Chronique de la quinzaine - 31 mars 1850

Chronique n° 431
31 mars 1850


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mars 1850.

« Les élections du 10 mars ! la révolution commence ! » tel est le titre d’une brochure que nous voyons affichée ces jours-ci sur les murs de Paris. Nous ne sommes pas de l’avis de la brochure ou de son titre. La révolution ne commence pas ; elle continue et elle se développe. Nous consentons à croire que, le 24 février n’a pas été une révolution. Ç’a été une grande surprise ; mais la révolution s’est faite par les décrets du gouvernement provisoire, qui a créé une révolution pour justifier le coup de main qui l’avait porté au pouvoir.

Parmi tous les décrets révolutionnaires du gouvernement provisoire, le plus révolutionnaire est celui qui a établi le suffrage universel et qui l’a organisé tel qu’il est, avec le scrutin de liste et l’élection directe. Ce décret-là, n’hésitons pas à le dire, établit la révolution en permanence, non pas que le suffrage universel, quand il est libre, ne tourne souvent contre ses auteurs ; cela s’est vu et pourrait se voir encore. Quand la démagogie s’empare du pouvoir, comme elle fait à l’instant même la misère du pays, le pays, aussitôt qu’il est consulté, vote contre la démagogie et lui ôte le pouvoir ; mais supposez un gouvernement honnête et sage, comme ce gouvernement est forcé de contenir et de réprimer les mauvaises passions qui luttent contre la société, comme tout gouvernement est une police, dans le sens élevé de ce dernier mot, le suffrage universel se tourne promptement contre le gouvernement. Le suffrage universel semble avoir pour but de mettre en action le vers de La Fontaine :

Notre ennemi, c’est notre maître.


D’où il suit que le suffrage universel est la révolution en permanence, ce qui est un bien quand on est mal, ce qui est un mal quand on est bien ou passablement bien. Qui ne comprend néanmoins que cette impossibilité même de s’arrêter à un point quelconque, cette instabilité perpétuelle est une maladie qui doit tôt ou tard tuer la société qui en est atteinte ? Au lieu d’employer son activité à travailler, à fabriquer, à commercer, à augmenter la somme de la richesse sociale, la société emploie son activité à changer sans cesse ses institutions. C’est une machine qui dépense sa force à se faire mouvoir elle-même, au lieu de faire mouvoir l’industrie et le commerce. Ajoutez que, si cette société versatile et improductive est en même temps pauvre et besoigneuse, le danger est deux fois plus grand. Les institutions et le suffrage universel en particulier deviennent une arme dont chaque portion de la société se sert pour arracher à l’autre sa subsistance : nous ne parlons pas de l’aisance ; il n’en peut plus être question dans une société qui, au lieu de produire du pain, s’occupe à produire des révolutions.

Le suffrage universel n’est pas autre chose que l’action de la multitude. Or, dans tous les temps et dans tous les pays du monde, l’action de la multitude est aveugle et grossière. Par quelle fatuité croyons-nous que la multitude française est éclairée et intelligente ? Est-ce à dire que nous voulons condamner l’espèce humaine en bloc et la déclarer incapable de se gouverner ? A Dieu ne plaise ! La multitude est capable de se gouverner, quand elle est capable de se maîtriser, et elle est capable de se maîtriser, quand elle est encadrée dans les liens d’une société qui a de vieilles mœurs et de vieilles traditions, et où le bon sens de chaque individu, sa modération, ses habitudes sages et régulières font, en se réunissant, la sagesse du peuple. Donnez-moi, dans toute la France, la population de la Bretagne, c’est-à-dire une population pieuse et régulière, point envieuse, point livrée au démon de la concupiscence, et j’adopte volontiers le suffrage universel ; mais, avec la population de nos grandes villes, qu’est-ce que le suffrage universel, sinon la facilité de satisfaire ses rancunes, ses envies, ses convoitises ? Les institutions démocratiques ont besoin d’être tempérées par les mœurs, et c’est un axiome de tous les temps que la liberté a besoin de la vertu pour contre-poids. Dans nos grandes villes, au contraire, les mœurs gâtent les institutions, loin de les corriger. N’oublions pas surtout que l’organisation de notre suffrage universel le rend encore plus mauvais qu’il ne le serait déjà par lui-même, à cause des mœurs de nos grands centres de population. Le scrutin de liste en altère profondément la sincérité. La constitution veut que tous les Français votent le scrutin de liste fait qu’il n’y a que quelques hommes dans chaque département qui sont électeurs pour tous les autres. C’est l’oligarchie dans la démagogie.

Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment se sont faites les élections à Paris. Nous ne voulons pas ici médire du résultat, nous voulons seulement examiner les procédés électoraux adoptés des deux côtés, dans le parti modéré et dans le parti socialiste, afin de savoir si c’est vraiment là le suffrage direct et universel que proclame l’article 24 de la constitution.

