Chronique de la quinzaine - 14 avril 1876

Chronique no 1056
14 avril 1876


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril 1876.

Puisque nos sénateurs et nos députés, après le grand effort des dernières semaines, se sont empressés de quitter Versailles pour aller jouir des vacances de Pâques ou assister à la session de printemps des conseils-généraux, puisqu’ils ont pris congé jusqu’au 10 mai, ils feront bien d’en profiter pour se livrer à quelques réflexions salutaires et à une petite enquête de circonstance. Ils n’ont pas besoin de s’agiter, de provoquer des réunions publiques ou privées, ni même de mander évêques, préfets ou colonels de gendarmerie ; ils n’ont qu’à s’interroger eux-mêmes, à interroger la situation, et s’ils veulent bien se livrer sans parti-pris à cet examen de conscience parlementaire, ils s’avoueront qu’il peut y avoir pour les assemblées plus d’une manière de perdre leur temps, et pour les majorités plus d’une manière de mésuser de leurs avantages.

La vérité est que cette courte session, qui a été l’inauguration d’une législature nouvelle, d’un nouveau régime, reste jusqu’ici une entrée en scène assez médiocre, et qu’elle laisse une vague impression d’incertitude. Le sénat est entré réellement un peu vite dans son rôle de temporisateur et de sage : il a passé son mois à éviter de faire parler de lui, à s’abstenir le plus possible de toute initiative et même à se réunir le moins possible, — après quoi il a été le plus pressé de partir ! La chambre des députés, en faisant plus de bruit, n’est pas arrivée à des résultats bien plus sensibles. Elle s’est fort agitée sans doute, si l’on veut. Elle a prodigué les discussions fastidieuses aboutissant à des invalidations systématiques. Elle s’est donné le plaisir de mettre des commissions en mouvement pour hâter de huit jours la levée de l’état de siège qui allait disparaître de lui-même. Elle a voté l’urgence sur l’amnistie pour finir par l’ajourner. Des propositions, des motions, il y en a eu et il y en a de toute sorte pour réformer tous les impôts, pour supprimer des ambassadeurs, pour abroger toutes les lois sur la presse, sur les réunions, sur les associations. C’est là précisément ce qui peut s’appeler ne rien faire ou se débattre dans le vide. Et qu’on ne dise pas qu’après tout c’est inoffensif, que le pays ne reste pas moins tranquille et rassuré, confiant désormais dans les institutions qu’il a sanctionnées de son vote, dans la majorité nouvelle qu’il a envoyée à Versailles. Assurément le pays est tranquille. Aujourd’hui comme il y a six mois, comme il y a un an, il vit de sa propre force, de sa propre impulsion, poursuivant son travail obstiné et paisible, en dehors des agitations des partis, en dépit des majorités officielles qui le représentent alternativement. Quand il a donné son vote dans un scrutin plus ou moins solennel, il revient à sa besogne patiente et obscurément féconde ; mais ce serait une étrange erreur de croire que, parce qu’il a donné son vote à la république, le titre de républicain suffit à ses yeux pour tout expliquer ou tout pallier, et qu’il ne finirait pas par se lasser d’un spectacle trop prolongé d’abus de pouvoir, d’enfantillages vaniteux et de confusions stériles.

Assurément les assemblées nouvelles, bien plus encore les assemblées novices, ont souvent de ces difficultés et de ces incertitudes du premier moment. Cette chambre des députés qui est arrivée récemment à Versailles est, dit-on, pavée de bonnes intentions et même de talens inconnus. Soit, nous verrons bien au retour des vacances. Malheureusement jusqu’ici les bonnes intentions n’ont pu réussir à se préciser ; elles n’ont empêché ni les incohérences, ni les infatuations plus nombreuses que les talens, ni les préoccupations de parti, ni les excentricités. Ce qui a manqué le plus à ce commencement de session, il faut le dire, c’est le sérieux, l’esprit de direction, le sentiment précis de la situation, et en définitive à quoi se réduit l’œuvre parlementaire de ce premier mois ? A une vérification de pouvoirs démesurément étendue et à l’ajournement de la seule question qui aurait dû être tranchée sans retard, celle de l’amnistie. Qu’est-ce donc que cette vérification de pouvoirs qui a traîné jusqu’à la dernière heure, qui n’est même pas achevée ? C’est certainement l’abus le plus étrange d’une omnipotence de majorité. Il ne s’est trouvé personne, si ce n’est un jour M. Léon Renault, qui n’a pas été écouté, pour dire qu’une vérification de pouvoirs n’est pas un procès instruit par une majorité contre un ministre qui a disparu ou contre une minorité. C’est une puérilité par trop naïve de poursuivre l’annulation d’un scrutin en commençant par dire : « On sent que l’influence de l’administration est partout, et cependant il faut reconnaître qu’on ne la saisit nulle part, tant elle sait se dissimuler. » Une assemblée n’a pas la mission de se livrer à ces subtilités d’interprétation, pas plus que d’ouvrir des cours de critique comparée sur les injures que s’envoient réciproquement des candidats. Elle est chargée simplement de constater la régularité ou l’irrégularité d’un scrutin, les illégalités ou les fraudes caractérisées qui ont été commises. Au-delà, elle dépasse son droit, elle entre dans l’arbitraire le plus complet. C’est là malheureusement un danger que les républicains ne redoutent pas assez ; ils ont le sentiment de leur infaillibilité !

