Chronique de la quinzaine - 31 mars 1856

Chronique n° 575
31 mars 1856


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mars 1856

Hier était l’anniversaire du jour où la fortune contraire livrait Paris aux armées alliées de l’Europe il y a quarante-deux ans. Hier, par une coïncidence étrange, a été signé le traité de paix qui met un terme à cette guerre de deux années où la France a eu pour alliées la plupart des puissances qui la combattaient autrefois, qui purent entrer à Paris en conquérantes. C’est là le dernier mot, le dénoûment victorieux et rassurant d’une crise qui a rempli le continent d’anxiété, en même temps que c’est le visible témoignage d’une situation entièrement nouvelle. Ce n’est point sans doute le dernier épisode de cette question orientale, qui réserve au monde bien d’autres étonnemens, bien d’autres épreuves peut-être. Il faudrait une imprévoyance singulière pour croire que tout est fini. C’est du moins une halte ; le signet est mis à cet endroit du livre, l’œuvre du moment est accomplie. La guerre aura marché à son but sans dévier, sans se compliquer d’élémens étrangers. Plus heureux que les conférences tenues à Vienne il y a un an, le congrès de Paris aura trouvé la grande transaction propre à terminer un tel conflit. La paix qui vient d’être conclue, on n’en peut douter, est digne de la cause, digne des persévérans efforts de deux puissances comme la France et l’Angleterre, et les avantages qu’en retirera la civilisation générale pallieront tout au moins pour la Russie les sacrifices auxquels elle aura dû se résigner, qu’elle ne se croyait pas peut-être si près de faire il y a quelques années. En réalité, depuis quelques jours, on voyait se presser tous les signes d’un résultat favorable et prochain. Le congrès multipliait ses séances dans la pensée évidente d’en finir et de n’avoir point à renouveler l’armistice, qui allait expirer aujourd’hui même. Une grande revue de troupes était annoncée comme pour laisser pressentir que la paix serait signée avant ce moment, et c’est demain qu’a lieu cette fête militaire. En un mot, toute incertitude disparaissait par degrés devant les chances croissantes d’une réconciliation européenne. L’acte du 30 mars 1836 est venu répondre à l’attente universelle. Aussi bien, quelques difficultés intérieures qu’on ait pu soupçonner ou entrevoir à travers le mystère des négociations, on n’avait point sérieusement douté d’une solution pacifique depuis l’ouverture du congrès.

D’où pouvaient venir en effet les obstacles graves, insurmontables ? De la Russie, sans doute ; mais dès que la Russie, après le degré de résistance nécessaire à son honneur, avait accepté sans restriction et sans réserve ce qu’on a nommé les propositions autrichiennes, c’est qu’évidemment elle avait reconnu l’impossibilité de prolonger la lutte. Elle avait mesuré de l’œil cette coalition grandissante qui la menaçait ; elle avait vu l’Autriche, sinon très hardiment belliqueuse, du moins très politiquement hostile, l’Allemagne se débattant dans une neutralité qui pouvait devenir impossible, la Suède prête à prendre les armes, la France et l’Angleterre décidées à renouveler un gigantesque effort dans la Baltique, tous les états inquiets et troublés dans leur sécurité comme dans leurs intérêts. Elle avait vu tout cela, et dès-lors n’était-ce point encore une habileté d’accepter résolument la situation, de ne point reculer devant les sacrifices inévitables, et de se faire un titre de son esprit de conciliation en cherchant dans la paix le principe d’une politique nouvelle ? C’est une pensée de ce genre qui semble avoir dicté les dernières résolutions de l’empereur Alexandre. Le choix même du comte Orlof comme représentant du tsar ne démentait point une telle pensée. Personnage éminent et populaire, fait pour attirer la considération, le premier plénipotentiaire russe pouvait mieux que tout autre d’une main de soldat signer la paix avec dignité, sans abaisser la Russie. On dit au surplus que s’il a dû céder sur les points considérés comme essentiels et irrévocables par la France et l’Angleterre, le comte Orlof n’aurait pas toujours été battu dans ses rencontres avec les plénipotentiaires d’une autre puissance, naguère amie, et qu’il aurait rappelé avec une certaine fierté le peu d’habitude qu’avait la Russie de signer des traités après des défaites. Ce sont là, si l’on veut, les incidens plus ou moins vraisemblables d’une négociation dont l’importance se résume dans son résultat, qui est la paix, — une paix sérieuse et forte dont les termes seront probablement bientôt connus.

