Chronique de la quinzaine - 31 mars 1859
31 mars 1859
Nous ne nous étions point trompés dans les espérances que nous avions conçues au sujet du voyage de lord Cowley à Vienne. L’ambassadeur d’Angleterre à Paris, à en juger par les explications qui viennent d’être données à la chambre des lords par lord Malmesbury, était allé faire en Autriche une sorte de reconnaissance diplomatique. Instruit des vues du gouvernement français sur la question italienne, il s’était donné la tâche honorable d’étudier par lui-même et sur place jusqu’à quel point les dispositions de l’Autriche rendraient un rapprochement possible entre les deux puissances. L’Angleterre, on s’en souvient, avait vivement conseillé, dès l’origine, à la France et à l’Autriche d’essayer d’une négociation directe. Le gouvernement français, nous l’avions facilement deviné, avait décliné cette négociation comme peu compatible avec sa dignité. C’est à ce moment que lord Cowley est allé étudier et préparer le terrain à Vienne. Pendant son séjour dans la capitale autrichienne, il a pu s’assurer qu’il était des points sur lesquels l’Autriche et la France, avec le concours de l’Angleterre, pourraient s’entendre. L’existence des élémens de négociation qui se révélaient à lord Cowley n’est point restée inaperçue de la Russie. Depuis quelque temps, le langage de la diplomatie russe dans les principales cours faisait présager une démarche significative de la part du cabinet de Pétersbourg. Ce langage était uniformément pacifique, et impliquait au moins la désapprobation des mesures violentes et des coups de tête que redoutait l’opinion publique. On prêtait au ministre de Russie à Vienne, M. de Balabine un mot spirituel qui, sous l’enveloppe du sarcasme, annonçait un coup de théâtre favorable à la paix. « La Russie, aurait dit M. de Balabine en parodiant avec une cruelle fidélité de mémoire la fameuse phrase du prince Félix Schwarzenberg, la Russie étonnera le monde par sa générosité envers l’Autriche. » La Russie en effet a proposé de déférer à un congrès des cinq grandes puissances l’examen des difficultés actuelles. Son intervention ne pouvait être ni plus opportune ni plus habile. La proposition du congrès a été acceptée. L’Angleterre y a mis certaines conditions que nous ignorons ; nous ne savons si ce sont celles qui ont été posées par l’Autriche, et parmi lesquelles figure la revendication des principes du protocole signé à Aix-la-Chapelle le 15 novembre 1818 comme base des délibérations du futur congrès. En même temps que la proposition du congrès était adoptée, l’Angleterre obtenait de M. de Cavour l’engagement consigné dans une dépêche adressée au marquis d’Azeglio que le Piémont n’attaquerait point l’Autriche. Ainsi l’Autriche, la Sardaigne et la France ont également promis de ne point prendre l’initiative de l’agression, et ces solennelles promesses laissent le champ libre aux négociations.
Le lieu choisi pour les délibérations du congrès est probablement Bade ; l’époque fixée pour la réunion des plénipotentiaires est certainement le 30 avril. Il ne paraît guère possible que les travaux du congrès se puissent accomplir en moins de deux mois, ce qui renvoie au commencement de juillet l’échéance d’une solution. Déjà les noms de quelques-uns des plénipotentiaires sont connus : on sait que la Russie sera représentée par son ministre des affaires étrangères, le prince Gortchakof, et par son ambassadeur à Londres, M. de Brunnow ; lord Malmesbury et lord Covvley sont les plénipotentiaires de l’Angleterre ; le premier plénipotentiaire français sera M. le comte Walevvski. Sous quelle forme et à quelle condition l’accès du congrès serat-il ouvert aux états italiens ? C’est ce qui ne paraît pas avoir été décidé encore. L’article iv du protocole d’Aix-la-Chapelle invoqué par l’Autriche implique la participation des états italiens ; l’Angleterre pense, suivant la déclaration de lord Malmesbury, qu’ils devront être mis à même d’exposer leurs vues ; le bon sens et l’équité veulent qu’il en soit ainsi, car comment examiner et régler l’état de l’Italie sans interroger et sans entendre les gouvernemens italiens ? Il faut qu’ils aient au moins voix consultative ; on ne peut leur refuser ce rôle, et eux-mêmes ne sauraient s’y refuser. Nous disons surtout cette observation en vue du Piémont : nous comprendrions que M. de Cavour, pour mieux sauvegarder l’indépendance de sa politique et la liberté d’action de son souverain, eût peu de goût à figurer au congrès avec voix délibérative ; mais nous ne comprendrions pas que si la cause de l’Italie ne le comptait point parmi ses juges, elle pût, devant le congrès, se passer d’un tel défenseur.
Cette réunion d’un congrès pour l’examen de la situation de l’Italie est un fait d’une haute importance. Avant de discuter les inductions que l’opinion publique en peut tirer par rapport à la solution de la crise qui ébranle l’Europe, nous croyons devoir insister sur le caractère même de cette délibération commune des grandes puissances. Un congrès est une des combinaisons les plus sérieuses et les plus solennelles auxquelles puissent donner lieu les relations internationales. Une négociation directe et particulière entre deux puissances est une simple discussion qui n’a point de sanction, lorsqu’elle ne met point d’accord les cabinets entre lesquels elle est engagée. Les conférences auxquelles prennent part plusieurs puissances servent à l’élaboration des questions, elles précèdent les congrès pour en préparer les élémens, et les suivent pour régler l’application des décisions qui y ont été arrêtées ; elles sont des commissions d’instruction ou d’exécution, mais elles ne posent point les principes qui déterminent le droit public de la société européenne. Ce sont les congrès qui fixent ou amendent ce code, aussi nécessaire à la société des états que les lois politiques et civiles le sont, au sein de chaque état, à la société des personnes. Sans doute, dans l’Europe moderne, on ne reconnaît point aux congrès le caractère d’une haute cour amphictyonique devant laquelle devraient s’incliner toutes les souverainetés particulières, et dont les jugemens seraient obligatoires pour toutes les puissances. L’on avait tenté, au congrès de Vienne, de créer un système qui mît l’Europe sous un tribunal arbitral de cette sorte ; mais la tentative n’aboutit point, et nous croyons qu’il faut s’en applaudir, car le principe de l’indépendance des états, avec les diversités de race, de religion et de langues qui régnent sur notre continent, est bien préférable, pour les progrès de la civilisation, à une fédération arbitraire, factice, et qui serait inévitablement oppressive. Cependant, si les congrès n’ont point l’autorité de ces conseils amphictyoniques qui lient absolument et d’avance à leurs résolutions ceux qui y participent, il faut reconnaître que l’opinion tend de plus en plus à les en rapprocher. Par une sorte de convention tacite, qui n’est point légalement obligatoire à la vérité, mais qui a une grande valeur morale, il semble admis qu’en entrant dans un congrès on confie à ses décisions pacifiques la solution des questions que l’on y apporte. L’on comprend aisément qu’il en soit ainsi lorsque l’on considère comment les congrès se composent et ce qu’ils représentent. Ils se composent ou des souverains eux-mêmes, ou de leurs plénipotentiaires spéciaux, et lorsque les cinq grandes puissances s’y réunissent, il est évident qu’ils sont la représentation la plus complète et la plus élevée des intérêts, des forces et de l’opinion de l’Europe. Ce serait donc une extrême imprudence de la part d’un gouvernement de provoquer ou d’accepter la réunion d’un congrès sans être décidé à se ranger pacifiquement à l’opinion qui y sera prédominante. Cela est évident, surtout si l’objet même du congrès était, non de faire une paix, mais de prévenir une guerre. Une puissance qui y entrerait avec le parti-pris de recourir à la guerre, dans le cas où elle ne pourrait faire prévaloir ses idées au sein du congrès, commettrait une incompréhensible maladresse. Elle s’exposerait en effet à sortir du congrès isolée, par conséquent affaiblie moralement et matériellement, et par la manifestation contraire des opinions de la majorité, et par les alliances qui pendant les négociations pourraient se former contre elle. Pour une telle puissance et dans cette hypothèse mieux vaudrait mille fois la guerre avant le congrès que la guerre après. Il faut donc, au point de vue le plus général, regarder les congrès comme des combinaisons politiques de la plus sérieuse importance, et l’on ne saurait prêter à aucun gouvernement sensé la pensée absurde et désastreuse de chercher une ruse de guerre dans cette machine de paix.
Pour la paix, nous trouvons encore un avantage particulier à la réunion d’un congrès dans les circonstances actuelles. Nous nous sommes souvent plaints, nous nous plaignons encore de l’ignorance où est resté le public en France touchant la vraie nature du péril que court la paix. Que la guerre ait été projetée quelque part en Europe, tout le monde le sait depuis trois mois, et, pour parler comme lord Clarendon, il y aurait une affectation puérile à feindre le doute à cet égard ; mais, pour être acceptée par la conscience des peuples, il faut aujourd’hui que la guerre leur apparaisse comme une inévitable nécessité. Rien dans ce qu’a pu apprendre jusqu’à ce jour le public français ne donne ce caractère d’irrésistible nécessité à la guerre dont nous sommes menacés. Cette guerre ne peut sortir que de la question italienne. Il serait possible, et nous reviendrons bientôt sur ce point, que la guerre parût nécessaire aux Italiens eux-mêmes, qui brûlent d’affranchir leur patrie de toute domination étrangère. Nous professons, quant à nous, une sincère sympathie pour les patriotes italiens, et nous leur reconnaissons le droit d’être juges du moment où ils doivent tenter de conquérir par les armes leur indépendance, mais à une condition : c’est que leur résolution les liera seuls, et qu’ils reconnaîtront que les Français n’ont ni les mêmes droits, ni les mêmes devoirs, ni les mêmes intérêts que les Italiens, lorsqu’il s’agit pour eux de décider s’il y a lieu de coopérer par une guerre immédiate à l’indépendance de l’Italie. Tant que l’Autriche ne nous y a point contraints par une attaque directe ou par une agression contre nos alliés, une guerre entreprise contre elle par la France à propos des affaires d’Italie, en dépit de la générosité des prétextes dont on chercherait à la colorer, aurait le caractère d’une guerre arbitraire, non la légitimité d’une guerre nécessaire. Nos amis d’Italie ont beau dire, le gouvernement français se rend bien compte de cette distinction, et il l’a montré récemment, lorsque dans le Moniteur il parlait de la question italienne comme d’une question vague et indéfinie. C’est justement la mission d’un congrès de faire cesser le vague des questions et d’en préciser la nature et la portée. Ce sera l’œuvre du futur congrès, dans le cas où il ne réussirait point à maintenir et à raffermir la paix, d’apprendre à l’Europe si la guerre qu’il n’aura pu prévenir est nécessaire ou arbitraire, et quelle est la puissance qui en assumera la responsabilité morale, quelle est la puissance qui la soutiendra légitimement, parce qu’elle lui sera imposée par une nécessité inévitable. En faisant devant l’Europe cette solennelle épreuve, le congrès remplira une fonction analogue à celle que remplissent les institutions représentatives chez les peuples qui en possèdent la plénitude. Il édifiera l’opinion, et il limitera ou contrôlera les prétentions des gouvernemens qui lui soumettront leurs différends.
Si ces observations sur le sérieux caractère des congrès en général et sur l’autorité particulière qui va s’attacher aux délibérations du futur congrès sont fondées, et il est impossible, croyons-nous, d’en contester la justesse, n’a-t-on pas le droit de nourrir de solides espérances de paix ? Nous ne nous dissimulons point, en exprimant un pareil espoir, qu’il sera combattu chez un grand nombre de personnes par des doutes difficiles à vaincre. Nous reconnaissons qu’il a été donné à la confiance publique un ébranlement profond, et que la sécurité ne rentrera dans l’opinion que lorsque des résultats décisifs auront répandu une lumière complète sur les intentions et la conduite des gouvernemens. Jusque-là, il y aura deux courans dans l’opinion : les actes officiels, développement logique d’une politique raisonnable et correcte, soutiendront sans doute la confiance des esprits éclairés et réfléchis ; mais au-dessous des apparences officielles continueront à circuler les rumeurs infatigables qui depuis trois mois interprètent obstinément dans le sens de la guerre tous les faits qui se déroulent. C’est le malheur de notre situation et la conséquence des obscurités qui enveloppent l’opinion. Quant à nous, déclinant le rôle de prophètes, répugnant à cette puérilité qui érige des vœux en prédictions, nous avons adopté le seul parti qui nous paraisse à la fois honnête et sensé. Nous prenons au mot, et dans leur acception simple, droite et naturelle, les paroles et les mesures des gouvernemens. Nous croyons que les gouvernemens sont sérieux dans leurs actes. Nous sommes donc convaincus que la France et l’Autriche, en adhérant à la réunion d’un congrès, y apporteront, non des réticences de guerre, mais une volonté efficace de paix. À quelles conditions pourra s’accomplir l’accord si désirable et tant désiré ? C’est l’affaire même du congrès de le rechercher ; si nous ne croyons point devoir taire nos vœux pour une solution pacifique, nous pensons remplir un devoir de discrétion patriotique en nous abstenant de discuter le détail des questions sur lesquelles le congrès va délibérer. Nous demanderons seulement la permission de signaler quelques indices qu’une publicité antérieure a laissé entrevoir. Si nous ne nous trompons, vers la fin du mois dernier, un des gouvernemens qui sont le plus intéressés dans la question italienne fut interrogé par le cabinet anglais sur les mesures qui devaient, à son avis, pacifier l’Italie. Il aurait été répondu à lord Malmesbury qu’il y avait deux façons de régler les affaires italiennes : que la bonne et la seule efficace serait l’évacuation totale de la péninsule par l’Autriche et la révision des traités de 1815 ; que, si une telle entreprise paraissait trop grosse dans la situation actuelle, il fallait que l’Autriche, par l’abandon de ses traités particuliers, rendît leur indépendance véritable aux petits états italiens, et qu’elle accomplît de sérieuses réformes dans l’administration de la Lombardie et de la Vénétie. Naturellement le cabinet anglais n’a pas dû tenir compte de la solution absolue, de celle qui équivaudrait à la guerre, qu’il fait tant d’efforts pour prévenir ; mais les conseils que lord Covvley a donnés à Vienne ont dû rouler sur la seconde. Il serait de la part de l’Autriche souverainement habile de faire dans cette limite de très larges concessions, et de surprendre l’Europe par quelque combinaison inattendue qui pût répondre aux vœux de la nationalité italienne. Lord Clarendon vient de donner dans ce sens un conseil opportun à l’Autriche : il est clair que la force qu’elle puise dans les sympathies de l’Allemagne lui permet de céder beaucoup avec bonne grâce et sans aucun sacrifice de dignité. La satisfaction avec laquelle lord Clarendon et lord Malmesbury ont parlé du résultat de la mission de lord Cowley, les éloges qu’ils ont donnés à la franchise et à la cordialité qui ont distingué ses relations avec la cour de Vienne permettent de bien augurer des dispositions de l’Autriche. Nous rapprochons involontairement de ces symptômes l’incident qu’a soulevé un membre de l’administration anglaise, M. Whiteside, dans le débat sur le bill de réforme. Pourquoi M. Whiteside a-t-il rappelé qu’en 1848 l’Autriche avait offert à lord Palmerston de régler les affaires d’Italie sur la base de l’indépendance de la Lombardie avec un archiduc à la tête ? Quel rapport ce souvenir a-t-il avec le bill de réforme ? N’est-il point inspiré par les perspectives de la situation, par les préoccupations actuelles ? Ne semble-t-il pas que le cabinet anglais, se voyant menacé dans son existence par lord Palmerston, veut mettre l’opinion en garde contre un nouvel avortement de la combinaison qui a une première fois échoué par la faute du noble lord ? Mais nous n’insisterons pas davantage sur ces symptômes, ces indices, ces rapprochemens, et nous n’avons pas la prétention d’en tirer une conclusion téméraire et en tout cas prématurée.