Depuis qu’ils sont la majorité, ils ne doutent plus de rien ; ils sont si naïvement satisfaits d’eux-mêmes qu’ils se croient positivement tout permis, qu’ils portent la main sur tout sans se demander s’ils ne confondent pas quelquefois tous les pouvoirs, toutes les notions de gouvernement, si leur inexpérience ne joue pas avec les intérêts du pays. Ils cassent arbitrairement des élections dans la chambre ; au besoin, dans une simple commission d’enquête électorale, ils mandent M. le garde des sceaux pour le sommer à brûle-pourpoint de s’expliquer sur l’enseignement de la déclaration de 1682 et des articles organiques dans les séminaires, et ils ne font aucune difficulté de transformer en président de la commission du budget M. Gambetta, — qui trouvera là du moins une occasion de perfectionner son éducation financière un peu négligée. Encore un peu, nous aurons M. Floquet comme rapporteur du budget des affaires étrangères, M. Germain Casse pour interroger les évêques, et M. Barodet a déjà fait son programme ; il ira demander à M. Léon Say de lui céder sa place pour entreprendre enfin une série de réformes financières et administratives en vingt articles : fixation du maximum des traitemens à 20,000 francs, suppression de l’état-major des ministères, suppression du personnel diplomatique, suppression de 175 tribunaux et de 10 cours d’appel, suppression des sous-préfectures, des bureaux de poste « qui fonctionnent mal, » etc., etc. Ils ont des airs de maîtres, ils ne seront pas contens de M. le duc Decazes s’ils n’ont pas quelques ambassades, ils disposent des préfectures, ils envoient, eux aussi, leurs députations de « bonnets à poil » à M. le ministre de l’intérieur ! Eh bien ! franchement, si l’on continue, si c’est ainsi qu’on prétend faire prendre au sérieux la république, on s’expose à des déceptions amères ; on donne une représentation dangereuse, et ce qu’il y a de plus terrible, c’est que, s’il y a une majorité pour entrer dans ce jeu, pour laisser passer ou favoriser quelques-unes de ces tentatives, il n’y a plus de majorité pour une question essentielle, pressante, ou bien la majorité se retrouve — pour prononcer l’ajournement !

C’est en vérité ce qui vient de se passer pour l’amnistie, et, chose plus singulière, le gouvernement lui-même a sa part dans l’ajournement. Rien n’est certes plus curieux que cette histoire d’une amnistie dont personne ne veut et sur laquelle tout le monde hésite à dire le dernier mot. Lorsqu’il y a trois semaines les propositions étaient portées par- M. Victor Hugo au sénat, par M. Raspail à la chambre des députés, le ministère prenait résolument position en demandant l’urgence par des raisons d’humanité autant que par des raisons de politique ; mais il paraît que dans le langage nouveau, quand on parle d’urgence, cela veut dire que rien n’est pressé, qu’on peut prendre son temps. Le sénat a pris son temps, la chambre des députés a pris son temps. Entre les deux assemblées, il y a eu un assaut de tactique pour se renvoyer mutuellement le mérite ou la responsabilité de l’initiative. On a si bien fait que les rapports des deux commissions n’ont été présentés qu’au dernier jour de la session par M. Paris au sénat, par M. Leblond à la chambre des députés, — et le gouvernement contrit n’a trouvé rien de mieux que de se résigner à un ajournement ! Il s’est tiré d’affaire en prenant à partie les bonapartistes, qui ont triomphé ironiquement de toutes ces hésitations et se sont fait un jeu de demander une discussion immédiate. Disons le mot, tout cela a été conduit d’une assez triste façon, avec peu de ménagement pour des familles à qui on laisse une vaine espérance, avec peu de respect pour le pays, qui a le droit de se demander ce que signifient ces tactiques évasives.

