Chronique de la quinzaine - 31 mars 1876

Chronique n° 1055
31 mars 1876


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1876.

Peu à peu, par degrés, cette grande machine de l’organisation constitutionnelle de la France prend son équilibre et commence à s’ébranler. Elle n’en est pas encore sans doute à fonctionner avec la simple et forte régularité des pouvoirs dès longtemps établis : ce n’est peut-être pas même sans quelque embarras et sans un certain effort qu’elle se met en mouvement ; avais enfin, si la machine n’est pas encore bien lancée, elle est à peu près en marche.

Le sénat s’est constitué et il n’a pas eu de peine à trouver le meilleur président : il a choisi M. le duc d’Audiffret-Pasquier ; qui a dû à une élection exceptionnelle d’être le premier sénateur inamovible de la nouvelle république française. La chambre des députés, elle aussi, avait en se constituant son candidat naturel, M. Jules Grévy, qu’au vote à peu près unanime a fait président. M. le maréchal de Mac-Mahon, de son côté, est allé reprendre sa résidence à Versailles, et les trois présidens ont échangé les visites d’étiquette, ils ont fait officiellement connaissance : c’est la première entrevue des pouvoirs constitués. Le ministère, à son tour, a inauguré sa carrière en allant porter aux deux chambres les déclarations qui résument sa politique, la politique de la situation nouvelle, et M. le ministre de l’antérieur, une fois nommé sénateur, a pu se mettre à son travail d’épuration ou de révision administrative par l’élimination ou le déplacement d’un certain nombre de préfets. Les partis eux-mêmes enfin, après un moment de confusion, ont commencé à se reconnaître et à se grouper. Le centre gauche s’est constitué, la gauche s’est constituée ; l’extrême gauche, qui s’appelle aussi l’union républicaine, a seule décidé jusqu’ici qu’elle ne se constituerait pas, qu’elle ne formerait pas un groupe distinct. M. Gambetta rêve toujours les « réunions plénières, » la fusion de toutes les fractions de la majorité dans un grand amalgame dont il doit prendre le commandement, et il ne s’aperçoit pas que sa diplomatie commence à s’user, que, si tous ces députés nouveaux qui arrivent à la vie parlementaire sont encore incertains et inexpérimentés, la plupart répugnent par instinct à des campagnes aventureuses dont on ne leur dit pas le secret. À tout cela que manque-t-il donc ? Il manque à ces chambres et à la majorité qu’elles représentent, au gouvernement appelé à tout concilier, à ces partis qui cherchent leur voie, d’entrer plus résolument et plus pratiquement dans leur rôle. Ils ont besoin de presser un peu la marche, de franchir les préliminaires embarrassés d’une époque nouvelle, d’en finir avec toutes ces vérifications de pouvoirs où l’on se perd, avec les propositions inutiles et les motions agitatrices, avec ce qui ne sert à rien comme avec ce qui pourrait tout compromettre.

C’est là aujourd’hui la situation. En vérité, on perd du temps à Versailles, on s’abandonne un peu trop à ce sentiment de complaisance que les majorités ont souvent pour elles-mêmes, et au lieu de se hâter de mettre en pleine activité un régime qui est à peine en marche, on le ralentit par toute sorte de diversions inutiles ou dangereuses.

La diversion inutile, même quelquefois assez puérile, c’est cette vérification de pouvoirs qui devrait être déjà expédiée et que la chambre des députés prolonge indéfiniment, au risque de se fatiguer elle-même en fatiguant pour sûr le public. Le sénat a procédé plus lestement ; il ne s’est pas trop arrêté à des incidens plus ou moins étranges, à des détails plus ou moins vifs qui disparaissent dans le tourbillon de la lutte électorale. Depuis trois semaines, la chambre des députés, quant à elle, se livre, avec un mélange de rigorisme consciencieux et de partialité presque naïve, à une perquisition acharnée et minutieuse sur les derniers scrutins. Elle a fait son lot d’élections contestées et réservées ; maintenant elle invalide ou ordonne des enquêtes, et si ce système est suivi jusqu’au bout, il y aura un peu partout, du nord au midi, des élections cassées ou ajournées jusqu’à plus ample information parlementaire. La majorité républicaine de la chambre des députés croit sans doute exercer un droit et obéir à un sentiment de justice supérieure ; elle ne voit pas que, si les invalidations et les enquêtes sont une garantie extrême pour les assemblées, elles ne doivent pas devenir une arme de parti et paraître servir à frapper des adversaires. La majorité ne s’aperçoit pas en outre que, par la manière dont elle procède aujourd’hui, elle glisse à chaque instant dans l’arbitraire le plus complet. Pourquoi en effet annuler certaines élections plutôt que d’autres qui se sont accomplies dans des conditions identiques ? Pourquoi y a-t-il une enquête dans un arrondissement et non dans d’autres arrondissemens où les mêmes faits se sont produits ? Qu’on se montre rigoureux là où l’on trouve des falsifications évidentes du scrutin, des atteintes constatées à la liberté électorale, des violences, des actes de corruption et de vénalité, rien de mieux. En dehors de cela, est-ce qu’il suffit, pour faire le procès d’une élection, de ramasser tous les commérages qui ont couru dans une circonscription, tous les faux bruits, les vivacités ou les iniquités de polémique, les certificats qui ne manquent jamais et les plaintes d’un candidat vaincu ? Est-ce qu’il suffit même de montrer que des maires, des préfets et des sous-préfets ont témoigné une préférence ou une opinion, pour crier aussitôt à la candidature officielle et pour casser une élection ? Franchement, c’est la première fois qu’une assemblée procède avec cette désinvolture, avec ce parti-pris d’invalidation. Les enquêtes, en paraissant moins violentes, ne valent guère mieux. Elles risquent d’être inefficaces ou d’engager la chambre dans une voie vraiment assez périlleuse ; elles n’aboutiront à rien ou elles peuvent dépasser le but.

