Chronique de la quinzaine - 14 mars 1868

Chronique n° 862
14 mars 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mars 1868.

Nous résumerons brièvement notre opinion sur la loi de la presse, enfin votée par le corps législatif. Les dernières discussions et les derniers votes l’ont alternativement améliorée et gâtée. Grâce aux efforts de nos défenseurs infatigables, les Jules Simon, les Picard, les Ollivier, les Jules Favre, les Thiers, grandissant toujours en talent, grâce surtout à la probité de la conscience publique indignée, la peine de l’incapacité politique, dont le projet de loi menaçait les écrivains, a été exclue de la loi. Cette monstruosité avait surtout stupéfié et révolté les libéraux étrangers, qui nous jugent avec sang-froid, et qui se refusaient à croire qu’il y eût en France des esprits capables de nourrir une pareille conception. Les virtuoses de la criminalité et de la pénalité ont eu, eux aussi, leurs succès. Ils ont fait passer les grosses amendes, portées à un taux qui équivaut à la confiscation ; ils ont rétabli les peines corporelles, la prison ; un dilettante de cette école, M. de Guilloutet, se fera une renommée peu enviable par la disposition qu’il a introduite relativement à la vie privée. Ce député, ignorant l’histoire, ne sait point que dans les temps où la presse a joué en France un grand rôle politique les intérêts de la vie privée y ont toujours été respectés, et que la presse, faisant la police d’elle-même, flétrissait avec sévérité les pamphlétaires dégradés de la diffamation. Les fiscaux aussi ont eu leur triomphe : ils ont rétabli des douanes intérieures contre la circulation des produits de la pensée, ils ont posé des distinctions entre les journaux de Paris et les journaux des départemens qui violent les principes français de l’égalité sous l’impôt ; ils ont méconnu les doctrines élémentaires de la liberté du commerce adoptée par le gouvernement ; ils frappent, sous le nom de timbre, d’un droit prohibitif de 33 pour 100, l’objet de consommation qu’on appelle un journal. Et à quel résultat arrivent-ils avec cette belle politique ? Ils empêchent la presse de rendre les puissans services d’information qu’elle doit aux intérêts contemporains ; ils vont en sens contraire de cette multiplication des rapports que poursuivent par le bon marché les communications postales et la télégraphie ; ils veulent, ces bons patriotes, que la presse française demeure inférieure à la presse belge, à la presse suisse, à la presse anglaise, à la presse américaine. La France ne pourra pas avoir son Times à quatre pence, et ces vastes journaux à deux sous comme le Daily-Telegraph et le Standard, de Londres, ou ces colossaux journaux des États-Unis, le World et la Tribune de New-York. Ils dénaturent même la propriété des termes du langage financier en donnant le nom d’impôt fiscal au timbre de cinq centimes. Un impôt fiscal est une taxe pour ainsi dire nominale et qui ne doit pas dépasser 5 pour 100 de la valeur du produit ; un impôt de consommation qui atteint 33 pour 100 de cette valeur est une taxe prohibitive. C’est avec douleur que nous avons vu un esprit dont nous aimions les lumières, M. Vuitry, attacher son nom à ce système de restriction prohibitive imposé à la presse. Combien ont été mieux inspirés les hommes d’état d’Angleterre, le sagace Milner Gibson, le généreux Gladstone, quand, au profit de l’éducation du public et de ses intérêts d’information, ils ont supprimé le timbre ! Comme ils sont plus intelligens, les ministres actuels du royaume-uni ! Ils honorent et traitent les journaux comme des agens de gouvernement. L’autre jour, M. Disraeli avait reçu une semonce acariâtre du comte Russell ; que fait le premier ministre ? Il s’adresse à l’editor du Times et réfute par une lettre ferme et concise les aigres récriminations du morose whig envieilli. L’autre jour encore, lord Stanley avait à discuter la question des indemnités réclamées par les États-Unis pour les déprédations commises par l’Alabama. Rien n’est plus admirable, comme simple franchise et comme argumentation condensée et dépouillée de tout charlatanisme, que ce discours de lord Stanley. Eh bien ! le premier secrétaire d’état de sa majesté britannique, au nœud de sa discussion, a tenu autant de compte d’une citation empruntée au World et au Times de New-York qu’il l’aurait fait d’une dépêche de M. Seward. Voilà la place que reconnaissent à la presse puissante et libre les premiers hommes d’état de l’Europe.

Au demeurant, nous ne nous décourageons point de la situation que la loi ouvre à la presse française. Contenue par le système d’intimidation qu’on a l’air de vouloir lui appliquer, la presse sera nécessairement prudente et modérée ; elle sera sur la défensive. Quant au gouvernement, à l’obscurantisme et à ces esprits d’ancien régime qui se désespèrent de ne plus voir les journaux assujettis au système des lettres de cachet, s’ils ont la mauvaise pensée de vouloir mettre en œuvre les absurdes et injustes sévérités de la loi, à eux sera le rôle de l’offensive et de la persécution. Les mœurs et la conscience publiques seront les juges du combat. Cette situation n’est point défavorable aux progrès de la liberté de la presse. Comme toujours, les choses tourneront à l’inverse des prévisions, de ceux qui se fient à l’excès des précautions restrictives.

Mais les ennemis battus que nous ramenions devant nous n’ont pas reculé sans nous braver par l’insulte. Ils ont eu l’incident La Varenne et Kervéguen, exploité par le Pays, journal de l’empire. Ils ont osé accuser les principaux organes de la presse d’avoir épousé dans un intérêt de cupidité la cause de gouvernemens étrangers. On n’a pas eu la pudeur de respecter un cadavre dans sa tombe à peine fermée. On a violé les secrets d’un testament, et on les a falsifiés. Nous qui sommes de ceux qui ont demandé à la chambre l’autorisation de poursuivre le député de Toulon, M. Philippe-Auguste de Kervéguen, en police correctionnelle, nous sommes obligés d’apporter dans l’appréciation de la position de ce député une réserve qui sera comprise. M. de La Varenne, commis voyageur de M. Rattazzi en commerce de décorations et d’abonnemens de journaux, nous a toujours été inconnu. Les traducteurs imbéciles de M. de Kervéguen ont pris pour le Siècle le journal officiel de Sicile, fondé par M. Crispi, et le même M. Crispi s’est félicité, dans son entreprise de Sicile, d’avoir eu l’appui de la presse libérale française, ce que nous n’avons pas de peine à comprendre ; mais le piquant comique des révélations, c’est que le ridicule des trafics d’argent ou de décorations ne soit tombé que sur des écrivains de la presse officieuse. La digne susceptibilité de M. Boittelle a fait justice de l’inconcevable inconvenance de M. Rattazzi confiant à un intermédiaire interlope la remise d’une commanderie étrangère à un haut fonctionnaire français. Qu’est-il donc résulté de ce scandale ? L’outrage et le ridicule ont rejailli dans les rangs de ceux qui avaient ourdi cette méprisable conspiration contre la presse libérale.

