Chronique de la quinzaine - 31 mars 1868

Chronique n° 863
31 mars 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1868.

Nous arrivons de Venise, l’esprit encore rempli du spectacle d’une touchante et patriotique cérémonie. Venise avait voulu recevoir dignement les restes de son héros, de son enfant le plus glorieux, de son citoyen le plus illustre, de Daniel Manin, le grand honnête homme mort dans l’exil pour sa patrie après avoir vu mourir à ses côtés sa femme et sa fille. Daniel Manin ne pouvait rentrer que dans une patrie délivrée, la France, jusqu’ici gardienne de cette relique, ne pouvait la rendre qu’à une Venise libre. Tout se réunissait pour convier la France et l’Italie à ce touchant rendez-vous. Nous avions pris, pour notre voyage, par le Brenner et les jolis chemins de fer de l’Allemagne méridionale.

Rien n’est coquet comme ces chemins de fer de Bade, du Wurtemberg et de la Bavière ; ils traversent des paysages ravissans. On y est porté dans des wagons qui sont des boudoirs et des salons. On y passe par des villes charmantes, notamment par Ulm. Wurtemberg et Bavière y travaillent à des fortifications qui en feront une des plus grandes forteresses de l’Europe ; mais ces fortifications sont si jolies qu’elles font décor autour d’Ulm et de Neue-Ulm. C’est près d’Ulm que prennent naissance le Rhin et le Danube, qui sont là de gracieuses rivières aux eaux limpides, fraîches et vertes. Quand on regarde l’ensemble de la forteresse d’Ulm, on demeure bien convaincu que, malgré les traités militaires de 1866, le Wurtemberg et la Bavière n’ont point travaillé là pour les beaux yeux de M. de Bismarck, et que, s’il y a guerre, cette place sera une forte base pour des armées françaises ou autrichiennes.

Au débouché du Brenner, comme au débouché de l’Apennin à Pistoia, il y a deux surprises de vue saisissantes : du Brenner, on découvre tout à coup à ses pieds les plaines tyroliennes, comme on voit soudainement, au sortir de l’Apennin, la vallée de Pistoia et les plaines toscanes. Nous arrivâmes à Venise après avoir passé une journée dans la ville de marbre, à Vérone, visitant les magnifiques arènes, le ravissant monument des Scaliger, les tombeaux de Roméo et Juliette, les statues des grandes places pavées de marbre blanc. Nous entrâmes dans Venise avant la procession qui ramenait les restes de Manin, et nous l’accompagnâmes dans la nuit, le long du Grand-Canal, à l’église de Saint-Zacharie. On ne verra peut-être jamais au monde de plus magnifique, de plus splendide cérémonie. Qu’on se figure tous les palais qui bordent le Grand-Canal illuminés de vastes lampadaires, revêtus de tapisseries splendides, couverts de drapeaux. Quant au Grand-Canal, il était comme une rivière de feu. La procession était formée par quatre vaisseaux-catafalques recouverts de velours noir bordé d’or. Chaque catafalque portait une des bières, et renfermait des bandes de musique qui se relayaient sans interruption dans l’exécution de marches funéraires. Les catafalques étaient entourés de torches flamboyantes ; puis autour de ces masses qui remuaient lourdement se pressaient en volées toutes les gondoles vénitiennes, portant, elles aussi, quatre torches chacune, et moirant de feu par leurs mouvemens rapides la surface du Grand-Canal.

La procession du lendemain se fit à pied, en plein midi ; elle ne fut pas moins splendide. On remarquait dans la haie les volontaires vicentins de 18i8. On y remarquait surtout les jeunes élèves des collèges de Venise. Il y a vingt collèges à Venise ; ils portent tous des uniformes militaires pittoresques et ont le mousquet au bras comme des soldats. J’ai vu plusieurs de ces enfans soldats qui ont fait déjà la guerre à douze ans ou en volontaires de Garibaldi ou dans la campagne de 1866, et qui portent les médailles de ces campagnes. Ce fut cette procession qui nous conduisit sur la place Saint-Marc, où les uns et les autres, Français et Italiens, nous rendions hommage à ce grand mort, dont le nom plane sur Venise affranchie. Nous nous souvenions que cette Venise, dont nous étions les hôtes, a été toujours l’inspiratrice des poètes en même temps qu’une grande école de politique, et que, de tous les contemporains qui ont travaillé à la formation de l’Italie nouvelle, c’est encore un Vénitien, Daniel Manin, qui a été un des plus énergiques ouvriers, un des guides les plus efficaces par son esprit pratique, par son héroïsme dans la lutte, par sa noblesse dans l’exil, par la clairvoyance de son patriotisme et son désintéressement dans toutes les fortunes.