Une enquête sur des faits exceptionnels et précis constituant une altération grave du suffrage universel, — bien ; une enquête sur des opinions, sur des influences, sur des accusations réciproques de candidats opposés, sur les rapports d’un préfet avec les maires, d’un évêque avec ses prêtres, — à quoi cela conduira-t-il ? Veut-on constater que M. le comte de Mun a été à Pontivy le candidat clérical par excellence, le chevalier du Syllabus, le protégé de M. l’évêque de Vannes, à l’exclusion de son concurrent, un ecclésiastique bonapartiste ? L’élu de Pontivy l’avoue lui-même sans subterfuge, avec une candeur audacieuse d’apôtre égaré dans un parlement, et on ne découvrira rien de plus extrême que ce qu’il dit tout haut. Si on est réduit à confirmer son élection, après des interrogatoires et des rapports dénués de sanction, on sera bien avancé ; si on l’invalide, on n’empêchera pas l’arrondissement de Pontivy de le réélire. Est-ce l’influence, l’intervention du clergé qu’on se propose de poursuivre et d’atteindre à Pontivy, comme on veut atteindre le bonapartisme ailleurs ? Il faut savoir ce qu’on fait avant d’aller plus loin. Le cléricalisme est un danger, le bonapartisme est un autre danger ; mais ce n’est pas avec des invalidations et des enquêtes qu’on peut les combattre efficacement aujourd’hui. On ne les contiendra que par une bonne politique, libérale dans sa direction en même temps que rassurante pour tous les intérêts conservateurs, offrant au pays la garantie d’un régime régulier et fait pour durer. Tout le reste ressemble à une vaine représaille de parti, à un abus de la victoire, à un procès de tendance.

Les républicains ne réfléchissent pas qu’ils forgent des armes qui pourraient bien, un jour ou l’autre, être tournées contre eux, et ce qu’il y a de curieux, ce qui est la partie assez plaisante de ces premiers débats parlementaires, c’est cette sorte d’ingénuité inconsciente avec laquelle la présente majorité s’attribue, à l’égard des élections, un droit de haute et basse justice, — qu’elle n’applique naturellement qu’à ses adversaires. Bien entendu en effet, les élections républicaines n’ont rien à voir avec les enquêtes ; elles sont pures de toute intrigue, de tout abus d’influence ! Les républicains ne savent pas ce que c’est que tromper et capter le suffrage universel ! Ils ne travestissent jamais les opinions de leurs adversaires ! La « gauche millionnaire, » puisqu’il y a une gauche millionnaire, selon un éminent républicain, cette gauche ne sait pas se servir de l’argent dans les élections ! En bien ! soit, c’est convenu, les républicains sont la vertu, l’innocence même dans les élections comme dans le reste. Tout ce qu’on peut leur demander, c’est de ne pas se montrer des vertueux trop farouches, s’ils ne veulent pas être l’amusement de la galerie, et d’en unir au plus vite avec une vérification de pouvoirs où ils dépensent en rapports et en débats souvent puérils un temps qui pourrait être mieux employé.

La diversion dangereuse du moment, c’est cette question de l’amnistie qui a fait définitivement son entrée dans l’enceinte parlementaire sous la protection de M. Victor Hugo au sénat, de M. Raspail à la chambre des députés, et à laquelle M. le garde des sceaux, M. le ministre de l’intérieur, ont résolument répondu par une demande d’urgence. Chose curieuse ! depuis que la question a fait officiellement son apparition et que l’urgence a été réclamée par le gouvernement, voilà tous les promoteurs de l’amnistie qui sont en campagne, qui épuisent toutes les subtilités de la tactique pour atermoyer, pour éluder l’urgence. Ils ont fait ce qu’ils ont pu pour ajourner d’abord la nomination des commissions parlementaires ; aujourd’hui ces commissions sont nommées au sénat comme à l’autre chambre, et ils éludent encore. Ils sont affamés de documens ; ils ont besoin de lire les rapports de la dernière assemblée sur l’insurrection du 13 mars, le rapport de M. le général Appert sur les opérations de la justice militaire, le rapport de M. Martel sur les travaux de la commission des grâces. Ils éprouvent le besoin de consulter, d’interroger, d’être éclairés, ils font appel à la circonspection, à la réflexion. Ils n’étaient donc pas éclairés, ils ne savaient ce qu’ils faisaient lorsqu’ils prenaient l’initiative des propositions d’amnistie ! Ou bien ils ont une autre raison : ils espèrent, en gagnant du temps, faire passer par quelque subterfuge, par un vote arraché à la lassitude ou à l’inexpérience d’une assemblée, une mesure dont ils se sont fait une arme dans les élections et dont ils sont embarrassés aujourd’hui, Les radicaux, qui ont mis sur leur drapeau le mot d’amnistie, jouent là en vérité un singulier rôle ; ils ne s’aperçoivent pas qu’ils jouent avec une situation douloureuse dans un vulgaire intérêt de parti, et qu’ils rabaissent jusqu’à l’intrigue parlementaire la dignité même de l’acte qu’ils proposent.

Lorsqu’une amnistie comme celle qu’on met en avant devient possible, est-ce qu’il y a tant de documens à compulser, tant de chiffres à supputer ? La vérité est qu’aujourd’hui c’est là une question qui ne peut plus être ni éludée ni ajournée, et qui ne peut avoir qu’une solution. Si la commune avait été une insurrection comme bien d’autres insurrections qui ont malheureusement plus d’une fois ensanglanté Paris et la France, si elle avait été simplement une sédition politique ou même sociale comme la sédition de juin 1848, on pourrait voir encore ; mais la commune de 1871 a eu cela d’exceptionnellement criminel, qu’elle a été un acte de trahison nationale, un déchirement de la patrie commune devant l’ennemi, et lorsqu’on se donnant l’air de plaider la cause de la population parisienne on invoque les circonstances atténuantes, les ressentimens du siège, les surexcitations mentales causées par les souffrances, c’est un vain subterfuge : il ne s’agit pas de la population parisienne qui a été la première victime, il s’agit, on le sait bien, de ceux qui ont abusé de Paris en fondant leur domination criminelle sur un égarement momentané, qui ont assassiné, incendié, qui ont exposé la France à rester spectatrice désarmée de l’entrée des Prussiens dans Paris, si les Prussiens l’avaient voulu. Ce sont là les vrais coupables, ceux que la justice a frappés et qu’aucune amnistie ne peut relever de la condamnation qui les a justement frappés.