Ce vilain épisode et une certaine malveillance préventive que les journaux ont rencontrée dans l’esprit public nous paraissent contenir des enseignemens dont une partie de la presse libérale fera bien de profiter dans l’avenir. Plusieurs journaux, qui eussent dû être libéraux, ont pratiqué dans les affaires d’Italie et de l’Allemagne une détestable tactique. Quoiqu’ils eussent des programmes libéraux, ils subordonnaient et ajournaient les revendications libérales à l’intérieur aux entreprises de la politique extérieure ; ils semblaient prendre leur parti de la dictature intérieure, ils étaient patiens et accommodans avec elle en faveur de l’illusion de perturbations générales qui changeraient l’état de l’Europe, qui accroîtraient le territoire de la France, et qui ont fini au contraire par exposer le pays à des combinaisons qui lui ont infligé des sacrifices immenses ; ils prenaient en raillerie ceux qui donnaient leur première sollicitude au progrès des institutions intérieures, et qui dans le calcul des chances des affaires étrangères démêlaient d’avance et défendaient avant tout l’intérêt français. Certains journaux dans les circonstances auxquelles nous faisons allusion ont eu des travers d’esprit qu’on ne saurait trop déplorer : ils avaient l’air de prendre plaisir à contrarier, à irriter leurs compatriotes dissidens. On croyait mettre par exemple M. Thiers en mauvaise humeur en défendant à outrance la fortune de l’Italie ou en aidant avec aveuglement les projets de M. de Bismarck. C’est pour cela que plusieurs de ces journaux ont choqué le sentiment national et ont paru être des journaux de l’Italie et de la Prusse et non des journaux de la France. Complices en apparence des funestes combinaisons de 1866, ils ont applaudi quand notre gouvernement a prêté à la Prusse l’alliance de l’Italie, ils ont été les impardonnables dupes de la mystification colossale qui a suivi Kœniggraëtz et la journée du 5 juillet 1866. Ceux qui aiment passionnément la France, la France avant tout, n’avaient pas senti et raisonné ainsi. Et pourquoi hésiterions-nous à invoquer sur ce point la justice que nous méritons de nos lecteurs. Ils savent que nous ne sommes point les partisans du pouvoir temporel, ils savent que notre foi est que la séparation de l’autorité spirituelle et de la souveraineté politique, la constitution de l’église libre dans l’état libre, est le moyen unique de faire sortir les races catholiques de leur décadence et de les relever au niveau des grandes races qui ont la prééminence de la vie dans l’humanité contemporaine ; mais quand dans une mauvaise heure la politique française trompa l’Italie en laissant accomplir le guet-apens de Castelfidardo, nous ne songeâmes plus à l’amitié dont M. de Cavour nous honorait ; nous courûmes au devoir simple et direct, nous répondîmes au tressaillement de l’honneur français qui commandait de couvrir intégralement un état dont notre armée occupait la capitale et de sauver de la honte de la déroute l’épée d’un de nos plus glorieux capitaines. L’émotion sympathique des honnêtes gens, le frémissement de l’armée, furent alors notre récompense. Nous n’avons aucune antipathie contre l’Allemagne ; nous caressons le rêve de la voir dépouiller un jour les superstitions monarchiques et former les États-Unis de l’Europe ; mais le cœur nous a saigné quand nous avons eu le spectacle du brave Danemark abandonné par la France, malgré un traité qui portait sa signature, à la monstrueuse coalition de l’Autriche, de la Prusse et des états secondaires. Il y avait alors à Paris des badauds qui soutenaient les droits du duc d’Augustenbourg. Nous fûmes du nombre et des premiers de ceux qui annoncèrent les conséquences de ce crime de la force, qui devait amener des expiations si prochaines. Les états secondaires ont été punis ; l’Autriche a été punie, elle a été exclue de l’Allemagne ; l’Allemagne du nord a été annexée à la Prusse par la conquête. La politique française, secondée et excitée par la presse pseudo-libérale, a commis la méprise suprême de donner à la Prusse l’alliance de l’Italie. A tous les momens de cette crise qui dure depuis quatre ans, nous avons exprimé les sollicitudes les plus vives du patriotisme français. Quant à la portion de la presse qui a eu la triste manie de se montrer plus prussienne et plus italienne que française, elle est revenue, après Sadowa, devant le pays confuse, les mains vides. Au commencement de ces affaires, une escadre française occupant la rade de Kiel et l’île d’Alsen aurait couvert de ridicule l’effort monstrueux de l’Allemagne contre le Danemark. A la fin, aujourd’hui, nous allons faire un emprunt de 462 millions pour l’augmentation de nos armemens de terre et de mer ? nous rassemblons notre garde mobile, et nous appelons un contingent de 100,000 hommes. Après cette leçon, la nation, pourrait-elle pardonner, aux journaux qui méconnaîtraient encore l’éclatante manifestation des intérêts de la France ?

Faisons donc, puisqu’au dehors nous sommes de loisir, faisons nos affaires intérieures. Deux journaux, le Figaro et la Situation, ont été signalés à la chambre par le procureur-général de la cour impériale de Paris comme ayant manqué au respect dû à la représentation nationale. La chambre, formée en comité secret, a autorisé les poursuites. Nous sommes fâchés pour la chambre qu’elle ait pris l’initiative des sévérités judiciaires contre les journaux. Puisque la majorité tient pour libérale la loi qu’elle vient de voter, ce n’était pas à elle de donner au pouvoir des exemples de rigueur. Nous avons l’espoir que la discussion éclairera les esprits ; nous savons que l’autorisation de ces poursuites n’a point été du goût des jeunes gens de la majorité, ouverts aux sentimens généreux de leur âge. La discussion de la loi sur le droit de réunion a été commencée par un excellent discours de M. Garnier-Pagès, qui a cité une bien belle lettre du prince de Joinville, écrite peu de mois avant la révolution de 1848. Il y a dans le projet de loi des précautions saugrenues. Pourquoi veut-on emprisonner les réunions dans des endroits clos et couverts ? Passe encore pour la clôture, mais nous ne comprenons pas comment la sécurité publique peut être compromise par l’absence de couverture. Quoi ! l’été, à la campagne, par un beau temps, un propriétaire ne pourra pas réunir dans son parc ses concitoyens, ses voisins, ses amis politiques, pour causer des affaires publiques sans que l’ordre soit en péril ! Il faudra s’entasser et s’échauffer dans une salle de concert comme une compagnie d’actionnaires ; la paix sociale l’exige ! Après cela, il va sans dire que le gouvernement ne reconnaît pas la faculté de réunion comme un droit naturel ; il s’en réserve la mesure dans le temps et dans l’espace. Ce n’est pas un droit constaté, ce n’est pas même un droit octroyé ; c’est un droit qui sera débité avec intermittence suivant le bon plaisir ministériel : c’est donc un droit qu’on nous laisse à conquérir. Ut olim vitiis, comme dit Tacite, sic nunc legibus laboramus.

