Chronique de la quinzaine - 31 mars 1870

Chronique no 911
31 mars 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1870.

Tout ce qui simplifie les choses et dégage les situations, tout ce qui dissipe une équivoque ou met fin à une incertitude est d’une bonne et prévoyante politique. C’est à ce titre que la lettre adressée le 21 mars par l’empereur à M. le garde des sceaux a été un acte d’heureuse et intelligente décision accompli à propos. Elle tombait au milieu de toute sorte de controverses vagues sur le pouvoir constituant, sur le rôle du sénat dans les institutions nouvelles, sur les attributions définitives du corps législatif. Toutes ces questions restaient par le fait indécises, même après le sénatus-consulte du 8 septembre 1869, même après l’avénement du ministère du 2 janvier. Elles passaient comme des ombres provoquantes dans les discussions du corps législatif ; au sénat, on les pressentait et on les craignait à la fois ; elles pesaient, en un mot, sur l’esprit public, qui, dans son impatience de logique, avait hâte d’arriver à cette étape nouvelle marquée d’avance. La lettre impériale avait le mérite de répondre à cette attente et d’éclairer tout le monde, en chargeant M. le garde des sceaux de préparer un sénatus-consulte et en précisant avec une suffisante clarté le sens de ce complément de révolution pacifique.

Imprimer un caractère définitif aux réformes politiques déjà réalisées, restreindre les dis, positions véritablement constitutionnelles au strict nécessaire, en plaçant désormais ces dispositions fondamentales sous la sanction du plébiscite, ou, pour parler autrement, en rendant à la nation elle-même le pouvoir constituant, — rejeter tout le reste dans le domaine des lois ordinaires, faire du sénat une chambre haute partageant avec l’autre assemblée toutes les attributions législatives, — tel était l’objet multiple de l’œuvre que l’empereur retraçait à grands traits dans sa lettre du 21 mars. Jusque-là cependant ce n’était qu’un programme livré aux méditations des ministres. Que s est-il passé depuis ce moment ? Il est vraisemblable que les questions indiquées par la lettre impériale et quelques autres encore qui en dépendent, comme par exemple celle de la formation du sénat, ont été mûrement examinées et vivement discutées ; il est possible qu’il y ait eu quelques divergences entre les ministres. M. Rouher, sans être appelé à un véritable conseil de gouvernement, a du moins été consulté, et il a émis des opinions qui ont été écoutées, notamment au sujet de la limitation du nombre des sénateurs qui pourront être promus dans le courant d’une année. De son côté, l’empereur a pu hésiter jusqu’au dernier moment sur certains points, tels que l’article 33 de la constitution, qui a fini par disparaître. Toujours est-il que de cette intime et laborieuse délibération est sorti le projet que M. le garde des sceaux a porté, il y a quatre jours, au sénat, et qu’il a commenté d’avance par un brillant exposé de motifs. Il était impossible de proposer à une assemblée de s’exécuter elle-même dans un meilleur langage. M. Émile Ollivier a même offert à ceux des sénateurs qui pouvaient avoir un peu trop de mélancolie dans l’âme la consolation de leur citer Polybe, Aristote, Paruta, Paolo Sarpi et Joseph de Maistre. En fin de compte, c’est un pas de plus de cette révolution pacifique et libérale qui s’accomplit. La constitution de 1852 disparaît, c’est la constitution de 1870 qui se dégage aujourd’hui de nos luttes, et lorsque ces jours derniers, dans le corps législatif, un membre de l’opposition à la voix retentissante faisait la plaisanterie de dire que c’était le dernier effort du pouvoir personnel pour se concentrer et se relever, M. Émile Ollivier a eu grandement raison de lui répondre qu’il était le seul à le croire. Telle qu’elle est, même avec les imperfections qu’elle garde encore, cette constitution remaniée et refondue est évidemment un progrès décisif ; elle réalise les conditions essentielles d’un gouvernement libre, elle les réalise surtout par la disparition du pouvoir constituant du sénat et par cette égalité des deux chambres, qui est la marque distinctive du sénatus-consulte présenté le 28 mars.

Au fond d’ailleurs, cette disparition du pouvoir constituant n’était plus qu’une affaire de temps et de mesure. On en a parlé beaucoup, on en parle tous les jours. Dans une des dernières séances du corps législatif, on a voulu saisir l’occasion du sénatus-consulte pour engager une discussion à laquelle M. le garde des sceaux s’est prudemment refusé. Pour tout esprit réfléchi, la disparition du pouvoir constituant et la transformation du sénat étaient l’invincible conséquence des derniers événemens ; il n’y avait plus même un doute depuis le jour où l’on était entré dans la voie parlementaire. Comment s’expliquer en effet, dans un ensemble d’institutions libres, ce fonctionnement d’une assemblée spécialement vouée à la procréation constituante, faisant des sénatus-consultes sans avoir le droit de faire une loi ? Comment concilier ce pouvoir irresponsable, tour à tour exorbitant ou inerte, avec un pouvoir ministériel responsable, sorti d’une assemblée populaire, appuyé sur une majorité vivace et active ? Quel est le mécanicien de génie qui se serait chargé de faire marcher cette machine sans qu’il y eût une explosion au premier pas ? Et en réalité le sénat lui-même aurait dû être le premier à proposer cette réforme qu’il reçoit aujourd’hui des mains de l’empereur et du ministère du 2 janvier. À quoi lui a servi ce pouvoir constituant qui n’a été que la décoration fastueuse de son inaction ? Il l’a eu pendant vingt ans, il n’en a pas retiré une grande gloire. Il a fait les sénatus-consultes qu’on lui a demandés, mais par quel acte d’initiative propre s’est-il signalé ? Quel projet nouveau d’intérêt national a-t-il produit au grand jour pour s’illustrer ? Le gouvernement lui-même s’est cru obligé, dans une circonstance, de le gourmander et de lui reprocher son inertie. Ce n’était peut-être pas sa faute, c’était la faute du rôle assez extraordinaire qu’on lui avait imposé. Ce n’est point assurément aujourd’hui que le sénat serait en mesure de revendiquer ce rôle, et qu’il pourrait avoir quelque raison de le regretter.