Que parle-t-on de la nécessité ou de la convenance d’un acte d’oubli qui aurait la portée d’effacer ces faits encore si récens ? On n’effacera pas du même coup les traces et les conséquences d’un tel attentat, on ne pourra pas effacer de sitôt tout ce qui est écrit sur les ruines accumulées dans Paris, et, dans la situation faite à la France, ce serait comprendre étrangement le patriotisme, le devoir national, de montrer qu’on peut mettre le pays en péril, donner des armes à l’étranger, provoquer une aggravation d’invasion, et en être quitte pour quelques années d’expiation. Il n’y aurait plus qu’à « effacer le fait ! » Et quel moment choisit-on pour réclamer cet acte d’oubli ? On vient de le voir, c’est le moment où ces coupables qu’on veut amnistier viennent de célébrer à Berne, à Lausanne, à Londres, l’anniversaire de l’insurrection du 18 mars. Ils n’oublient rien, quant à eux, ils prennent soin de se remettre dans la mémoire de la France en revendiquant la responsabilité de leurs exploits, en regrettant de n’avoir pas mieux fait, et en proférant des menaces nouvelles. Voilà les collaborateurs que M. Victor Hugo, M. Raspail et leurs amis sont assurés de trouver dans cette œuvre d’apaisement dont l’amnistie serait, à ce qu’ils prétendent, le symbole ! Ce n’est point sans doute pour le moment une amnistie de ce genre qui a des chances. La plus grande partie de la gauche ne l’accepterait pas ainsi comprise ; les commissions du sénat et de la chambre des députés la repoussent, le gouvernement s’est prononcé sans hésitation contre un acte semblable. Que reste-t-il donc de l’avis de tous ceux qui, sans vouloir effacer des faits comme ceux de 1871, n’excluent point assurément de la politique l’humanité et la clémence ? Il reste ce qui est écrit dans la constitution, le droit de grâce qui appartient à M. le président de la république et qui peut s’exercer selon les circonstances à l’égard des moins coupables ou des moins responsables. Jusqu’à quel point pourrait-on associer non pas à l’exercice de ce droit, mais à la préparation des grâces, une commission nouvelle prise dans le parlement ? Ce n’est plus qu’une affaire de détail. Il resterait toujours à examiner si ce ne serait pas compliquer gratuitement, inutilement, une situation où tous les esprits sensés semblent avoir la même opinion, et s’il n’y aurait pas pour les chambres plus de dignité à rester dans leur sphère en laissant le pouvoir exécutif accomplir librement une œuvre qui, à vrai dire, n’a jamais été interrompue ; mais ce qu’il y a d’essentiel avant tout, c’est d’en finir avec tous ces subterfuges de tactique et ces atermoiemens, dont l’unique effet est de laisser subsister une question ingrate qui pèse sur le pays, qui embarrasse les partis eux-mêmes et qui semble arrêter les chambres au seuil de leurs véritables travaux.

Est-ce donc que les questions sérieuses, intéressantes et pratiques manquent aujourd’hui ? Est-il nécessaire, sans parler de l’amnistie, de multiplier ces propositions qui ressemblent à une efflorescence de l’initiative individuelle ? Les affaires sérieuses ne manquent certes pas. M. le ministre de la guerre vient de soumettre aux chambres deux lois qui font partie de notre réorganisation militaire, qui touchent à l’administration de l’armée et au service d’état-major. C’est un travail un peu plus important pour le pays que toutes ces motions radicales qui se succèdent. M. le ministre des finances, de son côté, a récemment porté au parlement le prochain budget, et M. Léon Say a la bonne fortune d’offrir aux nouveaux représentants de la France une œuvre aussi simple que rassurante, un budget équilibré. 2 milliards 672 millions de recettes, — 2 milliards 667 millions de dépenses ! Ajoutez à ceci le contingent départemental et communal, ce sera un ensemble de 3 milliards 56 millions ! L’équilibre est atteint sans taxes nouvelles, et il repose sur des données assez certaines pour qu’il n’y ait point de mécompte à craindre, à la condition toutefois qu’on ne cédera pas à la fantaisie de supprimer des impôts ou d’agiter le pays. Voilà ce que M. le ministre des finances offre aux chambres ! M. le ministre de l’instruction publique arrive à son tour avec ses propositions : il vient de présenter une réforme des articles de la loi sur la liberté de l’enseignement supérieur qui ont trait à la collation des grades. La loi subsiste tout entière, le droit seul de conférer les grades est rendu à l’état : ce droit, le dernier ministre de l’instruction publique l’avait abandonné au profit d’un jury mixte, M. Waddington le revendique justement tout entier pour l’état. Voilà des propositions assez sérieuses pour effacer toutes les motions individuelles dangereuses, inopportunes ou futiles, et, à vrai dire, c’est au gouvernement de ne pas se laisser devancer, de mettre un peu d’ordre dans la confusion parlementaire. Il a exposé sa politique, c’est à lui maintenant d’en diriger l’application et de faire sa majorité, s’il ne veut pas que cette majorité lui soit disputée par d’autres influences et lui échappe. Il a joué un peu jusqu’ici un rôle d’observation, le moment de l’action est venu pour lui : la France, comme la majorité des chambres, ne demande pas mieux que de se sentir rassurée, gouvernée et conduite.

L’Italie est aujourd’hui tout entière à une crise qui est peut-être plus qu’une crise ministérielle, quoiqu’elle se borne pour le moment à la chute d’un cabinet abandonné par la majorité et à l’avènement d’un cabinet nouveau. Le ministère Minghetti, qui était depuis trois ans au pouvoir, vient de tomber, et il est remplacé par un ministère de la gauche. Lorsque le parlement s’est réuni à Rome, il y a quelques jours, lorsque le roi Victor-Emmanuel a ouvert cette session nouvelle en annonçant que l’Italie allait enfin ton char prochainement à l’équilibre du budget, il y avait déjà des symptômes menaçans. Si le ministère n’avait eu à se défendre que contre la gauche, il n’aurait pas eu de peine à maintenir sa position, à rester maître du terrain ; mais les premières opérations de la chambre élective ne pouvaient guère laisser d’illusion ; elles révélaient, en même temps que la dislocation de l’ancienne majorité, l’existence d’une coalition qui changeait toutes les conditions parlementaires : à l’opposition ordinaire, à la gauche proprement dite, se joignaient des auxiliaires inattendus, les députés toscans avec M. Peruzzi, une fraction du centre avec M. Correnti, un certain nombre de Vénitiens mécontens. C’était plus qu’il n’en fallait pour déplacer la majorité. Les dissidens ne voulaient pas sans doute se séparer du gouvernement sur des questions de politique générale ou d’ordre public, ils ne liaient point précisément partie avec la gauche ; seulement ils ne cachaient pas l’intention de résister désormais au cabinet, ils commençaient les hostilités en se réservant leur liberté d’action. Les causes de cette sécession peuvent être fort diverses. Quelques-uns se sont plaints de la dureté dans la perception de certains impôts. L’accusation la plus grave dirigée contre le ministère était celle de dévier de la ligne libérale, de pousser l’esprit de centralisation à outrance, et les dissidens voyaient surtout un signe de cette tendance, dans la proposition de livrer à l’exploitation de l’état les chemins de fer de la Haute-Italie comme les chemins de fer méridionaux récemment rachetés. C’était là le grand grief, le point délicat entre le ministère et les dissidens comme M. Peruzzi, qui se trouvait en ce moment retenu à Florence par un deuil de famille, par la perte de sa mère, mais dont M. Minghetti n’ignorait pas les dispositions.

