugal de relier, de l’ouest à l’est de l’Afrique, ses possessions d’Angola et de Mozambique ; et, pour ne pas le laisser exposé à une tentation ultérieure de ce genre, elle lui prenait de ses possessions africaines tout ce qui était à sa convenance. La question du chemin de fer Mac-Murdo n’occupait qu’un rang secondaire dans la liste des revendications britanniques ; cependant elle n’y avait pas été omise, et elle fut réglée avec le reste. Il resta entendu que le Portugal paierait une indemnité aux concessionnaires dépossédés ; le chiffre devait en être fixé par voie d’arbitrage. Les arbitres de Berne ont mis une dizaine d’années à poursuivre très consciencieusement leur enquête pour déterminer le chiffre réellement dû. Ils pensaient sans doute qu’à mesure qu’on s’éloignait de l’origine de cette affaire, les passions premières s’apaiseraient ; mais, s’ils ont nourri cette espérance, ils se sont trompés. En dix ans, certaines passions s’apaisent en effet : par malheur, d’autres les remplacent et ne sont pas moins exigeantes. Lord Salisbury, interrogé récemment à la Chambre des lords sur les lenteurs du tribunal arbitral de Berne, a répondu qu’il les regrettait, mais qu’il ne dépendait pas de lui de les abréger. Au fond, l’impatience de l’Angleterre et des États-Unis était atténuée par cette considération qu’à l’indemnité à fixer viendraient s’ajouter les arrérages de l’intérêt à 5 p. 100 : l’argent du colonel Mac-Murdo et de ses associés n’avait pas rencontré un mauvais placement. C’est un fait psychologique assez généralement constaté qu’une créance en litige devant un tribunal s’accroît et prend des proportions de plus en plus vastes dans l’imagination de ses porteurs, de sorte que ceux-ci éprouvent presque toujours une déception lorsque le jugement intervient. La règle a trouvé son application dans le cas dont il s’agit.

Le tribunal arbitral de Berne a rendu sa sentence il y a une quinzaine de jours. Le Portugal a été condamné à payer, en dehors de 700 000 fr. déjà versés à titre d’acompte, une somme de 15 314 000 fr. ; plus, pour les intérêts, un supplément d’environ 8 422 700 francs. Le total s’élève à plus de 24 millions. C’est, comme on dit, un joli denier, et les intéressés auraient dû s’en montrer satisfaits. Mais ils avaient espéré bien davantage, et on assure que, lorsque le chiffre que nous venons d’indiquer a été télégraphié en Amérique, on y a cru d’abord qu’un zéro avait été oublié à la fin. Pendant plusieurs jours, la presse américaine et la presse anglaise ont maudit les juges de Berne avec une violence qui a dépassé toute mesure. En Amérique, l’irritation venait sans doute de la déconvenue éprouvée ; on avait cru sincèrement l’affaire meilleure. Mais, en Angleterre, il semble bien que l’intérêt des concessionnaires du chemin de fer Mac-Murdo n’a pas été la seule cause de cet accès de méchante humeur. Quoique sa situation financière ne soit pas des plus aisées, le Portugal a fait savoir tout de suite qu’il était en mesure de payer la somme due par lui, sans recourir à l’emprunt. Et, dans le cas contraire, il aurait probablement trouvé sur le marché européen une somme inférieure à 25 millions, sans avoir besoin d’engager ses territoires de Mozambique, ou même les droits de douane qui y sont perçus. En conséquence, l’hypothèse prévue par la convention anglo-allemande de 1898 n’était pas, encore cette fois, réalisée.