Si, sur les assurances de lord Malmesbury, nous croyons volontiers aux dispositions conciliantes de l’Autriche, à plus forte raison avons-nous foi dans les intentions pacifiques du gouvernement français, malgré les insinuations contraires qui nous arrivent d’au-delà des Alpes, et que mettent en avant les partisans impatiens de l’émancipation de l’Italie par la guerre. Nous ne voulons en avoir pour garans, nous le répétons, que les actes et les paroles officielles du gouvernement de l’empereur, et la présence au ministère des affaires étrangères de M. le comte Walewski, qui a acquis des titres si légitimes à la confiance des amis éclairés d’une paix honorable. Quant aux insinuations qui arrivent d’Italie, si elles nous inquiètent sur les éventualités dont la péninsule peut être le théâtre, nous ne leur accordons pas la puissance de compromettre la France et son gouvernement. La France est unanime, nous ne craignons pas de le dire, dans ses sympathies pour la liberté et l’indépendance de l’Italie. C’est en vaiîi que de tristes rancunes ont voulu contester cette unanimité. Nous avions été contraints, il y a quelque temps, de protester contre une de ces calomnies de l’esprit de parti. L’auteur de la fameuse brochure Napoléon III et l’Italie n’avait pas craint d’écrire que la diplomatie du roi Louis-Philippe avait en 1847 soutenu dans la péninsule la pensée autrichienne ; nous nous étions contentés de répondre à cette ignorante accusation par un seul nom, celui de Rossi, qui était en 1847 le représentant le plus éminent de notre diplomatie en Italie. La réponse, nous le savons, n’était pas suffisante. Il fallait joindre à M. Rossi tous les hommes illustres qui ont éclairé ou conduit la politique de la France sous la monarchie de juillet. Un journal s’est chargé de compléter notre réfutation en citant les discours mêmes prononcés en 1847 par tous ceux qui étaient alors la gloire de la tribune française. M. Cousin, M. Thiers, M. de Montalembert, M. de Lamartine, M. Barrot, M. Guizot, sont venus tour à tour, avec une éloquence dont la France est sevrée depuis si longtemps, témoigner de la sympathie élevée et de l’appui moral que la cause italienne rencontrait dans les rangs du libéralisme français parmi ces belles perspectives de 1847, qui furent si tôt, et si malheureusement pour l’Europe entière, obscurcies et confondues par la révolution. Nous avons eu la bonne fortune de provoquer nous-mêmes cette réhabilitation éclatante en exprimant le légitime regret que la France fût privée, dans la crise actuelle, des lumières et des conseils que répandent sur la politique d’un grand pays les nobles discussions du parlement et de la presse. Ce qui achève notre satisfaction, c’est que l’écrivain qui a ressuscité les discours de nos illustres amis touche de bien près assurément à l’auteur de Napoléon III et l’Italie, c’est que les extraits reproduits par le journal ont fort l’air d’un dossier préparé pour ce fameux manifeste de la question italienne, si bien qu’il ne nous est pas défendu de croire que nous avons réussi à faire réfuter et réparer par l’auteur même l’imputation portée par la brochure contre la politique italienne du roi Louis-Philippe en 1847. L’unanimité des sentimens qui animent les hommes politiques de la France envers l’Italie n’est donc plus contestée ; mais l’unanimité des sentimens laisse place à toutes les libertés et à toutes les diversités d’appréciation sur les questions de conduite. Or c’est précisément sur la question de conduite que l’immense majorité de la France se sépare aujourd’hui de ceux qui, soit au dedans par leurs menées, soit en Italie par leurs excitations, chercheraient à l’entraîner aveuglément et immédiatement dans la guerre.
Nous souhaiterions ardemment que nos amis d’Italie, dont le patriotisme nous paraît si admirable, voulussent bien réfléchir de sang-froid et avec une bienveillante impartialité sur les considérations qui doivent diriger la France dans l’appréciation de cette question de conduite. La France ne peut pas envisager la guerre du même point de vue que l’Italie. La portion de l’Italie qui est exaspérée par ses souffrances, celle qu’un de nos amis, M. John Lemoinne, qui vient de réimprimer ses lettres spirituelles et éloquentes sur les affaires de Rome, appelait un jour l’Irlande de l’Europe, ne croit avoir rien à perdre dans de nouvelles convulsions où s’étourdiraient ses douleurs. La portion indépendante de l’Italie, celle que lord Derby appelait récemment une oasis de liberté, le Piémont, n’expose dans une guerre où elle serait soutenue par la France qu’un médiocre enjeu contre la chance d’un immense profit. Le Piémont est bien sûr, sous la protection de l’Europe, de survivre, comme en 1849, à une défaite. La France, avant de tenter de tels hasards, doit, au dedans comme au dehors, aviser à d’autres chances, pourvoir à des intérêts bien plus vastes et bien plus complexes. La guerre surtout ne lui étant point imposée par une nécessité qui lui soit en quelque sorte personnelle, elle doit avant tout en peser la moralité. La morale politique de notre temps permet-elle par exemple de faire la guerre par choix, même sous les prétextes les plus chevaleresques ? L’histoire des régimes anciens abonde en guerres de ce genre : en cite-t-on qui, même au point de vue militaire, aient eu une fin heureuse ? Supposons ce doute tranché, une question de philosophie politique s’élève à propos de l’Italie : le concours armé d’une nation étrangère est-il le moyen naturel, sain, efficace de créer et d’organiser une nationalité ? Passons encore, arrivons aux problèmes pratiques que suscite une telle entreprise. C’est en vain que les Italiens disent, comme nous le voyons à regret par le récent discorso de M. Salvagnoli, della Indipendenza d’Italia, que l’Italie fait passer aujourd’hui l’indépendance avant la liberté. Nous croyons qu’ils se trompent, et que pour arriver plus sûrement à l’indépendance, c’est-à-dire à l’expulsion de l’Autriche du Lombard-Vénitien, il vaudrait mieux pour eux passer par la liberté, c’est-à-dire par l’autonomie réelle des états déjà indépendans, et qui, par une solution diplomatique et par conséquent pacifique, peuvent être affranchis de l’influence autrichienne. Mais soit, commençons par l’indépendance. Il n’y aura pas d’indépendance assurée pour l’Italie sans l’organisation immédiate de la liberté, sans l’établissement du self-government, car des gouvernemens absolus seraient soumis à des influences étrangères, ou par leurs luttes et leurs alliances pourraient ramener à chaque instant, comme en témoigne toute l’histoire de la péninsule, l’étranger en Italie. Ainsi, nous, France, quand nous parlons de conquérir l’indépendance pour l’Italie, nous ne pouvons ignorer qu’il s’agit d’y établir et d’y fonder de nos propres mains ces institutions libérales que nous avons perdues, ou que nous ne possédons point encore. Œuvre étrange et contradictoire : s’imagine-t-on, par exemple, la liberté de la presse fondée par nous en Italie et les journaux italiens arrêtés à la frontière, si chez nous la presse n’était pas rentrée dans le régime du droit commun ? Tout le monde sent cette anomalie. Nous lisons par exemple dans une brochure (la Prusse et la Question italienne) publiée à Berlin, traduite à Paris, et qui a fait un certain bruit, car elle est l’écho des aspirations guerrières éveillées par la question d’Italie, ce curieux passage : « L’empereur laissera pleine liberté aux idées libérales de son cousin aussi bien que de la maison de Savoie, et il provoquera même en Italie l’établissement d’institutions constitutionnelles. Cette réorganisation de l’Italie sera pour lui, selon toute probabilité, l’occasion la plus favorable pour relâcher un peu les rênes de son pouvoir en France, sans avoir l’air de céder à une pression intérieure. Tout porte à croire que l’empereur cherche cette occasion, et que cette pensée n’est pas tout à fait étrangère à sa politique italienne. » Nous ne prendrions pas sur nous la licence d’émettre de telles hypothèses ; mais puisque l’honnête écrivain allemand est si bien instruit des douceurs que nous réserve l’avenir, nous nous permettrons de lui demander s’il ne serait pas plus logique et plus honorable pour la France de lui accorder avant la guerre les institutions qu’on l’invite à aller fonder à ses risques et périls en Italie. Ces institutions ne sont point une récompense qui se gagne sur les champs de bataille ; elles ont toujours été considérées comme de précieuses garanties pour les peuples et pour les gouvernemens. Elles associent franchement en effet les peuples aux entreprises de leurs gouvernemens, et permettent aux nations d’éclairer le pouvoir et de prévenir ses erreurs. Si donc elles sont aussi utiles que nous le croyons, d’accord avec le bon publiciste allemand, c’est bien plus à la veille qu’au lendemain d’une guerre.
Nous avons certes le triste droit de donner aux Italiens le conseil de ne point faire passer dans leur impatience belliqueuse l’indépendance avant la liberté, car si les orages de la liberté nous ont cruellement éprouvés dans nos révolutions intérieures, jamais du moins ils n’ont compromis notre indépendance nationale, laquelle deux fois a été atteinte dans ce siècle à la suite des guerres du grand général qui avait fait accepter par la France l’échange trompeur de la liberté contre la gloire des armes. Si nous étions en effet réduits à discuter ce dilemme de paix ou de guerre, les écrivains italiens qui l’agitent devant nous ne devraient-ils pas être pénétrés de l’avantage qu’aurait la France à pratiquer dès à présent en une telle conjoncture les institutions qu’on lui montre comme un appât dans l’avenir ? Le jour où la France, après des discussions approfondies, se déciderait à prêter son épée à l’Italie, les patriotes italiens pourraient être certains que la nation tout entière entrerait dans la lutte non pas seulement avec cette martiale ardeur qui mène au combat nos soldats fidèles au drapeau, mais aussi avec cette parfaite confraternité de pensées et de sentimens qui est nécessaire au triomphe d’une cause commune. C’est qu’en effet ce jour-là la France aurait pris son irrévocable parti, après avoir regardé patiemment, profondément. virilement, toutes les difficultés de l’entreprise, et les avoir méprisées par une détermination raisonnée. Elle se serait rendu compte des sacrifices financiers que la guerre devrait lui imposer ; elle aurait pesé les charges infligées au travail par la stagnation des capitaux, par le ralentissement de l’industrie et du commerce, par l’augmentation des taxes et la négociation des emprunts ; elle aurait apprécié elle-même les alliances ou les hostilités avec lesquelles ou contre lesquelles elle devrait agir ; elle aurait choisi elle-même, après le débat et sous le contrôle de toutes les opinions, le système politique qu’elle entendrait servir, et de concert avec ses alliés faire prévaloir en Europe. Ces libres délibérations ne seraient pas seulement utiles au choix d’une bonne conduite nationale, elles affaibliraient aussi ou feraient tomber un des obstacles les plus graves que rencontre l’action extérieure de la France. Il existe en Europe contre la France un préjugé et un malentendu qu’ont suscités à nos dépens nos anciens gouvernemens despotiques. Les gouvernemens et les peuples étrangers croient aisément que la France, dans ses entreprises extérieures, a toujours ces visées de prépondérance usurpatrice et ces projets de monarchie universelle dont Louis XIV et Napoléon ont épouvanté le monde. Cette méprise est la grande difficulté de notre politique extérieure. Nous étions frappés de la vivacité avec laquelle elle s’est perpétuée en lisant récemment le livre fort intéressant que M. Jules Bastide a publié l’année dernière sur la République française et l’Italie en 1848. M. Jules Bastide est un des vétérans les plus fermes et les plus honnêtes du parti radical ; il fut le ministre des affaires étrangères d’un patriote illustre et non moins consciencieux, le général Cavaignac, et il est sorti du pouvoir accompagné de l’estime publique. M. Bastide raconte avec douleur et montre dans les pièces diplomatiques de l’époque comment, au lendemain de février, se dressèrent contre nous, chez les peuples comme chez les gouvernemens, les vieilles frayeurs de la première révolution et du premier empire. Partout en effet on s’attendait alors à voir la république française devenir, comme au début de ce siècle, l’héritage d’un gouvernement militaire. Les révolutionnaires allemands, les Italiens eux-mêmes étaient dupes de ce malentendu, et cette fata|e erreur compromit les projets généreux du gouvernement républicain en faveur de l’Italie. Nous ne pouvons nous dissimuler que la même difficulté se présente aujourd’hui : l’état de l’Allemagne le prouve. Les libéraux allemands se mêlent sans doute, dans une pensée de réforme politique, au mouvement naiional que les gouvernemens et l’Autriche surtout ont excité ou encouragé. Ce n’en est pas moins un embarras pour la France de voir se lever contre elle une question allemande très grave dès qu’elle touche à la question italienne ; les libéraux italiens ne seraient que justes en le reconnaissant.