À tout prendre, la métamorphose à laquelle il va se soumettre ne le diminue nullement ; elle le replace au contraire à son vrai rang, elle lui rend les moyens d’exercer réellement et efficacement cette fonction de pouvoir modérateur qui est celle des chambres hautes dans tous les pays. Il ne perd que ce qu’il n’aurait pas pu garder, il redevient ce qu’il aurait dû être toujours. Et, qu’on le remarque bien, la réforme actuelle, dès qu’elle a été reconnue nécessaire, tranchait d’avance cette question de l’article 33 de la constitution, sur laquelle on paraît avoir hésité jusqu’à la dernière heure. Cet article, on ne l’ignore pas, laissait à l’empereur le droit de prendre, de concert avec le sénat, toutes les mesures d’urgence pour la marche du gouvernement dans le cas de dissolution du corps législatif ; en d’autres termes, c’était en quelque sorte une possibilité de dictature temporaire légalisée par anticipation. Autrefois, sous le régime de 1852, cette disposition n’était pas plus extraordinaire que bien des choses du même genre. Aujourd’hui, après tout ce qui s’est passé, cela eût produit tout simplement l’effet de l’article 14 de la charte de 1815, transporté dans la constitution nouvelle. C’eût été l’apparence survivante d’une arrière-pensée d’omnipotence allant inévitablement provoquer dans l’opinion une arrière-pensée de défiance. Nous ajoutons que c’eût été une précaution aussi inutile que dangereuse. Le régime parlementaire ne reste point apparemment désarmé dans les circonstances exceptionnelles. Si, dans un moment où le corps législatif serait dissous, il arrivait quelque événement inattendu de nature à nécessiter une détermination immédiate, il y aurait un ministère pour la conseiller, pour l’adopter, en gardant devant les assemblées la responsabilité de ses actions. Croit-on par hasard que dans le cas prévu par l’article 33 les mesures d’urgence que pourrait prendre l’empereur seul seraient moins regardées comme un coup d’état, parce qu’elles auraient la légalisation du sénat ? Le pays y verrait toujours un acte de dictature qui remettrait tout en question, et on a certes sagement agi en écartant ce danger, en effaçant ce dernier vestige de droit constituant et d’omnipotence, en épargnant à tout le monde cette tentation périlleuse. Est-ce à dire que le pouvoir constituant enlevé au sénat doive aller se réfugier dans le corps législatif, et dans le corps législatif seul, comme l’a proposé M. Jules Favre avec ses amis ? Ce serait une exagération d’un autre genre, ce serait tout bonnement une autre forme de dictature. M. Jules Favre a l’esprit trop pénétrant pour n’avoir pas été le premier à sentir la faiblesse de sa proposition, et peut-être, comme on dit, ne demandait-il le plus que pour avoir le moins.

Le pouvoir constituant n’est plus désormais ni dans l’autorité du souverain, ni dans le sénat, ni dans le corps législatif. À qui appartient-il donc ? où réside-t-il ? Mon Dieu, c’est un de ces points qu’il ne faut jamais serrer de trop près, surtout en certains momens. Qui peut dire au juste comment se manifeste le pouvoir constituant ? Il est partout, et il n’est nulle part. Depuis bientôt un an, où a-t-on pu le saisir sous une forme précise ? Et cependant il est certain qu’il est dans l’air, il s’exerce avec quelque énergie, il est la force génératrice des réformes qui s’accomplissent. En fin de compte, il est bien clair que dans un pays où la souveraineté populaire est le principe de tout, où la monarchie elle-même a pour fondement le suffrage universel, le dernier mot du droit constituant appartient à la nation, et le mieux est peut-être d’en parler le moins possible, de ne pas trop prétendre organiser ce qui échappe souvent à toutes les prévisions. C’est ce qui fait que les meilleures constitutions sont les plus courtes, parce qu’en mettant à l’abri ce qu’on est convenu de ne point mettre en discussion à tout instant, elles laissent la porte ouverte à un travail permanent de réforme. C’est bien là aussi ce qu’on a essayé de réaliser dans le sénatus-consulte récemment présenté. On a élagué une multitude d’articles d’un ordre véritablement secondaire dans une loi fondamentale, et on s’est borné à imprimer le sceau de l’invariabilité à quelques points essentiels, sur lesquels la nation seule aura une souveraine juridiction. En un mot, on a élargi le domaine législatif en resserrant la sphère constitutionnelle, dans la pensée de concilier la stabilité des institutions avec le mouvement naturel des choses. Sous ce rapport, le sénatus-consulte est certainement l’œuvre d’une juste et prévoyante inspiration.

L’œuvre en elle-même est bonne et libérale, nous en convenons ; elle est seulement obscure et incomplète en certaines parties, même un peu inconséquente en d’autres. Cette constitution concentrée et réduite qu’on nous donne comme le traité d’alliance définitif de l’empire et de la liberté, cette constitution ne pourra désormais être modifiée que par un plébiscite, et l’empereur seul a le droit de provoquer ce plébiscite. Or c’est là justement ce qui aurait besoin d’être un peu éclairci, et nous nous expliquons maintenant ce mot d’un sénateur au sortir de la séance où il venait d’entendre l’exposé des motifs de M. le garde des sceaux. On lui demandait ce que contenait le sénatus-consulte, et il répondait naïvement qu’il faudrait trois ou quatre jours pour le comprendre. Quel est par le fait le sens de cette disposition sur le recours plébiscitaire ? L’empire est naturellement consacré par la constitution nouvelle, cela va tout seul. L’empereur est le chef de l’état, il garde toutes les prérogatives de la suprême puissance exécutive, rien de plus simple encore ; mais l’empereur est aujourd’hui un souverain constitutionnel. Il va avoir auprès de lui deux assemblées, sans lesquelles il ne peut rien faire ; il a un ministère responsable, qui a son rôle naturel et décisif dans la solution des grandes affaires de l’état. Veut-on dire que l’empereur seul, sans le concours des assemblées, sans le concours d’un ministère sorti d’une majorité législative, a le droit de s’affranchir de la légalité ordinaire par un appel au peuple ? Alors, il n’y a point à se le dissimuler, c’est un droit qu’il est vraiment superflu d’inscrire dans une constitution ; un souverain est toujours libre de jouer cette terrible partie à ses risques et périls, de mettre à la loterie des coups d’état et des révolutions. C’est bien assez de ne pouvoir l’empêcher sans lui donner la tentation perpétuelle de ce redoutable jeu. Veut-on dire que l’empereur, en certaines circonstances exceptionnelles, peut être auprès du peuple l’organe d’une grande délibération de tous les pouvoirs publics sur la nécessité d’une révision constitutionnelle ? Alors pourquoi ne pas l’expliquer, et pourquoi ne pas environner de toutes les garanties les préliminaires de cette révision reconnue nécessaire ? Qu’on y prenne bien garde : c’est un point délicat, nous ne l’ignorons pas, mais digne de fixer l’attention de ceux qui, sans rien refuser aux prérogatives légitimes d’une souveraineté constitutionnelle, voudraient cependant ne pas laisser le nouveau régime à la merci d’une équivoque.