On en était là, lorsqu’un autre bruit s’est répandu subitement dans le monde politique, à savoir que l’Angleterre venait de s’entendre avec le Portugal pour le passage de ses troupes sur le chemin de fer qui va de Beïra à Umtalis, à la frontière septentrionale du Transvaal : nouvelle combinaison en vue d’atteindre plus rapidement au résultat poursuivi. Il en est résulté une émotion très vive sur tout le continent européen, émotion qui s’est manifestée particulièrement en Russie et en Allemagne. En France, un député a demandé à M. le ministre des Affaires étrangères de répondre à une question qu’il se proposait de lui poser à ce sujet ; M. Delcassé s’y est refusé, après que le Conseil des ministres en a eu délibéré. Il s’est contenté de dire à la Chambre que la France avait promis sa neutralité, mais qu’elle ne pouvait pas garantir celle des autres. Rien n’est plus certain ; seulement le Transvaal, déjà si abandonné, l’est encore un peu plus. Nous avons toujours douté d’une intervention des puissances, même sous la forme la plus amicale, entre l’Angleterre et le Transvaal, et nous y croyons aujourd’hui moins que jamais. Il fut un temps, peut-être, où l’Allemagne aurait été tentée de prendre une initiative dans ce sens ; mais, depuis, elle en est bien revenue ! L’empereur Guillaume, lorsqu’il a conclu avec l’Angleterre l’arrangement de 1898, s’est à peu près lié les mains vis-à-vis d’elle. On n’a pas oublié la visite récente qu’il a faite à sa grand’mère, la reine Victoria, visite toute familiale, a-t-on dit, mais à laquelle la présence de M. le comte de Bulow et ses conversations avec lord Salisbury et M. Chamberlain ont pourtant donné une physionomie un peu différente. L’empereur Guillaume ne serait sans doute pas fâché que la France et la Russie s’engageassent dans une voie où elles soulèveraient contre elles le mécontentement de l’Angleterre ; mais, quant à lui, il s’abstient prudemment d’y faire un pas, se contentant d’engager les autres à se montrer moins timorés. C’est une chose qu’il voudrait bien voir, — suave mari magno..., — à la condition de ne pas y participer. Toutefois les journaux allemands, aussitôt que l’arrangement anglo-portugais a été connu, ont jeté feu et flammes, et ils ont même, à la manière germanique, publié sur la matière de très savantes consultations de jurisconsultes. Ils ont parlé aussi, sans doute parce qu’on leur avait promis de la leur communiquer, de divulguer la convention anglo-allemande de 1898. Combien nous serions curieux de la lire ! Mais nous craignons que cette promesse ou cette menace ne soit pas suivie du moindre effet. Il est sûr que ladite convention perd de son intérêt pour l’Angleterre, si celle-ci a un autre moyen de disposer du territoire portugais et des voies de communication, soit fluviales, soit terrestres, qui lui offriraient sur ce territoire, en ce moment surtout, de si grandes commodités. Elle invoque, paraît-il, l’article 12 d’une convention du 11 juin 1891, qu’elle a passée avec le Portugal. En voici le texte : « La navigation du Zambèze et du Chiré, sans excepter aucune de leurs branches et de leurs embouchures, sera ouverte aux bâtimens de toutes les nations. Le gouvernement portugais s’engage à permettre et à faciliter le transit de toutes personnes et des marchandises de toute espèce par les cours d’eau du Zambèze, du Chiré, du Pongwé, du Bonsi, du Limpopo et du Sabi, et de leurs tributaires, et aussi sur les voies de terre qui servent de moyens de communication là où ces cours d’eau ne sont pas navigables. » Les passages que nous écrivons en italiques sont ceux sur lesquels s’appuie la prétention du cabinet de Londres, prétention inadmissible s’il n’y a pas d’autre arrangement tenu secret entre l’Angleterre et le Portugal. Il est évident, en effet, — et cela résulte plus clairement encore de l’ensemble de la convention de 1891, — que le caractère de cette pièce est exclusivement commercial, et que c’est par un véritable abus des mots que par : « toutes personnes, » on peut entendre des hommes armés, et par : a marchandises de toutes sortes, » des canons, des munitions, des vivres militaires, etc. Que la convention de 1891 ne s’applique pas au cas actuel, rien n’est moins douteux. Mais quoi ! l’Angleterre est forte, le Portugal est faible : est-ce que cela ne suffit pas ? Le Portugal est-il en situation de résister à ce qu’on exige de lui ? Peut-il même y songer, s’il n’est soutenu par personne, et par qui le serait-il ? On dira sans doute qu’en cédant aux exigences britanniques il sort de la neutralité qu’il avait observée jusqu’ici. Il prend parti pour l’Angleterre contre le Transvaal. Mais que risque-t-il ? Le Transvaal est trop occupé à se défendre pour exercer des représailles, tandis que l’Angleterre, si elle rencontrait la résistance portugaise, la briserait en quelques heures. Le Portugal cesse d’être neutre dans la guerre ; il peut être assimilé à un belligérant ; mais qui lui en ferait un crime, puisque personne ne l’aide et que, abandonné au tête à tête avec l’Angleterre, il se rappelle avoir mesuré, il y a dix ans, le poids de ses ultimatums ? On disait, il y a trente ans, qu’il n’y avait plus d’Europe ; aujourd’hui il n’y a même plus de droit des gens. Il n’y a dans le monde d’autre droit que celui du plus fort, et nous voyons comment il s’exerce. Tel est le progrès qu’en cette fin du XIXe siècle les philosophes politiques peuvent enregistrer.