Quand les choses en sont là, ce n’est plus qu’une affaire de jours ou d’occasion, et comme il arrive souvent, on n’a pas attendu la question essentielle ; on n’a pas même voulu tenir compte de l’habile et brillant exposé financier fait par M. Minghetti. La scission a éclaté dans une escarmouche à propos d’une interpellation d’un député de la gauche, M. Morana, sur l’impôt de la mouture. M. Minghetti a vainement demandé qu’on suspendît le vote sur cette interpellation, qu’on ajournât la question ministérielle au grand débat sur les chemins de fer ; il n’a point réussi, il a été vaincu dans une échauffourée de scrutin par l’alliance de la gauche et des dissidens. Le ministère Minghetti a disparu ainsi presque obscurément après avoir passé au pouvoir trois années, qu’il a certes employées avec fruit pour l’Italie : c’est lui qui a négocié cette réconciliation définitive avec L’Autriche qui s’est réalisée par l’entrevue de l’empereur François-Joseph et du roi Victor-Emmanuel à Venise. Tous ses efforts ont été pour la paix, pour l’indépendance italienne, même vis-à-vis des prépotens du jour, et dans ses rapports avec la France l’habile ministre qui a longtemps dirigé les affaires étrangères à Rome, M. Visconti-Venosfta, a montré ce que peut un esprit élevé et sympathique dans des circonstances parfois délicates. M. Minghetti, qui est le plus aimable et le plus optimiste des présidens du conseil, a pu dire, sans trop de complaisance pour lui-même et pour ses collègues, qu’en descendant du pouvoir il laissait du moins une bonne situation diplomatique et une bonne situation financière.

Qu’arrivera-t-il maintenant ? Ce qu’il y a de grave ou de caractéristique, c’est que pour la première fois le parti libéral modéré, qui a eu presque invariablement depuis quinze ans, depuis la constitution de l’Italie, la direction des affaires, s’éclipse complètement, le pouvoir paisse brusquement à l’opposition, même à une opposition assez avancée. S’il y a eu des négociations pour former un cabinet mixte ou de coalition avec les dissidens qui ont aidé à renverser le dernier ministère, ces négociations ont échoué. D’ailleurs, se fût-on prêté à des transactions personnelles, il n’en serait jamais résulté qu’une combinaison sans cohésion et sans efficacité. Les dissidens restent donc en dehors de tout, et c’est la gauche seule, la gauche pure et simple qui triomphe. Le nouveau cabinet s’est formé avec M. Depretis, le chef reconnu de l’opposition depuis la mort de Rattazzi, avec M. Nicotera, un ancien agitateur républicain rallié à la monarchie constitutionnelle, avec M. Mancini, un avocat napolitain, promoteur plus éloquent que précis de théories humanitaires, avec M. Melegari, qui passe de la légation de Berne aux relations extérieures, avec M. Zanardelli, un Vénitien nouveau-venu aux affaires. Le danger pour ce ministère, particulièrement pour M. Depretis ; qui est un vieux parlementaire piémontais, c’est d’arriver au pouvoir moins par un mouvement réel d’opinion que par une sorte d’accident, et de paraître représenter une politique qui n’aurait rien d’absolument rassurant si elle devait être un vrai programme. Il est certain que depuis quelques années la gauche s’est signalée par ses bruyantes préférences pour une intimité de l’Italie avec l’Allemagne, par ses déclamations sur les impôts, sur les tendances réactionnaires des modérés, sur les connivences cléricales du dernier cabinet. Le nouveau ministère ne se propose pas sans doute de faire de la politique avec ces déclamations. Le programme que M. Depretis vient d’exposer devant les chambres promet une réforme électorale, l’amélioration du système d’impôts, l’instruction obligatoire, un projet sur le Tibre, le règlement de la question des chemins de fer, une politique ecclésiastique plus accentuée. Après cela, M. Depretis se hâte de déclarer que le gouvernement ne doit pas être un parti, qu’il acceptera le concours de tous ceux qui voudront l’aider.

Le fait est qu’une expérience assez nouvelle et assez curieuse commence aujourd’hui pour l’Italie. Les ministères de la gauche qui se sont formés quelquefois, par accident, sous la présidence de Rattazzi n’ont pas eu une longue durée et ont toujours assez mal fini. Celui qui vient de naître sera-t-il plus heureux ? Les propositions qu’il annonce n’auront-elles pas pour effet de reconstituer l’ancienne majorité de libéralisme modéré, vers laquelle reviendront par la force des choses les dissidens qui viennent de se séparer momentanément ? Le danger peut n’être pas immédiat. On laissera à la gauche le temps de montrer ce qu’elle est au pouvoir et de commettre des fautes. L’ancienne majorité, si désorganisée qu’elle ait été par les derniers incidens, n’existe pas moins dans de parlement ; elle peut se rallier, surtout si on lui offre une occasion favorable. Le cabinet dissoudra la chambre, dit-on ; c’est possible, si le roi se prête jusqu’au bout à une épreuve qui pourrait compromettre par des agitations nouvelles ce qui a été si laborieusement conquis par la modération. La question est toujours de savoir quelle force définitive aura un ministère qui, à un moment donné, peut trouver devant lui des hommes comme M. Minghetti, M. Sella, M. Lanza, M. Ricasoli, M. Peruzzi, M. Visconiti-Venosta, M. Bonghi, tous ceux qui ont marqué au premier rang dans les crises de l’Italie renaissante.

L’Espagne, quant à elle, vient à peine d’échapper à la guerre civile, et elle est encore tout entière aux fêtes de la paix qu’on s’est hâté de célébrer. Le jeune roi Alphonse XII est entré à Madrid à la tête de 25,000 hommes de son armée, escorté par les généraux qui se sont signalés dans la dernière guerre contre les carlistes : Quesada, Martinez Campos, Morionès, Loma. Évidemment les ovations qui ont accompagné le jeune souverain, les chefs militaires et l’armée, ont été cette fois aussi spontanées que sincères ; c’était le sentiment public qui éclatait au passage de ces soldats éprouvés par une rude campagne, et l’Espagne tout entière, représentée par des députations, assistait aux fêtes de Madrid. Il y a quelques mois à peine, l’Espagne en était réduite à s’épuiser dans cette lutte meurtrière et odieuse, dont on ne croyait pas voir si prochainement la fin, et qui aurait pu en effet se prolonger, tant les moyens dont le prétendant a disposé jusqu’au bout étaient puissans. Aujourd’hui tout est terminé, et le signe le plus frappant d’une pacification complète, c’est que le service du chemin de fer, interrompu depuis trois ans, est maintenant rétabli entre Madrid et la frontière de la Bidassoa. Une partie de l’armée a été laissée comme force d’occupation dans les provinces du nord, où il reste à effacer les traces de la guerre civile, et ce ne sont pas seulement des traces matérielles ; il faut aujourd’hui rétablir l’ordre légal partout, réintégrer les libéraux dans des propriétés dont ils ont été violemment dépouillés, et qui ont été vendues par le gouvernement carliste. C’est toute une œuvre réparatrice à réaliser dans ces provinces séquestrées et exploitées par don Carlos pendant trois ans, et après tout l’Espagne a bien le droit de se sentir soulagée, de célébrer la paix qui lui est rendue, même avec une certaine prodigalité d’enthousiasme, de lauriers et d’illuminations.