Ce sont tous ces souvenirs et ces impressions, éveillés par un spectacle grandiose et émouvant, qui nous suivaient encore quand nous partions pour Florence. A Venise, nous venions de voir l’indépendance italienne dans une image de son époque héroïque ; à Florence, nous trouvions l’Italie nouvelle à l’œuvre, pour ainsi dire, dans sa vie parlementaire, dans ses préoccupations financières. Nous nous plaisions surtout à suivre les séances de la chambre des députés au Palais-Vieux. Aucune chambre dans le monde ne se réunit en une salle si belle. Elle est couverte de la base au dôme de magnifiques fresques peintes par les plus grands maîtres. Le meuble de la chambre est bleu clair, la tribune bleue, le banc des ministres très bleu, les stalles bleues, pupitres bleus, tapis bleu ; le jour tamisé sur ce bleu par les vitraux coloriés est plein de douceur. On est frappé, en écoutant les orateurs de la chambre italienne, du ton de cortesia qui les distingue : c’est la bonne grâce de la causerie ; point, comme chez nous, de ces interruptions brutales qui viennent troubler le débat d’un tumulte grossier. La chambre des députés italiens est une réunion de gentlemen où chacun apporte la meilleure attitude d’urbanité élégante. C’est là que nous avons pu entendre les exposés financiers de M. de Cambray-Digny, qui en ce moment a la lourde tâche de rétablir l’équilibre financier en Italie et de faire honneur à tous les engagemens du crédit italien. M. le comte de Cambray-Digny a posé carrément les choses : si l’Italie veut tenir ses engagemens, payer ses dépenses avec ses revenus, il faut qu’elle se soumette à des impôts nouveaux et suffisans. De là le macinato et l’impôt sur le revenu, qui n’atteindra pas d’ailleurs, nous en sommes convaincus, les porteurs de rentes à l’étranger. M. de Digny attend avec raison d’heureux effets de l’augmentation des impôts ; il pense qu’elle donnera une excitation au travail, que la nation deviendra plus laborieuse et plus productive.

De toute façon, la question est posée ; il faut qu’elle soit résolue. D’ailleurs, il ne faut pas se le dissimuler, si importantes que soient aujourd’hui les affaires de finances, il reste toujours une question, plus ou moins voilée selon les circonstances, plus ou moins visible, qui domine tout. L’Italie a pu être rudoyée par la fortune et brusquement arrêtée sur le chemin de Rome ; elle n’a pas rétrogradé, elle n’a pas du moins renoncé à ses espérances, et elle ne le peut pas, parce que la question de la papauté temporelle est une question vitale pour elle. On n’en est pas sans doute, entre la France et l’Italie, à négocier sur de pareilles matières. Et cependant est-ce qu’une solution ne peut pas être brusquée tout à coup par le cours naturel des événemens ? Voici que de nouveau on dit le pape malade, et cette fois plus gravement malade. Qui sait si un changement de règne n’est pas destiné à fournir le dénoûment de cette terrible question romaine, qu’on retrouve partout en Italie comme en France ?

C’est là réellement en effet le secret de bien des luttes, de bien des débats qui se poursuivent obscurément ou à la lumière du jour. C’est la question qui a exercé le plus d’influence sur les directions de la politique intérieure de la France depuis quelque temps. Plus d’une fois la pression cléricale s’est fait sentir sous plus d’une forme, et, si nous ne nous trompons, il vient d’y avoir une campagne nouvelle pour ajouter comme complément à notre seconde intervention pour le saint-siège une autre expédition de Rome à l’intérieur. Cette fois, c’est le ministre de l’instruction publique, M. Duruy, qui devait payer les frais de la campagne, à ce qu’il paraît. Les chefs de cette réaction cléricale ne manquent pas d’habileté, et il est bien possible qu’ils aient laissé entrevoir au gouvernement la possibilité d’un traité d’alliance qui assurerait aux candidats officiels dans les prochaines élections le concours du parti, si on leur livrait tout d’abord le ministre de l’instruction publique. De là le bruit de la retraite prochaine de M. Duruy. La campagne n’a pu être poussée jusqu’au bout, à ce qu’il semble, ou le gouvernement s’est montré peu sensible aux ouvertures qui ont pu lui être faites, et jusqu’ici de toutes ces rumeurs qui ont couru un instant dans l’atmosphère politique, — disgrâce de M. Duruy, rentrée de M. Drouyn de Lhuys au ministère des affaires étrangères, dissolution prochaine du corps législatif, — de ces rumeurs diverses et confuses, aucune ne paraît fondée. Pour le moment, la politique est en suspens : le corps législatif a pris déjà ses vacances de Pâques après une session qui commence à être laborieuse, et le ministre de la guerre, toujours dans l’intention d’assurer la paix, poursuit l’organisation de la garde mobile, qui ne laisse pas de provoquer une certaine agitation dans le pays.

Nous nous souvenons qu’en 1847 il y avait dans la chambre des députés un petit groupe qui se préoccupait plus vivement que le gouvernement d’alors, plus vivement aussi que l’opposition, des questions qui touchaient à l’état moral des classes ouvrières et à leur condition sociale. M. Dufaure était le plus illustre de ces députés ; M. Vivien en faisait aussi partie, et nous aimons à rappeler la mémoire honorée et regrettée de cet homme de talent et de cœur. L’explosion de 1848 déconcerta les plans et les projets de ce petit groupe parlementaire, tout en justifiant la sûreté de leurs prévisions. Sans vouloir faire aucun rapprochement chimérique entre 1847 et 1868, nous voudrions cependant faire quelques réflexions sur l’état des esprits dans les classes ouvrières en ce moment, soit en France, soit au dehors.

Au dehors, en Suisse et en Belgique, l’agitation est grande parmi les ouvriers. En Belgique, le sang a coulé ; il y a eu des ouvriers et des soldats tués. Les heures de la discussion et de la conciliation ont cessé ; les heures du combat et de la répression ont commencé. Nous espérons que ces heures fatales seront courtes ; mais nous reconnaissons que, selon l’état des esprits, il y a des nécessités inévitables de lutte et de répression. Employer la discussion quand on est attaqué par la force est une aussi grave erreur que d’employer la force quand on est attaqué par la discussion.