L’union électorale procède avec une grande bonne foi et tâche de corriger de son mieux les défauts du suffrage universel. Son élection préparatoire est une sorte de premier degré, et à ce premier degré les électeurs ne peuvent se plaindre de n’être pas libres : ils peuvent vraiment nommer qui bon leur semble ; mais, au second degré, c’est-à-dire à l’élection définitive, à celle qui procède uniquement de la loi et non plus des mesures prises par l’union électorale, il faut bien, bon gré mal gré, si l’on ne veut pas perdre sa voix, voter pour la liste qu’ont formée par leurs votes les électeurs du premier degré. Que devient alors le suffrage direct de la constitution ? Autre observation dans l’élection préparatoire même, la liste qui est proposée aux suffrages des électeurs par le comité de l’union électorale a de grandes chances pour avoir la majorité, des électeurs qui prennent part à cette opération préliminaire. C’est ainsi que, cette année, les trois premiers noms mis sur la liste par le comité de l’union électorale ont été aussi les trois premiers noms qui sont sortis du scrutin préparatoire, si bien que, même à ce premier degré, le suffrage non plus n’est pas direct, et que le comité de l’union électorale est amené, malgré lui, à voter pour les électeurs. Et notez bien que nous ne voulons pas ici blâmer l’union électorale, personne ne reconnaît plus hautement que nous les grands services que rend cette union ; mais la nature du suffrage universel l’emporte sur les intentions de l’union électorale. Le suffrage universel ne peut pas agir seul ! il a besoin d’être préparé et dirigé, nous allions dire remplacé ou suppléé. Laissé à sa propre force, c’est un chaos ; il lui faut pour pouvoir marcher des lisières et des guides ; il a besoin, enfin, d’abdiquer entre les mains de quelqu’un. Nous nous félicitons donc que, dans le parti modéré, le suffrage universel ait abdiqué entre les mains de l’union électorale. Nous nous en félicitons, mais nous le constatons.

Dans le parti socialiste, les choses se passent d’une manière bien plus contraire encore à l’article 24 de la constitution. C’est là que le suffrage direct se trouve complètement aboli : il n’y a pas d’élection préparatoire pour former la liste proposée aux suffrages des électeurs définitifs. Ce respect de la liberté des votes ne convient qu’aux hommes qui se rattachent aux habitudes de la monarchie constitutionnelle. Le socialisme a des allures plus oligarchiques, et plus dictatoriales. Un comité qui se nomme et s’installe lui-même, à peu près comme s’est nommé et installé le gouvernement provisoire le 24 février 1848, rédige une liste et l’imprime ; puis les électeurs sont tenus de la voter, sous peine de perdre leurs voix. N’êtes-vous pas édifiés de la liberté et de la vérité du suffrage universel ainsi enrégimenté, ainsi discipliné ? Quelques dictateurs de bas étage au lieu d’un peuple, voilà le suffrage universel, tel que l’entend et le pratique le parti socialiste.

Ne craignons pas de le dire, puisque l’expérience le dit plus haut que nous, le suffrage universel, tel qu’il est organisé chez nous avec le scrutin de liste et le vote au chef-lieu, est un mensonge et un danger perpétuel. Nous sommes même forcés de remarquer que la constitution se contredit d’une manière évidente dans l’organisation du suffrage universel, quand on rapproche l’un : de l’autre l’article 23 et l’article 30.

Que dit l’article 23 ? « L’élection a pour base la population. » Voilà un principe tout-à-fait analogue au principe et à la source même du suffrage universel, Le suffrage universel en effet procède du droit qu’on attribue au nombre. Selon le suffrage universel, on ne vote pas parce qu’on est capable de voter, capable de discerner le bien du mal ; on vote parce qu’on est homme. Si on vote parce qu’on est homme, il faut que le vote d’un homme soit égal au vote d’un autre homme, il faut que chaque vote ait lui égal effet, comme il a une égale valeur. Il ne faut pas surtout que le vote d’un habitant du Finistère ait plus ou moins d’effet que le vote d’un habitant de Seine-et-Oise. Or, pour égaliser ainsi les effets des votes, il faut régler le nombre des représentans d’après le chiffre de la population, et, ’pour cela, faire ce qu’avaient fait les constitutions diverses de la première république, décider par exemple qu’il y aurait un député par chaque cinquante mille ames de population, faire enfin des groupes égaux de population électorale ; telle était la conséquence naturelle de l’art. 23. Au lieu de cela, que fait l’article 30 ? Il fait rentrer tant bien que mal la répartition de l’électorat dans le cadre des circonscriptions administratives. Ce n’est plus chaque groupe électoral qui a un certain nombre de représentans, c’est chaque département. De cette manière, la proportion est arbitraire au lieu d’être exacte et précise, et l’élection n’a plus pour base la population du territoire général de la république, mais la population particulière de chaque département ; de cette manière encore, les votes n’ont plus une égale valeur, ou plutôt ce sont les départemens qui sont tant bien que mal égalisés les uns aux autres, eu égard au chiffre de leur population, chiffre essentiellement variable d’année en année. Supposez qu’un département gagne en dix ans cinquante mille ames de plus, la constitution ne dit pas qu’il aura droit pour cela à un représentant de plus. Il faudra une loi pour attribuer un représentant de plus à ce département progressif ; mais ce représentant que vous donnerez en plus à l’est, je suppose, il faudra l’ôter à l’ouest, car l’article 21 fixe à 750 le nombre des représentans du peuple français, comme si on avait pensé qu’en république la population ne doit pas augmenter. Les États-Unis ne sont pas de cet avis.