Au point de vue militaire, la situation du Transvaal sera fort modifiée si un corps d’armée anglais apparaît sur sa frontière septentrionale, ou même peut seulement la contourner, et gagner la Rhodésia. Cette frontière est aujourd’hui dégarnie ; toutes les forces boers sont concentrées entre Pretoria et Blœmfontein, et autour de cette dernière ville. Une diversion, pour peu qu’elle soit sérieuse, bouleversera une fois de plus l’échiquier de la guerre. Les Boers seront obligés d’envoyer des détachemens au nord pour se protéger contre le général Carrington, et ils s’affaibliront dans la même proportion au sud contre le maréchal Roberts. Quelle que soit leur vaillance, comment pourraient-ils faire front de deux côtés à la fois ? Cette guerre aura donné au monde des spectacles bien inattendus : mais le plus inattendu peut-être est celui de la Grande-Bretagne foulant aux pieds le petit Portugal pour atteindre le petit Transvaal, invoquant une convention commerciale pour en faire une convention militaire, et marchant à son but avec la conviction, justifiée par l’événement, que nul ne songera à l’arrêter, ou, ce qui est pire encore, que, s’il y songe, il ne l’osera pas.


Une chose non moins imprévue, mais d’un caractère très différent, est la solution que vient d’avoir la crise italienne. Elle n’est sans doute que provisoire. Il serait surprenant que l’opposition, après l’immense avantage qu’elle vient d’obtenir, en restât là et ne poussât pas plus loin ses revendications. Elle connaît aujourd’hui un moyen sûr de les faire prévaloir. On a lu l’article que, dans un de nos derniers numéros, publiait M. Alcide Ebray sur les divers projets de loi que le gouvernement italien a présentés il y a déjà près de deux ans, et qu’il n’a pas cessé depuis de déclarer absolument nécessaires, indispensables, pour servir de garantie au rétablissement de l’ordre. L’étaient-ils ou. ne l’étaient-ils pas ? S’ils l’étaient, il fallait les maintenir avec la dernière énergie ; s’ils ne l’étaient pas, ce n’était pas la peine d’agiter le pays pendant si longtemps et de prolonger une crise qui a tenu toute sa vie politique en suspens, pour arriver à en faire l’aveu public. Aveu d’erreur, ou d’impuissance ? Que ce soit l’un ou l’autre, le gouvernement s’est placé dans la situation la plus fausse et son autorité morale en est incontestablement diminuée.