Il y a un autre point qui n’est pas sans importance. Le sénatus-consulte, tel qu’il a été proposé, débarrasse la constitution d’un certain nombre de dispositions qui n’avaient à coup sûr rien de particulièrement fondamental. Il était au moins inutile de donner le caractère constitutionnel au chiffre du traitement des conseillers d’état et même à la façon de nommer les maires des trente-sept mille communes de France. La constitution nouvelle ne contiendra plus des particularités de ce genre ; elle en contient peut-être encore trop, notamment sur la formation du sénat et sur le corps législatif. La formation du sénat par voie de nomination directe de l’empereur est assurément une doctrine qui a sa valeur ; M. Émile Ollivier l’a soutenue par des raisons sérieuses, et il a indiqué avec autant de finesse que de précision la différence qu’il y a au point de vue social et politique entre la France et les États-Unis ; mais enfin, si la nomination des sénateurs est laissée aujourd’hui au souverain, d’autres idées peuvent prévaloir d’un commun accord. Pourquoi se lier d’avance ? Est-il bien nécessaire de placer la nomination des sénateurs sous le sceau d’une loi fondamentale qui ne pourra plus être changée que par un plébiscite ? Est-il nécessaire aussi de mettre dans la constitution qu’il y aura un député par groupe de trente-cinq mille électeurs, qu’on appliquera tel ou tel mode de scrutin ? Remarquez bien que sur ce dernier point la constitution se trouvera trancher une question qui serait plus naturellement du domaine d’une loi électorale, et que le corps législatif, qui est le principal intéressé, n’aura pas même à examiner. Pourquoi ne pas revoir ces anomalies et ne pas compléter le travail d’épuration ou de rectification qui a été commencé ? On veut faire aujourd’hui une œuvre définitive ; le meilleur moyen de lui donner ce caractère, c’est de la faire simple et nette, de réaliser dans toute sa vérité ce programme qui consiste à ne placer que les deux ou trois choses essentielles sous la garantie de l’inviolabilité, en laissant pleine et entière liberté sur tout le reste.

Nous entrons, et pour longtemps sans doute, dans une voie laborieuse où chaque jour aura sa peine, c’est-à-dire ses difficultés nouvelles, nées des questions qui se succèdent et s’imposent, des incidens qui éclatent à l’improviste et agitent un instant l’opinion. Les incidens, ils ont à coup sûr leur gravité, ne fût-ce que parce qu’ils ressemblent presque toujours à un défi jeté par l’imprévu à la fermeté et à la sagesse des hommes ; ils peuvent être embarrassans, surtout lorsqu’ils viennent à la mauvaise heure comme cette tragique affaire d’Auteuil, dont le dernier mot a été dit par la haute cour de justice réunie à Tours ; mais enfin les incidens passent comme passe tout ce qui tient à une surexcitation accidentelle et violente. Il y a des questions qui sont d’un ordre bien autrement sérieux, qui prennent un caractère de permanence redoutable parce qu’elles sont inhérentes à un état de société, et avec lesquelles il faut bien désormais que notre temps s’accoutume à vivre sans illusion et sans faiblesse : ce sont tous ces problèmes de l’industrie, du salaire, du travail, qui renaissent à chaque instant. Pour cela, il n’y a pas d’arrêt de haute cour qui en décide, il n’y a pas de sénatus-consulte qui puisse en avoir raison. Le mal est plus profond. Ce qui arrive au Creuzot en est un frappant exemple. Il y a quelques semaines tout au plus, une première grève éclatait ; on avait de la peine à calmer cette effervescence de toute une population ouvrière, à remettre en mouvement cette immense machine que dix mille bras font marcher. Aujourd’hui une crise nouvelle vient de forcer le président du corps législatif, M. Schneider, à reprendre en toute hâte le chemin de son grand établissement industriel pour tenir tête à des difficultés d’autant plus menaçantes qu’elles sont insaisissables et indéfinies. C’est là en effet ce qu’il y a de caractéristique dans cette recrudescence fiévreuse qui vient de se manifester au Creuzot. Jusqu’ici, tout semble assez mystérieux. La grève n’est que partielle au premier abord ; en réalité, elle est pourtant assez étendue pour gêner le travail, pour entretenir surtout l’excitation des esprits et pour laisser craindre d’heure en heure une aggravation du mal. La cause vraie et sérieuse de la crise, on ne la saisit pas bien ; ce que veulent les grévistes, on ne le sait pas au juste. On ne parle plus de l’administration de la caisse de prévoyance, qui a été représentée comme la raison de la dernière grève ; les prétentions des ouvriers ne sont pas nettement formulées. C’est un qui-vive prolongé entre des chefs vigilans occupés à préserver un des centres industriels les plus importans de la France et des meneurs invisibles qui conduisent cette guerre avec une certaine supériorité de tactique, entre une partie de la population qui manifestement ne demanderait pas mieux que de continuer à travailler, qui s’effraie surtout des affreuses perspectives du chômage, et une autre partie plus mobile, plus ardente, qui court à la grève comme à la bataille, comme à un jeu de hasard. La politique a fini sans doute par se mêler à ces agitations pour les envenimer ; au fond, c’est un incident d’une crise industrielle et sociale.