La paix, c’est la le grand et unique événement annoncé hier au milieu du jour à la population de Paris par les salves qui annoncent les victoires. En présence du résultat faut-il se demander comment on est arrivé là, quelles péripéties les négociations ont eu à traverser, ce qui peut rester encore à régler comme une conséquence naturelle et pratique des principes qui viennent de prévaloir solennellement ? Les conditions générales de la paix, on les connaît avant de savoir dans quels termes précis elles sont formulées. Ainsi le génie pacifique de l’industrie régnera seul désormais dans la Mer-Noire, affranchie et ouverte à tous les peuples. Les ports, les arsenaux militaires, sans excepter Nicolaïef, seront nécessairement transformés en ports de commerce. À la place d’une lutte inégale, toujours menaçante en Orient, il y a un champ immense de libre et féconde activité. Les événemens de la guerre une fois accomplis, ce n’est pas sans doute ce qui a été le plus dur pour le cabinet de Saint-Pétersbourg. Un des points les plus graves, celui qui paraît avoir tenu le plus au cœur de la Russie, c’est la rectification des frontières de la Bessarabie. Matériellement le sacrifice est médiocre ; moralement, à cette forteresse d’Ismaïl achetée par tant de sang, à ce coin de terre se rattachent les souvenirs populaires de Suvarov. À tort ou à raison, c’est à l’Autriche que la Russie attribue la pensée de cette rectification de ses limites sur les bords du Danube. En dehors de cette concession les objets qui semblent avoir provoqué les plus sérieuses délibérations du congrès, et avoir suscité même quelque embarras dans les négociations, sont les réformes en faveur des chrétiens de l’empire ottoman et la réorganisation des principautés. Il se présentait ici en effet une question grave : les réformes récemment promulguées en Turquie seraient-elles annexées au traité général, prenant ainsi toute la force d’un engagement diplomatique, ou conserveraient-elles le caractère d’un acte libre et spontané émané de l’autorité du sultan ? Séparer ces réformes de l’acte collectif de la paix, pouvait-on dire, c’était leur enlever la garantie nécessaire d’une action de l’Europe, toujours attentive et toujours présente. Les comprendre au contraire dans le traité général, c’était déroger au principe admis dès l’origine par les puissances occidentales, et qui consiste à provoquer toutes les améliorations désirables dans le sort des populations chrétiennes par l’action souveraine et indépendante de la Porte. C’est entre ces difficultés de diverse nature qu’une transaction a dû se faire jour. Quant aux principautés, différens systèmes se présentaient également. Les provinces danubiennes seraient-elles réunies en un seul état indépendant et neutre, ou bien conserveraient-elles, sous la souveraineté plus nominale que réelle de la Porte, leur situation ancienne, améliorée et dégagée de tout protectorat russe ? Un plan débattu à Constantinople maintient, à beaucoup d’égards, l’état actuel. Un certain nombre d’habitans des principautés ont demandé de leur côté la réunion, comme la consécration de l’autonomie complète des provinces roumaines et comme un premier pas vers une régénération politique et morale. Joignez à ceci le mouvement des ambitions personnelles, les candidatures au trône de cet état futur ! En présence de ces prétentions contraires, qui ont pu provoquer quelque divergence de vues, il est vraisemblable que la réorganisation des principautés et les réformes en faveur des populations chrétiennes restent deux affaires en réserve. Toujours est-il que ce sont des questions résolues en principe, tranchées par la paix, et dont la solution pratique peut seule être l’objet de délibérations nouvelles. Tout ce qui suivra ne peut être que la déduction de l’acte souverain qui vient de s’accomplir, et les armées alliées n’auront point eu sans doute le temps de quitter l’Orient avant que quelques-unes des conséquences les plus essentielles de la dernière guerre n’aient commencé à devenir une réalité.

Maintenant l’intervention de la Prusse à la dernière heure n’a-t-elle point été un des faits caractéristiques de la négociation qui s’achève ? n’a-t-elle pas même été une des difficultés des dernières délibérations ? C’est du moins ce qui semble résulter de faits jusqu’ici plus soupçonnés, il est vrai, que connus. La Prusse, cela est bien clair, a eu jusqu’à la fin une position anormale, aussi singulière que sa politique. Elle ne pouvait signer un traité de paix, puisqu’elle n’avait point été belligérante, puisqu’elle avait fait au contraire tous ses efforts pour ne point l’être. L’Autriche, à la vérité, n’était point sous ce rapport dans des conditions différentes ; mais l’Autriche était l’alliée des puissances occidentales dans leur lutte contre la Russie, elle avait contracté des engagemens. Sa position dès-lors était simple, naturelle et légitime, bien qu’elle n’ait peut-être pas été jusqu’au bout à la hauteur de ses espérances. Il n’en était pas ainsi du cabinet de Berlin. La Prusse ne pouvait donc intervenir que comme puissance européenne ayant participé à la convention des détroits de 1841. Or, la modification de ce traité n’étant qu’un des élémens d’une négociation qui embrassait bien d’autres intérêts, il devait en résulter que lorsque la Prusse a été appelée au congrès, la plupart des questions étaient nécessairement résolues. C’est ce qui a eu lieu en effet, et la difficulté parait avoir consisté à déterminer le degré, de participation des plénipotentiaires prussiens. N’importe, la Prusse n’a pas moins signé, elle aussi, la grande transaction ; elle y aura travaillé, sinon d’un conseil actif et de l’épée, du moins de tous ses désirs, — désirs ardens et sincères en proportion même de l’intérêt qu’elle avait à ne point voir la guerre s’étendre, se prolonger et l’environner de ses feux. C’est à la lumière de cette paix nouvelle qu’apparaîtront maintenant les conséquences véritables de la politique suivie par chaque puissance, les élémens réels d’une situation générale qui tend à se transformer.

Que deviendra cette situation ? Quelle sera l’influence des derniers événemens sur le système des alliances, sur les rapports des divers états de l’Europe ? Les termes de la paix ne sont point encore connus. On pressent à peine ce point de départ nouveau. Il semble du moins que la Russie, après avoir pris sa grande résolution, a complètement accepté les conséquences de la politique que les circonstances lui ont faite plutôt qu’elle ne l’a choisie. S’il est permis de juger d’après de simples apparences, on pourrait dire que la Russie, dans ces derniers temps, s’est montrée volontiers disposée à se rapprocher de la France, en prenant une attitude de plus en plus réservée vis-à-vis de l’Autriche, et il n’est point impossible que ces dispositions ne se soient fait jour par intervalle dans les négociations qui viennent de finir. La Russie, on peut le soupçonner, sort des complications actuelles avec une illusion de moins et un ressentiment de plus. C’est peut-être la conclusion la plus claire d’une brochure qui paraissait récemment en Belgique sous ce titre : l’Autriche et l’Allemagne dans la question d’Orient. Ces pages sont évidemment l’expression d’une pensée russe. L’auteur semble initié à plus d’un mystère de la diplomatie, à plus d’une particularité des rapports qui ont existé entre les cours du Nord. Il écrivait quelques jours à peine avant la fin des négociations, c’est-à-dire dans le moment où la Russie était décidée sérieusement à la paix, mais où la paix n’était point faite encore. Que l’auteur de la brochure juge au point de vue de la Russie l’origine de la guerre, qu’il soit un peu porté à sourire de la France prodiguant ses soldats et ses trésors pour servir un intérêt anglais, ce sont là des thèmes usés désormais ; en définitive, si entre la France et l’Angleterre il y a eu partage d’efforts dans la lutte, il y au moins aujourd’hui partage de gloire.