Les réjouissances, les distributions de titres aux généraux et les vers adressés de toutes parts à Alphonse XII, au jeune roi « pacificateur, » ne suppriment pas malheureusement bien d’autres difficultés qui pèsent sur le gouvernement de Madrid, et dont quelques-unes sont la conséquence inévitable de la dernière victoire. L’Espagne a reconquis les provinces du nord, elle en a fini heureusement avec la guerre civile. Voici maintenant une question des plus graves, des plus délicates, qu’on ne peut plus éluder, celle du régime auquel on soumettra les provinces reconquises, et déjà deux politiques semblent être en présence. L’une, qui s’est déjà produite sous la forme de manifestations, de pétitions aux cortès, réclame l’abolition des fueros, des privilèges basques ; l’autre politique, qu’on dit représentée par un des généraux les plus populaires aujourd’hui, par Martinez Campos, serait pour la conservation de ces privilèges. Peut-être même le général Martinez Campos, pour hâter la pacification, a-t-il fait quelques promesses. Le président du conseil, M. Canovas del Castillo, interrogé dans les chambres, n’a point hésité à déclarer que les provinces du nord devaient avant tout être ramenées à l’unité nationale et constitutionnelle, — puis qu’on pourrait s’entendre avec des représentans locaux sur le régime administratif qu’il faudra créer. En d’autres termes, cela veut dire que les privilèges d’exemption du recrutement militaire et des impôts généraux devront commencer par être supprimés, et qu’une certaine autonomie d’administration n’est point exclue. Ce n’est plus ici une question de droit comme en 1839, après la première guerre carliste, terminée par un traité, par ce qui s’est appelé le convenio de Bergara. Aujourd’hui les Basques ont combattu jusqu’au bout, ils ont été soumis par les armes, ils n’ont plus aucun droit, puisqu’ils ont eux-mêmes déchiré leur titre ; mais la population libérale des provinces, qui a souffert de la guerre carliste, qui a été spoliée, traitée en ennemie par le prétendant, et qui est restée toujours fidèle à l’Espagne, au gouvernement de Madrid, cette population, elle aussi, tient aux fueros ; elle a les droits de sa fidélité et de son dévoûment. Des villes comme Saint-Sébastien, Bilbao, qui ont subi des sièges, des bombardemens sans capituler devant l’ennemi, méritent de n’être point traitées absolument en pays conquis. C’est là le point délicat sur lequel le gouvernement et les cortès vont avoir à se prononcer.

Une autre difficulté, qui n’est pas moins grave, commence aujourd’hui pour l’Espagne, ou plutôt reparaît désormais au premier rang, puisqu’elle n’était jusqu’ici qu’ajournée, c’est la difficulté religieuse. Cette question est agitée partout en ce moment au-delà des Pyrénées ; elle a été discutée dans les cortès à l’occasion de l’adresse au roi, elle doit être maintenant résolue à propos de la constitution nouvelle que le cabinet vient de soumettre au parlement. Le président du conseil, soutenu jusqu’ici par le jeune roi, M. Canovas del Castillo s’est prononcé pour la liberté ou tout au moins pour la tolérance religieuse, mais il a contre lui des influences puissantes, le clergé, la fraction absolutiste de l’ancien parti modéré, peut-être même des généraux, puisqu’il y a toujours des généraux dans la politique au-delà des Pyrénées, — et voilà maintenant la lutte plus enflammée que jamais par un bref que le pape vient d’adresser à l’archevêque de Tolède en faveur de l’unité religieuse espagnole. Le pauvre pontife a cru sans doute que la jeune monarchie rétablie depuis si peu de temps encore à Madrid n’avait pas assez d’embarras, et il lui a envoyé son bref pour aider à la pacification des esprits au lendemain de la défaite des carlistes ! Un effort désespéré va évidemment être tenté. M. Canovas del Castillo a plus que jamais besoin d’être soutenu, non-seulement par le roi, mais par tous les libéraux. Il obtiendra sans nul doute de faire inscrire dans la constitution les idées de tolérance dont il est le défenseur, et il les fera respecter. C’est la monarchie constitutionnelle libérale qu’il a voulu rétablir d’accord avec le jeune souverain lui-même, et cette monarchie ne peut chercher sa force dans une politique qui a son représentant naturel dans le prétendant vaincu d’hier Alphonse XII est rentré avec le drapeau libéral à Madrid, avec ce drapeau il a eu raison de l’insurrection carliste. Son principal conseiller, M. Canovas del Castillo, a une dernière victoire à gagner, c’est de ne point laisser les passions religieuses assombrir et troubler le nouveau règne en lui préparant la fin qui est au bout de toutes les réactions. L’Espagne ne peut pas s’isoler aujourd’hui dans le mouvement libéral qui entraîne l’Europe.

CH. DE MAZADE.


REVUE SCIENTIFIQUE.

de la méthode graphique et de la contraction musculaire.
Marey, Du Mouvement dans les fonctions de la vie, 1868. — La Machine animale, 1878.

Il est plus utile de découvrir un fait que de créer une hypothèse ; mais il est plus utile d’inventer une méthode que de découvrir un fait. C’est qu’en réalité une méthode permet d’analyser et de comprendre une nombreuse série de faits qui jusqu’alors avaient passé inaperçus ou incompris. La méthode graphique n’a été appliquée aux lois biologiques que depuis peu de temps, mais les résultats qu’elle a donnés sont d’une extrême importance. La théorie de la circulation du sang a été modifiée et établie sur des bases nouvelles. Nous ne nous occuperons pas aujourd’hui des applications de la méthode à l’étude des phénomènes circulatoires ; nous nous contenterons d’exposer L’histoire de la contraction musculaire, qui, grâce à ce procédé exact et délicat d’analyse, est devenue une des parties les plus précises de la biologie.

