Chronique de la quinzaine - 31 mars 1862

Chronique n° 719
31 mars 1862


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1862.


C’est le sort des discussions politiques qui ne sont que des discussions, qui ne produisent point d’actes, qui ne sont pas sanctionnées par des effets pratiques, de vieillir très vite. Les débats de l’adresse ne semblent-ils pas déjà bien loin de nous? C’est pourtant le 20 mars seulement que ce tournoi parlementaire a pris fin. Les dernières journées ont peut-être été les plus chaudes; elles ont été consacrées aux finances, à l’examen de la nouvelle politique commerciale, à l’appréciation des conséquences du traité de commerce. Les questions les plus importantes, à notre avis, ont donc été accumulées sur ces derniers jours. Cependant tout cela est maintenant si complètement englouti dans le passé que nous éprouvons une sorte de honte à venir en parler encore. Si nous nous attardons ainsi sur les derniers incidens de la discussion de l’adresse, nous avons du moins une meilleure excuse que les nécessités de notre périodicité bi-mensuelle. L’opinion publique, en politique, déserte les faits consommés pour s’attacher de préférence aux faits à venir. La question prochaine, celle qui doit être, à vrai dire, la crise de la présente session, est le double budget, ordinaire et extraordinaire, la question financière. Or les derniers débats de l’adresse se relient naturellement aux futures discussions financières; ils en ont été en quelque sorte la préface. Nous pouvons les mentionner sans tourner le dos à ce qui sera l’intérêt de demain.

Pour en finir d’ailleurs avec l’adresse en général, on ne s’étonnera point que nous ayons à dire un mot du discours que M. de Morny a prononcé au terme du débat. L’honorable président du corps législatif a pris une attitude et joué un rôle qui méritent d’être observés par les amateurs qui sont curieux de connaître l’esprit de notre système parlementaire actuel. D’abord il est visible qu’il ne saurait être assimilé à aucun des hommes éminens par lesquels ont été présidées nos anciennes assemblées politiques. On sait que, dans l’ancien système parlementaire, le président était l’homme de la chambre, son élu, son représentant et son organe. De cette origine découlaient les devoirs de sa fonction. Le premier de ces devoirs était de ne point intervenir dans les discussions, d’y assister de haut, afin d’y maintenir l’ordre, mais de n’exprimer aucune opinion personnelle, ou tout au moins, si le président croyait avoir à dire son avis, il était tenu de quitter le fauteuil et de monter à la tribune, se soumettant ainsi, comme un orateur ordinaire, au contrôle de ses collègues et du vice-président qui le suppléait. En Angleterre, où même, sous notre présent régime, d’illustres autorités ne dédaignent point d’aller chercher des enseignemens et des modèles, le président de la chambre des communes ne sort jamais de sa neutralité silencieuse. Nous ne savons par quelle inconséquence bizarre le président de la chambre des communes s’appelle l’orateur, le speaker, lui qui jamais ne parle. Cette dénomination conviendrait mieux assurément à la présidence du corps législatif telle qu’elle est comprise et pratiquée par l’honorable M. de Morny. Voilà pour le coup un président-orateur, un président qui ne ferait pas mentir le titre de speaker, s’il en était orné. M. de Morny est toujours prêt à se mêler au débat, et non-seulement il parle, mais il professe. Il rappelle à la pensée ces hommes du monde et ces femmes de la société qui, poussés par la mode ou par une religieuse philanthropie, quittent le badinage des salons pour aller distribuer l’enseignement dans quelque rustique école du dimanche. Il unit l’urbanité à l’autorité magistrale, et sait broder d’élégance la pédagogie politique. Il n’a pas manqué l’occasion, que lui offrait la clôture des débats de l’adresse, de donner une leçon de sa façon à ses «jeunes élèves» de la chambre. Nous aurons la franchise d’avouer que cette leçon a été bien incomplète, et que cet épisode de notre vie parlementaire devrait être un enseignement pour d’autres encore que nos députés bénévoles. M. de Morny pense que la chambre fera bien à l’avenir de renoncer à l’oiseux préliminaire de la discussion générale; il exhorte les députés à parler désormais avec élévation et modération. Les deux avis sont excellens, et nous nous y associons de grand cœur; mais est-ce là tout ce que nous enseigne l’expérience des discussions de l’adresse? Quant à nous, le premier fait dont nous soyons frappés est celui-ci : il y a deux mois que la session est ouverte, et aucune vraie besogne parlementaire n’est faite encore. C’est à peine si nous sommes en mesure d’aborder la nomination de la commission du budget. Voilà donc, dans une année où les plus graves questions de politique intérieure sont posées par le budget, un tiers de la session consumé sans que ces questions aient été encore approchées. Il est impossible d’avoir une démonstration plus péremptoire de l’inconvénient pratique de cette adresse qui nous a été accordée, suivant M. de Morny, ou restituée, suivant l’interprétation plus fière de nos rares députés de la gauche, qui ne font en cela que reproduire le terme caractéristique dont s’était servie dans son rapport la commission chargée d’examiner le projet de dotation du comte de Palikao.