Si ce qui se passe au Creuzot n’était en effet qu’une question de salaires ou une affaire locale, ce ne serait rien, ou du moins ce ne serait qu’une de ces maladies qui éprouvent quelquefois l’industrie et qui n’ont après tout rien de mortel ; mais il est bien clair aujourd’hui que l’événement du Creuzot n’est que l’expression saisissante d’un mouvement plus général. La grève devient une habitude, une sorte de conjuration pacifique ; elle se propage et s’étend à presque toutes les industries dans certaines contrées, comme les pays du Rhône et de la Drôme par exemple. Il y a des grèves un peu partout, et d’un autre côté, dans l’esprit de ceux qui sont les inspirateurs de ces mouvemens, les questions de salaire ne sont plus qu’un détail, un prétexte. Ce qu’on veut, c’est mettre pour ainsi dire en état de siège la société industrielle telle qu’elle est constituée et la forcer à capituler par les diminutions de travail combinées avec l’accroissement de salaires, par l’égalité des rétributions entre les ouvriers laborieux et ceux qui ne le sont pas, entre les capables et les incapables, par le droit de dominer le patron et de lui imposer des conditions de travail, des règlemens, le mode de recrutement de ses apprentis, jusqu’à un outillage déterminé. Il est bien facile de voir où l’on va par ce chemin. La prétendue égalité des salaires étouffe l’émulation, et par le fait le nombre des ouvriers intelligens et habiles diminue sensiblement dans certaines industries. Les menaces de crises incessantes produisent l’insécurité et la stagnation. On ne veut pas se risquer, on évite de se livrer aux grandes opérations, on va tout droit à une déperdition inévitable de richesse et de force dont tout le monde subit les conséquences. Les ouvriers qui se laissent égarer et exploiter par des meneurs intéressés ne s’aperçoivent pas qu’ils font un métier de dupes, que tout ce qui diminue la production nationale retombe sur eux, qu’ils peuvent à la vérité ruiner un patron, mais qu’ils sont les premiers ruinés. Là où le patron perd un million, les ouvriers perdent 2 ou 3 millions de rémunérations. Supposez que, par une de ces inspirations de désespoir qui ont saisi quelquefois de grands industriels anglais, M. Schneider se décidât à fermer ses ateliers, préférant à une mort lente la mort brusque et sans phrases, qu’arriverait-il ? M. Schneider serait atteint dans sa fortune, ce n’est pas douteux ; il verrait s’écrouler sur lui l’édifice qu’il a élevé par son énergie et son intelligence. Qu’aurait gagné la population du Creuzot ? Elle perdrait même le bénéfice de l’aisance qu’elle a pu acquérir, des améliorations qui ont transformé le pays depuis trente ans. Il en serait ainsi partout où des chefs d’industrie se verraient conduits à ces résolutions extrêmes.

Faire la loi au patron, lui imposer de dures conditions, c’est fort bien ; mais, comme le chef d’industrie n’a pas une mine inépuisable de capital pour suffire à tout, il faut bien que ce surcroît de charges qu’il accepte retombe sur quelqu’un ; ce quelqu’un, c’est le consommateur, et comme les ouvriers sont, eux aussi, des consommateurs en même temps que des producteurs, il se trouve qu’ils sont obligés de rendre d’une autre manière ce qu’ils ont obtenu par une pression artificielle et violente. Ils n’en sont pas plus riches, ils ont paralysé l’essor de l’industrie qui les fait vivre. La commission du corps législatif qui poursuit en ce moment son enquête sur le régime économique, et qui entend toute sorte de dépositions des plus intéressantes, ne ferait qu’une œuvre incomplète, si elle n’étendait pas son examen à ces questions du salaire et du travail, qui ne sont point certainement étrangères aux pénibles crises de l’industrie française. Le remède n’est point sans doute facile à trouver. Il y a cependant un fait frappant dans toutes ces luttes où s’exténue la production nationale : il est évident que la plupart des grèves qui éclatent procèdent d’une inspiration commune ; il y en a qui ont des raisons d’être toutes locales, le plus souvent elles se relient à un même plan, à un système qui les envenime et les dénature en les généralisant. Nos ouvriers sont exposés à être, sans le savoir, les instrumens obscurs d’une association qui, sous prétexte d’être internationale, a la prétention de se constituer en gouvernement universel, et qui dans tous les cas est un gouvernement étranger. Or c’est une question de savoir jusqu’à quel point on peut laisser s’étendre un système qui a pour effet d’affilier nos classes laborieuses à une association étrangère, de mettre pour ainsi dire notre industrie à la merci d’un mot, d’ordre étranger, d’une industrie rivale déguisée au besoin sous un voile humanitaire. Que la libre concurrence s’exerce, que nos ouvriers restent maîtres de discuter leurs intérêts, soit ; mais ce n’est plus cela, il y a quelque chose de plus grave et d’absolument extraordinaire dans ce fait, qu’une main étrangère et invisible puisse disposer du travail national et provoquer tout à coup des crises meurtrières pour la production française. C’est là ce qui imprime un caractère nouveau et exceptionnel aux grèves qui tendent à se multiplier. Un conseiller d’état qui a été chargé l’an dernier d’une mission dans le bassin de la Loire, M. Charles Robert, a fait récemment une conférence sur ce sujet, sur les crises de l’industrie, sur les associations, sur la participation des ouvriers aux bénéfices de l’entreprise à laquelle ils coopèrent. La conférence de M. Charles Robert, devenue un petit livre, la Suppression des grèves, est une étude instructive, scrupuleuse, substantielle, de ces délicates et cruelles questions que les événemens du Creuzot ravivent aujourd’hui, qui restent à coup sûr l’élément le plus sérieux de la situation de la France.

Et quant à cette affaire d’Auteuil dont nous parlions, elle est maintenant dénouée, La haute cour a mis fin au drame, elle a de son autorité souveraine absous le prince Pierre Bonaparte de ce meurtre qui a été la tragique diversion des premiers jours du ministère actuel. Là où la justice a passé, il ne faut plus rien dire ; il n’y a plus qu’à se souvenir du singulier spectacle des débats qui ont précédé cette sentence. Que l’accusé eût été condamné, qu’il ait été absous, c’est du reste absolument la même chose au point de vue moral. Il restera toujours surprenant qu’on ait voulu faire un événement public d’un incident déplorable et vulgaire. Il a fallu une surexcitation violente qui s’est renouvelée jusque devant le tribunal, et ceux qui s’indignent le plus aujourd’hui d’un acquittement sont probablement ceux qui ont le plus contribué à ce résultat. Les jurés de Tours n’ont pas précisément absous un meurtre, ils ont peut-être bien condamné les déchaînemens de passion qui ont poussé vers la mort le malheureux jeune homme victime du coup de pistolet d’Auteuil. A parler franchement et sans flatterie aucune, c’est M. le procureur-général Grandperret qui seul a dit le vrai mot de cette affaire dans un réquisitoire juste, élevé, sévère et presque émouvant, sans faiblesse pour le prince accusé et sans acharnement contre lui. L’honorable M. Grandperret n’a pas parlé seulement en magistrat, il a parlé en moraliste et même en politique supérieur lorsqu’il a caractérisé les violences qui engendrent tout naturellement de tels faits, qui au fond sont sans danger pour la paix publique, mais qui sont une altération du génie, du goût, des facultés intellectuelles de la France, de tout ce qui a fait jusqu’ici l’éclat et la séduction du caractère français. En vérité, s’il y a quelque chose d’étrange, c’est ce qui est apparu là pendant quelques jours. On n’a vu que des hommes jouant avec des revolvers, toujours prêts à porter la main sur une arme. C’est un monde un peu bizarre, tout à fait propre à justifier l’existence des gendarmes, car enfin sans ces honnêtes gendarmes voilà des citoyens qui pourraient bien s’entre-dévorer sous prétexte que ce sont là les mœurs américaines. Et voilà ce qu’on voudrait faire de notre pays ! Grand merci, nous aimons tout autant notre brillante et chevaleresque France, qui n’a pas besoin d’abdiquer ses qualités d’autrefois pour être une grande, juste et libre démocratie.