Quoi qu’il en soit, entre l’article 23 et l’article 30, il y a une contradiction de principes, sinon de mots, qui est évidente. Or, quand deux articles se contredisent, qui est chargé de les accorder, sinon la loi ? Il ne s’agit pas ici de réviser la constitution, il ne s’agit pas non plus de la violer ; il s’agit de l’interpréter et de mettre d’accord l’article 30, qui n’est qu’un article réglementaire, avec l’article 23, qui est un article de principe. Le suffrage ne doit pas seulement être universel et direct, il doit être égal. Or il n’est pas égal, il n’a pas des effets égaux, quand l’élection ne se fait pas par groupes égaux de population, mais par départemens, c’est-à-dire par groupes inégaux.

M. de la Rochejaquelein a proposé à l’assemblée de consulter la nation sur le choix à faire entre la république et la monarchie, et, comme on a dit à M. de la Rochejaquelein qu’il semblait avoir mauvaise grace à revenir sur le choix qu’il avait fait lui-même de la république au 24 février 1848, M. de la Rochejaquelein a répondu assez lestement qu’il avait voulu faire l’essai de la république. Il parait que l’essai n’a pas plu ou n’a pas réussi, selon M. de la Rochejaquelein. C’est pourquoi, il pense qu’il serait bon d’adresser au pays, une de ces questions qu’on ne fait en général que lorsqu’on est sûr de la réponse. Puisque M. de la Rochejaquelein était en train de questionner le pays sur la constitution, nous aurions voulu qu’il l’interrogeât un peu sur le scrutin de liste et sur l’organisation actuelle du suffrage universel ; nous sommes persuadés, en effet, que le nœud de nos destinées sociales est dans l’organisation du suffrage universel. Toute mesure, toute démarche qui aura pour but d’améliorer cette organisation nous paraîtra une mesure décisive, un remède analogue au mal Toute autre mesure nous laissera indifférens. Nous n’en voulons pas à M. de la Rochejaquelein de sa question ; nous serions même disposés à croire qu’il est bon que le pays comprennet qu’il n’est pas absolument tenu de mourir selon les règles. Oui, cherchons des remèdes, puisque, nous nous sentons malades, puisque la phthisie légale qui nous consume a des signes de plus en plus évidens ; mais, si nous cherchons des remèdes, cherchons-les qui soient vraiment opposés au mal. Or, le mal actuel, le mal urgent, c’est la mauvaise organisation du suffrage universel. Pourquoi donc hésiter à faire une loi électorale qui corrige les vices incontestables du suffrage universel actuel, qui donne à l’article 23 de la constitution ses conséquences légitimes, et qui substitue à la circonscription administrative des départemens de véritables circonscriptions électorales déterminées par le chiffre de la population ? L’art. 76 de la constitution permet à la loi de changer la division administrative ; à plus forte raison, il permet, j’imagine, de séparer la circonscription administrative de la circonscription électorale.

Nous avons souvent cherché à nous expliquer pourquoi, tout le monde voyant le mal, personne ne voulait aborder le remède ; pourquoi, tout le monde sachant que le suffrage universel, tel qu’il est organisé actuellement, doit nous tuer à jour fixe, personne ne proposait de corriger cette organisation destructive. On nous a dit que le parti légitimiste ne voulait pas qu’on touchât à l’organisation du suffrage universel, parce qu’il croyait que le suffrage universel lui était favorable. À cela nous avons toujours répondu deux choses : la première, c’est qu’il ne s’agissait pas de détruire le principe du suffrage universel. La seconde chose, c’est que le parti légitimiste doit calculer combien de temps encore le suffrage universel lui sera favorable. Il jouit du passé en ce moment, il n’est pas sûr de l’avenir. D’ailleurs, quand même nous supposerions que le parti légitimiste garderait son ascendant électoral dans les provinces où il l’a maintenant, quel avantage y trouverait-il, si partout ailleurs dans la France le suffrage universel donnait la majorité au parti socialiste ? Le parti légitimiste viendrait dans l’assemblée jouer le rôle de minorité, et nous doutons beaucoup que la majorité socialiste laissât à la minorité légitimiste la moindre liberté. Dans une assemblée socialiste, la minorité légitimiste aurait le rôle de victime ou de complice. Cela n’est pas tentant.

Il est impossible que le parti légitimiste, éclairé par l’expérience, ne comprenne pas qu’il a le même intérêt que le reste du parti modéré à modifier l’organisation du suffrage universel. Faire des lois sur la presse et sur les clubs, c’est fort bien, et nous serions disposés à les voter, sauf amendemens ; mais ces lois auraient besoin, selon nous, d’être précédées d’une autre loi plus décisive, nous voulons dire d’une loi électorale. La loi sur la presse et la loi sur les clubs peuvent bien compléter un système de gouvernement que nous approuvons, puisqu’il est nécessaire ; mais elles ne créent pas ce système. Ne voyez-vous pas, en effet, que ces lois que vous proposez et que vous votez à grand’peine, le parti socialiste s’en moque au fond du cœur, parce qu’il croit maintenant que le suffrage universel, tel qu’il l’a organisé, lui donnera infailliblement la majorité, et qu’alors, une fois maître du pouvoir, il balaiera d’un seul coup toutes ces lois si péniblement élaborées ? Le calme qu’il garde en ce moment et qu’il impose à sa turbulente armée n’a pas une autre cause. Il espère et il attend. Les lois de la presse et des clubs lui déplaisent, et il les maudit ; mais il se gardera bien de venir les combattre dans la rue. Il est patient, parce qu’il se croit maître de l’avenir. Il se trompe peut-être ; mais il se trompera encore bien plus, si vous essayez de modifier l’organisation du suffrage universel. C’est alors que vous l’entendrez crier et menacer ; c’est alors qu’il ne pourra plus être patient. Ainsi, dira-t-on, vous voulez provoquer le parti socialiste ? Non ; mais nous voulons que la société se défende. Si nous en sommes à ce point que tout ce qui est destiné à défendre la société soit une provocation au parti socialiste, il n’y a rien, selon nous, qui décèle mieux la gravité de la crise où nous sommes et l’urgence d’une initiative légale.