Pour peu que l’on ait étudié la politique de l’Europe, l’on sait que si l’Allemagne, grâce à sa division en états confédérés, n’a point elle-même l’initiative de la prépondérance continentale, c’est en elle cependant que les deux autres grandes puissances du continent, la France et la Russie, sont forcées de chercher les ressorts de cette influence. Telle fut, chez nous, la politique de Richelieu, de Mazarin, de Louis XIV, reprise avec plus de violence que d’habileté par l’empereur Napoléon. Après 1815, la Russie, par ses alliances de famille et son attentive diplomatie, s’assura l’influence sur l’Allemagne. Il y avait quelque motif d’espérer que la guerre d’Orient affaiblirait pour longtemps ce grand crédit de la Russie dans la confédération ; mais il y a encore plus de raisons de craindre que l’agitation de l’Allemagne, surexcitée par les éventualités italiennes, ne rende au cabinet de Pétersbourg l’occasion de ressaisir son ancien ascendant. Déjà, en proposant des congrès et en les présidant, la Russie commence habilement la restauration de la politique à laquelle elle a dû de faire en Europe une si grande figure pendant quarante ans. Voilà des choses auxquelles les Italiens n’ont pas l’air de se douter que nous ayons à songer sérieusement avant de prendre des partis extrêmes. Dans tous les cas, pour que ce malentendu des défiances qui séparent les peuples s’efface enfin, il faut que les peuples soient vraiment libres, car les gouvernemens libres ne suscitent point de tels ombrages. Que la liberté s’établisse donc partout, si l’on ne veut pas s’exposer à voir les questions d’indépendance nationale dévier par des fautes de conduite, et devenir des causes de luttes ruineuses entre les gouvernemens, et des fermens d’animosité perpétuelle entre les peuples.
Les libéraux et les patriotes italiens, dans leur intérêt comme dans le nôtre, nous pardonneront si, sans rien abandonner du sincère et raisonnable attachement que nous leur portons, nous discutons et nous conduisons, non en Italiens, mais en Français, la question italienne, car dès qu’elle engage notre liberté, notre sang, nos finances, notre industrie, notre crédit dans le monde et cette partie de notre indépendance qu’un peuple expose toujours dans une entreprise de guerre, la question italienne n’est plus naturellement pour nous qu’une question française. Ce n’est point sans motif que nous faisons cette réserve. Nous avons sous les yeux bien des lettres écrites d’Italie et plusieurs écrits remarquables qui viennent d’y être publiés et d’y produire une sensation profonde. Ces lettres et ces écrits, nous le disons à regret, ne nous semblent point ménager assez la liberté d’action de la France. Certes les émotions et l’enthousiasme résolu qui semblent s’être emparés des Italiens ont quelque chose de noble à la fois et de touchant, et nous sommes habitués à comprendre et à respecter de si généreux sentimens. Comment refuserions-nous notre admiration au brave peuple piémontais, qui, docile au devoir, sobre, ferme, sans exaltation factice, sans charlatanisme, supporte les lourdes charges qu’on lui a peut-être témérairement imposées ? Comment ne pas applaudir à ces volontaires, à cette fleur de noblesse italienne dont Turin est le rendez-vous, et qui s’impose les devoirs les plus pénibles de la vie militaire dans l’espoir d’être bientôt conduite sur les champs de bataille où l’on pourra mourir pour la patrie italienne ? Comment rester insensible aux accens de cette brochure Toscana e Austria, où des hommes éminens, le marquis Gosimo Ridolfi, le baron Bettino Ricasoli, le chevalier Ubaldino Peruzzi, ont inscrit leurs noms, et où semble revivre dans sa patrie la ferme, élégante et chaude éloquence de Machiavel ? Quand M. Farini à Turin, dans une brochure dédiée à lord John Russell, M. Salvagnoli et les signataires de Toscana e Austria énumèrent les longs et oppressifs empiétemens de l’Autriche, depuis 1815, sur l’autonomie des petits états italiens, il nous serait impossible de ne point nous unir de toute notre âme à des protestations si justes ; mais lorsque ces nobles écrivains abandonnent cette invincible défensive, et dans leur impatience veulent pousser leur pays, et la France surtout, dans une guerre agressive ; lorsque, dans leurs excitations, nous les voyons oublier qu’il n’y a pas seulement en France un gouvernement investi d’une initiative puissante, mais qu’il y existe aussi une nation bien digne assurément d’un régime libre, et qui compte au moins autant dans le monde par son intelligence et sa raison que par le nombre de ses baïonnettes ; lorsque enfin nous voyons méconnaître, d’ans la ferveur d’amitiés nouvelles, les services rendus par le libéralisme français à la cause morale de l’Italie, et qu’on nous menace presque d,’explosions révolutionnaires, s’il ne nous convient pas de nous laisser emporter à l’élan italien, nous gémissons de cet esprit d’imprudence, d’imprévoyance et peut-être d’injustice, et nous dirions volontiers à ces enthousiastes que, s’il est beau d’être le martyr d’une noble cause, il est plus lieau encore de la faire réussir par la prudence et la patience. Tous les Italiens heureusement ne s’abandonnent point à cette fougue périlleuse. L’on nous envoie de Toscane même une adresse que l’on y signe en ce moment, et où sont résumés les vrais principes de la solution pacifique que comporte aujourd’hui la question italienne. Indépendance de tous les états de l’Italie garantie collectivement par les puissances européennes, renonciation de l’Autriche aux traités particuliers qui entravent cette indépendance et à l’occupation des forteresses de Gommacchio, Ferrare et Plaisance, — remaniement territorial pour donner plus d’homogénéité et de consistance aux petits états de l’Italie centrale, exclusion de toute force armée qui ne serait point indigène, institutions représentatives fondées sur les lois municipales et sur la liberté de la presse, tels sont les principes énumérés dans cette adresse que d’illustres Toscans se proposent de placer sous les yeux du congrès. Ces principes sont manifestement compatibles avec la paix, et ce serait l’Autriche qui encourrait la responsabilité morale de la guerre, si elle refusait de porter jusqu’à ce point les concessions que l’on attend d’elle.
En présence des préoccupations qui agitent le continent, et dont elle ressent cependant, elle aussi, le contre-coup douloureux, l’Angleterre donne en ce moment aux amis des libres institutions un spectacle attachant et fortifiant. Nous voulons parler de la grande discussion à laquelle donne lieu la seconde lecture du bill de réforme, et qui n’est point terminée encore, quoique la chambre des communes y ait déjà consacré cinq longues séances. Il y a longtemps qu’un débat parlementaire n’avait été nourri de discours aussi substantiels, aussi nerveux, aussi éloquens. Nous nous proposons de revenir en détail sur cette vaste instruction, où le régime parlementaire anglais a été si sérieusement analysé. Il y’a de grandes leçons politiques à recueillir pour tout le monde dans cette large et virile discussion, et nous ne ferons point défaut à cette tâche, lorsque le vote final aura clos la controverse ; mais une éventualité politique très grave est mêlée à l’issue du débat. Lord Stanley a, dès le début, annoncé que de l’adoption ou du rejet de la motion de lord John Russell dépendaient le sort du bill et la conduite que le sentiment de sa dignité dicterait au ministère. Y avait-il dans cette déclaration la menace de la démission du cabinet ou d’une dissolution de la chambre ? La question reste douteuse jusqu’à présent. Il a semblé, pendant une partie de la discussion, que le ministère serait battu par une forte majorité ; les chances du cabinet ont ensuite paru s’améliorer. Le sentiment qui semble dominer dans la chambre, c’est que la question de la réforme soit résolue cette année ; comme une crise ministérielle compromettrait ou ajournerait indéfiniment cette solution, il ne serait pas impossible que le ministère sortît vainqueur de l’épreuve. Lord Palmerston s’est fait l’organe ironique du sentiment de la chambre en invitant le ministère à rester au pouvoir sans dissoudre le parlement et à accepter avec docilité les amendemens qu’il plairait à la chambre de faire subir au bill. Le gouvernement, par la bouche de M. Whiteside, attorney-général, et de sir John Packington, a repoussé avec fierté cet injurieux conseil, et, nous le répétons, il n’est point invraisemblable que sa fermeté ne lui porte bonheur.
Au milieu de toutes les affaires qui s’agitent en Europe, qu’est devenue une question qui a certes enflammé bien des passions au-delà du Rhin, qui implique même d’assez grands intérêts, mais qui heureusement a duré assez longtemps pour pouvoir durer encore sans aboutir à un conflit ? Nous voulons parler du laborieux différend entre le Danemark et l’Allemagne au sujet de la situation du Holstein. Le cabinet de Copenhague, cédant à la pression des pouvoirs allemands, a de nouveau appelé en consultation les états provinciaux du Holstein. Cette session des états holsteinois a commencé le 4 janvier, elle vient de finir, et elle ne laisse pas d’être digne d’attention, ne fût-ce que comme spécimen des inextricables difficultés que soulève cette question. Il est bien certain d’abord que ce n’est ni par l’esprit de conciliation ni par le libéralisme qu’a brillé cette session. Une multitude de propositions et de pétitions ont été adressées aux états. Le gouvernement demandait l’abolition de pénalités vieillies et devenues inapplicables, l’admission d’administrateurs laïques dans la distribution des dons de charité ; il proposait d’enlever aux pasteurs de diverses contrées du Holstein le droit de rédiger les testamens. Les particuliers à leur tour ont adressé nombre de pétitions aux états. Les catholiques du Holstein réclamaient la liberté du culte, les Juifs sollicitaient non-seulement la même liberté en leur faveur, mais encore le simple droit de bourgeoisie, dont ils ne jouissent pas, leur condition étant demeurée exceptionnelle dans le pays. On demandait aussi des améliorations d’un ordre matériel, une répartition plus équitable des impôts. Il faut bien le dire, toutes ces propositions et ces pétitions, si sensées, si modérées qu’elles fussent, choquaient l’esprit et les intérêts de l’aristocratie et du clergé holsteinois, et ont été repoussées comme des innor vations dangereuses. A tout prendre, ce ne sont là encore que des épisodes uniquement propres à mettre en lumière les tendances de cette assemblée, dont une raison politique d’un autre ordre avait déterminé la réunion.
Le motif réel de la convocation des états provinciaux du Holstein en session extraordinaire, le sujet principal de leurs délibérations, c’est la position constitutionnelle du duché dans la monarchie danoise. On l’a sans doute oublié, et nous ne faisons que le rappeler : le Danemark était engagé, il y a quelques mois à peine, dans une sorte de conflit diplomatique avec la diète de Francfort au sujet de la position du Holstein. On exigeait avant tout du cabinet de Copenhague l’abolition de la constitution commune de la monarchie, qui portait atteinte, disait-on, à la nationalité allemande du Holstein, qui violait les privilèges du duché. Le Danemark a résisté d’abord, puis il a fini par céder à la nécessité : il a aboli la constitution du 2 octobre 1855, du moins en ce qui concerne le Holstein et le Lauenbourg, et il a convoqué les états provinciaux pour avoir leur avis sur l’organisation de la monarchie. C’était faire preuve de déférence envers la confédération germanique, et sous ce rapport le Danemark n’a point eu tort de se prêter à cette expérience nouvelle. Ce n’était pas assurément rendre la question plus facile à résoudre. Qu’est-il arrivé en effet ? Les états provinciaux se sont assemblés, ils ont nommé un comité, et tout aussitôt dans le travail de ce comité on a vu percer les idées de séparation du parti aristocratique holsteinois, cette pensée obstinée de détacher le Slesvig lui-même du Danemark pour le rattacher au Holstein et à l’Allemagne. Le fond des opinions de ce parti, c’est toujours le démembrement plus ou moins déguisé de la monarchie danoise. Au demeurant, quelles sont les propositions du comité des états provinciaux pour l’organisation constitutionnelle de la monarchie ? L’église luthérienne évangélique doit demeurer église d’état officielle, sans liberté de culte pour les autres religions !… Le Danemark, le Slesvig, le Holstein et le Lauenbourg formeront dans la monarchie quatre provinces tout à fait égales en droit et indépendantes l’une de l’autre : point d’organe commun représentatif et législatif, mais quatre assemblées provinciales pour les lois communes de l’ensemble aussi bien que pour les intérêts particuliers à chaque province. Pour les lois d’ensemble, le gouvernement seul aura l’initiative. Les élections se feront par classes, et suivant un cens proportionnellement assez élevé. Les députés de l’ordre équestre, des grands terriens, du clergé, seront presque aussi nombreux que ceux des petits propriétaires des villes et de la campagne réunis. Il n’y aura point d’indigénat valable dans la monarchie entière. Nul ne pourra être fonctionnaire public ailleurs que dans la province où il est indigène, sauf les habitans du Slesvig et du Holstein, qui pourront acquérir l’indigénat dans les deux duchés ensemble, en faisant deux années d’études à l’université holsteinoise de Kiel.
Cette dernière combinaison révèle assez naïvement la pensée de la majorité
aristocratique des états provinciaux du Holstein. Le rapport et les conclusions
du comité ont été adoptés sans discussion ; mais ici est intervenu le
commissaire royal représentant le cabinet de Copenhague, qui a protesté
contre le rapport du comité aussi bien que contre le vote de l’assemblée, en
rappelant notamment que les états provinciaux du Holstein dépassaient leurs
droits quand ils prenaient des résolutions sur l’organisation générale de la
monarchie, et qu’ils n’avaient aucun titre à formuler des délibérations relatives
au Slesvig. Deux faits, ce nous semble, ressortent de tout ce qui s’est
passé dans cette session : le premier, c’est que le projet de constitution élaboré
par les états provinciaux du Holstein est aussi impraticable, bien moins
libéral et plus contraire que tous les autres essais de ce genre à l’intégrité
de la monarchie ; le second fait, c’est que le parti holsteinois n’a répondu
aux dernières concessions du cabinet de Copenhague que par les témoignages
multipliés d’une animosité malheureusement persistante. Au fond, c’est toujours la lutte entre la partie allemande du Danemark au sud de
l’Eider et la partie danoise au nord de cette rivière frontière, et maintenant
la question est de savoir si, le Holstein consulté, il devient plus facile de
concilier les prétentions de l’esprit germanique et l’indépendance du Danemark,
depuis si longtemps en présence.
e. forcade.