La cherté des subsistances, la réunion des gardes mobiles, ont dans quelques départemens causé de légers troubles. Toulouse, Alby, Nantes, ont été le théâtre de ces légères émotions. Il ne faut ni négliger, ni exagérer ces agitations locales. Ce qui est grave, c’est que ces petites explosions n’aient point été prévenues par les préfets. Si nous étions du gouvernement, nous casserions les préfets qui n’auraient pas su prévenir ces semblans d’émeutes, à moins qu’il ne fût établi que l’agitation populaire eût éclaté par une cause fortuite et impossible à prévoir. Il ne faut pas jouer avec le feu. Ce sont ordinairement les administrateurs ornés de réputation de fier-à-bras qui manquent de prévoyance, de présence d’esprit, et qui fléchissent dans ces momens critiques. On se souvient de la mésaventure de ce pauvre M. Mahul et de l’infortune de M. Plougoulm dans les troubles qui agitèrent Toulouse lors du recensement sous le roi Louis-Philippe. Avec une égale réputation de force, M. Dulimbert vient de montrer des hésitations dangereuses. Ceux qui connaissent les populations méridionales savent comme elles sont faciles à l’entraînement. Elles commencent par des manifestations gaies, par des chants et des farandoles, puis, grisées par le mouvement et le tumulte, elles s’amusent à narguer l’autorité. Ce sont des enfans en révolte qui cherchent des émotions. Le plaisant de ces dernières manifestations, c’est que le peuple rassemblé a eu tout à coup pour cri de ralliement notre ode héroïque et nationale, la sublime Marseillaise, qui entraîna nos cohortes républicaines contre les envahisseurs étrangers. Les accens de la vaillante Marseillaise résonnant dans le lointain s’accordent assez avec la situation présente. On nous rapporte que dans beaucoup de départemens l’appel de la garde mobile a produit un tout autre effet qu’à Toulouse. Ces braves enfans, ces fils de paysans, ont cru qu’on les réunissait pour faire la guerre, et ont montré un patriotique enthousiasme ; ils se figuraient, dans leur ignorance des garanties pacifiques que nous donne la diplomatie officielle, qu’il fallait aller à la frontière ; ils sont accourus, et eux aussi, comme nos pioupioux partant en 1859 pour la guerre d’Italie, ils auraient gaillardement chanté la Marseillaise. Cette race française est toujours charmante dans la naïveté de sa jeunesse, et mérite bien d’être aimée.

Si nous revenons aux choses positives, nous rencontrons les budgets de M. Magne et le projet d’emprunt présentés à la chambre. L’honorable ministre des finances est un homme circonspect et sincère. Il est l’héritier d’une situation dans laquelle sa responsabilité personnelle n’a point été engagée. Il fait connaître les choses telles qu’elles sont, dans l’état où il les a trouvées, et il pourvoit à des besoins créés par une politique à laquelle il n’avait point participé. M. Magne a écarté les chimères que, même dans l’administration financière, on voulait faire briller devant lui : on avait beaucoup parlé de cette idée d’un emprunt en 4 1/2 suggérée par le directeur de la caisse des dépôts et consignations, M. H. Guillemot, financier expérimenté sans contredit, ancien coadjuteur de M. Humann, mais qui s’abandonne trop aujourd’hui au dilettantisme capricieux d’un connaisseur et d’un amateur. M. Magne fait son emprunt en 3 pour 100, et a dans cette opération toutes les perspectives du succès. La gent financière s’agite beaucoup pour la date de l’émission de l’emprunt, qu’elle voudrait voir aussitôt fait qu’annoncé ; mais il n’y a pour le trésor aucun intérêt à se presser. L’emprunt étant la conclusion des budgets, il est naturel et raisonnable d’attendre le moment où les budgets auront été discutés et votés. Dans ce délai même, le maintien de la paix se confirmera sans doute de plus en plus, la confiance, des capitaux sera mieux affermie, et le taux d’émission donné par les cours de la Bourse pourra être plus élevé. Avec des budgets sagement prévus et un emprunt réussi, M. Magne aura un point de départ excellent. Quant à nous, nous aurions voulu qu’on fît dans la situation financière la place tout à fait nette, et qu’on en finît dès cette année avec de vieux embarras et de vieilles misères. Pourquoi, par exemple, tiendrait-on encore pendant une année en suspens la régularisation des rapports de la ville de Paris avec le Crédit foncier ? On nage là dans l’illégalité à pleins bords. Il est certain que la ville de Paris n’avait pas le droit d’accumuler ses emprunts détournés, et d’exercer une perturbation économique inouïe sur le marché des valeurs foncières en appliquant les millions par centaines à la destruction de capitaux fonciers florissans, faisant ainsi d’une façon arbitraire et artificielle la rareté et la hausse dans une branche immense de la production. Il serait fâcheux aussi, pour les actionnaires et les obligataires du Crédit foncier, que cet établissement fût laissé dans la position fausse où il s’est placé avec une témérité inconcevable. La loi qui a autorisé le Crédit foncier à émettre des obligations communales lui a prescrit de n’en prêter le produit qu’aux communes qui ont la faculté d’emprunter, c’est-à-dire qui ont reçu cette faculté d’une loi votée par le corps législatif. Paris est une commune, est obligé de dire le Crédit foncier lorsqu’il escompte avec le produit des obligations les délégations de la ville ; mais l’assertion se retourne contre lui, car l’administration de la ville n’a point acquis de la loi la faculté d’emprunter. Cette transgression flagrante et systématiquement prolongée de la loi, qu’on n’en doute point, suspend une épée de Damoclès sur la sécurité des affaires. S’il en mésarrive un jour, on ne nous reprochera point de n’avoir pas signalé d’avance le danger par des avertissemens francs et réitérés.