En Suisse, à Genève, on n’en est encore heureusement qu’aux heures de la discussion, quoique déjà cependant les ouvriers aient cherché à imposer la grève par la force. Comme dans le canton de Genève l’industrie n’est pas seulement concentrée dans la capitale, mais est aussi répandue dans les campagne, le travail. agricole, le plus libre et le plus individuel du monde, est venu prêter main-forte aux ateliers que voulaient envahir les faiseurs de grève. Il y a eu là en effet, comme partout, les meneurs, qui voulaient la grève, et les travailleurs paisibles, qui la repoussaient comme étant le fléau de l’industrie et des familles industrielles. Les travailleurs de la terre sont venus secourir les travailleurs du métier qui se trouvaient près d’eux, dans leurs communes, et que la grève voulait violenter. Il y a donc eu en Suisse le très bon exemple de la société se défendant par elle-même et du vrai peuple luttant contre le faux peuple.

À Dieu ne plaise que nous craignions ou que nous blâmions l’armée qui vient au secours de la société menacée ! nous nous souvenons des grands services qu’ont rendus à la société française en 1848 et en 1849 l’armée et les généraux d’Afrique, les Cavaignac, les Lamoricière, les Changarnier ; mais nous aimons aussi beaucoup que la garde nationale partage avec l’armée les fatigues de la défense sociale. Ç’a été l’honneur de la garde nationale de Paris et de la banlieue, de 1830 à 1840, d’avoir partagé les périls de la ligne dans les émeutes, et d’avoir aussi mêlé son sang à celui de nos soldats. Le général Bugeaud disait un jour à l’un de ses amis, le lendemain d’une émeute : Avez-vous été hier avec la garde nationale ? — Certes, oui ! général. — Et avez-vous tiré ? — Non ! Je ne suis pas encore très exercé, et je craignais de blesser mon voisin. — Après tout, ce que je demande à la garde nationale, ce n’est pas tant de savoir tirer un coup de fusil que de savoir en recevoir.

Nous citons ces souvenirs d’autrefois parce que nous pensons qu’avec la garde nationale mobile, qui sera la société armée, qui le serait tout à fait, si elle nommait ses officiers, la société saura dans chaque canton se défendre par elle-même contre tous les violentemens du travail libre, parce que nous pensons que dans la garde nationale mobile l’esprit du foyer et du champ paternel l’emportera toujours sur l’esprit de caserne et de bivouac. Le succès de la garde nationale mobile dépend en France de son caractère essentiellement local et cantonal. En dispensant la garde nationale mobile dans ses exercices de tout déplacement lointain, de tout découchement même d’un jour, la loi militaire a voulu épargner à cette garde des pertes de temps et d’argent ; elle a peut-être créé, sans le savoir, un grand principe politique. Dans tout Français, il y a aisément un soldat ; mais dans tout soldat il n’y a pas toujours un citoyen. Il est possible que la garde nationale mobile rapproche l’un de l’autre.

En parlant de la discussion et même de la lutte qui, dans le canton de Genève, s’établit entre le vrai et le faux peuple des ouvriers, nous nous bornons à répéter les sentimens d’une adresse aux ouvriers de Genève faite par le comité central des patrons de l’industrie du bâtiment, et que nous trouvons dans le Journal de Lausanne. « Vous qui avez travaillé à Genève, dit ce document, avez-vous besoin, pour adresser aux patrons les réclamations que vous pensez justes et fondées, de la tutelle d’une société étrangère ?… Pourquoi opposer les intérêts des ouvriers à ceux des patrons ? Ces intérêts sont les mêmes. Combien d’entre vous deviendront patrons, un jour ? Combien d’entre nous étaient hier ouvriers ? Oublierons-nous ces liens, et plus encore ceux qui dans notre pays libre doivent unir tous les citoyens ? Ne saurons-nous pas repousser de notre sein les élémens de division qu’on nous apporte et qu’on soutient avec l’argent de l’étranger ?… Sachez vous réunir pour résister à la tyrannie d’une société ; sachez leur opposer la libre manifestation de votre volonté ; vous tous, ouvriers indépendans, ouvriers libres, sachez faire usage de votre liberté ; faites connaître votre opinion, et prouvez que l’Association internationale ne représente qu’une infime minorité dont les menaces et les violences ne peuvent pas vous intimider. »

Ce mot d’Association internationale nous ramène en France, et nous avertit d’appliquer à nous-mêmes les réflexions que nous faisons sur l’agitation des classes ouvrières en Belgique et en Suisse. Un procès curieux est venu tout récemment appeler sur l’Association internationale l’attention du public. Les affiliés français de cette société, qui s’étend à différens pays de l’Europe, et qui a, dit-on, son siège principal en Angleterre, avaient pendant assez longtemps été tolérés en France. Ils ont même prétendu, sans être contredits, qu’ils avaient été accueillis par l’autorité avec une sorte de faveur. Ils ont été condamnés sans rigueur, et nous devons même faire la remarque ou l’éloge des égards qu’ils ont rencontrés devant la justice. Pourquoi donc ont-ils été poursuivis après avoir été tolérés ? Parce que leur existence comme association non reconnue par l’état était contraire à la loi, et que leur existence créait un précédent dont d’autres sociétés auraient pu se prévaloir.