Ce qui est le plus curieux dans ces pages, c’est l’analyse pénétrante, implacable de tous les actes, de toute la politique de l’Autriche depuis trois années. L’Autriche est visiblement le point de mire, ou, si l’on veut, le héros de l’écrivain russe. D’un trait trop ironique pour n’être pas secrètement passionné, et trop direct pour ne pas partir d’une main intéressée, il la représente jouant merveilleusement son rôle, se servant de la menace d’une invasion française pour intimider l’Allemagne et la rattacher à sa politique, couvrant de l’inertie allemande ses temporisations calculées, s’obligeant vis-à-vis des puissances occidentales à rompre avec la Russie, et s’engageant avec la Russie à ne pas prendre les armes, adressant des ultimatums au moment où elle diminue ses forces militaires, manœuvrant sans cesse en un mot pour conserver sans lutte et sans combat une grande position, celle d’arbitre de la paix. Selon l’écrivain russe, c’est l’Autriche qui de sa main prudente et habile a brisé la sainte-alliance, cette alliance qui n’a jamais profité qu’à elle et nullement à la Russie, toujours traversée en ses desseins par le cabinet de Vienne. Ici on pourrait, ce nous semble, intervenir, et dire que la Russie a contribué au moins autant que l’Autriche, à rompre cette alliance. Quoi qu’il en soit, qu’elle ait été brisée par l’un ou l’autre des deux empires, ou par les deux à la fois, elle n’existe plus, cette alliance, et c’est là le seul point à constater pour l’Europe occidentale. L’Autriche s’est donc montrée très habile selon l’auteur de la brochure, mais c’est maintenant surtout qu’elle va avoir à déployer son habileté et sa dextérité. Où trouvera-t-elle des alliances ? Se tournera-t-elle, selon, sa vieille tradition, vers l’Angleterre où ses généraux ont trouvé l’insulte, d’où sont partis les encouragemens à la révolte de toutes les nationalités ? Se tournera-t-elle encore une fois vers Pétersbourg ? Ici l’écrivain en dit assez pour indiquer que la seule politique possible pour la Russie vis-à-vis de l’empire allemand doit être une politique réservée et hautaine, — La Russie, semble dire ce singulier diplomate anonyme, la Russie a sauvé l’Autriche une fois, et c’est assez… Il est aisé de faire en tout ceci la part de l’amertume et de la récrimination. Ces pages sont surtout curieuses parce qu’elles sont un symptôme des sentimens qui ont pu se faire jour jusqu’au dernier instant. Heureusement la paix est venue ; elle dissipera ces nuages, et si, comme le dit l’auteur de la brochure, l’Autriche pratique merveilleusement la vertu des hommes d’état, qui consiste à n’avoir ni rancune ni reconnaissance, trop d’exemples prouvent que ce n’est point là une vertu qui soit exclusivement à l’usage de l’Autriche. Dans tous les cas, ce n’est point aux puissances occidentales de reprocher au cabinet de Vienne d’avoir manqué de reconnaissance à l’égard de la Russie.

C’est ainsi que les dernières émotions d’une grande querelle, comme les derniers coups de feu d’un combat qui finit, disparaissent devant le résultat qui réconcilie les puissances hier encore ennemies. Cette nouvelle va retentir à tous les confins de l’Europe, rassurée et calmée par la sagesse d’un congrès où le droit seul a obtenu une victoire. Elle commence par retentir en France, où la paix doit nécessairement ouvrir une vaste carrière aux intérêts, rendre les esprits aux préoccupations intérieures. Cette paix, qui domine aujourd’hui la situation de tous les pays et particulierement de ceux qui se trouvaient engagés dans la lutte, n’est point cependant le seul événement qui ait signalé ces derniers jours. Le 16 mars, un prince naissait aux Tuileries ; il est entré dans la vie au bruit du canon et des réjouissances, comme tous les enfans des souverains. Il était impossible qu’une remarque ne vînt point à l’esprit, et elle est passée naturellement dans les harangues officielles de l’empereur et du président du corps législatif. Depuis la fin du dernier siècle, quatre enfans destinés à régner sont nés dans ce palais. Trois portaient dans leurs veines le sang de Bourbon : un portait le sang de Lorraine, mêlé au sang vigoureux d’un conquérant. Ces vicissitudes doivent tempérer les faciles enthousiasmes ; aussi est-ce dans un langage sérieux et ferme que le chef de l’état a parlé de ces coups du sort ; il a rappelé l’histoire pour y puiser un meilleur espoir, en apprenant qu’il ne faut jamais abuser des faveurs de la fortune, et qu’une dynastie n’a de chance de stabilité que si elle reste fidèle à son origine. Le président du corps législatif a donné, sous une autre forme, la raison d’une espérance meilleure, en disant que, parmi les héritiers anciens du trône, les uns ont été emportés par la révolution intérieure, un autre par la coalition étrangère, et que ces dangers se trouvent aujourd’hui conjurés. On peut certes trouver la le germe de bien des considérations politiques, qui viennent se grouper naturellement autour de ce berceau où dort l’héritier du nouvel empire. La paix, par une combinaison favorable, coïncide avec la naissance de ce prince ; mais la paix n’a-t-elle point aussi ses conséquences, dont l’une, est ce « règne paisible d’une sage liberté » dont parlait l’autre jour l’empereur en répondant, à l’allocution du président du conseil d’état ? Les lois pacifient un pays, et c’est la liberté, assainie par un sentiment moral vigoureux, qui assure l’empire durable des lois. Dans un temps comme le nôtre, où les intérêts tendent à tout envahir, c’est presque une nécessité d’existence de contrebalancer sans cesse cet immense mouvement des choses matérielles par l’énergie des âmes et des esprits, ramenés à tous les cultes sévères et libres de la pensée. Il est dans la destinée des lettres de toucher à la politique par bien des côtés. Pour elles aussi, il y a les changemens qui s’accomplissent, les générations qui passent, les évolutions des idées ou des talens. C’est un des caractères de notre temps que cette rapidité effrayante avec laquelle on vit par l’intelligence et l’imagination comme dans la réalité. Les hommes eux-mêmes finissent par s’étonner du chemin qu’ils ont fait, de la distance qui les sépare de leur passé, et ne se reconnaissent plus dans cette route, où ils ont commencé par les espérances indéfinies pour aboutir aux déceptions les plus extrêmes. Où sont donc les jours où M. de Lamartine entrait dans la vie littéraire et dans la renommée, tenant dans ses mains un petit livre de vers, qui ne portait pas même de nom, inscrit sous ce simple titre de Méditations ? Sans le savoir peut-être, comme il arrive à toutes les natures spontanées et fécondes, M. de Lamartine créait du premier coup une poésie. Ce fut une révélation véritable qui date déjà de plus de trente ans. Aujourd’hui, d’une main à la fois négligente et pressée, d’un esprit prolixe et morose, l’auteur des Méditations laisse échapper des pages qui ne se comptent plus. Tantôt il découpe l’histoire de tous les temps et de tous les pays en fragmens harmonieux, tantôt il se répand dans les journaux, tantôt enfin, comme en ce moment encore, il publie un Cours de Littérature qu’il adresse à ses amis et à ses ennemis, s’il en a, ce qui est douteux. C’est la dernière œuvre de M. de Lamartine : testament étrange d’un homme se survivant à lui-même et déclarant sans détour que tout ce qu’il fait désormais, c’est par besoin, par nécessité, pour avoir le pain et l’abri de chaque jour. M. de Lamartine semble croire que ses contemporains mettent une sorte de joie cruelle à lui reprocher les précipitations de son esprit, les prodigalités de sa plume, qu’ils lui marchandent la publicité, l’air de notre temps, comme les Samiens marchandaient à Homère l’air et les sentiers de leur île. Ceux qui ont aimé et suivi le poétique auteur des Harmonies dans sa carrière lui reprochent cette abdication volontaire de ce qui fit le prestige de son génie. Certes, rien n’est comparable à cette plainte attristante par laquelle M. de Lamartine ouvre ce qu’il appelle son Cours de Littérature. Nul détail ne vous sera épargné ; vous aurez les nudités du foyer, les obligations criantes, les besoins impérieux, la fin morne d’une existence commencée dans la gloire. Son génie, M. de Lamartine l’abandonne ; les rôles qu’il a joués sur la scène publique, il les livre à l’histoire. S’il eût été de la religion de Caton, dit-il, il y a longtemps qu’il eût invoqué la mort du stoïcien. Les mobilités du peuple l’ont dégoûté de la politique.