Disons d’abord quelques mots de la méthode et des moyens qu’elle met en usage. Elle a été pour la première fois appliquée aux phénomènes : physiques pour déterminer les lois de la chute des corps par Poncelet et Marin. Un corps en tombant laisse une trace de son passage sur un cylindre animé d’un mouvement régulier d’horlogerie. Plus tard Ludwig en fît emploi pour enregistrer les variations de la pression artérielle. Helmholtz construisit le premier myographe, c’est-à-dire l’appareil destiné à enregistrer les modifications de la contraction d’un muscle ; mais ces appareils étalent irréguliers, coûteux, difficiles à faire fonctionner, et n’auraient en somme donné que des résultats assez médiocres, si, grâce à des recherches aussi ingénieuses que patientes, M. Marey n’eût fait construire une quantité d’appareils précis et réguliers qui permettent d’étudier la contraction musculaire avec autant de rigueur et d’exactitude qu’un phénomène d’astronomie ou de physique.

Voici en quelques mots seulement le principe de la méthode telle que depuis plusieurs années elle est. appliquée au Collège de France. Un régulateur mû par un appareil d’horlogerie porte plusieurs axes animés chacun d’une vitesse différente, mais constante pour chacun d’eux. A ces axes, on adapte un cylindre recouvert d’une feuille de papier enfumé. La pointe d’une aiguille, si elle est immobile, fera une raie blanche sur le papier, lequel, une fois déroulé, montrera une ligne droite. — Si l’on agite l’aiguille, les oscillations en seront marquées et laisseront leur trace sur le papier. Que si l’on prend soin de plonger le tracé dans du vernis pour fixer le hoir de fumée, l’on aura une reproduction inaltérable et persistante des moindres mouvemens de l’aiguille.

Qu’on se rende compte un instant de la difficulté qu’on aurait à suivre de l’œil les petites secousses communiquées à l’aiguille, et même les eût-on observées, comment s’en serait-on souvenu ? Aurait-on retenu les dérangemens imperceptibles qu’elle a subies et enfin pourrait-on en donner la preuve matérielle, palpable, indiscutable, non-seulement aux témoins de l’expérience, mais aux savans de l’Europe entière, et même aux générations futures ? Avec le tracé, au contraire, tout est indiqué : la marche de l’aiguille, l’étendue, la durée de son déplacement. Personne ne peut contester le fait, et les erreurs de la mémoire ou de l’imagination sont impuissantes à en fausser la nature. C’est le fait lui-même qui parle, et chaque fois qu’on voit un tracé, c’est comme si on assistait à une expérience.

L’appareil que M. Marey a imaginé pour transcrire sur le papier enfumé les oscillations musculaires est extrêmement simple. L’aiguille est un bras de levier dont une des extrémités est attirée par un fil. Ce fil est attaché au tendon d’un muscle de grenouille. Quant à la grenouille, elle est fixée sur un petit chariot qui se meut régulièrement le long du cylindre. Par suite de dispositions trop compliquées pour être décrites ici, on peut faire en sorte que la contraction du muscle arrive toujours à une même phase de la rotation du cylindre, et comme le chariot est animé d’un mouvement uniforme, toutes les secousses sont les unes au-dessus des autres, et on peut juger des modifications graduelles qu’elles éprouvent. Nous n’insisterons pas sur la technique de ces différens appareils, il vaut mieux dire à quels résultats M. Marey est arrivé, et avec lui les principaux physiologistes contemporains.

Lorsqu’un muscle se contracte, il se raccourcit, et, comme il est attaché à ses deux extrémités, que de plus une de ces extrémités est mobile, c’est l’extrémité mobile qui se déplace. Certes, envisagé dans sa nature intime, ce raccourcissement du muscle est un phénomène inexplicable ; mais, si nous ne pouvons comprendre pourquoi, il est permis de rechercher comment il s’opère. Sur un animal supérieur, tel que le lapin ou le chien, le phénomène est beaucoup trop rapide pour être facilement analysé, mais sur une tortue on voit très bien qu’il y a une onde musculaire, c’est-à-dire une sorte de renflement qui apparaît en un point du muscle, progresse rapidement, et s’étend jusqu’au point opposé. Si l’on observe au microscope les muscles de la patte d’un insecte, la fibre musculaire, en se contractant, offre aux yeux de l’observateur des nodosités qui cheminent dans le même sens et disparaissent rapidement. On peut écrire Le phénomène sur le cylindre enregistreur, en plaçant sur le muscle des leviers-aiguilles de place en place ; ces leviers ne se déplacent pas au même moment, et la distance qui, sur le papier enfumé, sépare le début du déplacement de chacun d’eux, peut être évaluée facilement. La vitesse de l’onde musculaire mesurée ainsi semble être d’un mètre par seconde ; vitesse très grande pour la faible dimension des muscles.

Un fait que l’on peut aussi étudier à l’aide de ces appareils, c’est la vitesse de l’agent nerveux. La nature intime de cette force impondérable nous est tout aussi peu connue que celle des autres forces telles que l’électricité, la chaleur et la lumière. Il faut nous contenter d’en étudier les effets, qui rentrent dans le domaine de ce qui est accessible à notre intelligence. Pour mesurer la vitesse de l’agent nerveux, Helmholtz fait l’expérience suivante. Sur le même animal, il met à nu une longueur très grande de nerf, et il excite le nerf tout près de l’endroit où il entre dans le muscle ; il obtient une contraction presqu’au même instant. On peut, comme le fait M. Marey, avoir on signal électrique qui avertit du moment précis où se fait l’excitation : dans ce cas, il y a un retard qui se traduit sur le cylindre. Ce retard est du non pas au nerf, mais au muscle, qui ne réagit pas immédiatement après que le nerf a été excité. Supposons que ce retard soit d’un centième de seconde, quand le nerf est excité tout près du muscle. Si l’on excite le nerf très loin du muscle, on aura un retard plus grand, de deux centièmes de seconde par exemple : alors on pourra en conclure que l’influx nerveux a mis un centième de seconde à aller d’une extrémité du nerf à l’autre, et ainsi, en mesurant exactement la longueur du segment nerveux ainsi excité, on pourra calculer la vitesse de l’influx nerveux dans le nerf. Cette vitesse est de 25 à 30 mètres par seconde.

Il était indispensable de rechercher l’influence des centres nerveux sur ce retard musculaire. En effet, lorsque par l’électricité, par un agent mécanique ou chimique, on excite un nerf qui se rend à un muscle, ce nerf est inactif : il ne fait que transmettre l’excitation qui lui a été communiquée, tout comme le fil du télégraphe électrique. En somme, le nerf, livré à lui-même, ne peut avoir aucune action sur le muscle. Il est toujours passif ; c’est un cordon qui transmet l’action nerveuse. L’excitant qui le fait entrer en action peut être soit un excitant extérieur, tel que l’étincelle électrique, soit un excitant intérieur tel que le centre encéphalo-médullaire. Mais, quand l’excitation vient des centres, deux cas peuvent se présenter. Dans le premier cas, la moelle est seule excitatrice ; dans l’autre cas, le cerveau et la moelle réunissent leur action pour exciter le nerf.