Où donc la politique n’est-elle pas aujourd’hui ? La politique, elle est un peu partout ; elle est dans ce triste procès de Tours comme elle est au Creuzot avec cette recrudescence d’agitation ouvrière qui vient d’éclater, elle est à Rome avec le concile aussi bien qu’à Paris, elle est au sénat, au corps législatif et même à l’Académie, Dans cette renaissance du moment, l’Académie sent le besoin de ne pas rester immobile et silencieuse ; elle est tout occupée de recevoir ses derniers élus, de préparer des nominations nouvelles pour remplacer ceux de ses membres que la mort vient d’enlever. L’Académie, elle aussi, veut marcher, et récemment, pour se mettre au ton du jour, elle a décidé que désormais elle discuterait dans la liberté de ses séances les titres des candidats qui se présentent à ses suffrages. Qui donc sera élu aux prochaines assises académiques ? Quels sont dans les lettres les privilégiés qui seront appelés à occuper les cinq fauteuils laissés vides par la mort de M. de Lamartine, de M. Sainte-Beuve, de M. de Pongerville, de M. le duc de Broglie, de M. de Montalembert ? Déjà la bataille est engagée, à ce qu’il paraît ; les avenues du scrutin sont bien gardées, le génie des combinaisons est à l’œuvre, et c’est ici que la politique reprend son rôle. On dit, — que ne dit-on pas en temps d’élections ? — on assure que l’Académie est en travail d’une candidature imprévue, merveilleuse, conquérante, la candidature de M. le garde des sceaux en personne ! Par la même occasion, afin de faire quelque chose pour la littérature, on donnerait un fauteuil à un écrivain qui n’a jamais visé au ministère, et M. Émile Ollivier serait appelé d’une voix unanime à recueillir l’héritage de M. de Lamartine. Le mot a été dit, ce serait le Lamartine pratique. Ainsi marcheraient les deux élections les plus prochaines ; mais n’est-ce pas un bruit que font courir les esprits malicieux qui se plaisent à surprendre l’Académie dans ses faiblesses et les flatteurs qui ne demandent pas mieux que de brûler un peu d’encens devant la jeune fortune d’un ministre ?

À quel propos l’Académie se hâterait-elle aujourd’hui de nommer M. le garde des sceaux ? Est-ce pour son talent, pour son éloquence ? M. Émile Ollivier avait tout autant d’éloquence, tout autant de talent il y a quelques années, et l’Académie n’a pas songé à le choisir, quoiqu’il eût alors un mérite de plus, celui de soutenir avec une persévérante fermeté un combat dont il ne connaissait pas l’issue. Est-ce le succès ou le pouvoir qui le désignerait aux dignités académiques ? Dans tout cela, l’Académie aurait un peu trop l’air d’avoir fait une pénitence de vingt ans et de se montrer tout à coup impatiente de se réconcilier, de rentrer en grâce. Et pour xM. le garde des sceaux lui-même cette candidature soudaine, inattendue, ne serait pas beaucoup mieux imaginée. M. Émile Ollivier est assurément un homme de talent, de courage, d’un esprit élevé, et la meilleure preuve, c’est que jusqu’ici il a grandi à ce poste d’honneur et de péril qu’il a conquis patiemment. Académicien, il le sera, s’il le veut, à son heure. Pour le moment, il ne pourrait pas même se faire illusion : ce qu’on nommerait en lui, ce ne serait pas l’homme de talent, ce ne serait ni l’auteur du livre du 19 Janvier ni l’orateur éloquent ; ce serait tout simplement le premier ministre, c’est-à-dire qu’il solliciterait et accepterait une distinction qui s’adresserait moins à sa valeur personnelle qu’à sa situation. Ce ne serait pas très flatteur pour son orgueil. D’ailleurs M. le garde des sceaux a bien d’autres choses à faire : il a une réforme politique à réaliser jusqu’au bout, sans la laisser flotter dans le vague, sans la laisser dégénérer ; il a, s’il le peut, à être un ministre actif, habile et heureux, assez bien inspiré pour ne pas mêler à la préoccupation des grandes choses la poursuite des petits succès d’amour-propre. Sait-on ce qui arriverait ? M. Émile Ollivier s’exposerait à ce qu’on put croire que l’autre jour il avait sa candidature en tête, qu’il adressait un appel mystérieux à ceux qui disposent des élections académiques, lorsqu’à propos de l’augmentation prochaine du nombre des sénateurs il disait, en accentuant ses paroles, que cette mesure offrirait « des facilités nouvelles à ces réconciliations et à ces rapprochemens qui, loin de mettre l’empire en péril, sont pour lui une force et un honneur. » C’est déjà un mal qu’on ait pu chercher quelque préoccupation personnelle dans l’exposé des motifs d’une grande mesure politique. S’il y avait dans ces suppositions quelque vérité, il y aurait un académicien de plus, le ministre n’en serait pas plus grand. On voit bien que tout cela ne peut convenir ni à l’Académie ni à M. Émile Ollivier. Quelque jour, plus tard, lorsque M. le garde des sceaux ne sera plus au ministère, l’Institut lui préparera un fauteuil qui cette fois sera bien donné à l’homme de mérite, — et en attendant l’Académie poursuit le cours de ses réceptions. Aujourd’hui même M, le comte d’Haussonville raconte dans un ingénieux et piquant discours la biographie de M. Viennet, le spirituel vieillard, le poète-soldat qui a eu tant de tragédies, d’épopées et d’épîtres tuées sous lui, et qui n’est pas moins arrivé allègrement à ses quatre-vingt-dix ans, quoiqu’il eût Arbogaste et la Franciade sur la conscience. M. d’Haussonville raconte cette aimable existence d’un tour très vif qui contraste le mieux du monde avec la sévérité de ses récits des luttes de Napoléon et du pape Pie VII, et M. Saint-Marc Girardin, qui reçoit M. d’Haussonville, n’est pas homme à se laisser dépasser dans ces tournois de l’esprit.