Au point de vue où nous nous plaçons, les lois nouvelles sur la presse et sur les clubs n’ont pas l’importance qu’on leur attribue soit en bien, soit en mal. La loi sur les clubs est, en général, approuvée dans la majorité. Elle ne confère pas au gouvernement des pouvoirs beaucoup plus étendus que ceux qu’il avait déjà ; seulement, elle les lui confirme. Dans les temps de crise, ces confirmations sont souvent nécessaires. Quant à la loi sur la presse, ou plutôt quant à la loi sur le timbre, elle a excité de grands dissentimens dans la majorité et de grands mécontentemens dans les journaux quotidiens qui soutiennent le gouvernement. C’est pour eux une question d’état, et nous concevons l’importance qu’ils y attachent ; mais ce ne sera pas pour eux une question de cabinet et de gouvernement : voilà ce qui est certain et ce qu’il est bon de constater.

Quant aux journaux du parti socialiste, qui déclament contre la loi et qui prétendent qu’on veut par là aristocratiser la presse, nous serions tentés de les prendre au mot et de faire un éloge à la loi de ce dont ils lui font un reproche. Oui, si nous avions un gouvernement stable et régulier, si nous revenions, sauf la forme du gouvernement, à l’état politique de la France de 1823 à 1830, ou de 1835 à 1848, oui, nous aimerions mieux une presse aristocratisée par les frais mêmes de son établissement et de son maintien qu’une presse démocratisée outre mesure par le bon marché et par le rabais ; nous aimerions mieux quelques grands journaux de l’opposition que beaucoup de petits. Les temps où il y a de grands journaux sont ceux où il y a aussi de grands partis régulièrement organisés, ayant un esprit de suite, un système, une doctrine ; ce sont des temps politiques. Les temps, au contraire, où il y a beaucoup de petits journaux sont des temps où il y a des factions et des émeutes, des temps agités et stériles, des temps révolutionnaires. Autre raison qui nous fait préférer la grande presse à la petite, la qualité des journaux à leur quantité, c’est que nous croyons qu’il est bon que les journaux ne soient pas trop bon marché. On va se récrier ; on va dire que nous voulons évidemment diminuer le nombre des lecteurs : notre raison a quelque chose de plus particulier, et qui tient de plus près à l’honneur et à la dignité de la presse. Il est important, selon nous, que les journaux soient vendus ce qu’ils coûtent. Quand le journal est vendu ce qu’il coûte, ce qui est la règle dans tous les commerces, il n’est pas tenté de chercher, pour se soutenir, des moyens étrangers à l’art d’exprimer ses pensées et au devoir de défendre ses convictions politiques.

Quant à nous, quelque bruit qui se fasse autour de la loi sur la presse, nous ne sommes pas disposés à nous associer pour le moment à cet émoi. Ce n’est pas dédain ni indifférence, à Dieu ne plaise, c’est seulement préférence de notre part pour une loi sur l’organisation du suffrage universel, loi que nous trouvons plus nécessaire et plus urgente que les lois récemment proposées.

Mentionnons maintenant quelques-unes des discussions qui ont occupé l’assemblée dans cette quinzaine.

La nouvelle loi du timbre, qui a déjà subi l’épreuve de deux lectures, a vivement ému le monde financier par les dispositions qu’elle contient sur les transferts de rente. Les conséquences de ces dispositions sont faciles à comprendre. Lorsque l’état grève d’un impôt la négociation d’un titre de rente, il agit comme s’il imposait la rente elle-même, car il déprécie le titre entre les mains de celui qui le possède. Or, l’état a-t-il le droit d’imposer la rente ? La loi qui a constitué le grand livre dit positivement que la dette consolidée sera exempte de toute retenue, présente ou future. Lorsque l’état impose une retenue sur la rente, ou, ce qui revient au même, sur la négociation du titre de rente, il manque donc à ses engagemens. Il viole le contrat passé entre lui et ses créanciers, et non-seulement il nuit à ses créanciers, mais encore il se nuit à lui-même, car, après avoir touché à l’inviolabilité de la rente, il n’a plus devant lui que des prêteurs défians, qui lui feront perdre dans ses emprunts futurs bien au-delà du revenu qu’une taxe injuste et imprudente aura versé dans sa caisse.