Voyons d’abord ce qui se passe dans le premier cas, la moelle étant séparée du cerveau. Si l’on excite un point quelconque de la peau, le nerf sensitif transmettra la sensation à la moelle épinière, qui, pour produire un mouvement, ira exciter le nerf moteur. Le nerf moteur transmettra l’excitation au muscle, et le moment précis de l’excitation de la peau et du début de la contraction musculaire pourront être enregistrés sur le cylindre. C’est ainsi qu’on calcule le temps qu’il a fallu à la moelle épinière pour changer une impression sensitive en une excitation motrice. Ce passage et cette transformation de l’irritation nerveuse dans le centre médullaire s’appelle une action réflexe.

On a essayé aussi de calculer le temps d’une perception. Depuis longtemps les astronomes avaient constaté un désaccord entre leurs observations, quand il s’agissait d’estimer le passage d’une étoile devant le fil de la lunette méridienne. Cette différence, qui est quelquefois de plus d’une seconde, est appelée erreur ou équation personnelle. Il semble en effet qu’elle varie selon les individus. Wolff a imaginé un moyen pour la calculer. Il fait passer devant le fil de la lunette un astre artificiel, qui, au moment du passage, fait vibrer un signal électrique qui s’inscrit sur un cylindre. L’observateur indique sur le même cylindre le moment où il voit l’astre, et l’on peut ainsi évaluer exactement la distance qui sépare les deux signaux écrits sur le papier. Comme le cylindre tourne avec une vitesse constante, cette distance peut être mesurée en fractions de seconde. On a ainsi la mesure exacte de l’équation personnelle. Un fait important noté par Wolff, c’est qu’on peut, avec de l’attention, corriger et diminuer considérablement cette erreur personnelle. C’est ainsi qu’il est arrivé à la réduire de trois dixièmes à un dixième de seconde.

On peut procéder aussi d’une autre manière, en excitant, soit la main, soit le visage, soit le pied d’un individu, en lui faisant voir des objets, entendre des sons, faire un dilemme (Donders), et après avoir transmis sur le cylindre le moment précis de l’excitation, faire transmettre sur le même cylindre par l’individu le moment de sa perception. On arrive ainsi à des conclusions assez curieuses. L’attention soutenue diminue le retard dans les centres. L’excitation de l’œil est celle qui est le plus vite suivie de perception : l’ivresse retarde singulièrement la marche des idées ; mais l’individu qui réagit croit réagir avec une très grande rapidité. C’est ainsi qu’Exner a trouvé 8 mètres par seconde pour la vitesse de l’agent nerveux dans la moelle. Ces essais sont assez intéressais par eux-mêmes, mais surtout ils montrent quel profit la psychologie peut tirer de l’application sage et méthodique des expériences physiologiques. Le temps des inductions stériles est passé, et c’est sur des faits, et des faits bien observés, que les théories philosophiques, si par hasard il en est de nouvelles, doivent désormais s’appuyer.

Le principal excitant de la force nerveuse est l’électricité ; mais il faut bien se garder de les confondre. Quand on fait passer un courant électrique par un nerf, l’électricité n’agit que sur le nerf ; elle excite le nerf, lequel nerf agit sur le muscle pour provoquer la contraction. D’un autre côté, l’électricité appliquée directement sur le muscle le fait se contracter, en sorte qu’il y a deux moyens de provoquer une secousse musculaire par l’électricité, c’est de porter l’excitant électrique d’une part sur la fibre musculaire elle-même, d’autre part sur le cordon nerveux. C’est ce dernier procédé qu’on emploie généralement, car on obtient des phénomènes plus réguliers, plus constans, fatiguant moins le muscle, et exigeant une bien moins grande tension électrique.

Il y a deux sortes d’électricités qu’on peut employer pour provoquer des contractions musculaires : l’électricité de la pile ou l’électricité d’induction. Le courant de la pile, lorsqu’il n’est pas trop intense, ne provoque de contraction qu’au moment de la clôture et au moment de la rupture ; quelquefois cependant, il met le nerf dans une sorte d’état tétanique, de tétanos. C’est ce tétanos qui survient toujours quand on emploie l’électricité d’induction interrompue à des intervalles très rapprochés.

Pour comprendre exactement la signification de ce tétanos, il faut se rapporter aux tracés que donne une contraction musculaire simple. A vrai dire, le mot contraction n’est pas exact ; il vaut mieux, ainsi que le fait M. Marey, appeler secousse musculaire le mouvement simple et rapide du muscle lorsqu’il est excité par la clôture ou la rupture d’un courant induit. Après la secousse, il revient immédiatement sur lui-même ; mais si, au moment où il retourne ainsi à son état primitif, il reçoit une nouvelle excitation, il se raccourcit encore, et si une troisième excitation vient le surprendre, il continue à se raccourcir, et ne redescend plus. Que si l’on suppose une série d’excitations très fréquentes se succédant les unes aux autres, il n’y aura plus cette secousse simple produite par une excitation électrique unique, mais un tétanos constitué par la fusion d’un grand nombre de secousses musculaires. Plus la fréquence des secousses est grande, plus leur fusion est complète, et si l’interruption est très rapide, on finit par ne plus saisir qu’un seul mouvement, qui paraît simple, mais qui en fait est la fusion d’une grande quantité de petites secousses.

Cette étude du tétanos musculaire provoqué par une série d’excitations électriques se succédant à de très courts intervalles, est nécessaire pour faire comprendre la nature de la contraction musculaire volontaire. En effet, un muscle que la volonté met en action ne donne pas une secousse musculaire, mais une série de secousses fusionnées ; en somme, un véritable tétanos, plus parfait et plus complet que le tétanos produit par l’interrupteur de la bobine de Ruhmkorff. Helmholtz a fourni une démonstration fort élégante de ce fait en étudiant le bruit musculaire. Si un observateur applique l’oreille sur un muscle qui se contracte, le muscle de la mâchoire par exemple, ou du bras, il entendra un son musical dont il pourra reconnaître la tonalité. En général, cette tonalité est de 39 vibrations par seconde. La conclusion est bien simple. Puisque le muscle vibre quand il se contracte, il faut bien que la contraction se compose de plusieurs secousses ; chaque secousse étant une vibration. Il y a lieu à ce sujet de faire une exception remarquable. Le cœur est un muscle dont la contraction n’est pas un tétanos, c’est-à-dire une série de secousses fusionnées ; c’est une seule secousse, et chaque fois que le muscle cardiaque se referme pour chasser le sang dans les artères, c’est un seul mouvement qui s’inscrit sur le cylindre. Peut-être faut-il chercher la cause de cette particularité dans la structure même des fibres musculaires du cœur. Au lieu d’être simples comme dans les autres muscles, elles sont bifurquées et anastomosées entre elles, en sorte qu’il y a une solidarité étroite entre toutes les parties du muscle, ce qui les force à se raccourcir et à réagir en même temps. En présence de ce fait il y a lieu de se demander si le bruit qu’on entend, au moment de la contraction du cœur, est dû à la vibration musculaire, comme quelques auteurs tendaient à l’admettre. Cela ne paraît guère probable, la systole, c’est-à-dire la contraction du cœur, étant une secousse musculaire simple, et non la fusion de plusieurs secousses déterminant un bruit musical par la rapidité de leurs vibrations.