Que reste-t-il donc de l’homme d’autrefois ? M. de Lamartine le dit lui-même en se comparant à l’obscur manœuvre, au casseur de pierres qui poursuit son labeur vulgaire sur le chemin pour rapporter le salaire du soir. Voilà le dénoûment lamentable d’une grande carrière, et le langage plus lamentable encore d’un poète sur sa propre existence ! Il vient cependant à l’esprit une réflexion bien simple. Qu’a-t-il manqué à M. de Lamartine pour se faire une autre destinée ? Quel souffle contraire l’a précipité sur cet écueil où il se plaît à décrire son naufrage ? Tout ce que les autres hommes sont obligés de conquérir, il l’a eu sans effort par le bienfait de sa naissance ou par le privilège d’un génie heureux. Homme, il a trouvé l’opulence dans son berceau, il a été entouré de toutes les prodigalités de la fortune ; poète, il n’a eu qu’à paraître pour subjuguer les imaginations et les cœurs. Nul n’a obtenu plus d’enthousiastes et aveugles admirations, et, on peut le dire, nul n’a trouvé moins de rudesses sur son chemin. Lorsque la pensée lui est venue d’entrer dans la vie politique, toutes les portes se sont ouvertes devant lui, toutes les barrières se sont abaissées, et même plus d’une fois les agressions se sont adoucies. La plus grande critique fut souvent de lui dire qu’il était un éminent poète. N’était-ce pas une grave injure ? M. de Lamartine a-t-il enfin la fantaisie de jouer un rôle dans une révolution ? Il a été pendant deux mois le véritable souverain de la France. Tout lui a donc souri, tout a été faveur pour lui. Il a eu le génie, la fortune, la sympathie de ses contemporains, et même l’éclair d’héroïsme dans la tempête. Aussi M. de Lamartine n’accuse-t-il pas les hommes, il n’accuse que le sort. Le sort ! le mot est bientôt dit ; mais il se trouve justement que c’est le sort qui a comblé M. de Lamartine de tous les dons, et que c’est lui-même qui a détruit de ses propres mains l’œuvre de la fortune bienfaisante. Telle est la moralité qu’il faut recueillir : c’est que le sort n’est rien ici, et que les hommes sont les véritables ouvriers de leur destinée. Heureuse ou malheureuse, ils l’ont faite ainsi, et, sans refuser ce qui est dû de sympathie attristée aux amertumes d’une situation douloureuse, on ne peut oublier aussi qu’il est trop souvent arrivé à M. de Lamartine de conspirer avec la foudre, ainsi qu’il l’a dit un jour dans une image plus poétique que rassurante.