Sous quelque nom que nous vienne l’extension légitime et nécessaire de nos libertés, que la liberté nous soit octroyée ou rendue, nous ne chicanerons pas sur la propriété ou la prudence du mot. Si l’adresse est la seule issue qui soit ouverte à nos chambres pour faire parvenir au gouvernement leur opinion sur la politique générale, nous ne blâmerons pas non plus les chambres de la dépense inopportune de temps causée par la discussion de l’adresse. Nous demanderons seulement si, pour arriver au même résultat, il n’y avait pas mieux à faire. N’est-il pas évident en effet que le droit d’interpellation et de motion accordé ou rendu à la chambre eût mieux ménagé le temps et le travail du corps législatif? N’eût-il pas mieux valu, par exemple, que la question de la presse, la question italienne, la question de la politique commerciale, eussent été l’objet de motions et de discussions séparées, distinctes, spéciales, et que la chambre eût été mise depuis deux mois en mesure d’étudier et de discuter sinon toutes les lois de finance, du moins les parties les plus importantes du budget? Pourquoi tout entasser dans l’adresse? Que gagne le gouvernement à cette accumulation indigeste? Puisqu’on n’a évité aucun des débats importans qui naissent de la situation du pays, n’eût-il pas été préférable de laisser MM. Kolb-Bernard et Keller soulever à leur loisir la question romaine, MM. Picard et Favre les questions de liberté intérieure, MM. Brame et Pouyer-Quertier les questions commerciales? Ces discussions s’échelonnant sur la durée de la session, la chambre n’eût-elle pas pu entamer avec plus de vigueur et poursuivre avec plus d’ensemble le travail réel de la session? Pour le pays, pour le gouvernement, pour la bonne expédition des affaires, n’y eût-il pas eu plus de profit à embrasser dans son unité la politique financière? Voilà les fortes leçons que nous eussions eu plaisir à voir M. de Morny dégager de l’expérience des débats de l’adresse. Puisque nous n’avons pas de ministres responsables, puisque nos ministres-orateurs, commissaires et avocats du gouvernement, demeurent en dehors de la sphère d’action du parlement, puisque la chambre n’a d’autre directeur, d’autre leader que son président, c’est à M. de Morny qu’il appartient de demander et d’obtenir pour le corps législatif l’octroi ou la restitution d’attributions qu’il ne faut pas considérer au point de vue des prérogatives jalouses ou redoutées du pouvoir parlementaire, car elles ne sont, après tout, que des ressorts indispensables à la bonne conduite et à l’unité du travail législatif.