Pourquoi ces vérités si simples, et qui acquéraient une si grande autorité en passant par la bouche de M. Berryer, n’ont-elles pas convaincu la majorité ? C’est que beaucoup de gens, même au Palais-Bourbon, se seront dit : Voici une occasion de frapper le capital, profitons-en. D’autres n’auront pas été fâchés de frapper la rente, peu populaire, comme on sait, dans nos départemens. À Paris, la rente est chose sacrée, c’est l’arche sainte ; mais allez dans nos provinces, et tâchez de faire comprendre à l’agriculteur, au vigneron, au propriétaire foncier, que l’inscription de rente est un contrat qui oblige l’état envers ses créanciers : vous verrez comme on vous écoutera ! Ajoutons que ce titre de rente, ce chiffon de papier, que les gens de la campagne apprécient peu sous beaucoup de rapports, a cependant, à leurs yeux, une vertu qui excite au plus haut point leur jalousie. La rente se paie à échéances fixes ; le rentier, à moins d’un cataclysme, est toujours sûr de toucher son terme à chaque semestre ; toutes les années sont bonnes pour lui, tandis que, pour le rentier de la terre, il y a de bonnes et de mauvaises saisons. Si la récolte ne se vend pas ou se vend mal, la terre coûte au lieu de rapporter. De là une certaine hostilité de la propriété territoriale contre la rente, et cette hostilité, nous en sommes sûrs, n’aura pas peu contribué à porter malheur aux rentiers dans cette discussion de l’impôt du timbre.

Si la loi passe, et cela est malheureusement probable aujourd’hui, quelques propriétaires ruraux se frotteront les mains ; qu’auront-ils gagné cependant ? Ne dit-on pas tous les jours que la propriété rurale a besoin de capitaux, que la terre ne trouve pas à emprunter ? Et que fait-on par l’impôt sur les transferts de rente ? Au lieu d’attirer les capitaux sur le marché français, on les excite à émigrer ; au lieu d’abaisser l’intérêt de l’argent en facilitant les transactions, on élève le taux de l’intérêt en grévant la circulation des valeurs. L’argent qui se prête à la Bourse sur les titres de rente, au moyen des reports, coûtera désormais à l’emprunteur 8 pour 100 au lieu de 6. Si l’intérêt de l’argent s’élève à 8 pour 100, nous nous demandons ce que les campagnes auront gagné à l’article du timbre sur les transferts !

Mais, dit-on, il faut bien arrêter le jeu, l’agiotage ! Nous craignons bien qu’on n’ait pas pris, pour cela la meilleure voie. Le jeu est souple et inventif ; il est par-dessus tout opiniâtre. Quand on le chasse par une porte, il rentre par l’autre. Nous ne voyons pas d’ailleurs les grands crimes qu’ont commis ces malheureux capitalistes de la Bourse depuis deux ans. Toutes les fois que la république a eu besoin d’eux, elle les a rencontrés sous sa main. Elle a trouvé dans leurs écus plus de confiance et de sécurité qu’ils n’en avaient eux-mêmes. Ce n’est pas avec des mesures comme celle d’un impôt sur les transferts de rente qu’on encouragera leur bon vouloir ; ils y verront pour le moins un précédent fâcheux, que la logique révolutionnaire ne manquera pas d’exploiter. De pareilles mesures sont nuisibles en temps de prospérité, à plus forte raison sont-elles dangereuses et impolitiques dans des temps de crise, quand on a un budget en déficit, et lorsque les circonstances peuvent d’un moment à l’autre placer le gouvernement dans la nécessité de négocier un emprunt.

La discussion du budget de 1850 a marché jusqu’ici assez rapidement. Selon l’usage, on a parlé un peu de tout dans la discussion générale. Il est juste de dire cependant qu’on ne s’est pas trop écarté, cette fois, du sujet principal, et qu’il a été plus souvent question d’administration et de finances que d’autre chose. La montagne a été sobre de développemens sur ses systèmes économiques. Elle en a dit assez néanmoins pour nous faire comprendre à quoi nous devons nous attendre, si jamais, ses théories financières sont appliquées. La montagne, comme on sait, possède plusieurs théories financières de différente nature, et par conséquent plusieurs formes différentes de budget. Elle a d’abord le budget de M. Proudhon, lequel est le plus simple de tous, puisque M. Proudhon ne veut ni administration, ni gouvernement. Elle a ensuite le budget de M. Pelletier, Celui-là coûte plus cher. M. Pelletier est de l’école communiste. Il veut que l’état soit chargé de tout faire, et que nous soyons gouvernés à la manière des fellahs d’Égypte. Pour donner à l’état les moyens de tout faire, M. Pelletier propose un budget d’environ deux milliards par an ; ce n’est pas trop, mettons-en trois, et nous serons encore loin de compte. Enfin, après le budget de M. Pelletier, il y a le budget de M. Mathieu de la Drôme, cet honorable montagnard qui vient d’être si rudement traité par M, Mortimer Ternaux. C’est une histoire curieuse, en vérité, que celle du budget de M. Mathieu de la Drôme. Ce grand économiste, qui s’annonce un beau jour à la tribune comme ayant une merveilleuse recette pour rétablir l’équilibre du budget ; ce grand financier, qui a découvert un moyen infaillible de procurer au trésor une économie annuelle de 639 millions, et qui, le jour de la discussion, au lieu d’être à son banc, se promène tranquillement avec ses électeurs de la Drôme : quelle comédie, et comme cela peint bien l’une des espèces de nos révolutionnaires modernes, gens qui ne prennent pas même au sérieux leurs idées ni leurs personnes, révolutionnaires de parade, plus hâbleurs encore que méchans ! Quoi qu’il en soit, M. Mortimer Ternaux, en homme sérieux qui n’entend pas raillerie sur de pareilles matières, a eu la cruauté d’amener M. Mathieu de la Drôme à la tribune, et de le forcer à s’expliquer. Les explications de l’honorable montagnard, comme on devait s’y attendre, n’ont prouvé qu’une chose : c’est qu’il avait espéré que personne ne viendrait faire violence à sa discrétion, et que son secret mourrait avec lui.