Nous n’avons aucune envie de traiter la question de droit que soulève l’existence de l’Association internationale et de son affiliation française ; nous voulons seulement faire quelques observations sur la situation réciproque des classes ouvrières, des classes commerçantes ou lettrées et enfin du gouvernement. Nous sommes persuadés que la meilleure politique gouvernementale et surtout la meilleure politique sociale serait de laisser les classes ouvrières et les classes commerçantes ou lettrées s’arranger entre elles, sans aucune intervention de l’autorité. Il y aura toujours en ce monde des riches et des pauvres, la liberté crée naturellement l’inégalité ; mais tout ce qui sépare systématiquement ou par calcul d’habileté politique les riches des pauvres ne fait qu’augmenter le mal au lieu de le diminuer. La sociabilité humaine, la charité chrétienne, qui est la forme la plus pure et la meilleure de sociabilité, les liens du voisinage, tout ce qui rapproche les conditions, tout ce qui fait connaître de plus près l’homme à l’homme dans les divers degrés de la société, tout cela est un lien ou un adoucissement aux souffrances sociales. Nous avouons qu’à se voir et à se toucher de plus près l’égoïsme d’en haut et l’égoïsme d’en bas se détestent davantage ; mais quoi ! n’y a-t-il que des égoïsmes rivaux ici-bas ? Non, il y a aussi des gens qui aiment leurs semblables, qui se dévouent à soulager leurs maux, à éclairer leur ignorance. Nous ne sommes ni en enfer ni en paradis, nous sommes en purgatoire ; nous avons tous du bien à faire et du bien aussi à recevoir. Dans cet état moral, qui est médiocre et non mauvais, il faut laisser l’homme s’ouvrir et s’attacher à l’homme selon le penchant de la nature humaine ; il faut bien se garder de créer des classes rivales et d’élever entre elles d’épaisses cloisons de préjugés et de rancunes ; il faut que le gouvernement ne mette pas une prudence malavisée à se représenter aux gens d’en haut comme leur sauveur contre les colères de la foule, et aux gens d’en bas comme leur défenseur contre les malveillances des heureux du monde. Les cités ouvrières n’ont pas réussi, et nous félicitons la sagesse des ouvriers d’avoir répugné à ce classement par domicile. Nos maisons ont beaucoup d’étages à Paris, parce qu’il y a aussi beaucoup de degrés dans la société, et il est bon que tout le monde se rencontre sur le même escalier.

Il est possible que dans les commencemens les ouvriers et surtout les affiliés de l’Association internationale aient été flattés de la faveur que ces cités ont rencontrée ; mais cela a eu pour eux deux inconvéniens : d’une part, ils ont eu des espérances très exagérées, ils ont cru qu’ils avaient un pouvoir social, et ils ont voulu s’en servir avec indépendance : ils n’ont pas compris qu’ils étaient protégés pour servir ; ils n’ont pas voulu supporter d’être les instrumens d’une puissance autre que la leur. Alors sont venus les désappointemens, puis les poursuites judiciaires. Ç’a été le second désappointement ; ils se sont plaints qu’on les ait attirés d’abord et repoussés ensuite. Leur déconvenue les a naturellement mécontentés plus que leur faveur ne les avait satisfaits. Peut-être y a-t-il des endroits où on les traite d’ingrats, et ils se croient dupes.

En Belgique et en Suisse, la question est violente, mais elle est simple. Il y a d’un côté les ouvriers, de l’autre les patrons ; ils luttent ou ils discutent. Quand les heures du combat seront passées, il faudra bien en revenir aux transactions, et les transactions se feront par le mouvement naturel de la liberté, qui s’effarouche et s’emporte pour s’adoucir et se calmer ensuite. Il n’y a pas entre les deux parties un faux arbitrage qui apaise un instant les querelles, mais qui ne les termine pas, parce que chaque parti espère avoir pour soi l’arbitre. Cette entremise oscillatoire ne peut pas non plus réussir longtemps. Elle perd son utilité le jour où elle perd son crédit, le jour où les deux parties contendantes, se rencontrant dans l’entr’acte d’une lutte, se confient mutuellement les promesses qu’elles ont reçues, et qui ne peuvent pas être tenues ensemble.

Au reste, les classes ouvrières ne seraient pas les seules recrues que le gouvernement tâcherait de faire ou qui même s’offriraient à lui pour les élections prochaines, si ce que nous disions des négociations ouvertes par le parti catholique est vrai. Nous ne voulons pas examiner les conditions de ces divers concordats électoraux. Que ces concordats tournent au profit ou au détriment de l’une ou de l’autre des parties contractantes, nous nous en inquiétons assez peu, ne voulant nous attacher qu’aux profits que la liberté doit tirer des prochaines élections. Seulement, si nous étions dans le camp de l’une de ces parties, soit les classes ouvrières, soit le parti catholique, soit le gouvernement, nous chercherions à discerner avec une grande attention quel est le camp qui est en ce moment le plus fort, car c’est celui-là qui l’emportera dans les résultats de l’alliance. Ce n’est pas ici, bien entendu, une question de sincérité, c’est une question de force. Voyez dans les négociations de la politique extérieure, tant que le gouvernement français a été le plus fort, il a aisément passé pour le plus habile, et il l’a été. Quand au contraire il s’est trouvé affaibli par les fautes, alors, dans les nouveaux arrangemens qu’il a voulu faire pour l’Allemagne, il a eu beau vouloir encore être habile, il ne l’a pas pu. La force manquait à l’habileté, et l’habitude d’être toujours habile ne suppléait pas à la force. Nous ne disons pas que, pour les arrangemens électoraux qu’on songe à faire, le gouvernement ait à craindre de rencontrer dans le parti des ouvriers ou dans le parti catholique des habiletés et des hardiesses égales à celle de M. de Bismarck ; mais ce qui fait le mieux éviter les échecs dans une négociation délicate, c’est d’avoir eu toujours pour soi la fortune et d’avoir toujours été le plus fort. Le gouvernement n’est plus dans cette heureuse situation, et les échecs pour lui ne sont plus une chose sans précédens. Il y a dix ans, nous aurions, dans les concordats électoraux qui peuvent se faire entre le gouvernement et des alliés exigeans, parié hardiment que le gouvernement aurait le dessus. Aujourd’hui ce sera pour lui une victoire de ne pas perdre la partie.