C’est ainsi que par la précision avec laquelle le levier-aiguille marque sur le cylindre enregistreur les moindres oscillations de la fibre musculaire, M. Marey a pu étudier l’effet de différens poisons, de la vératrine, de la brucine et de la strychnine. Cette dernière substance produit les effets les plus curieux. Injectée à très petite dose sous la peau d’une grenouille, elle est rapidement absorbée, et empoisonne le système nerveux et le système musculaire. Cette influence se fait sentir au bout de quelques minutes. On voit alors la secousse musculaire, provoquée par une excitation électrique simple, devenir un tétanos d’abord léger, puis successivement de plus en plus complet. C’est que la strychnine rend le système nerveux très excitable. Il est probable qu’elle augmente la vitesse du fluide nerveux, mais en tout cas elle surexcite l’action réflexe. Le moindre attouchement d’un nerf provoque immédiatement un tétanos complet, non-seulement du muscle animé par ce nerf, mais de tous les muscles de l’animal. L’excitation tétanique réside dans la moelle épinière car, si on coupe ce centre nerveux et si l’on excite un nerf de la portion inférieure, la contraction spasmodique des muscles animés par le tronçon supérieur cesse aussitôt. Il ne faut pas croire qu’il soit besoin d’une excitation violente pour produire ce tétanos. Il suffit du moindre attouchement ; si l’on frappe la table où repose une grenouille empoisonnée par la strychnine, elle contracte aussitôt tous ses membres et devient rigide comme un bâton.

Le myographe traduit fidèlement toutes ces formes de l’action musculaire, mais il n’est pas nécessaire que l’empoisonnement soit si profond. Bien souvent il arrive qu’on se serve par erreur d’une épingle qui a touché précédemment une grenouille empoisonnée, elle ne retient guère de strychnine, et cependant on aperçoit au myographe un début de tétanos, tant la recherche par ces instrumens enregistreurs est précise. Il est probable qu’on en fera une heureuse application à la médecine légale, dans les cas si nombreux où la quantité de substance recueillie est insuffisante pour une analyse organique sérieuse.

Le froid, la fatigue, exercent aussi une influence remarquable sur la secousse musculaire. D’abord le muscle est plus long à se contracter, à mesure qu’il se fatigue. Non-seulement il tarde à entrer en action, mais il tarde encore à revenir à son état primitif, et la secousse, au lieu d’être brève, est très allongée. Le froid a une action analogue. La chaleur au contraire a une action opposée. Plus on chauffe un muscle, plus il se contracte vite, et plus sa contraction est intense ; mais son excitabilité se perd plus rapidement, et d’ailleurs il ne faut pas dépasser 40 ou 45 degrés, car à cette température on coagulerait les substances albuminoïdes qui constituent les élémens chimiques du muscle, et sa mort en serait la conséquence.

Il y a aussi des différences curieuses entre la forme de la secousse musculaire chez les divers animaux. Toutes chose égales d’ailleurs, la fibre musculaire de l’oiseau se contracte très rapidement, celle des mammifères avec un peu plus de lenteur ; en particulier, les mammifères dits hibernans, tels que la marmotte, le hérisson, lorsqu’ils sont plongés dans le sommeil hibernal, ont une secousse plus lente et plus allongée que celle des autres mammifères. Les reptiles ont une secousse musculaire dont la durée est très grande et la lenteur considérable à toutes ses phases. La cause en est sans doute dans le peu d’intensité des phénomènes chimiques dont le muscle d’un reptile est le siège. Rien n’est plus instructif à cet égard que l’étude du système musculaire de la tortue. On peut par un temps froid couper la tête d’une tortue et conserver l’animal vivant pendant deux ou trois semaines. On voit ses muscles se contracter encore pendant tout ce temps, quoique les fonctions du système nerveux soient presque totalement abolies. Le muscle cardiaque des animaux vertébrés inférieurs, tels que la grenouille, offre aussi une longévité remarquable. Si l’on évite l’évaporation, le contact des substances irritantes, comme l’ammoniaque ou l’acide carbonique, on peut conserver vivant pendant plusieurs semaines un cœur de grenouille arraché de la poitrine, l’organe ainsi isolé conservant le mouvement rhythmique de systole et de diastole dont il était animé lorsqu’il était en place. C’est qu’en effet la vie n’est pas une force idéale siégeant dans l’ensemble de l’organisme. Elle réside dans chacun des tissus dont cet organisme se compose, et l’on comprend très bien que la mort puisse frapper à des heures différentes tel ou tel de ces tissus.

Pour explorer la secousse musculaire chez l’homme, on ne peut avoir recours à des moyens qui nécessitent une mutilation ; il faut opérer d’une autre manière. M. Marey s’est servi d’une pince dite myographique, qui prend entre ses mors la partie la plus renflée d’un muscle, au pouce par exemple, ou au bras. Le muscle, en se contractant, se gonfle par suite de la formation d’une onde musculaire. Le gonflement soulève la pince myographique, laquelle appuie sur un petit appareil dit tambour à levier. L’air contenu dans le tambour à levier fait osciller un levier-aiguille, selon qu’il est plus ou moins refoulé par le déplacement de la pince myographique, et l’on peut ainsi inscrire les contractions du muscle sur un cylindre enregistreur.

Ainsi donc la méthode graphique dans l’étude des mouvemens a une importance extrême, non-seulement par les résultats acquis, mais encore par les espérances qu’elle donne. Les appareils qu’elle exige ne sont ni très coûteux, ni très difficiles à manier, et, mis en œuvre avec méthode et ingéniosité, ils aideront à résoudre toutes les questions délicates que soulève l’étude du mouvement. Déjà M. Marey l’a appliquée au vol de l’oiseau et de l’insecte, et tout permet d’espérer que le problème de la locomotion aérienne pourra quelque jour être résolu par l’emploi des appareils enregistreurs. C’est une légitime espérance, et ce jour-là la science aura réalisé au profit de l’humanité un des plus grands progrès qu’on peut attendre d’elle.


CHARLES RICHET.

Le directeur-gérant, G. BULOZ.