L’histoire intime des esprits et des talens est par elle-même l’histoire la plus curieuse. Dans quelle atmosphère ces talens sont-ils nés ? De quelles influences et de quelle substance vivent-ils ? Vers quel point souvent invisible et inconnu se dirigent-ils ? Ils marchent, ils ont leurs périodes de passion et d’affaissement, ils sont gracieux ou énergiques, capricieux ou austères. Quel est le secret de leur originalité ? Quel rapport y a-t-il entre leur nature morale et le genre de leurs inventions, leur manière d’envisager les choses du présent ou de l’histoire ? Bizarres problèmes, que l’esprit d’analyse résout en rapprochant l’homme, l’œuvre et le temps ! La première condition pour le talent véritable, c’est qu’on sente en lui la vie et l’originalité. M. Michelet a ce rare mérite, et il vient de le prouver encore dans ces deux livres de sujets si différens, quoiqu’ils se ressemblent au fond, — l’un, qui est un nouveau volume sur l’histoire de France et qui traite des guerres de religion, l’autre qui est une monographie de l’oiseau, résumée dans ce mot pris pour épigraphe : Des ailes ! des ailes ! Rien ne serait plus difficile à saisir que cet esprit impressionnable et ardent qui ressemble parfois à une flamme errante au milieu des ruines du passé ; c’est une nature maladive et nerveuse, spirituelle et facile à émouvoir, fine et violente : c’est un mélange de bénédictin et de poétique humoriste. Il y a un point où depuis longtemps M. Michelet a presque perdu tout équilibre de jugement : c’est quand il touche aux choses religieuses et aux choses de la révolution. De là vient indifférence qui existe entre ses premiers volumes sur l’histoire de France et ses dernières études sur la réforme, sur la renaissance, qui ont précédé de peu le tableau des guerres de religion. Une fois arrivé à ce point du catholicisme et de la révolution, M. Michelet part visiblement effaré et se lance dans les espaces indéfinis. M. Michelet n’est point évidemment un historien véritable, la sévérité et l’impartialité lui manquent trop : il a une histoire à lui, qu’il anime de son esprit, qu’il peint de ses couleurs. Il sait beaucoup, cela n’est point douteux ; seulement il fait l’histoire moins avec ce qu’il sait qu’avec ce qu’il devine ou ce qu’il suppose. Qu’on ouvre son dernier volume : il serait certes difficile en le lisant de se faire une idée exacte du XVIe siècle. On entrevoit à peine la suite des événemens, trop souvent pliés à tous les caprices de l’imagination ; les dates se pressent et se confondent. L’auteur se laisse emporter par la passion jusqu’à mêler les temps, les choses et les hommes, et à créer des analogies fort imprévues. Que reste-t-il donc dans ce livre comme élément d’intérêt ? Il y a évidemment un instinct profond du caractère général de ce siècle agité ; il y a des vues piquantes, de lumineuses échappées. Les portraits minutieux et tout personnels que prodigue l’auteur sont ressemblans comme ressemblent les pittoresques exagérations tracées par un esprit supérieur qui se joue en ses caprices. M. Michelet aime les duels gigantesques. Il ne voit dans le XVIe siècle en France et en Europe que deux personnages, deux adversaires, l’Espagne et le protestantisme, l’intrigue espagnole et la réforme. Il y avait cependant un troisième personnage qui demandait à prendre sa place : c’est l’esprit français lui-même. L’auteur semble croire qu’il n’y avait nulle place pour cet esprit dans la lutte, il n’existait sans doute d’abord qu’à l’état latent et diffus pour ainsi dire ; mais il existait, et quand il est parvenu à se dégager, il s’est personnifié dans un homme, dans le roi de Navarre, dans Henri IV, qui ne parait point devoir être le héros du peintre assez hardi et singulièrement imprévu des Guises, de Loyola et de sainte Thérèse.

Tel M. Michelet apparaît dans ses récits, tel il apparaît encore dans son livre de l’Oiseau. Est-ce dans ses reproductions des événemens du passé que l’auteur est véritablement historien ? n’est-ce pas plutôt dans cette étude gracieuse et sympathique sur un des êtres les plus charmans de la création ? Qui pourrait le dire ? Ici du moins M. Michelet n’avait pas beaucoup de devanciers. Décrire les êtres créés au point de vue technique, au point de vue des sciences naturelles, ce n’est point les connaître réellement. Peu d’annalistes ont eu la fantaisie ou la bonne inspiration de recomposer ce monde inconnu, de raconter l’histoire véridique des oiseaux de leurs mœurs, de leurs passions, de leurs révolutions, de leur génie. M. Michelet a eu cette pensée, et c’est avec une vivacité charmante souvent qu’il parcourt l’échelle de l’être, depuis l’humble et lourd volatile qui se débat dans les marais, au bord de l’océan, jusqu’à la frégate à la grande envergure qui plane dans les airs, depuis l’oiseau-mouche jusqu’à l’aigle et au condor, depuis l’alouette jusqu’au rossignol. M. Michelet a découvert évidemment des palimpsestes inconnus qui lui ont révélé l’histoire véritable des oiseaux. Il sait ce que ces petits êtres méditent complotent ; il a reçu leur secret, il connaît leurs tendances leurs aspirations, leurs rêves progressifs ; peut-être même sont-ils un peu de la religion de l’auteur. Le rossignol est surtout le héros du poétique écrivain, et ici, comme dans son histoire M. Michelet recompose tout avec son esprit, avec son imagination. Le rossignol c’est l’artiste dans la plénitude de ses facultés, avec ses dons éclatans, ses passions et ses faiblesses. Ne dites, pas à M. Michelet que ces êtres charmans ont un instinct merveilleux, mais que ce n’est qu’un instinct. N’ont-ils pas aussi une âme comme nous ? là est le problème. S’il en est ainsi, n’y a-t-il pas une âme partout ? Voyez cette tige de blé qui grandit sur le sillon. Elle est aussi intelligente, car en s’élevant elle se fortifie de nœuds qui l’empêchent de se briser, elle se garnit à son sommet de barbes qui préservent le grain des atteintes de l’oiseau. Ce qu’on risque de supprimer en mettant une âme partout, c’est la providence bienfaisante qui garde le secret de l’économie admirable du monde, qui fait que l’oiseau chante, que le blé grandit, et que l’homme pense. C’est ainsi que la raison saine rectifie les doutes de l’imagination, et que, chaque chose reprenant sa place, l’ordre rentre dans la création, sans lui ôter son charme, sa splendeur et sa grâce.