Dans tout ce mouvement de surprises et d’évolutions qui se succèdent, est-il rien de plus curieux, de mieux fait pour intéresser que ce qui se passe en Autriche depuis quelque temps ? Est-il rien qui fasse mieux voir comme tout change et se transforme rapidement ? La Hongrie réconciliée par la liberté, l’Autriche elle-même en pleine vie parlementaire et constitutionnelle, la politique de Joseph II se relevant après une longue défaite, Vienne illuminant pour la mort du concordat de 1855, et un archiduc donnant sa démission de Habsbourg pour se marier selon son cœur, que faut-il de plus pour montrer que décidément le passé n’est plus que le passé ? Le malheur sert à quelque chose ; il a une brutale puissance faite pour dompter ou pour éclairer les gouvernemens et les peuples. Si la politique autrichienne n’avait pas subi à quelques années d’intervalle de si décisives et si humiliantes épreuves, elle ne serait peut-être pas aussi libérale qu’elle l’est aujourd’hui ; elle ne chercherait pas dans la liberté sa sauvegarde, sa garantie, en même temps que l’instrument d’une régénération nécessaire. Et d’un autre côté, si l’Autriche s’était faite libérale plus tôt, si elle eût persévéré, si elle eût montré plus de suite dans les tentatives de réformation constitutionnelle qu’elle a renouvelées plusieurs fois, en 1848 et au lendemain de la guerre d’Italie, elle eût sans doute évité les cruels revers qui l’ont frappée. Justement ce concordat de 1855, qui est aujourd’hui en cause, est-ce qu’il n’a pas été une des plus graves erreurs de la politique autrichienne, une des causes les plus directes, les plus immédiates de l’affaiblissement de la domination impériale en Italie ? Et comme il avait été fait surtout pour étayer cette domination, pour intéresser l’église à sa durée, il s’ensuit que le jour où ce calcul a été trompé, où l’Autriche a dû quitter l’Italie, le concordat n’a plus eu en quelque sorte de raison d’être ; il est retombé de tout son poids sur la situation intérieure de l’empire ; il est apparu uniquement comme un obstacle à tout progrès politique et civil.

Le président du conseil, le comte Auersperg, disait récemment en pleine chambre des seigneurs que l’Autriche avait risqué de se dissoudre deux fois déjà, à Solferino et à Kœniggraëtz, pour avoir reculé devant la nécessité de sa régénération constitutionnelle, qu’elle en était aujourd’hui à sa troisième expérience, et il ajoutait : « Si les hommes des anciennes périodes avaient encore le courage de mener à bout leurs desseins, alors la clôture de cette dernière période prendrait un nom que j’ose à peine prononcer : ce serait la dissolution de l’empire. — Ce danger nous menace-t-il réellement ? Oui, le danger de la dissolution existe par le maintien du concordat… » Et ce sentiment est celui de tous les libéraux de l’empire. De là cette passion avec laquelle le concordat de 1855 a été choisi comme champ de bataille entre les partis. Pour les uns, c’est le palladium de la politique conservatrice ; c’est de plus une convention internationale à laquelle on ne peut toucher que d’accord avec le saint-siège ; pour les autres, c’est une œuvre d’absolutisme, paralysant tout effort libéral, confisquant les droits de la société civile. Cette situation n’est pas absolument nouvelle sans doute ; ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui en Autriche, c’est que le gouvernement lui-même est dans le camp libéral, et s’il donne le signal de l’abolition spontanée et directe du concordat, c’est que sans doute il connaît mieux que personne l’inutilité d’une négociation avec Rome.

C’est cette situation qui vient d’apparaître dans la récente discussion sur la loi du mariage civil au sein de la chambre des seigneurs de Vienne. Le concordat a trouvé ses défenseurs naturels parmi les membres de l’opposition conservatrice et les prélats, le cardinal Rauscher, le cardinal Schwarzenberg, le comte Blome. M. de Schmerling a soutenu habilement le projet, et ceux, qui l’ont défendu avec le plus de hardiesse, le plus de vivacité, ce sont encore les ministres, notamment le ministre des cultes, M. de Hasner ; mais ce qu’il y a eu de curieux surtout, c’est l’attitude de cette paisible population de Vienne, peu portée d’habitude à l’enthousiasme. Les discussions de la chambre des seigneurs ont été suivies avec une véritable passion, et le jour où la loi a été votée, la ville s’est spontanément illuminée, les ministres ont eu leurs ovations. L’opinion s’est exaltée comme dans un jour de victoire. Chose étrange qu’une victoire libérale donnant la popularité à un gouvernement à Vienne, chose plus étrange encore qu’un ministre de l’empereur d’Autriche proclamant au sein d’une assemblée parlementaire le principe de l’église libre dans l’état libre ! Et c’est pourtant une réalité d’hier !