Que le rapport de M. Leblond soit une première satisfaction par la sévérité de ses jugemens et de ses conclusions sur les crimes de la commune, sur l’impossibilité de toute amnistie générale ou partielle, fort bien ; mais un rapport n’est qu’un rapport, et la gauche modérée, le gouvernement, n’ont pas vu, que, pour ne point avoir l’air de céder aux ironiques provocations des bonapartistes, ils risquaient de laisser un semblant de victoire aux partisans de l’amnistie, qui depuis le premier jour ont tout mis en œuvre pour annuler la déclaration d’urgence. L’opinion est faite, dit-on, la question est tranchée d’avance par le rapport. — Si c’était aussi simple, que ne votait-on tout de suite ? Où donc la nécessité d’un atermoiement équivoque ? Le gouvernement avait-il un sentiment si modeste de son rôle, de son autorité, qu’il ne se crût point assez fort pour obtenir le dépôt d’un rapport trois jours plus tôt ? — S’il faut encore des méditations, si la question a besoin d’être mûrie, comme l’a dit M. le ministre de l’intérieur, rien n’est donc fait ? Tout reste en suspens, et c’est bien ainsi effectivement que les partisans de l’amnistie l’entendent. Depuis le vote d’ajournement, ils ont repris leur assurance, ils gardent le droit de secouer ce fantôme. Ils ne comptent pas sans doute faire passer l’amnistie tout entière, comme ils la voudraient ; mais ils ne désespèrent pas, à force d’obsessions et de tactiques, d’arriver à obtenir des concessions, des atténuations, qui leur paraîtraient une demi-victoire. Au lieu d’une question décidée, fermée, on a une question ouverte, indécise ; dont tous les partis peuvent se servir, les uns pour tenir en haleine des passions révolutionnaires, les autres pour réveiller les inquiétudes, les défiances du sentiment conservateur. Voilà ce qu’on a gagné à dévier de ce programme de l’urgence, qu’on avait prudemment adopté tout d’abord, La majorité a manqué de clairvoyance et de décision, le gouvernement a laissé échapper une occasion de faire acte d’initiative et d’ascendant. Voilà ce qu’il y a de plus clair ! Les uns et les autres peuvent profiter des vacances pour y songer et pour ne point recommencer dans un mois.

Entre le mouvement des faits et des incidens de tous les jours qui se déroule sans cesse, qui souvent n’a pas conscience de lui-même, et le mouvement supérieur des idées, n’y a-t-il point un lien intime ? « L’esprit mène le monde, mais le monde n’en sait rien, » dit M. Caro dans un livre récent dont il a publié les chapitres ici même, où il étudie avec autant d’élévation que de finesse les problèmes de morale sociale. Convenez qu’il y a bien des gens, même des politiques, qui ont toute sorte de raisons de ne pas savoir qu’ils sont menés par l’esprit. Toujours est-il que le monde ne marche point en effet de lui-même ; il a ses moteurs mystérieux dans la région invisible des idées, et les philosophies ne sont point étrangères à la direction des événemens, des révolutions ; elles en déterminent le caractère, elles en sont la force ou la faiblesse. C’est l’intérêt du livre de M. Caro de fixer d’un trait délicat et ferme le point où les idées touchent à la marche des faits contemporains, de décrire l’invasion de toutes ces doctrines plus ou moins nouvelles de l’évolution, du progrès scientifique, du positivisme dans la politique. Quelle sera l’influence définitive de tous ces systèmes ? C’est encore un problème. Une chose est certaine, ce n’est pas avec des procédés prétendus scientifiques, avec des doctrines à demi matérialistes, que peuvent se relever les peuples qui ont eu à souffrir, qui ont à se refaire une vitalité intérieure : il leur faut le cordial de croyances plus élevées, d’un sentiment plus profond, d’une spiritualité plus énergique, et c’est peut-être assez mal servir la république elle-même que de l’identifier, comme le font certains républicains, avec des philosophies qui ne laissent pas à l’âme humaine ses tout-puissans ressorts avec la liberté. Le livre de M. Caro est la démonstration éloquente de la supériorité des grandes doctrines morales et spiritualistes. L’auteur défend l’âme et l’intelligence en philosophe politique ou en politique philosophe accoutumé à manier ces redoutables problèmes de la civilisation contemporaine.