La scène la plus vive de l’épisode de l’adresse a été l’amendement des députés protectionistes, soutenu par M. Pouyer-Quertier avec une rare vigueur et un incontestable talent. Quoique nous ne partagions point les opinions économiques du député normand, nous ne sommes pas insensibles aux doléances qu’il a exprimées au nom de l’industrie cotonnière, et nous ne méconnaissons pas la portée de quelques-uns des argumens sur lesquels il s’est appuyé. On doit reconnaître avant tout que l’application du traité de commerce s’est faite au milieu de circonstances qu’il n’était pas possible de prévoir en 1860, mais qui n’en sont pas moins les plus malheureuses du monde. Tout s’est réuni en France cette année pour décourager la production et restreindre les facultés de la consommation : une insuffisance considérable des récoltes en céréales, la guerre civile d’Amérique, qui a atteint la France dans son industrie et son commerce d’exportation, qu’elle a privé d’un débouché, et dans son industrie cotonnière, dont elle a raréfié et renchéri la matière première, — les embarras de notre situation financière subitement révélés et aboutissant à la nécessité de créer des taxes nouvelles et pesantes. Les amis et les adversaires du libre échange doivent s’accorder à reconnaître que le moment, si l’on eût été maître du choix, n’eût pu être pris plus malencontreusement pour l’expérience d’une première application de la liberté commerciale. Ce point reconnu, il est certain que les protectionistes se trompent quand ils attribuent exclusivement les souffrances de quelques-unes de nos industries au traité de commerce. Lyon a été au moins aussi malheureux que Rouen et Lille. L’industrie des soies a au moins autant souffert que l’industrie du coton, et pourtant ni les industriels lyonnais ni personne n’a eu l’idée d’accuser le traité de commerce des maux qui ont si cruellement pesé sur l’agglomération lyonnaise. D’ailleurs les industries qui se plaignent sont loin d’avoir toutes des droits égaux à la sympathie. On parle beaucoup par exemple de la situation critique de la métallurgie; personne n’ignore pourtant que plusieurs de nos grands établissemens métallurgiques sont arrivés l’année dernière à un chiffre de production bien supérieur à celui qu’ils avaient atteint avant le traité. Les industriels ne peuvent pas tous imputer aux circonstances générales la cause de leurs pertes; ils doivent avouer que plus d’un porte aussi la peine, dans la présente crise, de son imprévoyance, de son inhabileté, de ses erreurs commerciales. Sans nier le mal existant, on ne doit donc pas s’unir aux protectionistes pour en dénoncer la cause unique dans le traité de commerce. Cette réserve faite, nous conviendrons volontiers avec M. Pouyer-Quertier qu’il est regrettable que la réforme douanière ait été introduite en France à l’aide d’un traité international. Nous avons, quant à nous, exprimé dès le principe notre répugnance pour cette forme également désavouée et par la correction économique et par une politique prévoyante. Quand un pays abaisse ses tarifs, il faut qu’il soit bien convaincu qu’il n’agit ainsi que dans son propre intérêt; il ne faut pas, comme cela arrive par les traités de commerce, l’amuser de l’illusion qu’il consent à des sacrifices compensés par les avantages équivalens qu’il devra aux concessions d’un autre pays. Rien au fond n’est moins conforme aux principes économiques, rien ne rentre plus dans les formules de l’empirisme protectioniste que l’expédient des traités de commerce. Les questions de tarifs ont en outre un côté fiscal ; les douanes sont une des sources du revenu public, et en liant la construction de leurs tarifs à une obligation internationale, les nations et les gouvernemens aliènent une portion de leur indépendance financière. L’argument de M. Pouyer-Quertier contre la liberté commerciale se présentant sous la forme d’un traité a donc une grande force.

Nous avions toujours redouté nous-mêmes que ces inconvéniens d’un traité de commerce ne fussent une cause d’impopularité en France pour les réformes économiques, et que la cause de la liberté du commerce ne fût par là chez nous gravement compromise. M. Pouyer-Quertier a également soulevé une objection très sérieuse quand il a signalé l’inconséquence du gouvernement en matière de taxation. Rien n’était plus logique au moment où l’on mettait pour la première fois de grandes industries françaises aux prises avec la concurrence étrangère que de réduire les taxes sur les denrées de grande consommation comme sur les matières premières. Aux industries auxquelles il demande de produire au meilleur marché possible, le gouvernement doit en effet assurer les moyens de production les plus économiques, et il commettrait une sorte d’injustice, si, par les exigences de sa fiscalité, il les plaçait dans des conditions inférieures à celles de la concurrence étrangère. C’est ce que l’on avait compris en 1860 en réduisant les droits sur le sucre et sur le café. Ce dégrèvement était la contre-partie naturelle de l’admission des produits étrangers à des droits modérés. C’était là une sorte de protection indirecte, la seule protection logique, équitable, parce qu’elle ne sert les intérêts particuliers qu’en donnant satisfaction à l’intérêt général. Mais voici que cette année, la première de l’application complète du traité de commerce, le gouvernement vient retirer aux industries nationales le bénéfice de cette compensation, et propose des taxes pour 110 millions, parmi lesquelles figurent des surtaxes importantes sur le sel et le sucre. L’équilibre de la politique commerciale de 1860 est rompu au détriment de l’industrie nationale en souffrance. On allègue les nécessités de la politique financière; mais les mouvemens de la politique commerciale sont essentiellement liés à ceux de la politique financière, et M. Pouyer-Quertier a dit un mot de véritable bon sens quand il a déclaré que le gouvernement eût dû « faire sa caisse » en 1860, au lieu d’attendre la fin de 1861 pour s’éclairer sur l’état de ses finances.