Une grande lutte est engagée dans la chambre des communes entre M. Gladstone et M. Disraeli sur les affaires d’Irlande. M. Gladstone propose une résolution par laquelle l’Angleterre abandonnerait l’église protestante en Irlande. M. Disraeli résiste énergiquement à cette prétention. Il fait appel aux convictions et aux intérêts du clergé anglais et à la ferveur des Irlandais protestans. Comme chef d’un parti opposé aux concessions demandées pour les catholiques irlandais aux dépens de l’établissement de l’église protestante, M. Disraeli occupe une position d’une grande importance et d’une grande force. Le premier ministre anglais attribue les difficultés que la question irlandaise lui suscite aux critiques de ceux qu’il appelle « les philosophes. » La presse anglaise lui semble rédigée par des philosophes ; ce sont ceux qui l’attaquent qui sont ainsi dénommés par lui. Quoi qu’il en soit, cette lutte aura bientôt un dénoûment : ou M. Disraeli conservera sa majorité, et dans ce cas il n’y aura pas de crise parlementaire, ou bien, si la résolution de M. Gladstone est votée, la chambre sera dissoute par M. Disraeli. Lord Stanley a d’ailleurs dit à Bristol et M. Disraeli a annoncé, comme la résolution finale du gouvernement, que la question n’est point de celles qui puissent être réglées par le parlement actuel.

Un grand et terrible spectacle est celui que présentent en ce moment les États-Unis. Les moyens dilatoires cherchés par les avocats du président Johnson pour ralentir la procédure ont été repoussés par le sénat. La mise en accusation se poursuit rapidement. M. Stevens y apporte toujours la même ardeur et la même impatience. Le ministre de la guerre, le général Stanton, est obligé de se faire garder par des troupes afin de se défendre contre l’irruption armée de bandes qui semblent s’être organisées pour l’enlever de sa résidence ministérielle. Comment tout cela finira-t-il ? Nous n’aurons pas longtemps à attendre. Jeudi dernier a eu lieu à l’Académie française la réception de l’abbé Gratry, qui a prononcé l’éloge de M. de Barante. M. Vitet lui a répondu par un charmant discours où il a retracé la vie de M. de Barante, à qui succède le récipiendaire. Les qualités qui sont celles de M. Vitet, la finesse des tours, la flexibilité du style, la continuelle élégance du langage, se rencontrent dans ce discours académique. M. Vitet a déroulé la vie de M. de Barante et ses œuvres diverses, qui ont toujours correspondu opportunément à la curiosité de l’opinion publique. « Tant de fragmens d’études, de notices, de biographies, d’écrits de circonstance, réunis en de si nombreux volumes, ne semblerait-il pas qu’il y avait là de quoi remplir deux vies comme la sienne, même aussi longues et aussi laborieuses ? Eh bien ! non, chez M. de Barante tout cela n’est que délassement ; c’est le fruit de ses heures de repos, de ses jours de retraite ; sa vie active, sa véritable vie n’est pas là ; il aimait tendrement les lettres, mais les lettres ne suffisaient ni à son esprit ni à son âme ; il avait besoin d’autre chose : il lui fallait un devoir à remplir, du bien à faire, une occasion d’agir, non-seulement sur soi-même en travaillant à son perfectionnement moral, mais sur les autres par l’amélioration de la destinée commune, par le triomphe des idées de justice et de liberté. »

Un ancien député, M. Calmon, vient de publier le premier volume d’une histoire parlementaire des finances de la restauration. Cet ouvrage a un véritable intérêt : les finances de la restauration furent excellentes. Elles ont une histoire qui fournit des enseignemens profitables. « C’est au point de vue tout spécial des finances qu’est entrepris le travail dont nous livrons aujourd’hui la première partie au public, dit M. Calmon, et ce point de vue n’est pas le moins favorable sous lequel puisse être appréciée la restauration, car c’est surtout par sa bonne gestion de la fortune publique qu’elle a des titres incontestables à la gratitude du pays. Aucun lien politique, aucun souvenir de sympathie ne nous rattache à ce régime ; mais il est juste de reconnaître qu’il fut essentiellement honnête, et que les bommes appelés successivement à exercer le pouvoir, à quelque opinion qu’ils aient appartenu, quand ils n’étaient pas dominés par les questions de politique ou de parti, n’ont été dirigés dans les divers actes de leur administration que par le sentiment le plus éclairé et le plus pur de l’intérêt public. » De tels souvenirs sont toujours bons à rappeler et doivent rester précieux à tous les esprits sincères qui traitent sérieusement des affaires de leur pays. e. forcade.

ESSAIS ET NOTICES.

Genève, ses institutions, ses mœurs, son développement intellectuel et moral, par M. Joël Cherbuliez ; 1 vol. in-18.