Les problèmes, ils ne sont pas seulement aujourd’hui dans le monde intérieur, ils sont encore, et sous une forme plus saisissable, dans ce monde extérieur qui s’agite de toutes parts. Les affaires d’Orient ont à coup sûr, elles aussi, leur philosophie ; pour le moment, elles se réduisent à un certain nombre de faits qui ne laissent pas de prendre une gravité redoutable et croissante. Évidemment l’intervention des trois empires du nord, à laquelle se sont ralliées les-autres puissances, n’a pas produit jusqu’ici des effets bien sensibles. Le programme européen destiné, dans la pensée du comte Andrassy, à devenir un gage de paix entre la Porte ottomane et les insurgés de l’Herzégovine est en train de disparaître dans une recrudescence de la guerre. Voilà un printemps qui ne s’annonce pas d’une manière favorable en Orient. Un instant, il est vrai, on a pu se faire l’illusion qu’une négociation de paix allait être possible. Une sorte d’armistice de quelques jours avait été établi par l’intervention du gouverneur autrichien de la Dalmatie, le baron de Rodich ; mais les chefs de l’insurrection, avec une obstination qui devient assez mystérieuse, ont repoussé les propositions de paix qu’on leur faisait, et ils semblent disposer de ressources d’une origine plus mystérieuse encore que leur obstination. Le fait est que la guerre semble recommencer plus violente que jamais. Des bandes ont pénétré en Bosnie, l’agitation gagne jusqu’à la Bulgarie, l’Albanie, et pendant ce temps les esprits remontent au ton belliqueux en Serbie, dans, le Montenegro. Il y a tous les élémens d’une conflagration. La Turquie dispose sans doute de forces qui devraient être suffisantes. Elle a un peu plus de 30,000 hommes dans l’Herzégovine, 48,000 du côté de la Serbie, quelque 15,000 hommes vers le Monténégro. Elle pourrait disposer de 90,000 hommes dispersés dans l’empile, et à la rigueur elle pourrait faire des levées nouvelles.

Eh ! assurément la Turquie aurait tous les moyens de vivre ; mais tout périt par le vice, d’une administration désastreuse, et au moment où la Porte a une insurrection formidable à combattre, lorsqu’elle aurait besoin du concours de l’Europe, elle trouve le moyen de faire une banqueroute complète, c’est-à-dire d’aggraver sa situation militaire et politique par l’aveu désolant de son impuissance financière. Elle avait déjà commencé sa suspension de paiemens au mois d’octobre dernier, elle vient de la compléter à la récente échéance des intérêts de sa dette. Quelle raison y a-t-il désormais pour qu’elle puisse payer au mois de juillet prochain ce qu’elle n’a pu payer ni au mois d’octobre 1875, ni au présent mois d’avril ? C’est évidemment une situation qui ne peut se prolonger. Déjà des sociétés étrangères ont présenté à Constantinople divers projets qui feraient concorder le règlement, l’unification de la dette et l’affermage de différens impôts ou revenus, douanes, dîmes, produits du tabac, qui resteraient la garantie de créanciers étrangers. Jusqu’ici, les projets n’ont pas réussi, et la Turquie continue à gaspiller ses ressources, qui seraient encore considérables, si elles étaient bien administrées, sans payer son armée, ses employés, ses créanciers extérieurs. Le moment est venu où les gouvernemens européens ne peuvent plus laisser sans protection les intérêts de leurs nationaux, et on est d’autant plus fondé à imposer des garanties à la Turquie, que malgré tout le respect qu’on peut avoir pour son indépendance, on sera bien obligé de s’occuper de ses affaires. Si la Turquie est en faillite, que les gouvernemens intéressés se constituent ses syndics, ou tout au moins qu’ils assurent l’affectation des douanes, des autres impôts nécessaires au paiement de la dette étrangère convenablement réglée. Qu’ils s’entendent comme ils semblent vouloir se mettre d’accord pour l’Égypte, et en cela ils rendront certainement encore service à la Turquie.

Une des aventures les plus bizarres de la politique est vraiment ce qui se passe en Angleterre depuis quelques semaines. Il y avait un ministère porté aux affaires par un mouvement décisif d’opinion à la suite des élections de l’année dernière. Les libéraux avaient été si complètement battus que leur chef, M. Gladstone, réduit à déposer son titre de premier ministre, ne trouvait rien de mieux que d’abandonner du même coup la direction de son parti pour se retirer dans les études théologiques et entreprendre une campagne philosophique contre le vaticanisme. Les conservateurs avaient obtenu une telle majorité que le ministère issu des élections, formé avec M. Disraeli, lord Derby et les principaux représentans du torysme, pouvait se considérer comme maître du pouvoir pour quelques années. Rien ne le menaçait, il ne voyait poindre à l’horizon aucune de ces questions importunes et inévitables qui peuvent diviser les partis triomphans, il n’avait qu’à se laisser vivre et à ne pas commettre trop de fautes. Eh bien ! non, cela n’a pas suffi, le cabinet anglais est peut-être en train de défaire lui-même sa situation. M. Disraeli, en homme d’imagination qui aime les coups de théâtre, qui réussit quelquefois, témoin l’affaire des actions de Suez, M. Disraeli vient de se lancer dans une aventure moins heureuse. S’il n’a pas compromis gravement son ministère, il s’est exposé à l’affaiblir, il a porté le premier coup à sa majorité, — et pourquoi ? M. Disraeli a eu l’étrange idée de soumettre au parlement la nouveauté la plus inattendue, une chose à laquelle personne ne pensait, presqu’une révolution sous une forme bizarre et puérile. Comme si ce n’était pas assez pour la reine Victoria d’être la reine, la souveraine traditionnelle et incontestée du royaume-uni d’Angleterre et d’Irlande, le premier ministre a proposé d’ajouter à ce vieux titre populaire un complément de son invention, le titre d’impératrice des Indes !