Il y a une misère dont le gouvernement devrait se dépêtrer une fois pour toutes d’une façon équitable et honorable. Il s’agit encore de l’aveu d’une faute qui ne peut être pardonnée qu’à la condition d’être franchement réparée. Nous voulons parler de l’indemnité due aux victimes de la banqueroute mexicaine. Certes, à l’époque de la signature du traité de Miramar, lorsque Maximilien déclarait qu’il n’accepterait l’empire que la France lui voulait donner que si le concours financier s’ajoutait au concours militaire, une grave faute fut commise : le gouvernement, qui fournissait nos hommes au prétendant, n’osa point lui prêter directement son crédit. Comme nous l’avons vu arriver tant de fois de nos jours, on unit à une grande témérité une extrême timidité. Nous sommes à l’aise pour parler de ces choses, car elles se sont passées sous nos yeux, et dès l’origine nous avons professé que, puisqu’il fallait un emprunt à l’empereur Maximilien, le meilleur système était de faire un emprunt garanti par la France. Dans ce cas, l’entreprise eût pu avorter, elle aurait été mauvaise et ruineuse ; mais elle n’aurait du moins trompé personne ni fait de victimes dans les détenteurs de l’épargne française. Au lieu de faire une affaire sérieuse, on fit un roman ; on éleva un château de cartes avec des pétitions de principes. On craignit peut-être d’effrayer le pays en lui laissant voir la nécessité de sacrifices d’argent plus énormes encore que ceux que le Mexique lui avait déjà coûtés. On crut qu’on pourrait attirer les capitaux par une spéculation spontanée. On supposa donc, dès le traité de Miramar, que l’empire de Maximilien était fondé, qu’il y avait des finances mexicaines, que ces finances pouvaient avoir leur propre crédit ; on alla plus loin : pour diminuer en apparence les charges que l’expédition du Mexique imposait à notre trésor, on eut l’illusion de stipuler des remboursemens de frais de guerre qui nous seraient fournis par Maximilien. Tout cet échafaudage artificiel était construit avant que l’archiduc et sa femme eussent quitté l’Europe. On avait déjà fait appel à l’épargne française. Le trésor français n’ayant pu réaliser la portion de l’emprunt qu’il avait prélevée en remboursement des frais de guerre, et les premières ressources de Maximilien ayant été épuisées, on ne tarda point à préparer le second emprunt en obligations-loteries. Cette fois, en annonçant l’opération à la chambre, le gouvernement déclara que notre armée ne quitterait pas le Mexique avant que l’existence de l’empire ne fût assurée. Un homme considéré, M. de Germiny, ancien ministre, ancien gouverneur de la Banque et sénateur, avait été placé par le gouvernement à la tête de la commission des finances mexicaines qui résidait au ministère des finances. Tous les agens du trésor, receveurs-généraux, receveurs particuliers, percepteurs, furent mis en campagne pour le placement de l’emprunt, et leur concours fut rémunéré par des commissions. L’emprunt eut grand succès, et fut interprété par les amis du gouvernement comme une sorte de manifestation populaire et financière en faveur de la politique impériale.

A lire l’exposé des motifs du budget écrit par M. de Lavenay, on croirait que cet honorable vice-président du conseil d’état a perdu la mémoire de ce qui s’est passé lors de l’émission des emprunts mexicains. On regrette que par un mot malheureux il ait attribué l’agitation présente de la question à la spéculation. M. de Lavenay a été mal informé, et reconnaîtra peut-être son erreur, si, voyant son nom mêlé à un intérêt qui les touche si vivement, de pauvres porteurs d’obligations mexicaines s’avisent de prendre, le chemin de son cabinet. Nous connaissons, quant à nous, la classe essentiellement populaire où a été puisée l’épargne des obligations mexicaines. C’est une multitude de vieux serviteurs, de vieilles femmes, de paysans, d’ouvriers, de gendarmes, de soldats en retraite ; ces pauvres gens ont mis là leurs petites économies, et les y ont laissées par confiance dans la justice du gouvernement. Au surplus, les organes du conseil d’état semblent avoir fait leur siège avant d’avoir entendu M. de Germiny, qui est naturellement l’homme le mieux renseigné sur la question. Il est impossible que le président de la commission mexicaine accepte comme exacte la somme de 68 millions à laquelle le conseil d’état a fixé le remboursement dû aux porteurs d’obligations mexicaines. Cette somme est inférieure de plus de 40 millions à celle dont l’état serait redevable, si l’on s’en tenait au remboursement strict des fonds que le trésor s’est appropriés sur le produit des emprunts mexicains, Du reste, le débiteur ne saurait arrêter seul le chiffre de sa dette en dehors de la contradiction et du consentement du créancier. Le tribunal arbitral sera donc dans la commission du budget et dans la chambre ; il y aura enquête sérieuse, et les mandataires des obligataires du Mexique seront écoutés avec bienveillance.