Voilà le terme auquel on arrive presque toujours quand on observe la marche des gouvernemens qui se succèdent en France depuis soixante ans. Chose étrange, nous sommes le peuple du monde qui se pique le plus de logique, et nous sommes le peuple du monde le plus décousu dans sa politique. Le défaut d’unité, de coordination et de suite dans les vues et dans la conduite de nos intérêts se rencontre partout, à chaque pas, dans notre histoire contemporaine. Je crains fort que toute la logique dont nous nous vantons ne se réduise à la passive inertie avec laquelle nous subissons la logique des faits, c’est-à-dire cette force des choses dont on est nécessairement le jouet quand on ne sait pas la maîtriser par l’ampleur des conceptions, par une attention compréhensive et vigilante et par la constance de l’action. Pour comprendre nos incohérences d’aujourd’hui, il n’y a qu’à parcourir l’histoire de nos incohérences d’autrefois. Le cinquième volume de l’Histoire parlementaire de M. Duvergier de Hauranne est à cet égard fertile en enseignemens. L’intérêt va grandissant dans l’œuvre de M. Duvergier. Ce cinquième volume comprend la fin du ministère Dessoles, le ministère Decazes et le commencement du second ministère du duc de Richelieu. Nourrie des informations les plus neuves et les plus curieuses, la narration de l’éminent historien entraîne le lecteur en l’instruisant.

On ne peut porter en passant un jugement superficiel sur un tel livre, qui offre de si nombreux sujets de méditation à l’homme politique. Il nous suffit de dire que l’on y verra le récit des fautes que nous recommençons sans cesse et que nous devrions pourtant essayer d’éviter, puisque nous en avons le tableau si vivant encore dans un passé si peu éloigné de nous. On y verra ce que produisent des institutions ébauchées, que personne ne sait conduire dans leurs développemens nécessaires et ne sait pousser à un achèvement définitif. On y verra à quels avortemens sont exposés des hommes distingués qui sont condamnés par le malheur des temps ou l’infirmité de leur volonté à marcher au jour le jour, d’expédiens en expédiens, à des conséquences imprévues. On y verra, en matière de constitution comme en fait de conduite, des erreurs dont nous avons encore aujourd’hui à nous défendre. On y sera frappé des effets inévitables de cette incohérence politique de laquelle nous nous plaignions tout à l’heure. Pour revenir aux derniers débats du corps législatif les députés qui blâment, avec M. Pouyer-Quertier, notre politique financière, parce qu’elle ne s’est pas ajustée à notre politique commerciale, pensent-ils être eux-mêmes à l’abri du reproche d’inconséquence? La politique financière n’est-elle pas elle-même étroitement liée à la politique générale? Ces découverts, cette dette flottante auxquels il s’agit maintenant de mettre une limite, ne sont-ils pas le résultat de la politique générale, soit que les combinaisons de cette politique n’aient pas été maintenues dans un rapport exact avec nos ressources financières, soit que les moyens de la contrôler par la presse et par les chambres n’aient pas été suffisans? Aujourd’hui enfin de nouveaux moyens de contrôle sont offerts aux chambres. Il va dépendre d’elles d’opter entre la réduction des dépenses ou l’augmentation des impôts; les députés protectionistes sentent-ils que la logique veut qu’ils demandent que les dépenses soient réduites et que les taxes ne soient pas aggravées? Nous allons voir s’ils auront la volonté et le courage d’être plus conséquens qu’ils ne l’ont été jusqu’à ce jour.