Lorsqu’il y a un peu plus d’un an je parlai de M. Augier devant les lecteurs de la Revue, quelques personnes trop sévères me reprochèrent mon indulgence ; je répondis que le reproche était mal fondé, et qu’il fallait dire sympathie et non indulgence. J’ai du goût, je l’avoue, pour cet aimable et judicieux esprit. Si le talent littéraire de M. Augier manque d’élévation, il a de la finesse et de la fermeté. Chez la plupart de nos jeunes auteurs dramatiques, la nature est infiniment supérieure à l’art ; M. Augier est peut-être le seul chez lequel il existe un équilibre raisonnable entre la nature et l’art. Il sait composer ses pièces, distribuer ses scènes, combiner ses effets ; tant d’autres ne savent rien de tout cela. Il sait qu’une pièce de théâtre doit avoir une exposition et un dénoûment, qu’elle doit être le développement logique d’une idée première, et que chaque scène par conséquent doit être un des termes de ce développement. Ce sont là des qualités assez peu communes, et qu’on rencontre rarement aujourd’hui. Ses pièces sont donc littérairement mieux construites et mieux composées que la plupart des pièces du théâtre contemporain. L’art chez lui est sensé comme la nature est judicieuse. Romantiques et réalistes se sont donné le mot pour le dénigrer à l’envi. Franchement ils ont tort, et je ne sais ce qu’ils lui reprochent. M. Augier a tout autant de verve brutale qu’un réaliste, et il a tout le sens commun que n’a pas un romantique. À l’exception du Demi-Monde, le théâtre réaliste n’a rien produit qui vaille le Mariage d’Olympe et les Lionnes pauvres. Quant aux romantiques, on pourrait leur recommander la modestie. La Ciguë, l’Aventurière, la Jeunesse, sans être des chefs-d’œuvre, sont des pièces fort supérieures aux productions saugrenues que vocifèrent les traînards attardés du drame historique, et aux enfantines élégies que les jeunes recrues du romantisme qualifient du nom de comédie. Résumons les qualités de M. Augier : il sait composer, il a un vif sentiment de la réalité, beaucoup d’esprit, de l’habileté et le sens commun. Je connais plus d’un de ses détracteurs qui n’a aucune de ces qualités.
Je suis donc parfaitement à mon aise pour déclarer à M. Augier que j’ai à lui faire quelques querelles. J’avais cru jusqu’à ce jour qu’Académie oblige comme noblesse, et que le temps de la production précipitée était passé pour un écrivain, dès qu’il avait franchi le seuil de l’Académie. La production précipitée! cela est bon pour un jeune homme qui a besoin d’arriver à conquérir l’attention d’un public distrait et prompt à oublier. M. Augier n’est pas précisément un jeune homme, et il n’en est plus à se faire connaître. Son nom a conquis toute la renommée qu’il pouvait légitimement espérer; son talent n’est plus contesté par la critique. L’Académie française, dont le rôle est de sanctionner la faveur publique, lorsqu’elle pense que cette faveur est méritée et n’a pas été conquise par des moyens illégitimes, lui a ouvert ses portes avec empressement, sans le faire attendre comme tant d’autres. Tout lui a souri, succès, fortune, faveur publique. En vérité, il ne lui reste rien à désirer, et il devrait se tenir pour satisfait. S’il a encore une ambition, il semble que ce devrait être celle de mieux faire que par le passé. Il devrait se montrer reconnaissant envers ces dons naturels qui lui ont rapporté de si beaux bénéfices. J’ai regret de dire que M. Augier suit exactement la voie contraire à celle que nous voudrions lui voir suivre. Loin de la modérer et de la ralentir, le titre d’académicien semble au contraire enflammer davantage son ardeur. Il produit avec l’empressement d’un jeune homme qui a besoin de faire ses preuves. Dans l’année qui vient de s’écouler, il a fait représenter trois pièces nouvelles sur trois théâtres différens. Trois pièces nouvelles, c’est au moins une de trop. Certes je ne veux pas contester le mérite qui distingue les deux dernières pièces qu’il a données au théâtre. Il y a dans les Lionnes pauvres une remarquable veine d’ironie cruelle et froide, et quelques coups de fouet sanglans donnés d’une main ferme, qui vont droit à leur adresse. Grâce à cet esprit judicieux qui le recommande particulièrement, il ressort d’un Beau Mariage plus d’une leçon morale qu’il était bon de faire entendre au public. Cependant je ne puis m’empêcher de croire que si M. Augier eût modéré son empressement à produire ces deux pièces sur la scène, il n’eût rien perdu pour attendre.
Il avait trouvé dans les Lionnes pauvres un admirable sujet de tragi-comédie. Ce n’était pas une aventure individuelle, un récit de la Gazette des Tribunaux, une anecdote dialoguée, qu’il pouvait mettre sur la scène; c’était toute une partie de la société moderne, tout un côté de la nature humaine à notre époque, tout un ordre de vices essentiellement contemporains. C’était un sujet malpropre, il est vrai, mais réellement neuf, que celui du crime qu’il a voulu représenter : l’adultère salarié, commis froidement, au sein de l’aisance, sans avoir aucune des excuses de l’entraînement, de l’imprudence, de la passion, du besoin, ni même de la simple fantaisie, et dans l’unique pensée de satisfaire des caprices de vanité. Si M. Augier eût médité plus longtemps son sujet, il nous aurait donné une comédie de mœurs véritable, au lieu de nous donner une anecdote dialoguée. La pièce des Lionnes pauvres en effet n’est pas autre chose. C’est une aventure prise dans le monde parisien, et très habilement racontée par un bel esprit railleur. C’est un récit fidèle et exact, un calque adroit de la réalité. M. Augier, dans cette pièce, a été narrateur plutôt que dramaturge. Il a raconté ce qu’il avait vu ou entendu sans en rien retrancher, sans y rien ajouter. Il n’a pas essayé de combler les lacunes que lui présentait la réalité. Aussi n’y a-t-il dans cette pièce que des détails de caractères. Si M. Augier avait pris le temps nécessaire pour coordonner les élémens qu’il avait sous la main, Séraphine Pommeau serait un caractère bien nettement accusé, au lieu d’être ce qu’elle est, un personnage d’apparence insignifiante, qu’on surprend seulement à la dérobée, et la belle scène du quatrième acte, où son exécrable nature se révèle brusquement, serait d’un effet bien plus dramatique encore qu’elle ne l’est. J’en dirai autant d’un Beau Mariage. La donnée de cette pièce est vraie, morale, féconde en situations dramatiques ; mais M. Augier n’a pas donné à son esprit le temps de la digérer. L’originalité de la pièce a souffert de cet empressement. Quoique ce soit pour la première fois qu’on ait mis au théâtre cette situation, le spectateur reste longtemps froid et distrait. La nouveauté de cette donnée ne frappe pas : il semble qu’on l’ait déjà rencontrée ailleurs. On fouille ses souvenirs pour tâcher de se rappeler dans quel livre on a rencontré ces incidens et ces personnages ; on se sent embarrassé comme devant d’anciennes connaissances depuis longtemps oubliées, et dont on ne se rappelle plus le nom. Une certaine inquiétude vous saisit dès la fin du premier acte, et vous accompagne jusqu’au milieu du quatrième. Il ne tenait qu’à l’auteur de nous éviter ces tourmens ; pour cela, il lui suffisait de quelques mois de réflexions qui lui auraient permis de transformer sa donnée de manière à laisser dormir au fond de notre mémoire les souvenirs de nos lectures plus ou moins frivoles des dernières années.
Sans doute, comme disait Alceste, le temps ne fait rien à l’affaire, et la critique ne peut avoir la prétention de mesurer les heures aux poètes. Oui, le temps ne fait rien à l’affaire, si l’œuvre produite est un chef-d’œuvre : nous n’avons plus alors qu’à nous incliner et à admirer, sans nous inquiéter de connaître la quantité d’heures et de jours que le poète a employés à enfanter cette œuvre qui excite notre enthousiasme ; mais si au contraire l’œuvre est médiocre, mauvaise, incomplète ou mal venue, la critique a parfaitement le droit de reprocher à l’auteur sa précipitation. Qui sait si avec un peu plus de patience et de réflexion cette œuvre n’aurait pas été supérieure à ce qu’elle est ? Lorsqu’on prétend se passer du secours du temps, il n’est pas permis de faire autre chose qu’un chef-d’œuvre. Et puis, s’il faut tout dire, cette question du temps n’est pas seulement pour l’artiste une affaire de conscience, c’est aussi une affaire d’habileté. Il ne faut pas abuser de la faveur publique, ni fatiguer trop souvent de son nom les oreilles de la renommée. Quiconque aime la gloire désirera l’épouser en légitime mariage : il aura donc pour elle ces ménagemens et cette réserve qu’inspirent toujours les choses et les personnes que nous estimons. Les brusqueries et les violences ne réussissent pas avec elle, et quelquefois même elles la font repentir d’avoir montré trop de complaisance pour celui qui s’en rend coupable. M. Augier est un esprit droit, habile, pratique ; il comprendra la vérité de ces observations.
Seconde querelle. Je regrette que M. Augier n’ait pas pris en sérieuse considération les remarques aussi fines que sensées de l’honorable M. Lebrun sur les dangers et les inconvéniens de la collaboration. Je suis aussi embarrassé que M. Lebrun, et j’ai envie de demander comme lui auquel des deux je dois offrir mes félicitations et sur lequel des deux je dois faire tomber mes critiques. M. Augier, dans la préface des Lionnes pauvres, en reconnaissant la justesse de cette observation, a présenté la spirituelle excuse que voici : « Nous serions bien embarrassés nous-mêmes de lui répondre, tant notre pièce a été écrite dans une parfaite cohabitation d’esprit. Pour être sûrs de ne pas nous tromper, nous ferons comme ces époux qui se disent l’un à l’autre : Ton fils. » Fort bien, mais ces deux époux appartiennent à des sexes différens, et il n’est pas difficile de leur assigner leur part dans l’œuvre commune. L’explication de M. Augier ne me satisfait donc pas, et maintenant je demande lequel est le père et lequel la mère. Est-ce M. Augier qui représente le sexe mâle? est-ce M. Foussier qui représente le sexe femelle? Lequel appellerai-je monsieur, et auquel faudra-t-il dire madame? Si le public est embarrassé, le critique l’est bien davantage. Comment répartir sans injustice la louange ou le blâme? Comment distribuer les couronnes et les réprimandes? Si cette comédie contient quelques beautés, est-ce M. Augier que je dois féliciter? Et quant aux défauts qui la déparent, est-ce à M. Foussier que je dois les attribuer? Il y a dans toute collaboration une sorte d’exploitation de l’homme par l’homme, qui est fatale, inévitable, même entre amis et entre personnes qui s’estiment et se respectent. Involontairement il y en a un qui absorbe l’autre à son profit. C’est à celui qui jouit de la plus grande renommée que le public rapporte invariablement tout l’honneur du succès. La collaboration, loin d’être une gloire pour l’auteur inconnu, est donc une véritable humiliation; son nom obscur ne sert qu’à mieux faire ressortir le nom célèbre de son collaborateur. Jadis, lorsque le dauphin commettait une faute, on fouettait un de ses pages; mais le collaborateur inconnu ne jouit même pas de ce singulier privilège.
Troisième querelle. J’avais cru jusqu’à présent que M. Augier était assez riche de son propre fonds, et qu’il n’avait pas besoin d’emprunter les idées d’autrui. Il paraît que je m’étais trompé : M. Augier emprunte, à des intérêts modérés il est vrai; mais qu’il prenne garde, ces sortes d’imprudences sont terribles, et offrent encore plus de dangers que la collaboration. M. Augier n’ignore pas probablement que, pendant la première représentation de sa nouvelle comédie, tous les spectateurs lettrés se chuchotaient à l’oreille le titre d’un roman contemporain que nos lecteurs n’ont sans doute pas oublié. La donnée d’un Beau Mariage est évidemment tirée du roman de M. Amédée Achard intitulé Maurice de Treuil. Les idées, je le sais bien, appartiennent à tout le monde; mais leurs divers portraits appartiennent aux artistes qui les ont créés. L’idée est le modèle qui pose devant vous : essayez de comprendre et de saisir ce modèle ; mais n’ayez pas recours aux interprétations qui en ont été déjà données. Je ne reproche donc pas à M. Augier d’avoir repris une idée déjà traitée par M. Achard, car cette idée appartient à tout poète ou à tout romancier qui saura s’en emparer ; je lui reproche de n’avoir pas su la transformer de manière à la présenter sous une forme originale. Sans doute M. Achard n’est pas le seul qui ait été à même d’observer les conséquences funestes de ce qu’on appelle un beau mariage, et M. Augier peut les avoir observées aussi bien que lui ; mais si l’œuvre de M. Augier rappelle trop fréquemment celle de son prédécesseur, M. Achard aura le droit de se dire spolié. Les modifications que M. Augier a fait subir à l’idée première de Maurice de Treuil l’altèrent sans doute, mais ne la transforment pas. L’imitation qu’on soupçonne dès la fin du premier acte devient flagrante aux deux actes suivans, et ce n’est qu’au quatrième que le dramaturge s’écarte de la situation choisie par le romancier.
Nous sommes à la campagne, chez Mme Bernier, une veuve riche et jeune encore, sur laquelle deux singulières variétés de gentilshommes, un vieux dandy sur le retour, M. de Laroche-Pingoley, et un vieux chimiste trop mondain pour être réellement savant, ont placé leurs espérances matrimoniales. Pourquoi M. de Pingoley aspire à la main de la veuve, on le comprend : les rats ont miné les fondemens de sa fortune, et il n’a pas impunément mené pendant trente ans la vie d’oisif et de dandy ; mais pourquoi le vieux baron de La Palude, faux savant dont l’unique ambition est d’entrer par intrigue à l’Institut, importune la veuve de ses poursuites amoureuses, on le comprend beaucoup moins. Est-ce par ambition, par cupidité, par affection sénile? Quels que soient les motifs de ce ridicule amour, il nous importe après tout fort peu de les connaître. Ce qu’il est plus important de savoir, c’est que Mme Bernier possède une fille, et que le vieux La Palude entretient auprès de lui, en qualité de préparateur, un jeune chimiste qu’il exploite indignement. Le jeune chimiste est amoureux de Mme Clémentine : amour sans espoir en apparence, tant les distances sont grandes entre eux.