Que se passe-t-il en Allemagne ? Après les ébranlemens de ces dernières années, la politique a visiblement quelque peine à reprendre son équilibre. Elle est toujours agitée de troubles secrets et de perpétuelles luttes d’influences qui produisent dans la vie publique des divers pays d’incessantes oscillations. C’est ce qui explique ces crises du pouvoir qui éclatent un peu partout, et dont la cause dominante, essentielle, est la situation précaire où reste l’Allemagne du sud. On ne peut pas douter que depuis quelque temps il n’y ait dans les contrées méridionales de l’Allemagne un certain déchaînement de la passion d’autonomie, ou pour mieux dire une assez vive réaction contre la prépondérance prussienne. C’est le secret de toutes les coalitions des partis qui se forment, des luttes parlementaires comme aussi des crises ministérielles qui se succèdent. Il y a peu de temps, c’était le président du conseil de Munich, le prince de Hohenlohe, qui était obligé de quitter le pouvoir, vaincu par une majorité aux yeux de laquelle il était suspect de ne point défendre assez l’indépendance bavaroise, de se livrer trop complètement à la prépotence prussienne. Maintenant c’est dans le Wurtemberg, à Stuttgart, que vient d’éclater une crise toute semblable qui a mis à l’épreuve l’ascendant du chef du cabinet, de M. Varnbühler. Dès l’ouverture des chambres, il y a quelques semaines, on avait pu voir se dessiner l’orage qui menaçait le cabinet, et surtout le ministre de la guerre. L’opposition parlementaire, appuyée par de nombreux pétitionnaires, par une agitation extérieure assez vive, engageait surtout la campagne sur le terrain des dépenses militaires et même de l’organisation de l’armée. À Stuttgart comme à Munich, l’on se faisait contre le gouvernement une arme des traités d’alliance offensive et défensive avec la Prusse. On interpellait vivement M. de Varnbühler, qui ne répondait pas, il faut le dire, d’une manière bien nette ; mais c’est surtout à l’occasion du budget que la lutte s’est engagée sérieusement. L’opposition demandait sur les dépenses de la guerre une réduction de 700,000 florins et une réforme de l’armée. Or l’opposition, c’était par le fait la majorité dans la chambre. Au premier moment, le ministre de la guerre, le général de Wagner, soutenu par le roi, a fait quelque résistance ; on a essayé de négocier avec quelques-uns des membres du parti démocratique qui avaient signé la motion sur l’armée. En définitive, on en est bientôt venu à une démission apparente du cabinet pour sortir d’embarras. Quelques-uns des ministres se sont retirés. Le général de Wagner a été remplacé par le général de Suckow, et bien entendu M. Varnbühler est resté plus que jamais à la tête du ministère. Ce changement est-il une concession à l’opinion ou à la chambre ? Ce n’est nullement certain, et voilà justement le côté curieux de la crise wurtembourgeoise. Le général de Wagner était accusé d’être trop prussien ; son successeur, M. de Suckow, l’est encore plus, et le premier acte de M. Varnbühler a été de proroger la chambre au plus vite pour se donner du temps. M. Varnbühler est un habile homme, qui sait manœuvrer entre les partis. Il n’est pas moins vrai, et c’est le seul fait à noter, que dans toutes ces luttes, dans ces émotions, éclate un sentiment énergique, qui pour longtemps encore tiendra l’Allemagne du sud séparée de la Prusse et de l’Allemagne du nord.

Il y a quelques années à peine, la France s’est retirée d’une triste affaire qui a laissé de pénibles souvenirs ; elle a quitté le Mexique, non sans dommage, mais en évitant du moins le danger de s’obstiner dans une entreprise impossible. Depuis ce temps, on aurait dit que le Mexique avait cessé d’exister pour nous, qu’il avait disparu comme une île engloutie dans quelque océan lointain. Le Mexique existe cependant ; la preuve, c’est qu’il retombe plus que jamais dans ses révolutions habituelles. Le président Juarez est toujours à Mexico sans doute, il est même dictateur ; il inflige sommairement des amendes aux journaux, il fait la presse dans les rues pour avoir des soldats. Tous ces moyens sont en définitive la preuve de l’extension et de la gravité de la révolution actuelle. L’insurrection a éclaté en effet un peu partout, à San-Luis, dans le nord, à Zacatecas, à Queretaro, à Jalisco, même à Puebla, sur la route de la Vera-Cruz. Le gouvernement de Mexico semble cerné de toutes parts. Les autorités des provinces se joignent aux insurgés, les généraux se prononcent avec leurs soldats, et, par un étrange retour des choses, un des chefs insurgés a même déjà rendu un décret condamnant Juarez et ses ministres à être passés par les armes. Il pourrait bien en être ainsi, à moins que ce ne soit Juarez qui fasse fusiller le chef insurgé. Certes c’était une singulière illusion de croire que nous n’avions qu’à paraître pour guérir le Mexique du mal des révolutions, et c’était une illusion plus bizarre encore de se figurer que nous n’avions qu’à nous en aller pour laisser la république mexicaine en paix. On le voit aujourd’hui, à peine remis d’une invasion, le Mexique est occupé à se déchirer lui-même, et le chef d’une guerre d’indépendance est décrété de mort comme un malfaiteur dont on met la tête à prix ; mais cette fois heureusement la France n’a rien à y voir, elle n’a tout au plus qu’à effacer les traces de ce passé pour reprendre la place de simple protectrice de ses intérêts nationaux dans un pays où les révolutions du lendemain font oublier les révolutions de la veille. ch. de mazade.


REPRISE DE DALILA.