A l’étranger, le voyage du prince Napoléon à Berlin a été l’événement de la quinzaine. On s’accorde à dire que ce voyage n’est point une mission, qu’il est de la part du prince une rentrée in fiocchi dans les affaires publiques. Le prince Napoléon se tenait depuis quelque temps à l’écart de la politique. Il paraît que dans les circonstances actuelles il s’interdisait de prendre la parole, sous l’influence de hautes convenances de famille. Il ne pouvait cependant rester dans une attitude indifférente et insignifiante. Un voyage princier qui le poserait en rapport avec les cours et les hommes d’état qui mènent les affaires d’Europe pouvait mettre un terme à son inaction. Toutefois dans l’état de l’Europe il n’y a guère lieu à des échanges d’idées qui puissent avoir des effets immédiats. On connaissait à Paris par M. de Budberg, avant le départ du prince Napoléon pour Berlin, la résolution prise par la cour de Pétersbourg de cesser sur le Danube toutes les agitations roumaines et panslavistes et de laisser l’Orient tranquille. Ce qui donne une opportunité piquante à l’excursion du prince Napoléon, c’est une étrange méthode qui a été adoptée récemment par le roi de Prusse et le chancelier de la confédération du nord. Le roi et son premier ministre ne veulent plus causer d’affaires avec les ambassadeurs ; ils les renvoient à M. de Thile, sous-secrétaire d’état au ministère des affaires extérieures. Malgré les rapports amicaux et familiers de la vie de société, lord Loftus, M. Benedetti et les autres ne peuvent ouvrir la bouche au roi Guillaume et à M. de Bismarck. On dit que lord Loftus est fort blessé de cette dérogation aux usages diplomatiques, qui autorisent un ambassadeur à s’adresser directement au souverain et surtout à son ministre des affaires étrangères. La difficulté est comique, et nous ne savons comme elle tournera. Le boutonnement du monarque prussien et de son ministre n’aura certainement point résisté au prince Napoléon. Le prince est, à l’heure qu’il est, le seul étranger qui ait eu le privilège de s’entretenir de politique avec le roi et son chancelier. Au surplus, les élections, retardées dans les états du sud, amènent l’ajournement du parlement douanier et le reichstag prussien va se réunir. Les débats parlementaires obligeront bien M. de Bismarck à rompre le silence. Il y a deux affaires prussiennes récentes assez curieuses et que les spectateurs français n’ont à observer qu’à un point de vue esthétique : nous voulons parler du dernier conflit hanovrien et de l’idée d’établir une nonciature en Prusse. On voit dans le conflit hanovrien un remarquable effet de la marche du temps. Comme roi et roi mystique, tel qu’il s’est présenté à l’Europe en prenant la couronne, Guillaume 1er élevait la souveraineté à la hauteur d’un principe religieux ; comme roi conquérant, après Sadowa il a détrôné des souverains. C’est la première fois dans l’histoire moderne qu’un roi de droit divin en ait renversé un autre. Les rois se sont combattus sans cesse en Europe depuis le XVIe siècle, ils se sont mutuellement enlevé des provinces ; mais les conquérans et les vainqueurs n’ont jamais arraché une couronne. L’idée n’en vint pas à Charles-Quint après Pavie. On a vu des peuples, et tout récemment ceux d’Italie, chasser leurs familles princières et se donner à une autre dynastie. Ce n’est point le cas de la Prusse : les populations hanovriennes et hessoises ne se sont point données au roi Guillaume ; elles ont été incorporées par lui à la Prusse au seul nom du droit de guerre et de conquête, et leurs familles souveraines séculaires ont été dépossédées. Voilà, au point de vue du droit légitimiste, un acte bien révolutionnaire. Nous qui ne sommes point légitimistes, ces coups portés par un roi de droit divin à son principe d’autorité n’ont pas de quoi nous affliger. Une autre contradiction bizarre, c’est le projet de l’établissement d’une nonciature à Berlin. La couronne qui est à la tête du protestantisme germanique ferait donc pacte avec la papauté et les principes absolus du Syllabus. Quelle déception pour les libres penseurs français qui se sont montrés si partiaux en faveur de la cause prussienne ! Il ne faut pas désespérer de voir le parti de la Gazette de la Croix s’allier un jour au parti ultramontain !

Le parlement anglais, le cabinet constitué, a repris ses séances. M. Disraeli, accueilli avec une grande sympathie par l’unanimité de la chambre, a exposé brièvement le programme de sa politique. Aucun changement de principes ne peut séparer le ministère actuel du précédent, puisque, sauf la retraite de lord Derby, il est composé des mêmes personnes. M. Disraeli a saisi avec son habileté d’artiste la physionomie de lord Derby dans le portrait qu’il en a tracé. Le passage de son discours le plus remarqué a été celui où il a parlé de la politique étrangère de l’Angleterre. M. Disraeli dit avec raison que l’Europe aura une confiance entière dans la politique dirigée par son ami lord Stanley. C’est une politique de paix, non pas de paix à tout prix au point de vue des intérêts de l’Angleterre, mais de paix fondée sur la conviction qu’elle répond à l’intérêt général du monde. Une telle politique ne doit point trouver sa garantie dans un isolement égoïste ; elle doit la chercher dans ses sympathies avec les autres pays, non-seulement au moment de leur prospérité, mais aussi dans leurs troubles et leurs inquiétudes. Cette ligne étant suivie avec constance, M. Disraeli est convaincu que, s’il vient à se présenter une occasion où l’influence de l’Angleterre soit nécessaire pour conserver la paix du monde (et il se présente périodiquement des occasions semblables), alors cette influence ne s’exercera point en vain, parce qu’elle sera basée sur l’estime et le respect. Le chef du cabinet anglais annonçait aussi les dispositions les plus conciliantes pour l’Irlande, et gémissait de la nécessité qui forçait de renouveler la suspension de l’habeas corpus. Le projet ministériel a été présenté par le secrétaire d’état d’Irlande, lord Mayo. Les questions sur lesquelles le gouvernement appelle l’attention de la chambre sont celle des fermages, celle de l’éducation et celle de l’église établie. Sur le premier point, le gouvernement propose de faire étudier la question par une commission royale d’enquête ; sur le second, il propose la création d’une université catholique sur le pied d’une égalité complète avec l’université protestante de Dublin ; sur le troisième point, il n’est pas opposé en principe à l’idée de l’égalité des deux églises catholique et protestante. La controverse s’est chaudement engagée après le discours de lord Mayo. — M. Stuart. Mill, avec son intrépidité d’esprit habituelle, et qui vient de traiter la question irlandaise dans un écrit spécial, a développé un système radical, mais en ce moment trop avancé pour le sentiment général de la chambre. M. Mill a été combattu énergiquement par M. Lowe et par le ministre de l’intérieur, M. Gawthorne Hardy. Toutefois on ne pourra juger de la portée du débat que lorsque M. Gladstone et M. Disraeli auront pris la parole.

La crise des États-Unis approche du terme. L’influence malfaisante de l’excentrique président Johnson ne tardera point à être définitivement comprimée. Nous avons toujours en France, et surtout dans la presse officieuse et dans les organes du gouvernement, des esprits mal faits qui ne comprennent rien aux civilisations étrangères, et qui, dans leur ignorance, non-seulement défendaient le président Johnson, mais prédisaient sa victoire sur le congrès. Les dernières nouvelles des États-Unis les confondent. Depuis la fin de février, le congrès est maître de la situation, et le résultat de la lutte est si généralement prévu, que l’agitation des esprits est calmée et qu’on attend tranquillement les procédures de l’accusation du président, qui ont dû commencer hier. Ce fut une scène intéressante quand Thaddasus Stevens, l’honnête et infatigable vieillard, donnant le bras à M. Bingham, entra comme commissaire dans le sénat, annoncé par le sergent d’armes et salué par le président » Il tira de sa poche le message de la chambre des représentans qu’à cause de sa gravité il avait cru devoir prendre par écrit sur une feuille de papier du format footscap. Malgré son grand âge, il le lut d’une voix plus forte qu’on ne s’y serait attendu. « Tous les regards, écrit-on, de la chambre et des galeries étaient tournes sur ce vieil homme débile. Le message était court, quelques phrases seulement ; mais aucune parole de cette importance n’avait jamais auparavant été entendue dans le sénat. » Depuis ce moment, Johnson a multiplié les fautes, a montré à tous combien peu il connaît les hommes, et se consume dans un isolement stérile. Il a été impuissant à déloger M. Stanton du ministère de la guerre. Le général Lorenzo Thomas a soutenu la position qu’il avait acceptée avec une insigne mollesse et a repris son poste d’adjudant-général, que le congrès supprimera peut-être pour le punir de sa complicité avec le président. La condition où les choses ont été amenées dépouille le président de tout concours efficace. Il a fait appel, pour la secrétairerie de la guerre, à un vieil officier de soixante-dix-huit ans, Thomas Ewing, de l’Ohio, qui évidemment n’acceptera point ou ne servira à rien. Il a cherché à mettre dans ses intérêts l’illustre Sherman et le bon général Thomas (George), du Tenessee. Il promettait à ces officiers des brevets qu’ils n’avaient point sollicités, et qu’ils ont repoussés avec dédain. Les dernières nouvelles de Washington indiquent que le procès de l’impeachment sera poussé avec vigueur. Le sénat a notifié à la chambre qu’il prendra des mesures pour faire comparaître Andrew Johnson aussitôt que les charges auront été portées contre lui. Afin d’expédier la procédure, on bornera les charges seulement aux mesures qu’il a prises contre M. Stanton, et on négligera ses actes inconstitutionnels antérieurs. On n’aura ainsi que peu de témoins à entendre, et le procès finira vite. Cette façon de réprimer la rébellion du pouvoir exécutif contre le pouvoir législatif est d’une bonne école politique. Elle renverse les idées européennes, et cependant la pratique des institutions parlementaires aboutit avec moins de rigueur, mais avec certitude, au résultat de la subordination du pouvoir exécutif au pouvoir législatif.