Le caractère de la jeune fille se présente d’une manière assez originale dans ce premier acte, et a été finement esquissé par M. Augier. C’est une jeune fille ni trop romanesque ni trop positive; c’est, qu’on nous permette ce jargon, un caractère d’une bonne moyenne. Ses nombreuses lectures romanesques, la fréquentation du monde, l’expérience précoce que donne l’éducation moderne, loin d’exalter Qt d’échauffer sa nature sensée, n’ont fait au contraire que la refroidir. Elle est blasée sur tous les sentimens faux grâce à ses lectures romanesques, défiante et sceptique à l’endroit des sentimens vrais grâce à sa précoce expérience. Donc pas de vains rêves et pas d’entraînemens; son cœur n’a pas d’ambition. Elle ne s’attend pas à être aimée pour elle-même, cependant elle voudrait bien que sa personne fût prise un peu en considération par son futur mari. Elle ne compte pas aimer avec passion, cependant elle voudrait bien que son mari ne lui déplût pas. On n’est pas moins exigeant. Dans de pareilles conditions d’esprit et de cœur, il est évident qu’elle appartiendra à l’homme qui l’aimera un peu, quel que soit cet homme. Aussi, lorsqu’elle s’aperçoit de l’amour du jeune chimiste Pierre Chambeau, elle n’en est ni étonnée ni scandalisée. Pourquoi pas lui aussi bien qu’un autre? Elle ne l’aime pas beaucoup, beaucoup; mais il ne lui déplaît pas. Bref, lorsque M. de Laroche-Pingoley prononce le mot de mariage devant Mme Bernier et sa fille, il est écouté sans étonnement et sans colère. Lorsque la toile se relève au second acte, Pierre et Clémentine sont unis, et nous sommes à Paris, dans l’hôtel de Mme Bernier.
Cependant la situation est mauvaise pour Pierre Chambeau. Lui seul en définitive dans ce mariage a agi avec entraînement, chaleur et désintéressement sincère. Il s’est marié par amour, comme un aveugle, sans calculer, sans prévoir, acceptant toutes les conditions qu’on lui faisait, de peur que la sincérité de sa passion ne fût soupçonnée. Mme Bernier l’a accepté pour gendre en partant de ce principe, qu’elle était assez riche pour se passer la fantaisie d’un gendre pauvre. Elle l’a accepté aussi par égoïsme, afin de ne pas se séparer de sa fille et de rester veuve plus aisément. Pour mieux garder sa fille, elle l’a mariée sans lui constituer de dot, de sorte que Pierre Chambeau appartient en réalité non-seulement à sa femme, mais à sa belle-mère. Quant à Clémentine, elle s’est mariée sans entraînement, sans songer une minute qu’elle dût faire acte de dévouement. Bref, Mme Bernier et sa fille pensent qu’après le mariage il n’y a rien de changé dans leur ménage, et qu’il n’y a qu’un mari de plus. Il faut que le malheureux Pierre Chambeau se conforme aux exigences de sa nouvelle situation, et quelles exigences! Si Pierre Chambeau a caressé l’espoir d’être un jour célèbre, il fera bien d’abandonner ce rêve. Une tyrannie de tous les instans pèse sur lui. S’il veut sortir, on le trouve capricieux; s’il veut rester, on le trouve sauvage. S’est-il enfermé pour travailler, on vient l’avertir que sa belle-mère désire qu’il l’accompagne. S’est-il promis de passer la soirée dans les douceurs de l’intimité, sa femme détruit son rêve en le prévenant qu’elle passera la soirée au bal, et qu’il doit se tenir prêt pour telle heure. On part donc, on arrive dans quelque salon où tous les sourires sont pour Mme Bernier et Mme Chambeau ; quant au mari, on le regarde comme un intrus qui a gagné un gros lot à la loterie de la vie. Par quels moyens l’a-t-il gagné? C’est là la question, et les commentaires vont leur train. Si au moins Pierre trouvait dans l’affection de sa femme une compensation à tant d’amertumes; mais non, sa femme ne l’aime pas, ou, pour mieux dire, elle ne se donne pas la peine de l’aimer, et elle ne se doute même pas des souffrances qu’endure son mari. Voilà donc où en est Pierre Chambeau en pleine lune de miel, après quatre mois de mariage. Ici je ferai une petite chicane à M. Augier : la situation qu’il a présentée dans le second et le troisième acte a besoin d’un laps de temps suffisant pour se développer. Ce n’est pas au bout de quatre mois qu’elle peut s’être développée de manière à rendre une crise imminente. Le jeune homme n’a pu encore assez souffrir pour sentir sa chaîne, et quelles que soient les blessures qu’il a déjà reçues, les premières joies de la possession l’ont évidemment trop aidé à les supporter pour qu’il en ait beaucoup de douleur. Entre le premier et le second acte, il devait s’écouler au moins une année.
Et maintenant, pendant deux actes, l’histoire de Pierre Chambeau va répéter l’histoire de Maurice de Treuil. Comme Maurice de Treuil, Pierre a fait un beau mariage; comme Maurice de Treuil, il doit ce malheureux bonheur à l’entremise d’un tiers, dont la sympathie cache des desseins secrets; comme Maurice de Treuil, il possède une femme un peu froide, qui aime médiocrement son mari, qui est incapable de résister pour lui plaire à un caprice ou à une boutade injuste de sa mère. Les frivoles occupations de la vie mondaine le forcent à négliger ses cornues et ses alambics, comme Maurice de Treuil ses pinceaux. Dès qu’il ouvre la bouche pour se plaindre, on lui répond, toujours comme à Maurice de Treuil, qu’on ne le comprend pas, et qu’il doit s’estimer trop heureux d’être entré dans une aussi bonne maison. De quoi se plaint-il? et que lui manque-t-il? Il se plaint des frivoles occupations qu’on lui impose, et qui l’empêchent de travailler; mais pense-t-il par hasard qu’il s’est marié pour être libre, comme lorsqu’il était le préparateur du vieux La Palude? Il se plaint des impertinences du monde; mais pensait-il que sa fortune soudaine ne ferait pas d’envieux? Il faut qu’il se fasse pardonner sa fortune. Ces insolences sont sa rançon. Mme Bernier prend parti, instinctivement et sans se rendre compte de l’injustice qu’elle commet, pour tous ceux qui insultent son gendre, tout simplement parce qu’ils sont de son monde. Elle n’admet pas que Pierre se défende et relève les impertinences qu’on lui adresse ; elle n’admet pas davantage qu’il veille sur son honneur. Dans le monde, on va partout disant que M. de Pingoley n’a placé Pierre Chambeau auprès de Mme Bernier que pour mieux cacher ses manœuvres. Les assiduités de M. de Pingoley sont compromettantes pour Mme Bernier. Le susceptible Pierre Chambeau commet par dignité bévue sur bévue. Il déclare à M. de Pingoley qu’il devra cesser ses visites ou épouser Mme Bernier, à laquelle il fait une querelle aussi maladroite que déplacée en présence du susdit Pingoley. Franchement je conçois l’irritation de Mme Bernier devant la dignité emphatique de son gendre. Les scrupules de Pierre sont fort honorables, mais ils ont un double tort, celui de revêtir une forme malséante et celui de s’exprimer devant témoins. M. Chambeau aurait bien pu attendre le départ de M. de Pingoley pour faire ces remontrances offensantes à sa belle-mère ; il y a des choses qu’on ne doit dire que dans l’intimité, et qui demandent pour être dites autant de ménagemens que de fermeté. L’air solennel, la raideur dramatique, l’emphase morale de Pierre sont de trop ici. Je m’étonne que M. Augier ait commis une scène aussi maladroite. Cette scène n’émeut pas, elle choque au contraire, et pendant tout le temps qu’elle dure, l’esprit du spectateur est préoccupé, non de la situation de Pierre, mais de la faute de tact qu’il commet.
M. de Pingoley se révolte de se voir inviter ainsi à cesser ses visites, et considère, non sans raison, cette invitation comme une insulte. Mme Bernier, s’indignant que son gendre prenne plus de souci qu’il ne convient de sa dignité, répond qu’elle pense être la maîtresse chez elle, et qu’elle se croit le droit de recevoir qui bon lui semble. Après la scène qui vient d’avoir lieu, il ne reste plus à Pierre qu’à se retirer, et à sortir de cette maison où, comme on vient de le lui faire entendre clairement, il n’est pas chez lui. Il quitte sa belle-mère et sa femme, toujours comme Maurice de Treuil, en disant à peu près comme lui : « Maintenant, si ma femme a quelque affection pour moi et connaît ses devoirs, elle sait ce qui lui reste à faire. » Ce départ clôt le troisième acte, et met un terme aux emprunts trop peu dissimulés que M. Augier a faits au roman de M. Achard. Jusque-là, la comédie n’offre rien de très caractéristique, et ne se sépare pas d’une manière bien saisissante de la plupart des productions dramatiques que chaque hiver voit éclore. Le dialogue est un peu plus vif que le dialogue habituel des pièces en vogue; les mots heureux sont un peu plus fins, encore en est-il de singulièrement grossiers. L’exposition est longue, lente, un peu pénible, semée de conversations fort spirituelles sans doute, mais par trop prolongées. Le second et le troisième acte se ressemblent beaucoup, et pourraient sans peine être fondus en un seul. Une des premières lois de l’art dramatique, c’est que chaque acte doit contenir une action particulière, distincte de la précédente. Le sens du mot acte proclame assez clairement l’importance de ce principe élémentaire. Si ce principe n’est pas observé, la division du drame en parties est inutile, et on peut se contenter de la division par scènes. Or le troisième acte d’un Beau Mariage continue la situation du second, ou pour mieux dire la répète si bien, que, n’ayant d’autre secours que notre mémoire, nous ne pouvons parvenir à nous rappeler si tel ou tel incident fait partie du second ou du troisième acte. Les caractères n’éveillent pas très fortement l’intérêt. Mme Bernier est un composé assez inexplicable, ou plutôt assez mal expliqué, d’étourderie et d’égoïsme. Pendant le premier acte, Pierre ressemble à tous les amoureux de convention qu’on voit au théâtre; il n’y a que le costume de changé. Au second et au troisième acte, il est indécis, irrésolu, sans ressources morales, et, comme on dit, sans défense, jusqu’au moment où sa colère éclate, et où il prend la détermination de quitter la maison de sa belle-mère. Le caractère de Clémentine ne se soutient pas, et se dénature subitement entre deux actes, sous l’effet du mariage. Nous avons vu ce qu’elle était au premier acte, sensée, peu exigeante, dépourvue de passion, mais sans trop de sécheresse, — une femme qui ressemble à bien d’autres, incapable d’aimer beaucoup et très capable d’aimer un peu. Au second acte, il ne reste rien de cette première Clémentine : elle est froide, sèche, taquine, impérieuse, inintelligente. Le mariage ne lui a rien révélé, et semble au contraire lui avoir fait oublier tout ce qu’elle savait. Quant aux caractères tranchés de la pièce, ce sont des caractères à outrance, et qui touchent à la charge et à la caricature, La Palude et Pingoley.
Le quatrième acte est la partie vraiment originale et neuve de la pièce. L’intérêt qu’il éveille n’est pas précisément obtenu par des moyens littéraires et poétiques. Sans doute plus d’un défenseur des saines traditions aura déclaré de très mauvais aloi l’émotion brutale qu’il a ressentie, et je n’oserais pas dire qu’il a tort. Il est trop facile vraiment d’exciter l’émotion par de tels moyens. Et même est-ce le nom d’émotion qu’il faut donner à la sensation toute physique qu’éprouve le spectateur, ou bien celui d’ébranlement nerveux? Cependant je n’ai pas le courage de blâmer la tentative de M. Augier, et je crois que le public pensera comme moi. Le public moderne, positif, affairé, besoigneux, semble avoir de lui-même la meilleure opinion; il aime à se contempler sur la scène avec ses préoccupations, ses travaux, ses habitudes, son costume; il aime à trouver au théâtre non-seulement ses passions, mais jusqu’aux objets qui lui sont familiers, les outils, les instrumens scientifiques, les machines. Dans cette salle du Gymnase, des centaines de jeunes gens pauvres et laborieux, étudians en médecine, élèves en pharmacie, apprentis chimistes, jeunes mécaniciens, bondissent de joie, soyez-en sûrs, chaque soir, en voyant employés comme moyens d’émotion les occupations qui leur sont habituelles et les spectacles avec lesquels ils sont familiers. Il y a quelque chose de très légitime dans cette exigence, je n’en disconviens pas. Si le théâtre moderne a la prétention de nous intéresser, qu’il nous représente la vie dont nous vivons, les épreuves que nous subissons, les déboires que nous rencontrons. Sans doute le poète ferait mieux de ne représenter que notre vie morale, nos sentimens, nos pensées. Cependant, s’il est assez malhabile pour ne pas savoir saisir toutes ces parties impalpables de nous-mêmes, il semble qu’il nous offrira une sorte de compensation, s’il transporte sur la scène les incidens de notre vie journalière et matérielle, notre industrie et notre métier. Ainsi a sans doute pensé M. Augier lorsqu’il a placé son quatrième acte dans un laboratoire de chimie. Toutefois un scrupule me saisit; il a ouvert une certaine voie, et Dieu sait maintenant où les imitateurs s’arrêteront. Verrons-nous fonctionner sur la scène des machines à vapeur pour plaire aux mécaniciens, et assisterons-nous à une séance de dissection pour plaire aux jeunes médecins? On pourrait aller loin en suivant cette route. Quoi qu’il en soit, la scène à laquelle nous faisons allusion est belle, bien que brutale, et elle nous a réellement ému, bien qu’elle s’adressât à la partie physique de notre être. Pierre Chambeau s’est retiré dans un grenier où il a repris ses études de chimie en compagnie d’un jeune ami, publiciste scientifique de grand avenir. Pierre a trouvé un secret plus sérieux que la pierre philosophale, la liquéfaction du gaz carbonique. Pour arriver au résultat qu’il désire, il faut passer par plus d’une épreuve périlleuse. Déjà la machine qu’ils ont employée a fait explosion, ce qui leur a valu un congé du propriétaire, ami de la science silencieuse. On renouvelle l’expérience au moyen d’un appareil perfectionné qui fonctionne sous les yeux du spectateur. Pendant que Pierre Chambeau travaille à la périlleuse expérience, son ami, Michel Ducaisne, imperturbable comme un soldat placé à un poste d’honneur, la montre en main, compte les minutes. En même temps Clémentine, avertie du danger que court son mari, est cachée, à l’insu des deux amis, derrière un paravent, ayant fait d’avance le sacrifice de sa vie. Rien n’est plus émouvant que cette pantomime, je l’accorde; mais ce n’est malgré tout qu’une pantomime, que M. Augier y songe. L’action dépasse ici le discours, et les gestes tiennent la place des paroles.