Austère et turbulente, hospitalière et dédaigneuse, idéaliste et positive, ville de bon sens pratique et de pensée hardie, Genève a réussi à se créer une originale et méritante individualité. « C’est un grain de musc qui parfume l’Europe, disait le comte Capodistrias au congrès de Vienne. » Depuis trois siècles, son nom est mêlé à l’histoire de tous les progrès de l’esprit humain. Aussi est-il naturel que ses enfans éprouvent du plaisir à parler d’elle, et M. Joël Cherbuliez a cédé à un sentiment de fierté filiale bien légitime en cherchant à nous la faire mieux connaître. D’ailleurs tout ce qui concerne un état libre est instructif, et dès le début de son livre nous pouvons voir dans son résumé sommaire, trop sommaire à notre gré, des annales genevoises comment un groupe d’hommes acquiert assez de cohésion, d’intelligence politique et de fermeté pour mériter de se gouverner lui-même. D’institutions municipales bien humbles, mais pratiquées sans défaillance, les citoyens de Genève ont su, dès le moyen âge, tirer le germe d’une complète émancipation. Rendus courageux et avisés par l’habitude de la vie publique, ils ont déjoué tous les pièges dont ils étaient entourés, les intrigues de leur évêque, les fiertés de leur comte, la protection dangereuse des ambitieux ducs de Savoie.

C’est moins par la manière dont il la conquiert que par le premier usage qu’il en fait qu’un peuple donne la mesure de ses aptitudes pour la liberté. Les Genevois, dès qu’ils eurent proclamé la leur, ne tardèrent pas à montrer qu’ils en étaient dignes. On est tenté tout d’abord de blâmer ces nouveaux convertis d’avoir, à l’instigation de Calvin, érigé le pouvoir civil en scrutateur des consciences et en gardien de la pureté des mœurs ; on n’est pas moins surpris de voir ces affranchis de la veille rendre leurs institutions plus aristocratiques et restreindre l’influence du suffrage universel sur la direction des affaires générales. En agissant ainsi toutefois, ils firent preuve d’un sens politique très sûr. Il fallait d’urgence donner au caractère national une trempe solide, à la direction des affaires extérieures un esprit de suite à l’abri des fluctuations populaires, si l’on ne voulait pas se trouver au-dessous du rôle honorable et périlleux que la cité allait avoir à remplir, celui d’une communauté faible et libre entourée de monarchies puissantes et peu scrupuleuses, d’une ville de refuge protestante surveillée d’un regard hostile par les catholiques du voisinage. Pour que les conséquences des principes autoritaires déposés dans cette constitution transitoire pussent s’aggraver, il eût fallu que l’ambition des grands fût encouragée par l’indifférence des citoyens pour les intérêts publics, et, Dieu merci, ce danger n’était pas à craindre.

S’il y a quelque ; chose à reprocher aux Genevois, ce n’est pas de se montrer peu soucieux des choses de l’état ; ce serait plutôt de s’en trop occuper. Il sont naturellement frondeurs, difficiles à satisfaire, très disposés à rendre la vie dure à ceux qui les gouvernent, avenaires en un mot, car il y a une expression de terroir pour désigner ce penchant caractéristique, que M. Joël Cherbuliez analyse avec beaucoup de finesse. Citta dei malcontenti, appelait-on déjà Genève au XVIe siècle, et ville de mécontens elle est restée depuis lors. Cette tendance, assez naturelle aux états libres, a ses désagrémens, surtout pour leurs chefs, mais elle vaut cent fois mieux, il faut en convenir, que l’optimisme inerte qui devient bientôt endémique chez les peuples trop gouvernés. Elle eut pour effet de rendre la vie intérieure de Genève jusqu’au XVIIIe siècle fort orageuse. À ce moment, il lui fut donné de jeter par ses écrivains, ses politiques et ses savans un éclat qui ne s’effacera plus, et qui lui valut en 1815 de redevenir républicaine, protégée par le respect de l’Europe. Depuis, elle s’est livrée à des expériences qui n’ont pas toujours été heureuses. Elle a sacrifié au goût du jour : plus démocratique et moins libre, telle est la devise qu’un moment elle a semblé prendre ; mais le vieil esprit calviniste et le bon sens pénétrant qui sont en elle, étouffés un moment dans les comices par l’annexion de populations rurales et catholiques, la ramènent déjà vers les traditions qui ont fait sa gloire. Le viril amour de la liberté qui la distingue s’affirme, maintenant avec une énergie nouvelle et dans la politique et dans la religion, qu’elle essaie de pénétrer d’un souffle nouveau.

Les développemens économiques de Genève, l’audace heureuse et l’initiative de ses habitans, les fructueux efforts pour populariser l’instruction, sont à la hauteur de ce qu’on pouvait attendre de cette robuste cité. Il faut en lire le détail dans l’ouvrage de M. Joël Cherbuliez, qui s’est étendu avec complaisance sur ces résultats honorables pour la petite république. Ce n’est pas un reproche de partialité que nous lui adressons : il constate le bien avec plaisir ; mais il faut lui rendre cette justice, qu’il a su voir et montrer les défauts de ses compatriotes. Ces défauts sont véniels, et nous ne jurerions même pas que M. Joël Cherbuliez n’ait mis une certaine coquetterie à disposer des ombres sur son tableau pour lui donner plus de vigueur. Dans tous les cas, il a réussi à nous faire aimer davantage la ville à laquelle nous devons tant de bons exemples d’honnêteté laborieuse, d’activité intellectuelle et de fermeté républicaine.


ALFRED EBELOT.

LA PÊCHE ET LES POISSONS.

Nouveau Dictionnaire des Pêches, par M. de La Blanchère, 1 vol. in-4o ; Paris, Delagrave, 1868.