Nous ne terminerons point ces pages sans féliciter l’Académie des sciences morales et politiques de sa dernière élection. La libre recherche a été enfin récompensée dans un vétéran de la philosophie indépendante, M. Vacherot. On devait cette récompense à un penseur désintéressé, laborieux, et qui a su courageusement souffrir pour ses convictions. En l’admettant dans leurs rangs, nous ne voulons pas dire que les spiritualistes de la section philosophique aient rien sacrifié de leurs opinions ; ils n’ont fait que rendre hommage au libre examen, et, au même titre, M. Vacherot ne donnerait pas l’exclusion à un philosophe spiritualiste d’un vrai mérite. On raconte que M. Vacherot aurait fait part à un membre de la section politique de cet esprit de tolérance qui irait jusqu’à donner son suffrage à un candidat clérical qui aurait un réel talent. — « Pas moi ! » aurait vertement répondu l’académicien politique, qui est un ancien ministre et un grand magistrat. e. forcade.

ESSAIS ET NOTICES.

La Révolution religieuse au dix-neuvième siècle, par M. F. Huet, 1 vol. in-18 ; Michel Lévy, 1868.


Lorsqu’on a eu l’occasion récente de voir à quels accès de turbulente ferveur la religion peut servir de prétexte, on est particulièrement sensible au plaisir d’étudier dans un livre impartial les véritables tendances de notre temps en matière religieuse. Cette lecture est rassurante. Elle montre que ce siècle, qui se pique d’être celui des recherches consciencieuses et des raisonnemens de sang-froid, n’a pas en définitive tout à fait tort de se décerner ces mérites. Voici par exemple un volume dont l’auteur nous prévient dès la première ligne que, d’une sorte de compromis entre l’orthodoxie catholique et la pensée libre où il s’était longtemps arrêté, il est passé à la pleine indépendance de sa raison. Il n’y a point à craindre cependant qu’il mette au service de ses convictions nouvelles l’ardeur un peu fougueuse dont les néophytes sont volontiers atteints. La méthode par laquelle il a été conduit à modifier ses croyances le préserve de ces involontaires injustices envers les opinions auxquelles il a renoncé. Cette méthode, qui n’est autre que la méthode baconienne transportée des sciences de la nature dans celles de la foi, consiste à appliquer à l’exégèse les règles de l’observation et de la critique historique. On pouvait donc être assuré que M. Huet traiterait avec une respectueuse fermeté les périlleuses questions que son sujet soulève. Ainsi abordées de biais et transportées du terrain de la métaphysique sur celui de l’histoire, les discussions dogmatiques elles-mêmes ne risquent guère de s’envenimer. L’érudition étant de sa nature pacifique, il y a lieu de compter que la recherche se poursuivra paisiblement, ce qui est déjà un grand point de gagné et une condition aussi favorable à la dignité du débat qu’à la découverte de la vérité. C’est en effet par des travaux plus patiens qu’audacieux que s’est affirmé le mouvement d’idées que M. Huet appelle la Révolution religieuse au dix-neuvième siècle. On doit ici écarter du mot de révolution tout ce qu’il semblerait impliquer de brusque violence et d’ardeur irréfléchie. Le mot évolution conviendrait mieux pour caractériser la calme lenteur avec laquelle la critique tend à substituer à doses croissantes dans les religions positives le rationalisme à l’orthodoxie.

Puisqu’il est convenu que c’est désormais l’exégèse qui doit servir de point de départ à toute étude de ce genre, il n’est pas étonnant que ce soit d’exégèse que M. Huet nous entretienne d’abord. Il commence donc par nous apprendre dans un résumé rapide des travaux de ses devanciers ce que la laborieuse perspicacité des récens commentateurs a découvert dans le Nouveau Testament. Les lecteurs de la Revue connaissent les principaux résultats auxquels l’exégèse est arrivée. Les livres du Nouveau Testament, quand on analyse les tendances de chacun d’eux, se séparent en deux groupes : le groupe judéo-chrétien et le groupe helléno-chrétien. L’Évangile de Matthieu peut être pris pour type des ouvrages du premier. Certaines des épîtres attribuées à Paul et surtout l’Évangile de Jean sont l’expression la plus élevée des doctrines qui caractérisent le deuxième. Cet Évangile de Jean marque dans l’histoire du christianisme un moment solennel. Il est le dernier terme de la transformation de doctrine par laquelle le christianisme, s’appropriant le plus pur de la philosophie antique, se rendit capable et digne de lui succéder en la perfectionnant. Ce monument de la foi chrétienne à sa période de développement et d’expansion la plus brillante paraît avoir été écrit vers l’an 155 de notre ère par un gnostique d’Alexandrie qui n’avait d’ailleurs rien de commun que le nom avec l’auteur de l’Apocalypse. M. Huet incline à penser que l’Évangile de Jean fut rédigé dans le dessein très arrêté de ruiner les évangiles judéo-chrétiens, et que nombre de passages de la vie du maître y ont été sciemment soit défigurés, soit inventés de toutes pièces ; c’est une hypothèse, et malgré la solide érudition avec laquelle elle est défendue, on ne peut s’empêcher de la trouver un peu extrême. Il faut se faire une certaine violence pour se figurer le génie original et profond auquel nous devons le quatrième évangile pénétré d’une mauvaise foi aussi décidée, au lieu d’admettre qu’il a coordonné et condensé dans cet ouvrage, en imprimant à l’ensemble le sceau d’une robuste personnalité, les traditions qui avaient cours dans la communauté chrétienne dont il faisait partie.