Clémentine est vaincue maintenant, car elle a trouvé dans Pierre Chambeau non un mari, mais un maître, non un objet d’affection, mais un objet d’admiration : elle renonce bravement à sa vie luxueuse, et vient habiter sous l’humble toit de son mari. Le cinquième acte contient une morale excellente, et pourtant je ne l’aime pas. Le ménage des deux époux me rappelle, je ne sais pourquoi, les ménages d’étudiant rangé et de grisette honnête. Lorsque le rideau se lève, Clémentine chante une chanson de grisette en belle humeur, et bientôt on voit apparaître son mari armé du studieux portefeuille d’étudiant et du démocratique parapluie. Cependant, puisque les époux sont heureux, je n’ai aucune objection à faire. J’ai regret seulement de voir que Pierre Chambeau soit assez imprudent pour lâcher des paroles qui peuvent éveiller chez sa femme le regret de la vie passée. Qu’a-t-il besoin, le jour de la fête de Clémentine, de faire allusion à la modicité du cadeau qu’il lui présente et de s’excuser de n’avoir eu que cent cinquante francs à mettre à l’achat d’un coffret? S’il tient à conserver sa femme, il doit travailler à éteindre ses souvenirs, afin qu’elle soit tout entière et sans regrets à sa nouvelle existence. Tout se termine comme dans les contes de fée. Mme Bernier, qui ne peut se passer de sa fille, achète à son gendre sa découverte, et Pierre Chambeau, après beaucoup de déceptions, se trouve en réalité avoir fait un beau mariage.
Cette pièce, qui, comme on voit, est loin d’être une œuvre hors ligne, se laisse écouter cependant, et compose un spectacle agréable. Elle languit et se traîne souvent, mais soudain le bon mot éclate, le trait brille, le dialogue s’anime, et l’on oublie ces lenteurs et ces défaillances. M. Augier a prouvé une fois encore que l’esprit fait excuser bien des défauts ; cependant je n’oserais pas l’encourager à renouveler trop souvent l’expérience. L’esprit tient lieu de bien des choses, mais il ne peut pas remplacer la vérité et l’intérêt dramatique, et de jolis mots ne peuvent pas remplacer les caractères. Une scène adroite suffit pour sauver une pièce, je le veux bien ; encore ne faut-il pas employer des moyens de contrebande. Or supprimez la grande scène du quatrième acte, qui n’est autre chose qu’une très dramatique pantomime, et la pièce n’a aucun caractère original ; supprimez quelques jolis mots et quelques traits heureux, et le dialogue vous apparaîtra terne et traînant. Cette comédie contient plus d’une excellente leçon morale, dont le jeune public de notre temps pourra faire son profit : elle enseigne la dignité personnelle, le respect de la conscience, et peut faire réfléchir plus d’un envieux ou d’un ambitieux ; mais combien plus frappante serait la leçon, si l’auteur, au lieu d’être avant tout préoccupé de briller et d’amuser, avait voulu toucher et émouvoir ! M. Augier est spirituel, et réussira toujours à plaire : amuser est donc pour lui une tâche trop facile, et nous voudrions le voir poursuivre une ambition qui lui demandât de plus grands et de plus sérieux efforts.
ÉMILE MONTÉGUT.
Il s’est passé au Théâtre-Italien depuis quinze jours un de ces événemens qui donnent la mesure du goût d’une époque : on a livré à la risée publique une des merveilles de l’esprit humain, le Don Juan de Mozart. De mémoire d’amateur, et j’en connais de très anciens, on ne se rappelle pas avoir vu sur le Théâtre-Italien de Paris quelque chose d’aussi scandaleux que les cinq représentations qui ont été données du chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre de la musique dramatique. Qu’on s’imagine deux femmes vieillies et sans voix chargées de rendre, l’une le rôle de Zerlina, l’autre celui de dona Anna ; un don Juan ridicule, obligé de changer tous les passages caractéristiques de son rôle mâle et terrible ; un Leporello qui n’a que de la bonne volonté, des chœurs comme il n’en existe plus nulle part, un chef d’orchestre inintelligent qui n’a pas la première notion du style de Mozart, et on aura à peine une idée du spectacle dont nous avons été le témoin attristé. Que dirait-on d’un directeur du Musée qui s’aviserait d’habiller la Vénus de Milo d’une robe à crinoline, de couvrir la Sainte Famille de Raphaël d’une couche de vermillon ? Que dirait-on d’un directeur du Théâtre-Français qui ferait réciter un chef-d’œuvre de Corneille ou de Racine par des Auvergnats purs et sans mélange? Eh bien! le crime commis par la direction du Théâtre-Italien n’est pas moins grand, et c’est pour cela sans doute qu’on lui donne cent mille francs de subvention par an ! Ah !
Peuple finançais, peuple de braves,
tu n’auras donc jamais d’oreilles que pour applaudir la Marseillaise ou les
insignes bouffonneries de M. Offenbach! Il y eut presque une émeute au foyer
du Théâtre-Italien à la seconde soirée de cette triste parodie du Don Juan.
Je fus littéralement assailli par un groupe d’amateurs indignés qui, ne sachant à qui s’en prendre de leur mécompte, me faisaient l’honneur de m’interpeller sur la cause d’un mal qui vient de haut. L’un de ces amateurs irrités creva son chapeau d’un grand coup de poing en disant : « Je veux qu’il
me reste un souvenir durable de cette soirée, » et il quitta la salle à la fin
du premier acte. Je m’empressai de suivre un si bel exemple, mais en épargnant mon chapeau, qui n’en pouvait mais.
Le Théâtre-Lyrique avait grand besoin de réparer le dam que lui a fait la belle trouvaille de la Fée Carabosse. C’est pourquoi il préparait depuis longtemps la mise en scène d’un ouvrage considérable, sur lequel, comme on dit, il fondait les plus grandes espérances. C’est le Faust de M. Gounod, opéra en cinq actes, qui a été représenté pour la première fois le 19 mars, devant une nombreuse et sympathique assemblée. C’est toujours une grande témérité à un artiste de s’attaquer à un sujet connu, et d’avoir à répondre aux exigences de l’imagination publique, surtout quand ce sujet est, comme celui de Faust, une conception vaste et de l’ordre le plus élevé. Chacun semble autorisé alors à demander au peintre ou au musicien qui traduit dans son art l’idée du poète créateur une ressemblance, une fidélité d’impression qui le rend souvent injuste pour l’œuvre nouvelle qui se produit devant lui. D’autre part, il peut y avoir quelques avantages pour le compositeur dramatique à s’inspirer d’une donnée populaire qui s’impose à l’attention du public, et le tranquillise au moins sur l’issue de la fable que doit illustrer le musicien. Tout bien compensé cependant, le danger me semble plus grand que les avantages dans cette lutte contre un sujet qui, depuis cinquante ans, est devenu un thème fécond pour tous les arts.
Faust, qui a coûté à Goethe trente ans de labeur et de méditations, et dont la donnée lui a été fournie par une vieille légende populaire du XVIe siècle, est moins une pièce de théâtre qu’un poème, l’épopée de l’esprit germanique, mélange curieux de sentimentalité et d’abstraction, de lyrisme naïf et de profondeur métaphysique. Ces deux grandes tendances de la race allemande sont représentées par le caractère tourmenté de Faust et la figure touchante de Marguerite. Les autres personnages tels que Valentin, la vieille Marthe, Wagner, l’étudiant, etc., sont mis là pour compléter la peinture de la vie commune et bourgeoise, au-dessus de laquelle s’élève Méphistophélès avec le merveilleux terrible qui répond à l’imagination du peuple ; car c’est une loi de l’épopée que le merveilleux corresponde aux mœurs de la nation à qui on la destine, que la peinture du monde surnaturel soit en harmonie avec les croyances de la foule. De tous les arts qui se sont inspirés de la divine comédie du poète allemand et qui en ont vulgarisé les types sous toutes les formes, la musique seule n’a pas été heureuse jusqu’ici. Il a été fait pourtant un grand nombre de tentatives ou d’essais plus ou moins réussis pour traduire dans la langue des sons la sublime conception de Goethe. Spohr d’abord a composé vers 1810, sur le sujet de Faust, un opéra estimable qui a obtenu un succès relatif. Un amateur distingué, le prince polonais Antoine Radziwill, aidé, je crois bien, par le maître de chapelle Guillaume Schneider, a écrit aussi sur le poème de Goethe une œuvre musicale dont quelques morceaux sont restés célèbres et s’exécutent encore en Allemagne, surtout à Berlin. Mlle Louise Bertin, une femme d’élite, a fait représenter sur le Théâtre-Italien de Paris, le 8 mars 1831, un opéra de Faust dont nous ne connaissons que le titre. MM. Berlioz, Liszt, une foule de compositeurs ont également été attirés par cette donnée épique de Faust, et de tous ces essais il n’est resté de vivant dans la mémoire de tout le monde que l’admirable ballade de Schubert :
Meine Ruh ist hin,
Mein Herz ist schwer.
On sait que Beethoven voulait terminer sa glorieuse carrière par une composition sur le même sujet, dont il n’a pas laissé deviner le caractère. Le génie de Beethoven était seul de taille à se mesurer avec celui de son immortel contemporain, et la postérité doit amèrement regretter que l’auteur de la neuvième Symphonie avec chœurs, de la musique d’Egmont, des Ruines d’Athènes et de Fidelio n’ait pas eu le temps d’accomplir son dernier rêve. Rossini lui-même a caressé l’idée d’écrire un opéra sur le Faust que devait lui préparer M. Alexandre Dumas, si je ne me trompe, et il eût été au moins curieux de voir un génie de la lumière et de la passion extérieure aux prises avec la poésie sombre, chaste et naïve d’une race si différente de celle qui a donné le jour à l’auteur de Guillaume Tell. Il nous reste à examiner maintenant comment M. Gounod a envisagé son sujet et quelle est la valeur de son entreprise.
Le livret de MM. Jules Barbier et Michel Carré reproduisant avec adresse les principales scènes du poème original, qui est suffisamment connu, nous suivrons immédiatement les traces du musicien qui nous conduit nella. città dolente.
Une sorte de récitatif symphonique, car décidément on n’écrit plus d’ouverture, un peu sombre d’abord, et qui va s’éclaircissant jusqu’à l’adjonction des harpes par une progression modérée, précède le lever du rideau, qui laisse voir la chambre d’étude du docteur Faust, vieux, courbé et méditant sur un grand in-folio. Il y cherche la solution du grand mystère, et, comme on l’a dit des psychologues de nos jours, il s’empêche de vivre pour avoir le loisir d’analyser la vie. Une petite symphonie pastorale qui annonce l’arrivée du jour, un chœur matinal qui se chante derrière la coulisse et quelques détails d’orchestre pendant la vision de Marguerite sont les seules choses remarquables de ce premier acte, qui n’est guère qu’un prologue. Ni les récitatifs que chante Faust, ni l’apparition de Méphistophélès évoqué par le docteur, n’ont rien inspiré à M. Gounod qui mérite d’être signalé. Le pacte conclu entre les deux puissances, le fini et une moitié de l’infini, Faust et Méphistophélès se mettent à voyager, et le second acte transporte la scène dans la fameuse cave d’Auerbach, à Leipzig. Un beau chœur syllabique et à l’unisson, chanté par de vieux Juifs à la tête branlante, est parfaitement réussi, et le public l’a justement fait répéter. Les couplets à boire de Méphistophélès, avec l’accompagnement du chœur, n’ont pas assez de relief pour un personnage aussi étrange, et l’on songe involontairement à la vigoureuse conception du caractère de Gaspard dans le Freyschütz et de Bertram dans le chef-d’œuvre de Meyerbeer. Le récitatif de Valentin, ainsi que le chœur qui en forme la conclusion, est de ce style solennel et court qui rappelle les oratorios de Haendel, dont M. Gounod s’est plusieurs fois inspiré à bon droit ; mais ce qui est charmant et délicieusement instrumenté, c’est la valse avec le chœur qui en est pour ainsi dire l’accompagnement. Ce morceau, d’une rare élégance et parfumé de poésie allemande, forme, avec le chœur des vieillards que nous avons mentionné, les deux parties saillantes du second acte, dont la supériorité sur le premier n’est pas contestable. Le troisième acte, qui à notre avis est le plus important de tous, présente la rencontre de Faust et de Marguerite sortant de l’église, dont le tableau bien connu d’Ary Scheffer a popularisé en France le type touchant, mais d’un caractère un peu trop mystique. L’air dans lequel Faust s’efforce d’exprimer le ravissement où l’a mis la vue de la jeune fille dont il va briser la destinée n’a de remarquable qu’un accompagnement discret et délicat, où l’on distingue un violon solo qui en suit les contours ; mais le dessin de l’idée est vague, et flotte incessamment entre la mélopée et la mélodie proprement dite. C’est le défaut constant de M. Gounod. Tel est aussi le défaut qu’on peut reprocher à tout ce que chante Marguerite, lorsque, rentrée dans sa petite maison, elle trouve la fatale cassette remplie des bijoux précieux dont elle se pare avec tant de bonheur. Ce récit, car je ne puis pas lui donner une autre qualification, renferme de charmans détails soit dans la partie vocale, soit dans l’accompagnement ; mais il n’y a pas de morceau proprement dit, c’est-à-dire il n’y a pas une idée simple qui se limite et s’impose à la mémoire. Mme Miolan-Carvalho est ravissante dans cette scène de joie enfantine. La vieille Marthe arrive sur ces entrefaites, et bientôt après les deux femmes sont surprises par Faust et son inséparable compagnon, et il en résulte la scène de la promenade carrée dans le jardin, qui, dans le poème de Goethe, est un chef-d’œuvre de raillerie profonde et de sentiment. Comment M. Gounod a-t-il traité cette situation unique ? Comment a-t-il fait parler ces quatre personnages divisés en deux groupes, l’un composé de Marthe et Méphistophélès, exprimant le désabusement et la moquerie de la vie, l’autre de Marguerite et de Faust, effeuillant la fleur de l’idéal et s’enivrant de ses parfums ? Le musicien a-t-il trouvé un thème saillant sur lequel il ait pu jeter toutes les fleurs de sa fantaisie, tous les cris de son cœur sans interrompre le fil du discours commencé ? A-t-il fait un de ces morceaux savans dont l’unité de conception n’empêche pas la variété des modes, un morceau d’ensemble comme le trio du Pré aux Clercs, le quatuor de Zampa, et tant d’autres que je pourrais citer ? Non, ce n’est pas ainsi que procède M. Gounod, et dans toute la scène dont nous venons de parler, on ne remarque guère qu’une harmonie fine et choisie, et parfois des bouffées d’accens et d’accords d’une suavité pénétrante qui rappelle le style de Mozart, particulièrement l’admirable quatuor du premier acte de Don Juan, — non ti fidar o misera, — si indignement chanté au Théâtre-Italien. Oui, je ne crains pas de le dire, dans les premiers accords de cette scène, dans le récit que fait Marguerite à Faust de sa modeste existence, dans les dernières mesures, où les quatre voix se réunissent et se fondent, on sent comme un parfum de la musique de Mozart sans imitation servile ; mais il n’y a pas de morceau à proprement parler. Est-ce un système de la part de M. Gounod ? est-ce pénurie d’idées ? dans les arts comme dans la politique, nous croyons à des caractères, à des tempéramens, et non pas à des théories édifiées a priori. Les mêmes qualités gracieuses et le même défaut d’unité se retrouvent dans la scène d’amour qui suit entre Faust et Marguerite, qui se retire dans sa chambrette. Ce n’est pas un duo, c’est un dialogue libre et passionné dont l’accompagnement surtout renferme des harmonies et des sonorités ravissantes. Je recommande tout cela aux amateurs.