Des attaques très vives ont été dirigées contre le budget par les adversaires de la centralisation. Il y a du vrai dans quelques-uns des reproches adressés au système administratif et financier de la France par l’honorable M. Hovyn de Tranchère ; mais à côté du vrai il y a des exagérations regrettables. Oui, l’intervention de l’état n’a pas toujours produit les effets qu’on aurait pu désirer. L’état n’est pas toujours un bon instituteur, un professeur irréprochable, un astronome assez vigilant. Les astronomes de l’état, quoique très savans, ne sont pas toujours les premiers à découvrir les comètes. L’état n’est pas toujours un constructeur habile, un entrepreneur économe. Nos ingénieurs, au lieu de se borner à faire des ouvrages utiles, ont trop souvent la manie d’élever des monumens. Les usines de l’état sont les plus dispendieuses de toutes. Leurs produits coûtent plus cher que ceux de l’industrie privée. Nous savions tout cela depuis long-temps, et l’administration elle-même n’en disconvient pas. De même, tout le monde est d’accord pour dire que l’intervention de l’état a exercé une influence fâcheuse sur le moral du pays. Elle a énervé les volontés individuelles. Elle a habitué chaque citoyen à ne pas se confier suffisamment dans ses propres forces et à attendre du gouvernement plus que de lui-même. Elle a eu aussi pour résultat, en multipliant les emplois, de surexciter les ambitions, et de créer, à côté d’une classe immense de fonctionnaires, une classe plus nombreuse encore de gens qui veulent à tout prix le devenir et qui font pour cela des révolutions. Voilà les torts de la centralisation administrative et politique : qu’y faire ?

C’est une raison sans doute pour corriger les abus de la centralisation ; mais est-ce une raison pour détruire la centralisation elle-même et pour mettre le moyen-âge à la place ? Veut-on que l’état n’ait plus que la police et la force publique à diriger ? Veut-on qu’il n’enseigne plus, qu’il ne professe plus, qu’il ne construise plus rien, pas même des temples et des églises ? qu’il ne subventionne plus rien, pas même le Théâtre-Français et l’Opéra ? Alors c’est une autre société que l’on veut. Ce n’est plus la société française telle qu’elle est sortie de 89 et telle que l’ont façonnée l’empire et le gouvernement représentatif. La société française est une démocratie, et c’est parce qu’elle est démocratie qu’elle échappera, nous l’espérons encore, à l’immense danger de devenir une démagogie. Dans une démocratie, les individus sont peu de chose par eux-mêmes, et n’ont de puissance que par la force collective qu’ils mettent entre les mains de l’état. La démocratie française ne ressemble pas d’ailleurs à la démocratie américaine. Elle n’est pas exclusivement vouée aux intérêts matériels. Elle a une littérature, une histoire, un passé dont elle s’honore, même en le calomniant. Elle aime à consacrer ses souvenirs dans des monumens. Elle a conservé le sentiment du beau et du grand dans les arts. Et qui pourrait encourager et diriger l’expression de ce sentiment, si ce n’est l’état, qui, s’il ne peut donner le génie, a au moins, pour le découvrir, pour le stimuler, pour le soutenir dans ses épreuves, des ressources que possèdent rarement les particuliers ? Par tous ces motifs, la démocratie française a besoin de s’appuyer sur le concours de l’état pour prospérer. Nous ne parlons pas d’ailleurs des raisons d’indépendance territoriale et de susceptibilité nationale qui imposent à la France une forte centralisation politique. Les adversaires du budget et de la centralisation nous citent toujours l’exemple de l’Angleterre. On leur a répondu mille fois que l’Angleterre est une aristocratie, et que si le gouvernement y fait peu de chose relativement, c’est que les individus y sont assez riches et assez puissans par eux-mêmes pour faire beaucoup. Du reste, c’est une erreur de se figurer que l’Angleterre dépense moins que nous pour ses services publics. En Angleterre, la dépense des routes, des canaux et des chemins de fer, celle des musées, des chapelles et des écoles, celle des établissemens de bienfaisance, enfin la plus grande partie des dépenses publiques se dissimule sous les péages ou dans les comptabilités locales, tandis que chez nous tout est porté au compte de l’état. De là une grande différence dans les chiffres comparatifs des budgets de France et d’Angleterre, mais cette différence n’est qu’apparente.