Du reste, les protectionistes n’ont pas été les seuls à se contredire dans leurs pensées et dans leurs paroles. Ils ont rencontré dans un ministre-orateur un adversaire éloquent. Nous rendons la justice qu’il mérite au grand discours que M. Baroche a prononcé dans cette circonstance, un discours qui épuisait la matière, exhaustive, comme les Anglais disent d’un seul mot; mais nous sommes bien obligés de relever dans ce discours des traces de cette confusion d’idées à laquelle n’échappent pas parmi nous les esprits les plus distingués. Pourquoi par exemple, quand on défend le traité de commerce, se donner tant de mal pour atténuer les chiffres de l’importation des produits anglais en France? Apparemment, si l’on a fait ce traité, c’est pour qu’il entre en France des marchandises anglaises, et qu’il en entre le plus possible, car il n’en arrivera jamais plus que la consommation française n’en pourra supporter, plus que la France, en définitive, n’en pourra payer directement ou indirectement avec les produits de son industrie et de son agriculture. Il ne faut donc pas se justifier des résultats de l’importation anglaise comme d’un malheur dont on voudrait repousser la responsabilité; il faut au contraire s’en applaudir comme d’un fait que l’on s’était proposé spécialement de réaliser dans l’intérêt des consommateurs français. Un autre exemple, et plus regrettable, de la difficulté qu’éprouvent nos néophytes de la liberté commerciale à s’assimiler la logique de la liberté économique, c’est le reproche adressé par M. Baroche à certains fabricans rouennais d’avoir revendu leurs cotons bruts au Havre, au lieu de les avoir employés dans leurs filatures. Politiquement, cet argument, qui pouvait donner à croire aux ouvriers qu’ils avaient été privés de travail par les calculs de spéculation de leurs patrons, était malheureux dans la bouche d’un orateur du gouvernement, dont le devoir est de concilier, au lieu de les aigrir, les rapports des diverses classes qui concourent à la production nationale; notre époque doit répudier des insinuations de ce genre et les laisser au triste temps où la tribune française retentissait de déclamations contre les accapareurs et le négociantisme. Au point de vue économique, le pire défaut de cette critique, c’est qu’elle n’a pas de sens. Suivant les chances de variation des prix, la balle de coton peut accomplir bien des voyages et passer par un nombre quelconque de mains; mais la balle de coton n’est en aucun cas l’objet imaginaire d’une spéculation chimérique, elle n’est pas une tulipe de Hollande ou l’action d’un crédit mobilier, elle ne s’évapore point : son sort fatal, quel que soit le nombre des échanges auxquels elle aura donné lieu, est d’arriver dans un court délai à la filature, et d’y fournir des salaires aux travailleurs qui la manipuleront. Elle est l’expression positive d’un véritable droit au travail dont il est impossible que l’ouvrier soit frustré. Pensons donc et parlons en libres échangistes, quand nous voulons défendre avec autant de succès que de zèle le libre échange.

Suivant nous, le principal titre des plans financiers de M. Fould à l’approbation publique était d’être inspirés par une pensée d’ensemble, et de présenter un système conforme à la véritable logique d’une bonne théorie de finances. L’idée-mère de ce système est celle-ci : l’état doit vivre sur son revenu, et l’on ne doit recourir à l’emprunt que dans les circonstances extraordinaires qui peuvent imposer au pays la nécessité de grands sacrifices. Équilibrer la dépense annuelle avec la recette annuelle, et ne point contracter en temps de paix, pour éteindre des découverts, de dette perpétuelle, l’accomplissement d’une telle résolution devrait devenir le point d’honneur de la France, comme il l’est de tout pays bien réglé. D’ailleurs le plan de M. Fould présente au gouvernement et au pays un dilemme d’un haut intérêt. Il leur dit : Ayez la sagesse d’être économes, réduisez vos dépenses; ou bien, si vous ne croyez pas pouvoir retrancher rien à vos dépenses, consentez à en faire les frais et à en porter la charge, taxez-vous, afin de mettre votre revenu au niveau de ce que vous voulez dépenser. Ce premier examen de conscience a été fait par le gouvernement dans les projets de budget ordinaire et extraordinaire qui ont été présentés au corps législatif. Tout bien considéré, le gouvernement, muni de l’absolution de son indulgent confesseur, le conseil d’état, trouve que, la dépense ayant été fixée au plus bas, il convient de demander à des surtaxes ou à de nouveaux impôts une centaine de millions. L’affaire va maintenant se présenter au corps législatif. C’est à la chambre des députés, organe des intérêts et des droits des contribuables, de décider si la dépense a été en effet ramenée aux limites les plus strictes, et s’il convient que le sel et le sucre, pour ne parler que des impôts qui affectent les masses, soient surtaxés. Nous espérons que la chambre des députés accomplira cet examen avec la sévérité scrupuleuse que la situation des contribuables lui commande. C’est sur le budget des dépenses que devront porter ses investigations les plus rigoureuses. Ici la chambre se trouvera en présence de la politique générale. Elle aura à rechercher si l’on ne pourrait obtenir des économies sur les traitemens qui atteignent par le cumul des proportions énormes. Elle devra surtout être édifiée minutieusement sur la nature et la nécessité des dépenses de l’armée et de la marine. Des sénateurs, des députés ont déjà émis l’opinion qu’un effectif de 400,000 hommes n’est point nécessaire à la sécurité de la France. L’obstacle à la réduction de l’armée est la conservation des cadres. Si la question des cadres était étudiée de près, nous ne mettons point en doute, pour notre part, que par un roulement de semestres que M. de Beaumont a indiqué au sénat et par une nouvelle combinaison des compagnies au sein du bataillon, il ne fût facile de réduire l’armée à 350,000 hommes, et cela sans désorganiser les cadres et dans des conditions plus favorables que l’état actuel des choses à l’instruction efficace des troupes. Il est à souhaiter que la chambre des députés porte vigoureusement et profondément son attention sur ce point. Il y aura lieu aussi de rechercher si tous les articles portés au budget ordinaire méritent d’y figurer en permanence, et si quelques-uns ne peuvent pas, au moins pour une partie des allocations, être transférés au budget extraordinaire. Ce n’est que dans le cas où par cette minutieuse enquête elle obtiendra de considérables réductions de dépenses que la chambre affranchira, au moins partiellement, le pays des nouveaux impôts dont il est menacé. C’est uniquement dans ce victorieux contrôle que les députés peuvent puiser les élémens d’une popularité légitime auprès des esprits sérieux et au sein du pays. Quant à ceux qui, après avoir complaisamment voté les dépenses, croiraient pouvoir gagner la faveur des contribuables par de vaines déclamations contre la taxe du sel et contre la taxe du sucre, ils feront bien de renoncer d’avance à cette illusion. Aux yeux du pays, celui qui aura voté la dépense sera bien, en dépit des paroles, celui qui aura voté l’impôt. A nos yeux, cette perspective des impôts nouveaux est le gage de l’attention avec laquelle les dépenses devront être scrutées. Ce système devra rendre plus sensible au pays que chaque aggravation d’impôt est la contre-partie d’une dépense inutile peut-être ou exagérée, que le député qui vote l’impôt est aussi le contrôleur de la dépense, et que le contribuable qui paie la taxe est le même électeur qui nomme le député. Dans l’état présent de nos institutions, il n’y a pas de moyen de contrôle plus efficace que celui-là; aussi ne comprenons-nous point qu’un honorable député. M. Devinck, qui s’est jusqu’à présent distingué au corps législatif par la correction de ses appréciations en matière financière, ait cru devoir se prononcer contre le système de M. Fould et conseiller l’emprunt à la place des augmentations d’impôts. M. Devinck demande, il est vrai, d’une part que l’armée soit réduite, de l’autre que l’emprunt soit affecté aux travaux extraordinaires dont les générations futures recueilleront les fruits. M. Devinck oublie que les assemblées représentatives ont, elles aussi, leurs entraînemens aux prodigalités ruineuses pour les finances. Si les armemens dispendieux sont la tentation du pouvoir, les travaux extraordinaires votés pêle-mêle, sans ordre, sans discernement exact de l’utilité et de l’opportunité, sont la tentation des assemblées représentatives. Si la voie de l’emprunt en temps de paix demeurait ouverte, on verrait dans l’avenir, comme dans le passé, le pouvoir et l’assemblée acheter par un compromis la mutuelle satisfaction de leurs faiblesses, et le désordre financier se perpétuer et aboutir à la perturbation, sinon à l’épuisement des ressources nationales.