D’où est venue cette idée ? M. Disraeli, qui a écrit des romans avant d’être premier ministre et qui en écrivait même récemment encore dans ses loisirs parlementaires, s’est-il senti tout à coup pris d’une fantaisie romanesque et orientale ? A-t-il eu tout simplement la. faiblesse de se prêter à une fantaisie de cour, de se dévouer pour trancher des difficultés d’étiquette nées des alliances de la famille royale avec les familles impériales de l’Europe ? A-t-il cru sérieusement rehausser par cet appendice improvisé la dignité souveraine en Angleterre ? Toujours est-il qu’il a tenté l’aventure, et comme, après tout, il a une majorité assez forte pour résister à une crise, il a fini par arriver au bout des trois lectures, sans laisser sa proposition en chemin. Il y a donc une impératrice des Indes, et, après la reine Victoria, le prince de Galles sera un empereur de plus en Europe ! Et probablement aussi, comme on l’a dit, il y aura un vice-empereur des Indes ! C’est décidé désormais par l’autorité du parlement, il ne manque plus que la sanction de la reine : M. Disraeli a fait des empereurs ! Mais évidemment il ne s’était pas rendu compte de la portée de l’acte dont il a pris l’initiative, pas plus que des résistances qu’il allait rencontrer. La vérité est que, si au premier moment de cette révélation inattendue il y a eu une certaine surprise, l’étonnement n’a pas tardé à se changer en mauvaise humeur, et bientôt une opposition des plus vives a éclaté avec une sorte de spontanéité inquiétante. L’opinion s’est émue de cette innovation, qu’elle ne comprenait pas, dont elle ne sentait pas du tout la nécessité, qui touchait aux traditions et aux habitudes de l’Angleterre. A Manchester, à Liverpool, à Leeds et dans bien d’autres villes, il y a eu des meetings pour protester contre la motion ministérielle, et les quolibets n’ont pas manqué, — ils ont même dépassé quelquefois la tête du chef du cabinet. Dans la chambre des communes, la discussion a été laborieuse, animée ; l’opposition est devenue contagieuse, et en fin de compte, au dernier moment, la majorité n’a plus été que de 46 voix. Dans la chambre des lords elle-même, des hommes comme le comte de Granville, le duc de Sutherland, lord Gower, lord Houghton, n’ont pas caché leur mécontentement. Lord Shaftesbury a même proposé une adresse pour prier la reine de ne pas prendre ce titre d’impératrice antipathique au sentiment anglais. C’est là manifestement ce que M. Disraeli n’avait pas prévu, et, comme il arrive toujours, une fois la première faute commise, il est allé de faute en faute, il a épuisé sa dextérité à déjouer les difficultés sans réussir à éviter les pièges. Il a commencé par ne parler de cette addition de titre que d’une manière vague, sans rien préciser. Quand il a fallu en venir au fait, il s’est efforcé d’atténuer ; il a déclaré que rien ne serait changé, que la reine serait toujours la reine en Angleterre, qu’elle ne serait l’impératrice qu’au dehors, dans l’Inde, — ce qui a fait dire par un membre du parlement que c’était comme « les médicamens pour l’usage externe. » M. Disraeli a couronné enfin sa campagne par la plus singulière des légèretés, par une imprudence qui a dépassé toutes les limites de la fantaisie. Pour faire accepter sa motion, il l’a représentée comme une sauvegarde pour l’empire de l’Inde, comme un moyen d’arrêter la Russie dans sa marche en Orient ! La raison n’a été inoffensive que parce qu’elle n’a pas été prise au sérieux, parce qu’elle a passé pour une figure de rhétorique, même à Saint-Pétersbourg. Il s’ensuit que, si M. Disraeli a enlevé son titre, il reste avec une de ces victoires qui compromettent une cause et ceux qui la soutiennent.