Nous n’avons pas le fanatisme de la centralisation, ni le culte passionné des gros budgets ; mais nous avons peu de goût pour les pratiques administratives des temps passés. Il y a une juste mesure à garder dans les éloges et les critiques que mérite le système administratif et financier de la France. Cette mesure, nous la trouvons dans le rapport de l’honorable M. Berryer, organe de la commission du budget. M. Berryer blâme ce qu’il faut blâmer, il attaque ce qui peut être attaqué sans péril ; mais il conserve et il respecte ce qui ne peut être supprimé sans que l’unité du pays soit atteinte, et sans que la marche des services soit arrêtée. Les esprits exigeans trouveront que la commission du budget n’a pas tranché dans le vif, qu’elle n’a pas présenté des économies suffisantes. Ils diront que c’est peu de chose d’avoir économisé, sur un budget de 1 500 millions, 40 millions de dépenses ordinaires et 44 millions de dépenses extraordinaires ! Nous voudrions les voir à l’œuvre. Quand ils auraient commencé par réduire les chiffres du budget à leur véritable expression, quand ils auraient effacé d’abord un chiffre fictif de 307 millions, qui ne figure que pour ordre au budget ; lorsque ensuite ils auraient mis de côté 326 millions pour la dette publique et les pensions, et 122 millions pour acquitter le recouvrement des impôts ; lorsque enfin il ne leur resterait plus dans les mains qu’une somme de 612 millions pour solder toutes les dépenses d’administration et de gouvernement, que feraient-ils ? Quelles réductions viendraient-ils nous proposer sur la magistrature, sur le clergé, sur l’enseignement, sur les dépenses des préfectures, sur les traitemens de nos agens diplomatiques, si mal rétribués en comparaison des agens étrangers ? Quelles économies nouvelles feraient-ils sur les travaux publics, réduits depuis février de plusieurs centaines de millions, lorsque l’humanité et la politique nous commandent de faire les plus grands sacrifices pour ce budget, qui est le budget des ouvriers ? Et la marine, et l’armée, qu’en feraient-ils ? Viendraient-ils proposer la destruction de la flotte et l’abandon de l’Algérie ? Nous pensons qu’il y a des économies sérieuses à faire sur l’organisation de l’armée ; mais ces économies ne sont pas celles qui semblent plus particulièrement désirées par la montagne. Demandez au général Lamoricière, qui s’y connaît, qui a vu les choses de près, et qui doit savoir à quoi s’en tenir sur le véritable sens de l’élection du 10 mars, demandez-lui si le moment est venu de licencier l’armée de Paris !

Le discours du général Lamoricière est une excellente préface de la discussion qui doit avoir lieu bientôt sur l’organisation de l’armée. Cette discussion se trouvera également simplifiée par un ouvrage très remarquable que vient de publier le général Paixhans. Dans ce livre, qui est le fruit de sa longue expérience, et qui est tout-à-fait digne de sa réputation militaire, l’honorable général propose des économies que nous voudrions voir réaliser, et dont la plupart nous semblent très praticables. Elles ont surtout le mérite de se rattacher à un système qui tend à resserrer la discipline, et à fortifier le commandement au lieu de l’affaiblir, et par là elles répondent au principal besoin du pays.

Disons toute la vérité, ce n’est pas le budget qui est trop lourd pour les forces de la France ; la France rendue à sa sécurité, au travail, porterait bien facilement le poids des charges que lui imposent annuellement le soin de sa dignité et de son honneur, le maintien de son indépendance nationale, le mécanisme de son administration et de son gouvernement. 600 millions de dette flottante seraient peu de chose pour un pays dont la rente serait cotée à 120 francs, et qui aurait à sa discrétion tous les banquiers de l’Europe. Ce qui pèse sur les finances de la France, c’est l’anxiété des esprits ; la maladie du trésor, c’est cette fièvre qui nous consume et qui nous mine. Voyez le contre-coup du 10 mars sur l’industrie et le commerce. Que de commandes retirées, que de vaisseaux rentrés dans les ports pour n’en plus sortir ! et ce chemin de fer de Paris à Avignon, que l’on voulait discuter d’urgence il y a un mois, tant la chose était pressée, tant les capitaux étaient impatiens de se jeter dans cette nouvelle entreprise, la seule qu’on eût osé mettre ; en avant depuis février, ce projet de loi si ardemment controversé et si vivement défendu, où en est-il aujourd’hui ? La discussion sera reprise jeudi prochain, mais au milieu de quel découragement ! La raison nous dit cependant qu’il faut reprendre au moins une apparence de confiance et faire de nouveaux efforts pour ranimer l’industrie, qui s’éteint et qui meurt, si l’on ne va pas à son secours. En aidant l’industrie, on servira peut-être la politique. Nous avons déjà exprimé notre pensée sur cette question du chemin de Paris à Avignon. Nous sommes de ceux qui désirent, avant tout, que le chemin se fasse, n’importe par qui et comment. Nous ne voyons que trois systèmes en présence : la construction et l’exploitation par l’état, la concession à une ou deux compagnies financières, la construction et l’exploitation par des compagnies industrielles pour le compte de l’état. Le premier système rallierait aujourd’hui bien peu de sympathies ; le second ne peut plus être discuté, s’il est vrai que les compagnies financières ont fait retraite. Dans ce cas, nous nous trouverions aujourd’hui en présence du troisième système, dont on ne reconnaît réellement le mérite que lorsqu’on se trouve dans la nécessité de se prendre corps à corps avec lui. Ce système, c’est la conciliation prudente des deux autres. On leur prend ce qu’ils offrent d’avantageux, on répudie ce qu’ils ont de mauvais ou d’incomplet. L’état reste propriétaire, l’industrie construit et exploite à forfait. Dans cette combinaison nouvelle, le gouvernement n’aliène pas une richesse nationale, il n’abandonne pas 154 millions, il ne garantit pas 13 millions pendant quatre-vingt-dix-neuf ans ; connaissant le prix de la construction et celui du fermage, il est à l’abri des mécomptes ; se réservant l’application des tarifs, il peut satisfaire librement aux besoins des populations. Ce sont là des avantages qu’il faut sérieusement méditer, et ils seront sans doute pesés dans la discussion.