Sur plusieurs autres points et notamment sur diverses circonstances de la passion du Christ, M. Huet a encore eu recours à l’hypothèse, et indiqué comment, selon lui, les choses ont dû se passer. Bien que ses conjectures restent à l’état de conjectures, elles nous paraissent serrer la vérité de très près, et on doit lui tenir compte de cet effort pour faire faire un pas de plus à l’histoire d’une période obscure. Maniée avec précaution, soumise à un contrôle sévère, l’hypothèse est un procédé de recherche scientifique parfaitement légitime. Il faudra bien en venir à écrire les véritables annales de ce temps si intéressant pour nous. Seule, la critique n’y parviendrait pas, ce n’est pas son métier. Son métier, c’est de commenter des textes, de constater des interpolations, de faire justice des légendes, de déblayer le terrain devant celui qui voudra retrouver les faits véritables. L’Allemagne s’en est tenue là. En France, où l’on aime à pousser à fond les besognes qu’on entreprend, la seconde partie de la tâche a résolument été abordée. Après la poursuite du vrai par les méthodes négatives, il a paru que le moment était arrivé de le conquérir et de l’affirmer positivement. Le livre de M. Huet vient utilement en aide à cette élaboration de l’histoire. La méthode critique du reste a déjà eu sur les cultes qui nous entourent une influence qu’il est intéressant d’observer. Parmi ces croyances, le judaïsme est sans contredit celle qui pouvait se retrancher derrière l’antiquité la plus respectable, et qui semblait par tempérament le plus nettement vouée à l’immobilité. On ne peut plus aujourd’hui le regarder comme immobile. Minutieusement étudié avec la sagacité froide d’une science armée de défiance, l’indigeste et vénérable Talmud a mal supporté cette épreuve. On ne trouverait guère, à l’heure qu’il est, un juif éclairé qui consentît à croire que cette volumineuse compilation est le fruit d’une révélation directe ou indirecte. Or le Talmud est le commentaire d’une révélation plus ancienne. Les livres où celle-ci était déposée ont été soumis au même examen. Le Pentateuque, attribué longtemps à Moïse, est apparu comme composé de morceaux d’origine et de date diverses réunis en corps d’ouvrage vers le temps de la captivité de Babylone. Ces résultats n’ont en eux-mêmes rien de surprenant ; les monumens de toutes les littératures et de toutes les théogonies primitives ont été formés de la même façon. Ce qu’il faut noter, c’est que les travaux qui modifient si profondément les traditions juives ont été accomplis au sein même du judaïsme. Ce n’est pas sous l’effort d’ennemis extérieurs, c’est par suite d’un travail interne que la synagogue, après avoir traversé sans que ses doctrines en soient entamées tant de persécutions et de siècles, semble appelée à les voir se renouveler peu à peu. Il en est à peu près de même dans le protestantisme. En proclamant le principe du libre examen, les réformateurs du XVIe siècle avaient réservé un point qu’ils entendaient mettre à l’abri de toute recherche, l’origine des livres saints. C’était reculer et non supprimer les barrières que les orthodoxies précédentes avaient élevées contre les audaces de l’esprit humain ; c’était soi-même être orthodoxe. Tel est en effet le nom que se donne aujourd’hui le parti protestant conservateur. Les protestans libéraux ont étudié le Nouveau Testament comme le parti libéral israélite avait étudié l’Ancien, et, par une série de travaux où la précision le dispute à la hardiesse, bouleversé l’ancienne exégèse. Ici encore le mouvement est mené par des hommes sincèrement attachés 5 leur religion et qui déclarent bien haut qu’ils veulent continuer à lui appartenir. Les deux partis existent côte à côte dans l’église réformée, et l’on peut même dire qu’en France leurs forces s’égalisent de plus en plus.

Le libre examen, s’est donc glissé dans ces deux religions au cœur même du culte. Dans le catholicisme, rien de semblable ne se produit, et c’est naturel. Il est de l’essence même du catholicisme de se refuser absolument à toute discussion sur ce qu’il affirme. Il n’a point accepté le débat sur les points d’histoire où la critique avait la prétention d’apporter des lumières nouvelles, et il s’est contenté de resserrer à tout événement les liens de sa forte hiérarchie, d’affirmer avec énergie le principe d’autorité. L’ultramontanisme, qui forme l’extrême droite des autoritaires catholiques, ne comptait, en France, il y a quelques années, que peu de partisans ; il est si bien prépondérant aujourd’hui qu’il semble être à lui seul tout le catholicisme. L’infaillibilité personnelle du pape a été introduite sans protestation dans la croyance à la faveur d’un dogme nouveau. C’est là un point que le concile de Trente, bien résolu pourtant à donner à l’église romaine une vigoureuse cohésion, n’avait pas concédé au souverain pontife. Les temps sont-ils plus menaçans qu’à l’issue de la guerre de trente ans, puisque la république catholique, comme l’ancienne Rome quand le sénat avait proclamé le tumulte gaulois, a voulu se donner un dictateur ? Non sans doute. Ce qui fait l’essence du catholicisme ne court pas plus de danger aujourd’hui qu’alors. Quant aux doctrines autoritaires au sort desquelles il a l’imprudence de paraître lier le sien, le catholicisme, et c’est ce qu’on peut lui souhaiter de plus heureux, n’est peut-être pas aussi décidé à les défendre à outrance que M. Huet le pense, et que cette attitude de lutte semblerait l’indiquer. Il en est parfois des religions comme pendant l’hiver des rivières. On est tenté de les croire pétrifiées, elles ne sont que congelées. Un beau matin, après plus ou moins de craquemens, on les. voit se remettre en marche vers le but mystérieux où il n’est pas impossible qu’elles se réunissent quelque jour.


ALFRED EBELOT.



Traité général de Botanique descriptive et analytique, par MM. Emm. Le Maout et J. Decaisne 1 vol, in-8o ; Firmin Didot, 1868.