La première et la plus grave de toutes les fautes assurément a été de livrer pendant quelques semaines à un débat public, aux agitations de l’opinion cette question de la royauté. Personne en Angleterre ne songe à discuter la reine, à scruter le mystère d’une hérédité de pouvoir souverain qui se confond avec l’existence nationale, et tout à côté de cette reine on fait une impératrice discutée, contestée, élue par un parlement à une majorité assez modeste ! Et ce sont les conservateurs anglais qui font de ces propositions ! Le danger, c’est lord Shaftesbury qui l’a signalé en plein parlement lorsqu’il a dit : « Et quand vous aurez brisé la tradition d’un millier d’années, serez-vous surpris qu’après avoir changé votre roi en empereur, on veuille transformer votre empereur eh président ! B Les Anglais n’en sont pas là sans doute et ne sont pas si prompts à tirer de ces conséquences d’une fantaisie d’étiquette ; mais voilà ce qu’il en coûte d’appeler la discussion sur de telles questions. Une autre faute d’un ordre moins grave, mais qui peut avoir ses suites, c’est que M. Disraeli a évidemment travaillé à ébranler de ses propres mains sa situation ministérielle. Il n’a pas seulement mis sa majorité à une dangereuse épreuve, il a réveillé le parti libéral, qui jusqu’ici restait sous le coup de sa défaite ; il lui a donné des armes qui peuvent devenir redoutables. Il a offert aux chefs libéraux, à l’ancien chancelier de l’échiquier, M. Lowe, à M. Gladstone lui-même, une occasion de rentrer sérieusement dans la lutte. Qui pourrait dire que ce grief habilement exploité ne deviendra pas populaire ? C’est peut-être le premier coup dont le ministère tory s’est frappé lui-même sans le savoir, et M. Disraeli n’y aura pas peu servi par ses combinaisons ingénieuses pour arrêter la Russie en Orient !

Les majorités ne sont éternelles dans aucun pays et partout elles périssent ou elles s’exposent aux mésaventures parlementaires de la même manière, par les divisions. C’est l’histoire de la récente défaite du parti modéré en Italie et de la chute du dernier cabinet de Rome. Au moment où l’on s’y attendait le moins, M. Minghetti s’est trouvé avec une majorité démembrée, et du même coup a surgi au pouvoir le cabinet Depretis, qui représente exclusivement la gauche. Évidemment, dans des conditions ordinaires, la gauche aurait eu peu de chances, elle n’espérait pas conquérir si vite le ministère ; ce sont les modérés qui lui ont frayé le chemin et ouvert la porte. Aujourd’hui l’expérience du gouvernement de la gauche est commencée, et la question est de savoir si le ministère Depretis saura ou pourra profiter de sa victoire, quelle sera réellement sa politique, dans quelle mesure il se séparera des ministères qui l’ont précédé. Pour le moment, il en est encore à la période d’installation. Le parlement vient de prendre des vacances et lui laisse tout le temps de se reconnaître. Les députés qui sont entrés dans le cabinet viennent de se faire réélire. Le nouveau ministre de l’intérieur, le baron Nicotera, s’est empressé d’adresser aux préfets une circulaire qui n’a certes rien que de rassurant, et il a mieux fait encore, il s’est hâté de prendre des mesures énergiques contre des manifestations qui commençaient à se produire dans certaines villes comme Milan ou Naples. Le nouveau cabinet aura sans doute plus d’une lutte à soutenir dans le parlement contre les libéraux modérés, qui ne tarderont pas à se réorganiser, et, en attendant il a voulu se faire un appui de Garibaldi en lui promettant les travaux du Tibre. Du coup, Garibaldi a témoigné son adhésion au cabinet Depretis en acceptant la rente de 100,000 francs que le cabinet Minghetti avait fait voter pour lui par le parlement, et il a écrit une lettre où il remercie « l’Italie et le roi. » Voilà qui est pour le mieux ! Tout s’arrange en Italie, même quand il s’agit de recevoir les rentes de 100,000 francs que les ministères modérés ont fait voter et que les ministères de la gauche font accepter. Le roi Victor-Emmanuel, quant à lui, assiste à ces évolutions en souverain absolument constitutionnel, demeurant la personnification couronnée et incontestée de l’unité nationale, l’arbitre et le modérateur des partis.