Après les scènes de désordre qui se sont produites à la Chambre des députés, il a retiré le décret-loi qui a fait couler tant d’encre et proférer tant de paroles. Puisqu’il devait en venir là, il aurait mieux fait de le faire tout de suite. Il a obtenu à la vérité une réforme du règlement de la Chambre des députés ; mais c’est se contenter de bien peu, quand on avait annoncé et poursuivi avec passion la réforme de toute la législation existante en matière de presse et de réunions publiques. Si une réforme du règlement suffisait, pourquoi ne l’avoir pas dès le premier jour reconnu ? Peut-être l’opposition n’y aurait-elle pas fait la résistance furieuse qu’on n’a vaincue que par des procédés irréguliers ; peut-être les scènes déplorables qui ont failli déshonorer, en Italie, le régime parlementaire auraient-elles été évitées. Et cela aurait mieux valu pour tout le monde. Aujourd’hui, tout le monde est mécontent. On conçoit que les amis du ministère le soient plus particulièrement. Voilà donc à quoi devait aboutir l’immense effort qu’on leur a imposé ! Le décret-loi a été retiré. Mais l’opposition, qui devrait, au contraire, être satisfaite et qui l’est sans doute au fond de l’âme, se garde bien de le manifester. D’abord sa victoire lui cause une telle surprise qu’elle n’en est pas encore bien sûre, et qu’elle hésite à y croire. Elle se demande s’il n’y a pas eu, de la part du général Pelloux, une simple ruse de guerre, une manœuvre habile pour éviter, pendant les vacances parlementaires, l’agitation qui se préparait, sauf à reprendre plus tard ses projets de loi lorsque le parlement se réunira de nouveau. Il aurait ainsi enlevé à l’opposition les moyens dont elle comptait se servir, et dont elle se servait déjà pour soulever les colères, troubler les esprits et demander la révision du pacte constitutionnel lui-même. Les vacances seraient devenues une trêve, et peut-être en serait-il résulté un apaisement dont les partis extrêmes ne veulent à aucun prix. Loin de désarmer, ils annoncent la volonté plus obstinée que jamais de maintenir les passions en haleine car on ignore ce qui arrivera à la rentrée des Chambres, et il faut être prêt à tout. Qui sait si le ministère et le président, forts du règlement dont ce dernier va dorénavant se trouver armé, ne feront pas voter toutes les lois qu’ils voudront, en en étouffant le débat, en expulsant les orateurs, en tenant l’assemblée sous une sorte de terreur ? Ce n’est pas que le nouveau règlement soit bien farouche ; il ressemble en somme à celui qui, chez nous, ne paraît pas avoir porté jusqu’ici une atteinte appréciable à la liberté de la parole ; mais on est encore plus ardent et plus bruyant à Montecitorio qu’au Palais-Bourbon, et nous ne conseillerions pas au ministère italien de faire à la discussion de ses projets de loi répressifs la première application d’un règlement voté grâce à une espèce de coup d’État parlementaire. Ce serait remettre le feu aux poudres, et ni le règlement, ni les projets de loi n’en tireraient grand profit. L’opposition dirait bien haut que, si elle ne s’y est pas laissé tromper elle-même, on a voulu tromper le pays par le retrait simulé des projets de loi ; et cette attitude du gouvernement serait, en effet, peu propre à relever son prestige entamé.

En somme, le ministère a cédé. Lorsqu’on cède, il faut s’arranger pour avoir au moins le bénéfice de la concession qu’on a faite. Quant à l’opposition, si elle voulait nous en croire, elle aurait un moyen très simple de prouver qu’elle avait raison, et que les lois présentées par le gouvernement ne répondaient à aucune nécessité véritable : ce serait de s’employer elle-même à faire régner l’ordre dans le pays. Mais, pour cela, il faudrait le faire régner d’abord dans les esprits. Il est clair que, si, ce qu’à Dieu ne plaise ! quelque nouvelle émeute comme celle de Milan venait à ensanglanter les rues, le gouvernement deviendrait très fort pour présenter de nouveau et pour faire voter alors les lois qu’il a retirées. Mais, si le pays reste calme, comme il l’est d’ailleurs en ce moment, c’est l’opposition qui deviendra très forte pour démontrer que ces lois étaient inutiles et qu’elle a bien fait de les combattre, — par tous les moyens.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.