C’est l’éternelle histoire des hommes et des peuples dans leur vie morale comme dans leur existence politique : les épreuves se succèdent, les problèmes, naissent les uns des autres ou se perpétuent. La paix une fois signée, que de questions ; restent encore obscures, et pleines de périls ! On a pu croire un instant que le congrès réuni à Paris pour terminer une grande querelle aurait à s’occuper d’autres affaires qui se rattachent à la situation de l’Europe, et en particulier des affaires italiennes. La difficulté est de faire naître avec à-propos une telle question au sein d’une assemblée investie d’une mission précise, et ce serait peut-être une difficulté plus grande encore de trouver une solution pratique, un système efficace adapté à toutes les convenances. Plus que jamais cependant, on peut le dire, l’état de l’Italie est digne de la considération de tous les esprits prévoyans, soit au point de vue des relations de l’Autriche et du Piémont soit au point de vue des conditions générales dans lesquelles se débat douloureusement la péninsule. Le cabinet de Vienne et le cabinet de Turin se sont trouvés un moment rapprochés dans les négociations actuelles ; ils ont travaillé à l’œuvre commune, et ils se sont fait bonne figure, il n’en faut point douter. Il ne subsiste pas moins entre les deux pays une complication des plus graves, qui n’apparaîtra peut-être dans toute son importance qu’après la conclusion de la paix : c’est celle qui est née de l’affaire des séquestres. À la veille de l’ouverture des conférences, l’Autriche semblait entrer dans la voie de la conciliation en annonçant qu’elle venait de lever le séquestre mis sur les biens des Lombards émigrés ou naturalisés dans d’autres pays. Il y avait, il est vrai, des conditions et des restrictions ; c’était néanmoins le commencement d’une politique qui tendait à s’adoucir. Or voici que déjà on en est à se demander quelle est la portée réelle de cette mesure. L’acte lui-même dans son texte reste enveloppé d’un certain mystère. Les émigrés intéressés dans leur fortune s’adressent vainement aux légations autrichiennes, qui ne se trouvent pas, à ce qu’il parait, suffisamment autorisées à communiquer les décrets impériaux. Sur ce point, on en est réduit aux indications que le cabinet de Vienne a laissé échapper par la voie complaisante des journaux allemands. Bien mieux, en ce qui touche les émigrés devenus sujets sardes, l’acte récent de l’Autriche aurait, au premier aspect, des conséquences singulières. Ces émigrés en effet, pour recouvrer leur fortune, devraient ou rentrer dans leur pays, ou vendre tout ce qu’ils possèdent en Lombardie. S’ils n’ont point adressé une demande dans ce sens aux autorités impériales avant la fin de l’année actuelle, le gouvernement ferait passer leurs biens aux héritiers désignés par la loi, c’est-à-dire en d’autres termes qu’ils seraient considérés comme morts civilement. Le séquestre ne dépossédait pas absolument les émigrés de leurs biens : c’était une mesure arbitraire, on ne le cachait pas, mais pour laquelle on pouvait invoquer des nécessités temporaires, et qui réservait l’avenir. La prétendue amnistie dont on gratifie les émigrés les dépouille complètement de leurs propriétés. Telle est la conséquence de cette périlleuse politique.

On n’a point oublié dans quelles circonstances fut adoptée cette mesure malheureuse. C’était au lendemain de l’échauffourée qui eut lieu à Milan le 6 février 1853. Or comment admettre sérieusement que des hommes comme le comte Borromeo, le comte Arese eussent une part quelconque dans une tentative d’insurrection fomentée par M. Mazzini ? Le Piémont n’avait aucun titre pour intervenir en faveur des émigrés restés sujets autrichiens, mais il avait au moins la mission de défendre les intérêts des émigrés devenus Piémontais. Il protesta ; il y a trois ans qu’il a protesté, et il proteste encore. Qu’on examine de près cette situation étrange, que la dernière amnistie autrichienne n’a nullement changée. C’est avec l’autorisation impériale que les Lombards émigrèrent en 1848 ; c’est en quelque sorte sous la sanction de l’Autriche que leur naturalisation dans le royaume sarde a eu lieu. Maintenant, cette naturalisation une fois établie et incontestée, la conséquence est claire. L’Autriche et le Piémont ont garanti par des traités à leurs sujets respectifs le droit de propriété dans chacun des deux pays. Des Piémontais possèdent en Lombardie de même que des Lombards possèdent en Piémont, principalement dans la province de Novare. Les propriétés de ceux-ci ne s’élèvent pas à moins de deux cents millions ; l’archevêché de Milan notamment est propriétaire sur le sol sarde. Si l’Autriche a le droit de séquestrer les biens appartenant à des sujets sardes en Lombardie, que pourrait-on opposer sérieusement au Piémont, si après trois ans de réclamations inutiles il mettait à son tour le séquestre sur les propriétés des Lombards situées dans le royaume sarde ? Le cabinet de Turin ne peut même accepter comme accommodement l’acte récent de l’Autriche, puisque ce serait infirmer d’une autre manière le droit qu’ont ses sujets de posséder en Lombardie et d’exercer toutes les prérogatives attachées à la propriété. Le Piémont n’usera point sans doute de représailles ; il conservera l’attitude de modération qu’il a prise. Cela suffit cependant pour indiquer jusqu’où peut aller une telle question. Dans tous les cas, il est douteux qu’un rapprochement puisse avoir lieu entre les deux gouvernemens tant que les choses resteront en cet état. Et si un rapprochement ne se réalise pas, où est la solution de cette difficulté ? La question de séquestre reste malheureusement un des élémens de la situation de l’Italie, et elle peut devenir le germe de complications nouvelles, si un esprit d’équité et de conciliation ne parvient à triompher des préventions accumulées.