Le malheur de la gauche, en Italie comme partout, est de se payer souvent de mots et de promettre ce qu’elle ne peut tenir. Il est évident que, si le ministère Depretis tient à se distinguer, au moins pour la forme, de son prédécesseur dans certaines questions qui touchent aux rapports avec l’église, il ne pourrait aller bien loin sans être arrêté par le sentiment italien lui-même, Il est d’autres points où il ne peut pas même songer à dévier de la ligne suivie par l’ancien cabinet. Il ne peut modifier ni la politique financière ni surtout la politique extérieure. Ce qu’il y a de plus vraisemblable, c’est que M. Depretis s’est livré à une phraséologie de circonstance en parlant dans son programme de « la vocation géographique de l’Italie, » de son intention de « chercher dans la sympathie des peuples civilisés la consolidation d’une sécurité qu’elle a déjà obtenue du consentement et de l’intérêt bien entendu des gouvernemens. » Le nouveau ministre des affaires étrangères, M. Melegari qui était récemment à Berne, n’a sans doute d’autre pensée que de s’en tenir à la politique que lui a léguée M. Visconti-Venosta, et le meilleur gage qu’il puisse donner pour le moment à cette politique, c’est d’en finir au plus vite avec cette sotte question soulevée par des journaux de Rome au sujet du ministre du, roi Victor-Emmanuel à Paris, M. Nigra. La marque la plus sensible de sympathie que le ministère Depretis puisse donner à la France est de confirmer, de rehausser même, s’il le faut, la mission d’un homme qui depuis quinze ans, à travers les révolutions, dans des circonstances souvent difficiles, a su, en faisant les affaires de l’Italie, maintenir une amitié invariable entre les deux pays. Le voyage que M. Nigra vient de faire à Rome ne peut avoir d’autre résultat que de simplifier une situation un instant obscurcie par des polémiques sans importance.

Les affaires d’Espagne ne semblent pas marcher toutes seules, elles marchent cependant à travers les difficultés que le, chef du cabinet de Madrid a chaque jour à vaincre ou à déjouer autour de lui. Aujourd’hui il s’agit de mettre le dernier sceau à la situation de la Péninsule replacée dans les conditions de la monarchie constitutionnelle et délivrée de la guerre carliste. C’est la question qui se débat dans les cortès, dans la presse, même dans les salons de Madrid ; c’est pour arriver à la solution définitive, équitable de cette question que le président du conseil est obligé de soutenir une lutte incessante. Depuis plus d’un an, M. Canovas del Castillo a été réellement l’homme d’état de la restauration espagnole. Il a eu successivement à tenir tête à toutes les complications, à l’insurrection carliste d’abord, puis aux difficultés du rétablissement du régime constitutionnel après les crises de ces dernières années. La guerre carliste une fois terminée, la question constitutionnelle a repris le dessus, et avec elle la question religieuse qui est partout au-delà des Pyrénées, puis la question des fueros qui est un legs de la guerre. Partisan sincère de la monarchie, mais en même temps libéral modéré, M. Canovas del Castillo devait avoir nécessairement contre lui tous les partis extrêmes, les absolutistes, les cléricaux, les libéraux, qui en sont toujours à la monarchie démocratique du roi Amédée. C’est dans cette lutte qu’il déploie depuis quelques mois l’esprit de ressource, la souplesse, l’habileté d’un vrai politique, cherchant à travers tout rétablissement d’un régime modéré, mettant la monarchie hors de question, offrant toutes les garanties libérales, sauvegardant la tolérance religieuse. La constitution qu’il a présentée aux cortès et qui va être votée est l’expression de cette pensée. Et ce ne sont pas là pour lui les seules difficultés : il a chaque jour à faire une place aux généraux sans trop laisser les influences militaires envahir la politique. Sa force a été jusqu’ici, avec son habileté, la confiance complète du jeune roi Alphonse XII. Il mérite assurément de pouvoir conduire son œuvre jusqu’au bout. C’est d’autant plus nécessaire qu’après toutes les questions politiques il reste une question plus grave encore peut-être, celle des finances, dont la solution peut seule rendre la vie facile à la monarchie nouvelle par le rétablissement du crédit de l’Espagne.


CH. DE MAZADE.



ESSAIS ET NOTICES.
L’Administration anglaise et le mouvement communal dans le Bordelais. — Les Anglais en Guyenne, par M. D. Brissaud. Paris 1875.


Les archives de la mairie de Bordeaux possèdent deux précieux volumes manuscrits et hier encore inédits qu’un savant professeur vient de prendre pour objet d’une très intéressante étude sur l’histoire de la commune bordelaise et de la Guyenne du XIIIe au XVe siècle. Le livre des Bouillons, ainsi appelé des ornemens de cuivre apposés sur chacun des plats en bois qui forment, avec un dos en cuir, la reliure de ce registre en vélin, contient une série d’actes authentiques en vieux français, en gascon et en latin, établissant la juridiction du maire et des jurats de la ville, et avec cela beaucoup de chartes émanées des souverains anglais de la province, portant confirmation des privilèges et franchises locales. L’autre volume, le Registre des délibérations de la Jurade de 1414 à 1416, nous montre la commune à l’œuvre, dans la plénitude de sa constitution, avec la puissance de son organisation démocratique et l’espèce de souveraineté qu’elle exerçait sur tout le pays aquitain. Ces deux volumes, rédigés sans doute au milieu du XVe siècle, n’avaient encore été l’objet d’aucun sérieux commentaire ; tout au plus l’abbé Baurein, feudiste de la ville de Bordeaux, avait-il donné vers 1760 une analyse restée inédite.