En sortant de la France, nous ne rencontrons pas aujourd’hui au dehors de spectacle plus saisissant que celui que présente la guerre civile américaine touchant à sa crise suprême. L’armée du général Mac-Clellan s’est enfin ébranlée, et marche sur l’armée confédérée, qui se retire devant elle. La lutte va prendre des proportions grandioses et décisives, et ceux d’entre nous qui n’oublient point les liens étroits qui unissent aux traditions les plus nobles et aux plus chères idées de la France le triomphe de la république américaine ne peuvent attendre sans émotion un dénoûment qui paraît devoir être si prochain. Quoi qu’il en soit, l’Amérique du Nord a déjà fait assez pour justifier les sympathies qu’elle a inspirées dans cette crise au libéralisme français. La société américaine, la grande démocratie transatlantique a donné des preuves éclatantes de sa vitalité, et à tout événement nous pouvons espérer que les États-Unis subsisteront comme une puissance grande, forte, libérale et prospère. Les efforts que l’Union a dû tenter pour faire face à la révolution qui l’a déchirée ont été parfois sans doute impuissans ou insuffisans; mais, malgré les fautes commises, on ne peut s’empêcher d’admirer l’énergie et les prodigieuses ressources déployées, en des circonstances si imprévues, par un peuple qui n’avait jamais vécu que pour le commerce et l’industrie, et qui dans cette extrémité n’a point été dirigé par la volonté unique et centralisante d’un maître. Les institutions libérales ont traversé victorieusement en Amérique, il est déjà permis de le dire, l’épreuve au milieu de laquelle leurs ennemis espéraient les voir périr. Jamais on n’avait vu encore une révolution et une guerre civiles combattues sans que le sang d’un seul citoyen eût été répandu hors des champs de bataille. Les institutions mêmes n’ont point eu à souffrir de cette situation violente. Dans chaque état, dans les villes, dans les campagnes, la machine du self-government, du gouvernement du peuple par le peuple, a fonctionné aussi régulièrement qu’avait les troubles. Au lieu d’exciter le nord à des actes de violence, chaque succès lui inspire une mesure conciliatrice. Les prisonniers politiques, bien moins nombreux qu’on ne l’a dit en Angleterre, ont tous été relâchés sans conditions. Le président Lincoln a posé la question de l’émancipation dans une forme et avec un à-propos qui annoncent le coup d’œil de l’homme d’état. Cet événement, accueilli avec applaudissemens par l’Europe libérale, a aux yeux des Américains l’importance d’une victoire, parce qu’il rendra fécondes les victoires fédérales. Personne aux États-Unis ne s’y trompe, et bien des gens parmi les Américains du sud en conviennent, la question de l’esclavage est tranchée en principe, l’extension de cette institution funeste est désormais impossible, l’institution elle-même est condamnée à périr dans un temps donné. La politique de M. Lincoln ménage les droits acquis; elle laisse le choix des moyens de l’émancipation aux parties intéressées; elle prépare la guérison progressive de la plaie dont l’Amérique a failli périr. Pour accomplir l’affranchissement immédiat des nègres, il eût fallu d’une part entreprendre la conquête pied à pied de tout le territoire du sud, chose matériellement impossible, d’autre part faire un coup d’état dans tous les pays à enclaves demeurés fidèles à l’union et à la constitution. L’humanité, le bon sens, le sentiment américain de la légalité, se refusaient à cette témérité désespérée. Dès lors, pour rendre la réconciliation sérieuse et le rétablissement de l’union durable, il était indispensable de faire cesser, pour la question de l’esclavage, cet état d’incertitude qui, de discussion en discussion, de provocation eu provocation, avait fini par conduire l’Amérique au déchirement de la guerre civile. Le président Lincoln a proposé au congrès d’établir que l’esclavage est un mal, qu’il peut être toléré encore un certain temps, mais qu’il doit cesser un jour, et qu’à la guérison de ce mal l’Union entière s’engage à contribuer. La déclaration du président enlève cette question irritante aux discussions qui l’ont envenimée, et pour la résoudre il n’est plus impossible aux représentans des deux partis, qui sont maintenant en armes, de siéger un jour dans la même assemblée.