Telle est d’ailleurs la désolante condition de cet illustre et malheureux pays, qu’il n’y a que le choix entre les genres de troubles et de périls. En ce moment même, le duché de Parme est livré à une agitation qui jette un jour sinistre sur la situation politique et morale de cette contrée. Ce n’est point une insurrection, ce n’est point un soulèvement populaire arborant un drapeau ; c’est une série d’assassinats qui vont frapper dans l’ombre des fonctionnaires de l’état. Quant aux auteurs de ces meurtres, qu’on n’a pu jusqu’ici ni prévenir ni déjouer, ils disparaissent aussitôt, on ne les retrouve plus, la police est impuissante, et alors il faut recourir à des mesures générales qui frappent tout le monde. C’est ce qui arrive aujourd’hui. Une des premières victimes de cette funeste passion d’homicide, on peut s’en souvenir, a été le dernier duc régnant ; mais l’assassinat s’est organisé en quelque sorte depuis un mouvement révolutionnaire qui eut lieu en 1854, et qui fut promptement réprimé. Les auteurs de ce mouvement furent pris, jugés et condamnés ; quelques-uns furent exécutés : c’est à la suite de cette exécution que la vengeance d’obscurs sicaires s’est acharnée contre les membres du tribunal appelé à prononcer la sentence. Le meurtre au surplus n’épargne pas d’autres personnes : en peu de temps, quatre ou cinq assassinats de ce genre ont été commis. Deux des plus récens sont ceux du comte Magawly-Cerati et de M. Gaetano Bordi. On est allé même jusqu’à annoncer d’avance que l’un des ministres devait être une des premières victimes. Quelle ressource invoquer contre de tels crimes, lorsque la police ordinaire ne peut rien ? On a proclamé l’état de siège. Or l’état de siège en Italie, ce n’est pas peu de chose. Il suffit de résister à un agent de la force publique, de répandre ou d’afficher un écrit révolutionnaire, d’être pris dans un tumulte, pour être fusillé. L’introduction dans le duché de livres ou de journaux favorables à la révolution est punie des travaux forcés. La simple possession d’objets de ce genre, sans permission de l’autorité, est passible de la réclusion. Il s’ensuit que la population paisible est terrifiée, et par les crimes qui se commettent, et par les répressions auxquelles ils donnent lieu. Ici en outre surgit un autre danger. La régente, en d’autres circonstances, a refusé le concours des forces autrichiennes ; elle est obligée de le subir cette fois, et c’est le général autrichien commandant la forteresse de Plaisance qui est chargé de l’administration de l’état de siège à Parme, de sorte que ce sont en réalité les troupes impériales qui occupent les duchés. C’est encore une violation des traités de 1815 qu’on peut joindre à bien d’autres. Cela est nécessaire sans doute ; le gouvernement de Parme est obligé d’agir avec vigueur, soit par lui-même, soit à l’aide des forces qu’on lui prête. Certes rien n’est plus déplorable que cette épidémie de meurtre et d’assassinat, on ne peut s’étonner des mesures les plus sévères ; mais en même temps ne faut-il pas remonter aux causes, à tout ce qui peut pervertir à ce point le sens moral dans un pays ? La vérité est qu’il est des parties de l’Italie où règne une démoralisation profonde. À Parme, on assassine ; en Romagne, le vol est organisé comme le serait une industrie quelconque ; des bandes se promènent depuis six ans malgré les soldats autrichiens et les soldats français, et rançonnent même les légats, c’est-à-dire les chefs des gouvernemens de provinces. Il est évident qu’il y a là un mal profond, sur lequel le silence qui accompagne un tel régime ne saurait faire illusion. Le mal existe, et la politique sert souvent de commode passeport à toutes les passions meurtrières. Les événemens de Parme sont d’autant plus déplorables, que la régente actuelle, qui dirige les affaires au nom de son fils, avait inauguré son gouvernement par des mesures utiles et sages. Elle avait donné des preuves de ses fermes et intelligentes dispositions. Elle n’a point réussi à dominer cette situation terrible, et elle se trouve aujourd’hui avec sa faiblesse en face de crimes odieux et avec l’occupation étrangère. C’est là certainement un état qui dénote le trouble profond de l’Italie, le malaise qui survit toujours, la condition précaire des gouvernemens et des peuples. Le Portugal ressemble à bien des pays aujourd’hui ; il est travaillé du besoin de progrès matériels, d’améliorations industrielles et commerciales, de chemins de fer qui développent la richesse publique. Chose remarquable, le royaume portugais jouit d’une paix politique complète depuis cinq ans. Dans cet intervalle, il n’a eu ni révolutions, ni tentatives d’insurrection, ni même crises ministérielles. Le cabinet présidé par le duc de Saldanha n’a cessé d’exercer le pouvoir depuis que le roi actuel, dom Pedro, a atteint sa majorité, comme il l’avait exercé sous la régence du roi dom Fernando. En prenant la direction des affaires, le jeune souverain a eu la sagesse de s’interdire tout changement qui eût impliqué une dissolution du parlement, mesure d’autant plus inutile que des élections générales doivent avoir lieu d’ici à peu de mois, et que là pourra se manifester l’opinion du pays, si tant est que le pays ait une opinion politique très prononcée. Quoi qu’il en soit, en attendant ce moment, les : chambres de Lisbonne viennent de discuter leur adresse en réponse aux discours de la couronne, et comme les habitudes anglaises ne sont pas encore importées en Portugal, il n’a pas fallu moins de deux mois pour épuiser toutes les récriminations personnelles que les orateurs ont eu à échanger. En réalité, il faut bien le dire, l’opposition, quelque vive qu’elle soit, ne change point la situation, et pendant ce temps le cabinet préparait un ensemble complet de mesures d’un intérêt tout pratique. Il y a un mois, le ministre des finances a présenté aux chambres une série de projets, parmi lesquels on remarque un emprunt, un traité pour la construction des chemins de fer portugais, un remaniement du système de contributions. Ces divers projets, qui se lient entre eux, sont le fruit du voyage que le ministre des finances, M. Fontes Pereira de Mello, a fait récemment à Londres et à Paris, La première pensée du gouvernement est de donner une grande impulsion aux travaux d’utilité publique ; or, entre tous ces travaux, les chemins de fer sont aujourd’hui au premier rang dans tous les pays. Pour le Portugal particulièrement, les voies ferrées peuvent avoir une importance considérable, car par elles Lisbonne se rattachera au centre du continent, et pourra devenir un des principaux ports de l’Europe. Il y a quelques années, le gouvernement avait concédé à une compagnie la ligne de Lisbonne à la frontière d’Espagne ; malheureusement cette compagnie a fini par être obligée d’interrompre ses opérations et ses travaux. Il ne faut point trop s’étonner en vérité de ce premier insuccès ; le Portugal subit la loi de tous les pays qui ont leur expérience à faire. Devait-on, sous le coup de cet échec, se décourager et abandonner la pensée de relier la capitale portugaise à l’Espagne ? Le gouvernement ne l’a pas cru. Seulement il y avait deux choses à faire. Il fallait désintéresser la première compagnie concessionnaire et trouver ailleurs les moyens de mener à une meilleure fin le chemin de fer projeté. C’est là le but de deux des projets présentés aux chambres. L’un propose de contracter un emprunt de 3 millions de livres sterling au moyen d’une émission de bons de la dette extérieure ; l’autre est un traité passé avec le crédit mobilier de Paris et des banquiers de Londres pour l’étude de deux grandes lignes ferrées, reliant Lisbonne à Santarem et à Porto, En attendant que ces études soient complétées, et qu’une concession définitive puisse avoir lieu, les fonds de l’emprunt serviront au gouvernement pour désintéresser l’ancienne compagnie et pour activer les travaux qui pourront se faire. Ces deux projets se lient donc essentiellement ; mais si de la construction des chemins de fer il doit résulter dans l’avenir un grand profit pour le pays, en ce moment le service de l’emprunt crée une charge de plus pour le trésor. C’est une difficulté d’un autre genre, à laquelle M. Fontès Pereira de Mello pourvoit en proposant un remaniement d’impôts qui devra accroître les recettes de l’état sans faire peser des charges beaucoup plus lourdes sur les populations. Le ministre des finances supprime des contributions anciennes, régularise diverses sources de produits, établit quelques taxes nouvelles, dont l’une sur le revenu. En outre il propose deux mesures complémentaires qui ont pour but de rendre libre le commerce du savon et d’établir le monopole du tabac au profit de l’état. On ne peut nier assurément l’activité que met le ministre des finances portugais dans son administration. Il est facile de critiquer certains détails de ses projets : ainsi il est bien clair qu’il fait une situation privilégiée à la compagnie qui s’est chargée d’exécuter les études pour la construction des chemins de fer ; mais dans un pays où tout est à faire, le principal est d’agir, de donner l’impulsion et d’ouvrir la voie, cette large voie où la fortune épuisée d’un peuple peut se relever et retrouver son élasticité vigoureuse.