Le vieux musicien Sertorius et sa fille Marthe vivent heureux au bord du golfe de Naples, lorsqu’un soir, après le repas, le maestro, en parcourant un journal, apprend que son élève chéri, André Roswein, débute le soir même au théâtre Saint-Charles par un opéra en trois actes dont il a composé les paroles et la musique. Et cependant André Rosvwein n’a rien annoncé à son vieux maître, à celui qui l’a traité en fils, qui a « fécondé son génie au feu le plus ardent de son âme. » Sertorius, sourd aux douces remontrances de sa fille, s’indigne, tempête, maudit la légèreté des artistes en général et l’ingratitude de son élève en particulier, lorsque « l’Angélus sonne aux Camaldules, » et André Roswein, entrant tout à coup, se jette dans les bras du vieux compositeur qui bientôt est calmé. Le jeune musicien est charmant de jeunesse et d’ardeur. « Je m’entends parler et marcher, dit-il, comme si je marchais et parlais sous une voûte d’une sonorité particulière. Dans ces trois dernières nuits, j’ai refait mon ouverture, et cependant il me semble que de ma vie je n’aurai plus besoin de dormir. Je me sens la légèreté d’un oiseau, et je ne sais pas pourquoi je ne m’envole pas, car j’ai une belle peur. — Povero! reprend le maître, aussi ému que le débutant; mais tu es satisfait, eh?... Ton ténor, ta prima donna, ton orchestre, ça va-t-il un peu, tout ça? » Ce début est plein de fraîcheur et de charme, et quoique le talent de M. Febvre soit en opposition complète avec le rôle de Roswein, ce que nous expliquerons tout à l’heure, quoique aussi la nature particulièrement nerveuse de M. Lafontaine enlève au rôle de Sertorius son caractère de bonhomie, ce premier tableau, si joli à la lecture, conserve à la scène toute sa saveur. Cependant l’heure avance, Marthe arrive parée pour le théâtre, et Sertorius va revêtir en hâte son jabot de dentelle; mais au moment de sortir, se touchant le menton : « Dis-moi, fillette, il me semble, à moi, que cette barbe pourrait fort bien aller? — Oh! mon père! — Au fait, la cour y sera, je ne veux point passer pour un démagogue; je vais me raser. » Les deux jeunes gens se trouvent en présence. Au souvenir de leur heureux passé, l’émotion les gagne, et pour la première fois André acquiert la certitude qu’il est aimé par Marthe. « Or ça, que chacun ici me considère à loisir, dit Sertorius en rentrant. Ah! ah! tu as l’air tout effaré, mon garçon! tu ne m’avais jamais vu si beau, eh! » Et comme le jeune homme le plaisante un peu sur sa mise : « Partons, ma fille, allons siffler ce jeune insolent... Fume si tu veux en attendant Carnioli; je te permets, vu la gravité de la circonstance, d’empoisonner ma maison.

Ce Carnioli, qui a élevé Roswein et le protège avec une sollicitude jalouse, est un homme du monde, un dilettante, un raffiné fantasque, étrange, charmant d’un bout à l’autre, et M. Dressant joue ce rôle d’une façon achevée : on n’a pas plus de distinction, d’aisance et de brusquerie. A peine Roswein a-t-il prononcé le nom de Marthe devant son protecteur que celui-ci s’indigne. « Songerais-tu au mariage? plat coquin que tu es! Je ne souffrirai pas qu’un éteignoir se pose sur ton génie... Je te brûlerais la cervelle... C’est l’amour d’une princesse qu’il te faut, ingrat, va-nu-pieds! »

La princesse annoncée, qui s’appelle Leonora, nous apparaît dans l’acte suivant. Nous sommes au théâtre Saint-Charles, dans le salon d’une loge dont le rideau soulevé nous laisse apercevoir la salle. Le second acte du nouvel opéra vient de se terminer au milieu des acclamations enthousiastes. « Eh bien ! fait Carnioli en entrant dans la loge. — C’est un succès de rage, vous êtes heureux, j’espère. — Je suis exaspéré!.. Mon cygne est une poule mouillée, un oison!.. Mais quel génie, hein! Le fat! J’ai failli l’étrangler de mes mains tout à l’heure. — Bah !.. et à quel propos? dit la princesse Leonora. — Il aime la fille du vieux Sertorius, » Et soulevant le rideau, Carnioli montre à la grande dame la blonde Marthe, qui est à l’autre extrémité de la salle, c Elle est drôlement fagotée, pauvre fille! — Possible! mais le physique est bien. — Et il l’aime fort? — A deux genoux. — Eh bien! que voulez-vous que j’y fasse? — Princesse, ce lien funeste que je n’ai pu briser ni par prières ni par menaces, un seul de vos regards suffirait à le réduire en cendres. »

Il faudrait transcrire ce second acte tout entier pour faire comprendre tout ce qu’il y a de finesse, d’esprit, de grâce délicate et de vivacité. Toutes les qualités charmantes de M. Feuillet sont là dans leur vrai jour. — Bref, l’opéra est terminé; la salle éclate en bravos, et Roswein s’avance sur le théâtre. « Vous ne lui jetez pas votre bouquet? dit Carnioli. — Si ça peut vous être agréable... » La princesse se penche en dehors de la loge et se recule précipitamment en éclatant de rire. « Qu’est-ce qui arrive donc? — Oh ! mon Dieu ! mon mouchoir qui est parti avec le bouquet! J’avais enveloppé la queue de ce bouquet avec mon mouchoir... Vous comprenez. — Je comprends très bien, » murmure Carnioli.

Ces deux premiers actes sont ravissans, pleins de naturel et de mouvement. Je dois avouer maintenant qu’il y a dans le reste de la pièce un léger parfum de romantisme qui surprend un peu tout d’abord, et avec lequel il faut se familiariser. L’étude exacte de la nature, qui depuis des années pénètre dans les arts avec excès peut-être, nous rend plus difficiles à accepter sans marchander l’irrésistible passion qui naît d’un regard fatal. Et il n’y a pas à dire, le regard que la princesse lança en même temps que son mouchoir au jeune maestro était incontestablement fatal, car lorsqu’à l’acte suivant nous voyons arriver chez Leonora Roswein, qui tout naturellement rapporte le fameux mouchoir, le pauvre garçon est chancelant, pâle, déjà blessé mortellement, et nous sommes obligés de comprendre que quelque esprit infernal l’a touché de son aile. « Étrange regard! dit-il, un incendie dans la nuit! Sa noire prunelle roule dans ses profondeurs de chaudes effluves et des parcelles d’or, comme une mer sombre incrustée d’étoiles... Son œil s’est ouvert soudain comme un nuage qui lance la foudre;,., elle m’a couvert de flammes. (Il tire de son sein le mouchoir de Leonora.) Ce misérable chiffon de dentelle me brûle la poitrine! » Cependant la princesse raille ce malheureux qui, sur le point de s’évanouir, tombe sur une chaise. Il faut dire que M. Febvre, qui est un excellent comédien, je le répète, mais est porté vers les teintes sombres et a du goût pour les éclats, accentue un peu trop le côté fatal de sa situation. Sa physionomie énergique, sévère, le timbre cuivré de sa voix extrêmement rapide, se prêtent malaisément aux nuances et aux transitions. Dès le premier tableau, alors que je me le figure entrant chez son vieux maître, jeune, ardent, mais un peu timide, le cœur plein de délicatesse et d’émotion, M. Febvre a le visage d’un conspirateur; il est déjà dramatique et vigoureux alors que dans cette scène de comédie touchante et intime il ne devrait être que gai, tendre et souriant.