M. Brissaud, un de nos meilleurs professeurs d’histoire, et qui a laissé précisément dans la cité bordelaise de très honorables souvenirs, a entrepris de demander à de tels documens les lumières qu’ils contiennent sur la condition d’une si vaste province pendant la domination étrangère. L’auteur étudie d’abord l’action des maîtres sur le pays, se réservant d’observer ensuite le mouvement du pays lui-même entre les mains de ces maîtres. Il se rend compte du premier objet en recherchant quels droits les rois d’Angleterre s’étaient réservés sur leur duché de Guyenne, quels différens pouvoirs les y représentaient, quelles étaient les attributions de ces divers agens, et quels leurs rapports légaux avec les habitans de la province. Il serait impossible, à moins de répéter ses définitions toujours claires et précises, d’analyser son tableau du mécanisme administratif de la domination anglaise en Guyenne. Il nous apprend, pièces en main, ce que c’était que le sénéchal de Gascogne, suprême représentant du roi d’Angleterre, puis le connétable de Bordeaux, officier de finance, enfin le chancelier d’Aquitaine ou gardien du grand sceau, chef des officiers de justice : à eux trois, ces hauts dignitaires constituent le pouvoir exécutif ; mais le fait caractéristique, c’est l’imperturbable tolérance pratiquée par le gouvernement étranger à l’égard d’un mouvement communal très actif dans cette province.

Ce sont de très curieuses pages que celles où M. Brissaud montre sur quelles fermes bases, au milieu de l’anarchie féodale qui régnait dans le reste de la France, la bourgeoisie bordelaise était assise, et de quels précieux privilèges, surtout en ce qui regarde le commerce, elle avait su se rendre maîtresse. Tout le travail de M. Brissaud tend à démontrer que l’administration anglaise avait agi en Guyenne dans un sens inverse à la marche qu’observaient dans les autres provinces les institutions françaises. A mesure que nos rois avaient vu augmenter leur puissance, la centralisation leur avait subordonné partout les pouvoirs locaux, au risque de gêner ou quelquefois même d’étouffer la vie provinciale. En Guyenne au contraire, plus la suprématie anglaise s’établit, plus se fortifient les franchises municipales. Rien qui sente l’oppression d’une conquête ; le réseau administratif entoure et enveloppe sans comprimer et sans faire obstacle à l’action des villes. La souveraineté du prince est représentée par un petit nombre de hauts fonctionnaires qui ne peuvent empiéter sur les droits, nettement stipulés, des sujets. De leur côté, les communes locales observent entre elles une sorte de fédération telle que la plus puissante, Bordeaux, exerce un droit réel de protection et de défense à l’égard des plus faibles, qui deviennent ses filleules. M. Brissaud rend compte de la constitution de chacune de ces villes : elles participent du régime consulaire qui était celui des cités de Lombardie et de Toscane, et à la fois de la commune jurée du nord ; elles ont un maire, et le lien de leur association est le serment, la conjuratio ; mais elles se donnent aussi des magistrats qui sont à la fois juges, administrateurs et chefs militaires ; elles ont des assemblées souveraines où se décrètent la paix et la guerre. Telle est la récompense d’une population sensée, intelligente, avisée entre toutes, qui a su profiter très habilement d’une sorte de rivalité établie entre les deux gouvernemens d’Angleterre et de France. « Autonomie complète, liberté commerciale, richesse considérable, renom lointain, voilà, dit M. Brissaud, le résumé de l’histoire du Bordelais de 1206 à 1451. La suzeraineté anglaise a été pour cette heureuse contrée non une gêne, mais un rempart. Le pays était gardé et administré, mais non pas occupé par tes étrangers : il n’y avait de troupes anglaises que dans les occasions extraordinaires, par exemple en cas de guerre avec la France ; même il n’y avait d’Anglais domiciliés à Bordeaux qu’un, petit nombre de particuliers attirés par la douceur du climat et la prospérité générale. C’est ce qui explique qu’en dépit d’une possession de trois siècles la civilisation britannique ait laissé dans les mœurs, dans le langage, dans la tournure des idées, si peu de traces. » La réunion à la France ne se fit pas sans détriment pour La Guyenne, et l’on sait qu’il fallut, pour éteindre certains ressentimens et certains regrets, La grandeur de la France toute moderne : il ne fallut rien moins, à vrai dire, que la profonde secousse de la révolution.


A. GEFFROY.

C. BULOZ.