L’histoire des progrès de la botanique forme l’un des chapitres les plus intéressans de l’histoire naturelle. Ce n’est que fort lentement que s’est développée cette science, presque aussi antique que l’humanité, puisque dans les plus vieux temples indiens l’on retrouve des noms de plantes accolés à de fantastiques figures végétales. C’est de la renaissance que date vraiment la botanique. Fuchs, Tragus et quelques autres botanistes, plus tard Gessner, Clusius, les Bauhin, Camérarius, découvrent des analogies entre les végétaux, tentent des rapprochemens organiques, essaient, avant Tournefort, de jeter les bases d’une classification sérieuse. L’anatomie et la physiologie végétales, créées par Leuwenhoeck, Malpighi, Grew et Hales, la langue philosophique trouvée par Charles Linné, l’établissement des familles naturelles enfin, auquel les Jussieu ont attaché leur nom impérissable, assignent à la botanique le rang élevé où l’ont glorieusement maintenue les nombreux savans qui, en Allemagne, en France et en Angleterre, accumulent depuis le commencement du siècle leurs travaux et leurs découvertes. Ce sont ces découvertes et ces travaux qui se trouvent résumés et méthodiquement groupés dans l’ouvrage de MM. Le Maout et Decaisne. Les parties organographique, anatomique et physiologique décrivent la plante et les phénomènes de la vie végétale avec une autorité de langage que justifient d’innombrables observations personnelles.

La seconde partie, appelée atlas de botanique, reproduisant et complétant une publication précédente de l’un des auteurs de l’ouvrage, est particulièrement faite pour intéresser en même temps que pour instruire. C’est l’histoire illustrée de toutes les familles végétales appartenant, aux trois classes des dicotylédonées, des monocotylédonées et des acotylédonées. Au-dessous de la représentation des organes constituant les principales espèces-types dont se compose chaque famille, se trouve la description des particularités qui caractérisent cette dernière, puis les subdivisions en tribus et en genres, enfin, et c’est ici le côté pratique de l’ouvrage, l’énumération des propriétés diverses des végétaux qui s’y rattachent. Parmi ces familles, il en est de fort remarquables. La première, c’est-à-dire la plus élevée dans la hiérarchie végétale, est celle des composées, qui comprend, entre autres plantes bien connues, le pissenlit, la laitue, la chicorée, le salsifis, le chardon, l’artichaut, le souci, le chrysanthème, la camomille, le dahlia, la pâquerette. Ces composées, dont on connaît aujourd’hui plus de dix mille espèces, constituent la dixième partie de tous les végétaux cotylédonés. Elles habitent particulièrement les régions chaudes et tempérées, et abondent surtout en Amérique. Les végétaux de cette famille contiennent pour la plupart un principe amer combiné avec une résine ou une huile volatile, et, selon les proportions réciproques de ces élémens, sont doués de vertus médicales différentes. Plusieurs espèces du genre armoise (absinthe, aurone, estragon), doivent à leur arôme et à leur amertume des propriétés stimulantes très prononcées. Les camomilles sont fébrifuges et antispasmodiques. La pyrèthre, espèce méditerranéenne, contient dans sa racine une résine et une huile très acre qui la font employer dans les maladies des gencives et des dents. L’arnica active les fonctions de la peau. L’ayapana de l’Amérique du Sud fournit un remède souverain contre la morsure venimeuse des serpens.

Les rubiacées, quoique moins riches que les composées, renferment quelques plantes qui les ont à jamais rendues célèbres. On le comprend de reste lorsqu’on sait que c’est à cette famille qu’appartiennent la garance, le céphaélis ipécacuanha, le quinquina et enfin le caféier. La garance, particulièrement cultivée en France, est bien connue à cause du principe colorant d’un beau rouge que fournissent ses racines, et qui, réduit à l’état pur par une opération chimique, est nommé alizarine. Quant aux trois autres rubiacées, elles sont exotiques. Le céphaélis est un petit arbrisseau des forêts vierges du Brésil, dont l’écorce d’une saveur acre fournit un précieux médicament ; mais c’est aux quinquinas, grands arbres du Pérou, que la médecine est redevable de ses plus admirables moyens thérapeutiques. L’écorce amère des quinquinas contient deux alcalis organiques, la quinine et la cinchonine, que la chimie est parvenue à isoler, et dont la préparation est sans contredit l’une des plus précieuses découvertes du XIXe siècle. La quinine permet d’administrer sous un très petit volume de fortes doses de quinquina, et devient alors ce médicament « héroïque » à la vertu duquel cèdent presque toujours les fièvres paludéennes. Le quinquina possède en outre au plus haut degré les vertus des médicamens toniques employés pour fortifier l’organisme et activer les fonctions vitales. Est-il besoin d’insister beaucoup sur l’importance du caféier, la dernière de nos rubiacées célèbres ? Le caféier, arbrisseau vert de l’Abyssinie, a été transporté au XVe siècle en Arabie, au XVIIe à Batavia, et enfin naturalisé aux Antilles en 1720. La graine du caféier, dans laquelle la chimie trouve, entre autres élémens, un alcali organique appelé caféine, exhale par la torréfaction un arôme pénétrant, et sert à préparer une boisson qui paraît exercer sur les fonctions du cerveau une stimulation toute particulière. Cette liqueur, médicalement employée, peut devenir un remède efficace dans le traitement des fièvres intermittentes, atténue l’asthme, la goutte, et combat énergiquement le narcotisme produit soit par l’alcoolisme du vin, soit par les propriétés stupéfiantes de l’opium. Une famille non moins intéressante est celle des solanées, qui renferme la belladone, le datura, la jusquiame, la mandragore, le tabac et la pomme de terre. Tous ces végétaux contiennent, en des proportions diverses, des substances acres ou narcotiques plus ou moins délétères. On sait quel rôle jouaient la mandragore et le datura dans les scènes de sorcellerie antique, et quels services rendait aux voleurs de toute sorte le narcotisme produit par ces redoutables solanées chez ceux qu’ils voulaient dépouiller. Il ne faut pas oublier toutefois que la science a su tirer parti des propriétés vénéneuses des solanées, et que la plupart d’entre elles sont dès longtemps rangées parmi les plantes médicales.

C’est ainsi que dans le Traité général de botanique de MM. Le Maout et Decaisne sont passées en revue toutes les familles, qui défilent aux yeux du lecteur avec leur cortège d’innombrables espèces auxquelles l’homme est redevable de toutes les beautés de la terre qu’il habite et des élémens de force qui font sa vie et sa santé. Les dessins élégans et corrects qui accompagnent le texte sont dignes de l’ouvrage ; mais on regrette, à cause de cette perfection même, que l’image de la plante entière, convenablement réduite, ne se trouve pas toujours à côté des feuilles, des fleurs et des fragmens d’organe dont une habile dissection fait si bien comprendre la configuration et l’emploi.


ED. GRIMARD.


L. BULOZ.