Est-ce bien cet homme solide, aux traits accentués, qui peut s’évanouir en se trouvant pour la première fois en présence d’une princesse à laquelle il rapporte un mouchoir tombé peut-être par mégarde? Est-ce de ce capitaine aux larges épaules, aux allures déterminées, que Dalila pourra dire en le voyant se pâmer : « mon Dieu! mais c’est un enfant tout à fait. » Dans l’esprit de M. Octave Feuillet, le jeune musicien a, j’en suis sûr, quelque chose de féminin, de délicat; il est impressionnable à l’excès, nerveux, sensible, frémissant; c’est une victime, et jusqu’en ses colères il faut qu’on devine la faiblesse de cet être un peu nuageux, mais charmant, M. Febvre ne peut changer sa nature, — je n’accuse donc que la fatalité, qui lui a imposé ce rôle, — il accentue ses résistances, il voudrait lutter davantage, et l’on sent aux éclats de sa vigueur que, si on le laissait faire, c’est Dalila qui bientôt serait écrasée par lui.

Quoi qu’il en soit, le jeune musicien revient à lui, et la grande dame, toujours railleuse, lui dit : « Pianotez-moi quelque chose pour achever de vous remettre. » Il y consent et prend place devant l’orgue. Ici, une longue scène muette que joue Mme Favart avec un talent consommé. Les portes de la salle sont ouvertes sur une large terrasse, la lune éclaire le parc, et, tandis que les sons de l’orgue, d’abord lents et religieux, puis tendres et passionnés, se font entendre, Leonora s’approche lentement, erre autour de sa victime, et, comme suffoquée par l’émotion, s’éloigne de quelques pas... Rien n’est joli comme la silhouette de cette belle créature s’accoudant sur la balustrade et restant là, songeuse, immobile, — puis, la tête renversée, pâle, prête à perdre connaissance, s’appuyant contre une colonne. Le jeune maestro quitte l’orgue tout à coup et se précipite vers elle... Cette scène, jouée avec une science et un art exquis, a produit le plus grand effet. Le tableau qui vient ensuite nous ramène dans la maison de Sertorius qui soupe joyeusement en compagnie de sa fille; mais tandis que le vieillard, rajeuni par le succès de son élève, bavarde avec complaisance, la pauvre enfant, encore émue par la scène du bouquet, est envahie par de lugubres pressentimens. « Je ne mourrai pas tranquille, dit-elle en interrompant son père, si vous ne me promettez que je reposerai en Allemagne sous le même gazon que ma pauvre mère. » Au moment où le vieux maestro cherche à distraire sa fille, on entend une voiture qui passe sous la fenêtre. C’est peut-être lui, pense Marthe; elle se penche au dehors, pousse un cri et tombe sans mouvement, Sertorius se précipite au secours de sa fille, regarde, lui aussi, par la fenêtre, et aperçoit dans la voiture Roswein et Leonora. « Misérable ! s’écrie le vieillard dans un élan de désespoir que M. Lafontaine a parfaitement rendu, misérable! il m’a pris mon enfant, il m’emporte mon enfant! »

Durant l’entr’acte, huit mois se sont écoulés, nous pénétrons dans le ménage des deux amans, et nous assistons à l’agonie de l’artiste, vaincu, brisé, crachant le sang, et sans force pour résister aux cruautés de sa maîtresse, qui déjà en aime un autre. Vainement Carnioli, qui s’introduit par une fenêtre, fait des efforts héroïques pour arracher son protégé, son enfant, à l’influence de plus en plus fatale de la princesse, vainement il lui prouve l’infamie de cette femme : Leonora, tantôt féroce et tantôt passionnée, pare tous les coups, et sort enfin plus triomphante que jamais. Et ce combat désespéré aboutit à une lettre ainsi conçue : «Mon cher maestro, je quitte quand il me plaît; mais on ne me quitte pas. Adieu. — Leonora. »

La dernière scène de ce drame se passe au bord de la mer; il fait nuit, le site est terrible. Roswein, suivi de Carnioli, est à la poursuite de la princesse qui fuit vers Gaëte et doit passer ici même au pied de cette falaise. C’est là qu’il veut la tuer. On entend en effet le bruit d’une voiture : Roswein se jette à la tête des chevaux, la portière s’ouvre, et, au lieu de la princesse, apparaît le vieux Sertorius, imposant comme un fantôme. « Que me voulez-vous, messieurs? C’est ma fille, mon unique enfant, je l’emporte en Allemagne. — Monsieur, n’ayez aucune crainte, dit Carnioli. — Je ne crains rien... Vous êtes des voleurs, des bandits... vous n’êtes pas des artistes. Je ne crains que les artistes, messieurs. C’est un artiste qui a tué ma fille. » La voiture s’éloigne, et Roswein tombe sans vie sur le rocher, tandis que la voix de Leonora, qui chante en joyeuse compagnie, se fait entendre au loin, « Le cygne expire, et tu chantes... canaglia! » s’écrie Carnioli.

Telle est la donnée de cette pièce célèbre, dont la reprise vient d’avoir à la Comédie-Française un succès éclatant et mérité. Dès la première scène, on est séduit par la délicatesse et la pureté de ce joli langage, et si plus tard, vers le milieu de l’œuvre, on est un peu troublé par la trace d’efforts trop apparens, c’est qu’en ce milieu facile, charmant, exquis, la moindre ombre fait tache, la moindre dissonance blesse l’oreille.


C. BULOZ.