Plus rapprochés de l’Italie, plus liés à ses vicissitudes par les responsabilités que nous avons contractées envers elle, les incertitudes de sa situation excitent parmi nous des inquiétudes plus vives. L’on exagère trop, à notre avis, la portée des incidens dont l’Italie est en ce moment le théâtre. Nous commettons en France l’erreur de juger les Italiens sur notre patron. Nous ne comprenons pas par exemple que les Italiens, divisés d’homme à homme, de ville à ville, de région à région, par des nuances de traditions ou d’intérêts dont le sens nous échappe, soient pourtant unanimes dans leurs aspirations vers l’unité. Nous prenons peur au spectacle des triomphales promenades de Garibaldi, en nous figurant ce que deviendraient chez nous de telles manifestations publiques éclatant autour d’une idole populaire. Il faudrait cependant s’habituer à ne plus voir dans les mouvemens expansifs d’un peuple doué d’enthousiasme à un degré qui nous est inconnu des préludes à nos émeutes démocratiques et sociales. Il faudrait savoir enfin que les Italiens ne contiennent point les fermens révolutionnaires que nous possédons, et que, la question nationale mise à part, ils sont au fond de nature très conservatrice. Que Garibaldi organise les tirs nationaux, qu’il s’efforce de donner à ses compatriotes le goût des armes, nous en devrions prendre notre parti avec d’autant plus de sécurité qu’il n’aura point cette année de besogne plus redoutable à faire. De même nous devrions moins nous préoccuper des incidens de la question ministérielle à Turin. Les Italiens, que la question ministérielle touche de plus près, l’apprécient avec plus de patience et de finesse politique qu’on ne le suppose. Le dualisme de M. Ricasoli et de M. Rattazzi est à leurs yeux une ressource politique et non un embarras. Les amis du baron ne regrettent point sa retraite; la durée de son ministère, lors même que M. Rattazzi en eût fait partie, l’eût compromis, usé inutilement peut-être, et comme il est par excellence l’homme de l’unité italienne, mieux vaut qu’il se conserve pour une de ces circonstances où, réalisant le vœu de l’Italie, la dictature morale d’un grand caractère universellement respecté pourra s’exercer avec succès. M. Rattazzi, nous ne serions pas surpris que ce fût la pensée de ses adversaires eux-mêmes, a des aptitudes particulières qui ont leur prix pour l’Italie : il est des situations auxquelles il convient mieux que personne, il est des services que lui seul peut rendre à son pays. Aucun homme éminent des autres régions de la péninsule n’eût pu, par exemple, résoudre avec la même facilité la question de la fusion des volontaires dans l’armée régulière. Il y avait, pour en venir là, des préjugés à vaincre, des difficultés à surmonter, et l’autorité seule de M. Rattazzi sur ses compatriotes en pouvait venir à bout. M. Rattazzi, pris à l’improviste, n’a pu du premier coup former un grand ministère; mais avec le temps il remaniera et complétera son cabinet. Nous avons peu de goût pour les questions personnelles, surtout quand elles s’agitent sur un théâtre qui nous est étranger; nous laisserons donc M. Rattazzi composer définitivement son ministère. Nous constaterons seulement que la majorité parlementaire, qui a le bon esprit de l’appuyer, a aussi le bon goût de ne point retirer sa confiance aux membres de l’ancienne administration. Elle a envoyé dans la commission du budget les deux plus remarquables collègues de M. Ricasoli, MM. Bastogi et Peruzzi. Libre des obstacles qu’aurait pu lui susciter une opposition tracassière, M. Rattazzi peut beaucoup pour l’organisation intérieure et la réalisation de ces conditions d’ordre et de régularité que certaines puissances, la Russie et la Prusse par exemple, qui n’ont pas cependant le droit d’être si difficiles, exigent avant de reconnaître le nouveau royaume. Nos meilleurs vœux le suivent dans l’accomplissement de cette tâche utile. La Prusse, dans la situation critique qu’elle traverse, est aussi un de ces pays qu’il ne convient point de juger d’après les erremens que nous fournit notre propre expérience. On dirait que la Prusse est à la veille d’un grave conflit intérieur. Les électeurs s’apprêtent à élire une chambre au moins aussi libérale que celle qui vient d’être dissoute. A en juger par les dispositions que l’opinion publique prête au roi, ce souverain ne paraîtrait pas enclin à céder. Un tel état de choses traduit en français équivaudrait à Charles X avec le prince de Polignac en face des 221 et aboutissant par les ordonnances à la révolution de juillet. La crise prussienne, nous le parierions, n’aura pas ce dénoûment. Le ministère provisoire actuel n’est point l’expression du parti de la croix, et il ne faut pas oublier que la dynastie en Prusse jouit d’une popularité sérieuse qui protégerait au besoin le souverain même contre les conséquences d’une erreur de jugement dont le sentiment libéral de la nation serait froissé.