La ballade au rouet que chante au commencement du quatrième acte la pauvre Marguerite délaissée, — Il ne revient pas, — n’a pas non plus de caractère mélodique, et l’on y regrette la touchante inspiration de Schubert, dont M. Gounod a pourtant essayé d’imiter une certaine progression ascendante et chromatique, qui est d’un si bel effet dans la ballade du compositeur allemand ; mais le chœur de soldats qui accompagnent Valentin, et qu’annonce une belle marche militaire, est un chef-d’œuvre du genre. J’aime surtout la seconde phrase complémentaire qui sert de transition au retour du premier motif, ravivé alors par une instrumentation plus chaude et plus abondante. Ce chœur est redemandé tous les soirs par le public charmé. Il n’en advient pas autant à la sérénade que Méphistophélès vient ricaner à la porte de Marguerite, car c’est un morceau insignifiant, qui prouve décidément que le diable ne porte pas bonheur à M. Gounod. Le trio du duel entre Valentin et Faust, aidé sournoisement de Méphistophélès, aurait pu être d’une couleur plus franche et plus satanique. Je préfère la scène où Valentin expirant maudit sa sœur en des termes qui bravent l’honnêteté dans le texte allemand, et dont on n’a pu donné au Théâtre-Lyrique qu’une traduction libre. Ce récitatif haletant de Valentin avec les murmures du chœur qui en absorbe les éclats est d’un bel effet sans doute, mais trop écourté et laissant à désirer un développement plus grandiose. À ce tableau pathétique en succède un autre qui est la contre-partie : je veux parler de l’admirable scène qui représente Marguerite priant dans l’église, et qui, dans le poème de Goethe, est d’une beauté sublime. Il ne nous semble pas que M. Gounod ait tiré tout. Le parti possible du contraste que lui offrait cette situation unique, dont on a tant abusé depuis. Les reproches amers du mauvais esprit, les sanglots de la pauvre fille repentante et le chœur invisible qui chante la terrible prose du Dies Iræ avec l’accompagnement de l’orgue ne forment pas, dans la composition de M. Gounod, un ensemble puissant à la hauteur de la conception du poète. Je louerai cependant le cri de miséricorde que pousse Marguerite éplorée, s’efforçant d’échapper à l’oppression du mauvais esprit, qui se tient derrière elle immobile et invisible comme un remords. La nuit de Walpurgis, avec le chœur de sorcières qui en exprime l’horreur, n’ajoutera rien à la réputation de M. Gounod, qui a mieux réussi ailleurs dans ce genre fantastique, témoin le morceau symphonique de la scène des ruines dans la Nonne sanglante. Je ne trouve à signaler dans tout le cinquième acte que quelques passages du duo de la prison entre Faust et Marguerite, particulièrement la terminaison en trio lorsque Méphistophélès vient presser le départ des deux amans.
Je ne pense pas qu’aucune partie remarquable de la nouvelle partition de M. Gounod, qui est un véritable grand opéra par le développement du style et l’absence presque totale du dialogue, ait été oubliée dans l’énumération soigneuse que je viens d’en donner. J’ai signalé au premier acte la petite symphonie pastorale qui annonce le jour, le chœur qui se chante derrière les coulisses, et certains détails d’orchestre pendant la vision de Marguerite filant à son rouet; au second acte, le chœur des vieillards et toute la scène dont il est un épisode, la valse délicieuse, avec l’accompagnement des voix, et certains accens de Marguerite lorsqu’elle est saluée par Faust ; au troisième acte, qui est le plus remarquable de tous, la scène poétique du jardin et le dialogue d’amour entre Faust et Marguerite ; au quatrième acte, le chœur des soldats avec la marche militaire, la mort de Valentin et la scène de l’église; au cinquième et dernier acte, quelques élans du duo de la prison. Mais ce qu’on ne saurait trop louer dans l’œuvre de M. Gounod, c’est la distinction constante du style, c’est le goût parfait qui éclate dans les moindres détails de cette longue partition, c’est le coloris, l’élégance suprême et la sobriété discrète de l’instrumentation, où se révèle la main d’un maître, et d’un maître qui s’est abreuvé aux sources pures et sacrées. Nous l’avons déjà remarqué, et il est bon et juste de le redire, dans plusieurs passages de la nouvelle partition de M. Gounod, particulièrement dans le quatuor ou le double dialogue de la promenade au jardin, on sent circuler des harmonies chastes et profondes, des accens et des soupirs contenus qui rappellent la manière de Mozart. Je ne saurais faire un plus grand éloge de l’œuvre d’un compositeur moderne. Voici maintenant quelles sont nos réserves, voici les raisons qui nous forcent à dire que M. Gounod n’a pas atteint entièrement le but qu’il se proposait.
Ce qui fait le mérite du poème de Goethe, et ce sont de bien pauvres esprits, ceux qui n’ont pas vu cela, c’est l’alliance du merveilleux et des sentimens humains, la superposition de l’élément fantastique et terrible sur les caractères et les passions de la vie. Otez Méphistophélès et les événemens surnaturels dont il est l’agent, et vous n’avez plus qu’une fable ordinaire, l’amour d’un pauvre philosophe tout barbouillé de métaphysique pour une jeune fille allemande assez insignifiante. Marguerite n’est plus alors l’image chaste et résignée des vertus domestiques et de la poésie du foyer, ce n’est plus la victime sacrée de l’esprit du mal rachetée à la fin par la sincérité et la profondeur du sentiment, et criant du haut du ciel où l’élève son amour: Henri!... Henri!... On pourrait mettre à la fin du poème de Goethe ce vers qui termine la Divine Comédie de Dante Alighieri et qui résume la donnée des deux épopées :
L’amor che muove il sol e l’altre stelle.
l’œuvre de M. Gounod. Le compositeur n’a pu dessiner en quelques traits vigoureux ce personnage étrange, moitié sophiste et moitié démon, que Spohr lui-même n’a pas mieux réussi. Nous devons en dire autant de toute la partie fantastique et surnaturelle, de la nuit de Walpurgis, de la scène de la prison et de l’apothéose finale, qui nous semblent à peu près manquées et dépourvues de caractère. À vrai dire, M. Gounod a fait une œuvre éminemment distinguée à côté de celle dont il s’est inspiré ; mais le musicien ne s’est point emparé de la vaste conception du poète allemand : il n’a point assez réussi à s’approprier la donnée épique de Goethe pour rendre toute tentative nouvelle impossible. Il a fallu une révolution musicale, complément d’une grande révolution politique, pour qu’un génie comme Rossini osât loucher au Barbier de Séville et détrôner l’œuvre du vieux Paisiello, qui n’est pas oubliée des amateurs. On ne refera jamais la musique des Nozze di Figaro ni le Don Juan de Mozart, pas plus que le Freyschütz et Robert le Diable. On pourra revenir au sujet de Faust, mais en tenant grand compte de la partition de M. Gounod, qui renferme des parties exquises.
L’exécution de l’opéra de Faust est assez bonne au Théâtre-Lyrique, surtout les chœurs, qui sont les meilleurs de Paris, et l’orchestre, Mme Miolan-Carvalho a révélé dans le rôle de Marguerite des qualités de comédienne qu’on ne lui connaissait pas jusqu’ici. Elle a composé ce caractère de jeune fille, blonde comme les blés, avec un mélange de grâce, de finesse et de naturel, qualités qui semblent s’exclure. Elle chante à ravir toutes les parties délicates de la musique que lui a confiée M. Gounod, et il n’y a que dans la scène de l’église que l’éminente cantatrice laisse apercevoir un peu de fatigue dans son frêle organe. M. Barbot fait tout ce qu’il peut dans le personnage de Faust pour se faire pardonner sa mauvaise voix de ténor et son accent toulousain. Pourquoi n’avoir pas confié ce rôle à M. Michot, dont la belle voix devrait être depuis longtemps à l’Opéra, ne fût-ce que pour doubler, comme on dit dans les coulisses, M. Gueymard ? Quant à M. Balanqué, il supplée par l’intelligence à tout ce qui lui manque pour rendre le personnage complexe et difficile de Méphistophélès. Le spectacle est magnifique, et suffirait seul pour attirer la foule à un théâtre qui mérite les encouragemens de la critique par les efforts qu’il fait depuis huit ans pour populariser les chefs-d’œuvre sans négliger l’art contemporain. Ne doit-on pas quelque reconnaissance à l’administration intelligente et zélée qui a fait entendre successivement à la nouvelle génération Oberon, le Freyschütz, Euryanthe, Preciosa, les Noces de Figaro, et qui nous fait espérer le Mariage secret de Cimarosa, l’Enlèvement du Sérail de Mozart ?
Quel que soit le succès de l’opéra de Faust, cette œuvre, remarquable à plus d’un titre, contribuera à étendre et à consolider la réputation de M. Gounod. S’il n’était pas toujours un peu téméraire de chercher à deviner quel sera l’avenir d’un artiste, nous serions disposé à croire que, par l’élégance et la pureté du style, par la sobriété de coloris et par le goût parfait qu’on remarque dans son instrumentation, par la finesse des détails et le choix heureux de ses harmonies, non moins que par la pénurie et l’effacement des idées fondamentales, c’est-à-dire des mélodies, M. Gounod est peut-être destiné à remplir dans l’art contemporain le rôle d’un Cherubini, avec des nuances particulières et plus modernes. Ce serait encore une belle carrière à remplir, et dont l’auteur de Faust n’aurait pas le droit de se plaindre.
P. SCUDO.
N’avez-vous jamais parcouru une de ces contrées à demi perdues qui existaient même dans notre vieux monde, il n’y a pas si longtemps encore, que le travail de la civilisation avait à peine effleurées, et où pour se retrouver il fallait s’orienter à tout instant et marcher la boussole à la main ? Toutes les routes tracées par la main des hommes s’arrêtaient tout à coup, et on entrait dans une sorte de domaine de l’inconnu, allant à l’aventure entre la halte de la veille et la halte du lendemain. Est-il bien certain que ce ne soit pas là un peu l’image de ce qui se passe aujourd’hui en Europe dans les affaires de la politique et même dans toutes les choses de l’esprit? Nous sommes arrivés, dans la pleine efflorescence de la civilisation, au milieu des chemins de fer et de tous les systèmes de communication, à ce point extrême, à cet espace oublié et inattendu, où finissent toutes les routes tracées, et où l’on est réduit à ressaisir sans cesse une direction qui varie d’heure en heure. Il faut reprendre la boussole pour parcourir ce terrain, où tout est nouveau, où l’inconnu règne sous toutes les formes. Le monde est occupé chaque matin à se demander où il en est et quel chemin il va prendre, ne voyant apparaître aucune lumière nouvelle pour le guider dans l’épais fourré des contradictions du moment. Ce qui est certain, c’est que la politique de l’Europe est engagée dans une redoutable crise, et que le caractère le plus grave de cette crise est une incertitude énervante, une obscurité complète. Ce n’est plus une confusion superficielle et passagère née d’un fait imprévu, c’est une confusion profonde et chronique de toutes les idées, de tous les principes et de toutes les situations.