La pêche fut l’une des premières industries auxquelles l’homme dut s’adresser pour pourvoir à sa subsistance. Comme la chasse, elle eut pour objet de lui permettre de s’emparer des animaux destinés à sa nourriture. Dès son apparition sur la terre, il dirigea vers ce but les facultés dont la nature l’avait pourvu, et acquit bientôt une assez grande habileté ; c’est ainsi qu’on a trouvé dans les habitations lacustres du lac de Zurich des hameçons de bronze dont la forme diffère peu de celle qui est actuellement en usage. Mais tandis que la chasse n’est plus qu’un plaisir. et ne donne que des produits aléatoires et relativement peu importans, les habitans des eaux sont appelés à entrer de plus en plus dans l’alimentation publique.

D’après les documens officiels cités par M. de La Blanchère, la pêche côtière, qui en 1817 armait 7,696 bâtimens et donnait un produit de 14,475,242 francs, a armé en 1865 15,321 bâtimens, et a produit 40,261,240 francs. Quant à la pêche d’eau douce, elle représente une valeur de 20 millions de francs, dont 14 millions environ proviennent des lacs, étangs ou cours d’eau particuliers, et le surplus des embouchures des fleuves et des parties louées au profit de l’état ; mais on n’en restera pas là, et avant peu sans doute ces chiffres vont suivre une progression bien plus rapide encore.

Jusque dans ces derniers temps en effet, on ne soupçonnait pas les immenses ressources que les poissons pouvaient fournir, et l’on ne pensait pas que, vivant loin des regards dans les profondeurs des fleuves et des mers, ils pussent jamais être soumis à notre action. Les travaux récens que nous avons eu l’occasion de rappeler[1] ont aujourd’hui démontré aux plus incrédules que l’homme peut non-seulement contribuer puissamment à la multiplication des poissons, mais encore les engraisser et les domestiquer comme il le fait du bétail. C’est au point que bien des personnes vont aujourd’hui jusqu’à dire que les eaux doivent un jour nourrir la terre.

Parmi ces travaux, celui qui à coup sûr est le mieux fait pour donner de la pêche et des poissons une idée complète est le Nouveau dictionnaire des pêches de M. de La Blanchère. Écrit par un homme qui est au courant de tout ce qui a été publié à ce sujet et a beaucoup étudié et pratiqué par lui-même, ce livre renferme l’histoire naturelle complète de tous les poissons, indique les procédés les plus convenables pour les pêcher, décrit les ustensiles à employer, en un mot fait connaître tout ce qu’il est indispensable de savoir, soit qu’on fasse de la prise du poisson l’objet d’une industrie productive, soit qu’on considère la pêche comme une simple distraction. Des lithographies faites d’après des photographies et très fidèlement coloriées représentent les types principaux, tandis que de nombreuses gravures sur bois intercalées dans le texte en augmentent la clarté.

Ce livre est particulièrement propre à donner le goût d’un genre de sport qui, très en faveur en Angleterre, est on ne sait pourquoi en France l’objet du ridicule ; nous voulons parler de la pêche à la ligne. Quand on voit ce qu’il faut d’adresse réelle pour y réussir, on ne s’explique pas les plaisanteries dont elle est l’objet ; les Anglais, si avides de tous les exercices du corps, s’y adonnent avec passion, et louent aux propriétaires des rivières le droit d’y pêcher à leur aise. Il y a en Écosse et en Irlande des pêcheries qui rapportent chaque année jusqu’à 50,000 francs par les licences ainsi concédées. Beaucoup d’amateurs s’en vont même jusqu’en Suède et en Norvège pour pêcher le saumon dans les fleuves et les lacs de l’intérieur. Si ce goût se développait en France, nous ne pourrions que nous en féliciter, car il contribuerait à faire aimer la campagne, si pauvre aujourd’hui de plaisirs sérieux et de saines distractions ; mais la première condition pour avoir des amateurs de pêche, c’est d’avoir du poisson. Or c’est précisément ce qui nous fait le plus défaut, grâce à une législation qui semble avoir eu pour objet d’empêcher le repeuplement des cours d’eau. Les rivières flottables et navigables, considérées comme appartenant à l’état, sont louées à son profit, par portions de quelques kilomètres de longueur, à des fermiers qui prennent du poisson le plus qu’ils peuvent et ne font rien pour le multiplier, de crainte que leurs sacrifices ne profitent à leurs voisins. Quant aux cours d’eau non navigables ni flottables) ils appartiennent aux propriétaires riverains, mais comme ceux-ci n’ont pas le droit d’y établir de barrages qui leur assurent la possession du poisson qui s’y trouve, la plupart s’abstiennent de rien faire pour repeupler leurs eaux.

Il serait nécessaire, ainsi que nous avons eu l’occasion de le dire dans l’étude citée plus haut, que chacun fût maître chez lui afin qu’il puisse, soit isolément, soit en s’associant avec ses voisins, organiser des pêcheries semblables à celles de l’Angleterre. Si important que soit en lui-même l’ouvrage que nous signalons au lecteur, ce n’est, à vrai dire, qu’un premier volume. Sous le titre d’Histoire des grandes industries des eaux, l’auteur se propose de compléter l’œuvre commencée en nous faisant connaître les pêches de la baleine, du hareng, de la sardine, du thon, du maquereau, ainsi que les progrès de la pisciculture, de l’ostréiculture et de la mise en valeur des plages. Nous en rendrons compte en temps utile.


J. CLAVE.


L. BULOZ.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er janvier 1868, la Pêche à l’Exposition universelle.