L’insurrection militaire de Nauplie est réprimée; mais cette perturbation, qui a failli devenir si périlleuse, n’est que le symptôme des erreurs et des faiblesses du gouvernement du roi Othon. L’apaisement de cette révolte ne guérit malheureusement pas la Grèce du mal dont elle est rongée. A Constantinople, un grand effort de restauration financière s’accomplit en ce moment. Un emprunt ottoman qui vient d’être souscrit à Londres avec un très grand succès met à la disposition de la Turquie des ressources qui lui seront très utiles, si elle en fait bon usage. Tout un ensemble de réformes financières se rattache à l’emprunt qui a trouvé en Angleterre des souscripteurs nombreux et empressés. La Turquie, elle aussi, ferait une conversion; elle convertirait ses caïmés, son papier-monnaie, en une dette intérieure, et rétablirait la circulation monétaire; elle donnerait des gages au crédit européen en admettant des commissaires anglais et français au contrôle de l’emploi qui sera fait des ressources de l’emprunt et des revenus affectés au service des intérêts. Ces réformes sérieuses sont appuyées par le sultan avec une droiture d’intentions et une fermeté de volonté remarquables. Les combinaisons destinées à les réaliser ont été étudiées et mûries par le grand-vizir Fuad-Pacha et par Aali-Pacha. Fuad-Pacha a fait preuve en cette circonstance de l’intelligence et de la sagacité qu’on lui connaît en Europe. Si cet heureux changement dans la situation financière de l’empire ottoman se consolide par des mesures raisonnables et suivies, la Turquie sera redevable de cette amélioration aux capitaux anglais; mais nous ne devons pas oublier que la maison qui a émis l’emprunt a un Français à sa tête, et que l’homme dont les conseils et les travaux auront surtout contribué à la restauration des finances turques est un des membres les plus distingués de notre administration financière, M. le marquis de Plœuc.


E. FOURCADE.


V. DE MARS.