Ch. de Mazade.

Voyage pittoresque en Italie, par M. Paul de Musset[1]. — Le domaine de la littérature des voyages s’est agrandi chez nous depuis quelque temps d’une façon vraiment démesurée, et ce que j’admire, c’est que parmi tant d’ouvrages sur l’Italie, la Suisse, les bords du Rhin, auxquels a donné lieu ce système, aujourd’hui en faveur, de publications illustrées, il s’en rencontre parfois encore de très sérieusement composés, et qui, sans médire du luxe des vignettes, de la beauté des gravures et de la richesse typographique du format, eussent été tout à fait capables de se suffire à eux-mêmes. Chose difficile cependant que d’écrire un livre de ce genre et de savoir le rendre intéressant ! Parler de l’Italie tout à son aise est, j’en conviens, une tâche qui doit séduire ; mais tant de gens sont venus avant nous pour l’accomplir ! A travers ses colysées et ses basiliques, ses palais de marbre et ses campi santi, ses musées et ses lagunes, tant d’esprits curieux se sont promenés, évoquant la chronique ou la légende, qu’il semble que désormais tout soit dit là-dessus, et que s’il n’est pas de sujet plus beau que Rome, Florence et Venise, il n’en est pas également qui soit plus épuisé. Comment se comporter en outre ? Pour quel style se décider ? Fera-t-on un ouvrage de tendance politique ou religieuse, comme tel auteur qui déclarait dans sa préface qu’il n’écrivait que pour les voyageurs catholiques ? Écrira-t-on pour ceux qui voyagent ou pour ceux qui restent chez eux ? Sera-t-on anecdotique ou critique ? Est-ce à l’ombre d’Yorick ou simplement au guide des touristes qu’on demandera des inspirations ? Questions difficiles, et qui rendraient vraisemblablement impossible toute œuvre de ce genre, si l’auteur se les posait au moment de prendre la plume ! J’imagine que M. Paul de Musset n’y a point mis tant de recherche ; il se sera tout simplement dit que la plupart des ouvrages qui se publient en ce temps sur l’Italie sont pleins de préjugés et d’allégations routinières. Durant un de ses longs séjours à Venise ou à Florence, il aura entendu cette société, qui lui est à bon droit si sympathique, se plaindre de ce que tant de gens se donnent les airs de parler de l’Italie sans la connaître, et la plainte lui aura paru si légitime, qu’il se sera empressé d’y faire droit. Personne du reste, on peut le dire, n’avait plus qualité pour un pareil sujet. M. de Musset ne se contente pas de savoir l’Italie, il l’aime avec tendresse, et cette prédilection donne à sa manière d’en parler un tour sincère qui nous charme. Beyle, avec moins de goût et de style, a plus de fougue, de passion, d’originalité dans sa façon de sentir les arts et d’en discourir ; mais Beyle est trop l’homme d’une idée et d’un artiste. En dehors de Corrège, de Cimarosa et de Canova, les émotions que lui donnent la peinture, la musique et la statuaire sont peu de chose. Or, dans un ouvrage tel que celui que M. Paul de Musset se proposait d’écrire, la passion et le feu sacré ne suffisent pas ; il y faut encore beaucoup d’informations et de méthode, de critique et de style, et, sans avoir pris parti pour aucune des diverses questions que je soulevais tout à l’heure, il pourrait bien se faire que M. de Musset les eût résolues toutes, en composant sur l’Italie le vrai livre qu’il y avait à écrire, un livre tout rempli d’études et d’observations de mœurs, de sévères récits, d’historiettes et d’utiles renseignemens, où le voyageur trouvera son compte aussi bien que le simple lecteur, et qui vous attache et vous tient en haleine comme la conversation d’un homme d’esprit et d’un galant homme.

H. Blaze.


  1. Deux beaux volumes grand in-8o, avec illustrations, chez Morizot, rue Pavée.