Et ce qui est vrai en politique ne l’est-il donc pas également, peut-être depuis plus longtemps encore, dans les lettres et dans les arts? Car enfin voici bien des années déjà que la littérature et les arts souffrent d’un mal inconnu qui se révèle par mille symptômes, dont le plus évident est une sorte de languissante incertitude. Ce n’est point assurément que la littérature cesse de produire, et que chaque jour n’ait sa moisson d’œuvres nouvelles. Le roman et l’histoire, la poésie et le théâtre, tout vit de cette vie habituelle qui semble l’accomplissement d’une loi de la nature. Seulement, quand les écrivains auront écrit et quand les livres auront paru, il restera toujours à se demander quelle est la raison morale de cette activité, de quel côté de l’horizon se tourne l’esprit littéraire, sur la foi de quels astres il marche, quels sont ses mobiles et ses aspirations. Ce n’est point le talent qui manque aujourd’hui, c’est une direction, et ici encore n’est-il point vrai que nous cheminons dans l’inconnu, cherchant vainement un courant d’idées, un but précis, une force véritable ayant conscience d’elle-même? Pourquoi s’en étonner d’ailleurs? C’est le caractère essentiel et inévitable de tous les momens de transition, et quelle époque fut plus que la nôtre une époque de transition? — Littérairement aussi, les vieilles combinaisons sont à bout, l’idéal de toute une période intellectuelle s’est éclipsé; les groupes accoutumés à marcher du même pas et à se serrer dans la mêlée se décomposent visiblement, et les genres littéraires eux-mêmes semblent par moment épuisés. Que reste-t-il? Un grand nombre de talens dispersés et faisant pour ainsi dire la guerre de partisans, des efforts individuels multipliés et confus. Sous cette apparence d’activité incohérente se cache sans doute une fermentation secrète d’où nous verrons éclore des germes nouveaux, et en attendant il nous faut bien de temps à autre ensevelir nos morts, ces morts qui ont été la force ou la grâce d’une génération, qui s’en vont sans transmettre le secret de leur génie, et dont la disparition est une marque de plus de la fuite des choses.
L’autre jour à l’Académie, tandis qu’une foule empressée remplissait peu à peu l’enceinte, au-dessus des chuchotemens de cette assemblée choisie semblait voltiger une ombre errante et perdue, un revenant de la jeunesse de ce siècle. C’était une image élégante et fière, ironique et attendrie. Elle passait, cette image, et repassait sans cesse comme pour écouter ce qui allait se dire. On ne la voyait pas, et elle était partout, présente à toutes les mémoires. C’était Alfred de Musset lui-même, le poète charmant, l’auteur de Rolla et de la Coupe et les Lèvres, qui allait recevoir son dernier éloge académique, pour n’être plus ensuite que le poète de tout le monde avec ses quelques vers où vibrent les plus intimes sentimens de l’âme humaine. Alfred de Musset était mort assez obscurément, il y a deux ans, comme un homme qui a mené rapidement la vie, et qui n’a plus rien à faire en ce monde. Il avait disparu, si l’on s’en souvient, sans éclat et sans pompe. L’Académie française, dont il fut l’un des membres, lui devait ces funérailles, qu’elle décerne périodiquement à ceux qu’elle perd, et où les regrets accordés au mort sont d’habitude notablement tempérés par les complimens flatteurs que les survivans échangent entre eux. C’est un usage depuis longtemps consacré à l’Institut que cet échange de flatteuses paroles entre personnes présentes, et qui ne sourcillent plus, tant elles sont accoutumées à tous les procédés de l’admiration réciproque.
Alfred de Musset a donc été, lui le moins académique des hommes, le héros de la dernière séance, et le soin de commenter son génie, ses œuvres et sa vie appartenait à M. de Laprade, qui succédait au charmant poète, aussi bien qu’à M. Vitet, qui recevait l’auteur de Psyché. L’un et l’autre, M. Vitet et M. de Laprade, ont parlé d’Alfred de Musset comme ils le devaient, comme on en pouvait parler à l’Académie ; ils ont mis tout leur zèle à faire revivre cette figure, à qui il suffit de reparaître dans sa franche et étincelante originalité pour séduire tous ceux qui aiment la poésie. M. de Laprade s’est exprimé en poète qui a un sentiment élevé de l’art littéraire, M. Vitet a parlé en critique habile et ingénieusement éloquent. Les discours des deux académiciens contiennent certes plus d’une partie supérieure, surtout dans les aperçus généraux, et si l’auteur de Rolla tel qu’ils nous l’ont montré n’était pas toujours le vrai de Musset que chacun entrevoyait dans sa pensée, c’est qu’il est sans doute des traits, des nuances, des éclairs de vérité, ou un degré d’exactitude dans les détails, dont on ne se préoccupe pas absolument à l’Académie. L’œuvre était peut-être difficile d’ailleurs pour un esprit comme M. de Laprade. S’il est vrai, comme l’a dit spirituellement M. Vitet, que l’Académie française soit une galerie vivante de quarante portraits, et que toutes les fois qu’elle est obligée de. remplacer un de ces portraits, elle mette tous ses soins à n’en pas acquérir la copie, à chercher plutôt qui ressemble le moins à celui qu’elle a perdu, il est certain qu’elle ne pouvait mieux réussir. M. de Laprade est de la race des poètes, il n’est pas de la famille d’Alfred de Musset. M. de Laprade est une intelligence sérieuse et sincère, tout éprise de symboles et de hautes spéculations idéales. Il se crée volontiers une humanité un peu abstraite, de même qu’il se complaît à tous les spectacles d’une nature grandiose. Il aime à noter les symphonies des torrens et des vallées, même à faire parler les chênes, et c’est à ce point qu’on pourrait s’y méprendre, comme l’a dit M. Vitet d’une façon piquante: on croirait presque à une transfiguration des arbres et des montagnes. Ce que la poésie de M. de Laprade gagne en élévation et en sérénité, elle le perd peut-être en puissance communicative et émouvante. Quant à Alfred de Musset, dont le génie se plaisait beaucoup moins aux rendez-vous nocturnes sur les cimes alpestres, il fut avant tout le poète de la vie, de la jeunesse, de la passion, de tout ce qui se remue et palpite dans un cœur.
Il y a trente ans maintenant qu’Alfred de Musset entrait dans la carrière ; il était à peine adolescent alors, et touchait à sa vingtième année. Il était le plus jeune d’une génération qui arrivait sur la scène du monde, et de cette génération il n’avait ni les mélancolies, ni le penchant à la méditation rêveuse, ni le goût des spéculations philosophiques, bien qu’il eût obtenu un prix de philosophie au collège, ainsi que nous l’apprend M. de Laprade. Il paraissait au contraire avec toute la turbulence de la jeunesse, avec la grâce d’un page qui se moquait de tout, même de l’amour. Alfred de Musset se moquait en effet dans les Contes d’Espagne et d’Italie, et pourtant ce n’était pas seulement un moqueur qui se révélait en certaines pages de Portia. Il y avait jusque dans l’ironie et dans l’enjouement de ce scepticisme exubérant je ne sais quelle puissance d’émotion et quelle ardeur frémissante tout près d’éclater. Laissez passer un peu de temps, ces accens indistincts se dégageront et deviendront l’invocation au Tyrol dans la Coupe et les Lèvres, ou les merveilleuses strophes sur don Juan dans Namouna. Que quelques années encore s’écoulent, le poète aura vécu ; à ce désabusement de fantaisie et à cette expérience prématurée dont il prenait les dehors, il aura ajouté l’expérience vraie et réelle; il aura senti le poids de la vie et le prix des larmes; il aura usé et abusé peut-être, et alors de cette imagination ou de ce cœur de poète jailliront les Nuits et ce chant presque religieux de l’Espoir en Dieu. On a presque dit à l’Académie qu’il y avait eu deux hommes en ce gracieux génie, qu’entre les inspirations de la première jeunesse d’Alfred de Musset et les inspirations de sa jeunesse plus virile, il y avait comme un parfait contraste. Le contraste est plus apparent que réel. Ces deux hommes qu’on croit distinguer n’en faisaient qu’un; c’était une même nature développée et fécondée par la vie, passée au brûlant creuset et façonnée par ce mystérieux travail d’où sort un poète attendri et ironique, spirituel et tendre, un poète condensant dans une expression étincelante le feu le plus subtil et le plus intense de la passion, et unissant à la fraîcheur toujours survivante de la jeunesse une ardeur plus sérieuse et plus virile. Une des premières qualités d’Alfred de Musset, c’est la spontanéité, c’est une souplesse colorée et nerveuse qui laisse apercevoir tout le mouvement de la pensée. Chez d’autres poètes d’un vol en apparence plus large, et dont il fut le contemporain, l’émule de génie et de gloire, on distingue en quelque sorte la limite entre le sentiment vrai, réellement éprouvé, et ce qui n’est plus qu’un développement poétique. Il y a un point où ce n’est plus le cœur, c’est l’imagination seule qui parle, prolongeant le thème. Presque jamais il n’en est ainsi chez de Musset, sauf en quelques fragmens où l’esprit seul se joue. Quand la passion parle, tout jaillit de source, tout est spontané, et c’est à ce point que là où l’homme cesse de sentir, le poète cesse de chanter. C’est ce qui explique comment tous ses vers tiennent en deux petits volumes, et c’est ce qui fait aussi que cette poésie, réduite à son essence la plus énergique, a un tel accent de vérité et un charme si vivant.
La popularité d’Alfred de Musset est un des phénomènes littéraires les plus curieux de notre temps, et par ce mot je n’entends pas le banal retentissement d’un nom dans une foule vulgaire. La popularité de l’auteur de Rolla est d’une autre nature: elle est moins étendue, et d’un ordre plus choisi. Elle a eu de la peine à se faire jour tout d’abord, puis elle a éclaté tout à coup à un certain moment, et chose étrange, tandis que d’autres popularités poétiques ont diminué, celle-ci a grandi par les sympathies de la jeunesse surtout. C’est un phénomène littéraire universellement constaté. Je crains cependant qu’il n’y ait eu l’autre jour quelque erreur d’optique à l’Académie, une erreur qui n’intéresse pas seulement le poète, mais encore tous ceux qui lui ont fait cette fortune nouvelle. Est-il donc vrai qu’il y ait une méprise dans la popularité d’Alfred de Musset, que la floraison printanière de son génie continue à éclipser les inspirations supérieures de sa maturité, et que pour tous, en un mot, le poète soit encore le Chérubin souriant et moqueur d’autrefois, le railleur impitoyable, le rossignol sceptique et licencieux, le rimeur révolté de la Ballade à la Lune? C’est là sans doute une délicate manière de relever le prix de quelques-unes des plus belles œuvres d’Alfred de Musset, en demandant pour elles un peu de ce soleil qui va s’égarer sur des œuvres moins pures; mais alors le reproche va droit au temps où nous vivons, à tous ceux qui font la popularité du poète. Je crains, dis-je, que l’Académie, en jugeant ainsi, ne soit encore sous des impressions anciennes, et peut-être ne serait-il pas impossible de rassurer le goût si éclairé et si fin de M. Vitet en lui affirmant que les Nuits et l’Espoir en Dieu ne sont pas seulement du domaine de quelques érudits à la recherche de beaux vers. Seulement il se peut que, lorsque ces merveilleux fragmens venaient au jour pour la première fois ici même, bien des esprits fussent tournés d’un autre côté et peu occupés de poésie. Si la jeunesse s’est éprise d’Alfred de Musset, ce n’est pas l’auteur de Mardoche et de l’Andalouse qu’elle s’est plu à voir uniquement en lui; elle connaît les Nuits, et l’Épître à Lamartine, et le beau morceau du Souvenir. Elle a aimé Alfred de Musset, parce qu’elle a trouvé en lui le chantre ému de toutes les émotions les plus vives du cœur, et c’est ainsi que cette popularité n’a rien d’éphémère ni de capricieux; elle a pour complices invariables toutes les âmes naturellement ouvertes au sentiment d’une poésie passionnée et sincère.
De la vie d’Alfred de Musset, on n’a rien dit l’autre jour à l’Académie; on n’en pouvait guère parler, car l’auteur de Namouna ne fut rien, ni député, ni ministre, ni ambassadeur; il n’eut rien de l’homme public. Il fut tout au plus bibliothécaire, et la république de 1848 lui prit libéralement son titre: il ne fut en un mot que simple académicien. Quant au reste, il n’est pas aisé de pénétrer dans le mystère d’une vie. Il ne faudrait pas cependant que le silence ressemblât à une trop grande sévérité. Qu’aurait-on pu dire d’Alfred de Musset après tout? Qu’il régla mal sa vie, qu’il céda trop souvent aux entraînemens de son imagination et de sa nature. M. Vitet l’avait dit déjà sur le tombeau du poète avec une parfaite bonne grâce : il fut de ceux qui viennent au monde moins pour se gouverner eux-mêmes que pour charmer les hommes. Hélas! quand on relit aujourd’hui la Confession d’un Enfant du siècle, on n’a pas de peine à voir combien de traits personnels et familiers au poète ont dû passer sur le visage de ce héros du temps, de ce jeune homme qui tombe à chaque instant et se relève pour retomber encore, qui croit se sauver des orages du cœur dans l’ivresse des sens, et éprouve aussitôt le dégoût de ces plaisirs malsains, qui badine avec la souffrance, joue avec tout, et à travers tout garde une âme supérieure à tous les désordres vulgaires, une âme toujours capable de sentir et de souffrir. Ainsi va Octave jusqu’au bout du livre. Que le poète eût quelque prédilection pour cette figure de don Juan qu’il compare à un guerrier, cela est possible. Dans tous les cas, ce qu’il faudra ajouter, c’est que s’il eut dès faiblesses, ces faiblesses n’ont nui qu’à lui-même; il ne s’en faisait pas un piédestal. Il n’était pas de ceux qui ont des théories de réhabilitation toutes prêtes, qui savent toujours abriter leurs passions sous des sophismes, et à la bien prendre, cette Confession d’un Enfant du siècle est elle-même un livre de morale plus éloquent que le traité le plus complet. Ce qui ressemble à de la licence chez Alfred de Musset est quelque chose qui effleure sans laisser de traces, parce que c’est aussitôt épuré comme par une flamme invisible. Il en est de ce libertinage du poète comme de son ironie, qui finit toujours par une larme, quelquefois par un appel à la prière errante, inquiète et désolée. Il n’est plus aujourd’hui, le charmant poète, il a eu l’autre jour ses dernières funérailles, et de longtemps sans doute on n’entendra, même à l’Académie, des accens comparables à ceux de ce jeune et fier génie.
CH. DE MAZADE.
V. DE MARS.