Disons maintenant quelques mots de la politique extérieure. Nous sommes toujours embarrassés quand nous voulons nous occuper de l’Allemagne. Il n’y a pas, par un contraste singulier, de peuple plus sincère et moins réel. L’Allemagne aime la liberté ; qui peut en douter ? Elle aime l’unité ; personne non plus ne peut le contester. Depuis deux ans, elle travaille à réaliser ses vieux de liberté et d’unité. Jusqu’ici, elle n’a pas pu y parvenir. Ce n’est pas faute de projets de constitution et faute d’assemblées constituantes assurément ; mais les constitutions et les assemblées allemandes s’évaporent et s’évanouissent avant d’arriver à la réalité. Ce sont des ombres qui ne peuvent pas supporter la clarté du jour. L’Allemagne conçoit beaucoup, mais elle accouche peu.

En ce moment, nous sommes en Allemagne en face de deux apparences de constitutions et d’assemblées. Les deux constitutions sont celle que la Prusse propose à l’assemblée d’Erfurth, et celle que les rois de Saxe, de Bavière et de Wurtemberg proposent à l’assemblée qui doit quelque jour, je ne sais pas quand, se réunir à Francfort. Essayons de saisir sous ces apparences de constitutions et d’assemblées ce qu’il y a de réel. Ici nous sommes forcés de revenir aux plus anciens souvenirs de l’histoire d’Allemagne.

Il n’est pas de Teuton et d’ami du teutonisme qui ne sache que la lutte entre l’Allemagne du nord et l’Allemagne du midi a commencé avec la querelle qui s’engagea entre Arminius et Maroboduus, dans les premières années de l’empire romain, Hermann et Marbod ont commencé la lutté. Le roi de Prusse d’un côté, et les rois de Bavière, de Saxe et de Wurtemberg la continuent aujourd’hui. Les armes ont changé, les causes de guerre ont changé aussi ; mais la même antipathie entre le Rhin et le Danube, entre le nord et le midi, semble encore subsister, et il est curieux de voir comment tant de magnifiques espérances d’unité n’ont abouti qu’à raviver le dissentiment des climats. On a passé par toutes les théories de la philosophie et de la politique pour aboutir au vieux débat géographique.

L’assemblée constituante d’Erfurth est ouverte. Que fera-t-elle ? Sera-t-elle le noyau d’une Allemagne unitaire et libérale ? sera-t-elle seulement l’instrument de l’ambition du cabinet prussien ? La situation de la Prusse en ce moment est vraiment singulière. La Prusse est sur le point non plus seulement d’être une puissance libérale, mais une puissance révolutionnaire, elle qui, l’année dernière, était la puissance réactionnaire. Même destinée pour l’assemblée d’Erfurth. Elle a été inventée pour combattre et pour anéantir l’assemblée constituante de Francfort, voici qu’elle est sur le point de la remplacer. Et comme s’il était décidé que cette pauvre Allemagne aura toujours à choisir entre l’ombre et le corps de son unité, sans jamais pouvoir discerner clairement où est le corps et où est l’ombre, voilà que l’Allemagne du midi présente à l’Allemagne du nord une autre constitution et une autre assemblée que celle d’Erfurth De même que la constitution d’Erfurth était opposée à la constitution de Francfort, la constitution des trois rois est opposée à la constitution d’Erfuth. Laquelle de ces deux constitutions sera la constitution de l’Allemagne ? Ni l’une ni l’autre, voilà notre augure. La constitution d’Erfurth a mangé la constitution de Francfort, et elle n’en est pas plus forte pour cela. La constitution des trois rois mangera la constitution d’Erfurth, et n’en sera pas plus forte non plus. Ces constitutions, qui n’ont de force que pour s’entre-détruire, sont un acheminement au retour pur et simple de l’Allemagne aux institutions de 1815. Ce qui nous fait croire que l’Allemagne est sur le chemin qui la reconduit à 1815, c’est que nous voyons qu’à chaque nouvelle constitution elle s’en rapproche davantage chaque fois. La constitution de Francfort était celle qui s’éloignait le plus de 1815, et cet éloignement, qui a fait sa popularité en 1848, est ce qui a fait sa perte en 1849. On ne passe pas sans transition d’un régime à un autre, et de la fédération de 1815 ; qui comportait l’indépendance presque absolue des divers états de l’Allemagne, à la centralisation politique et administrative la plus complète. C’est par là que la constitution de Francfort a péri. La constitution d’Erfurth a beaucoup plus accordé à l’indépendance des états de l’Allemagne, au particularisme, pour parler comme on parle de l’autre côté du Rhin. Cependant, comme la constitution d’Erfurth procédait de la constitution de Francfort, tout en étant destinée à la combattre, elle accordait encore beaucoup au pouvoir central. Maintenant, la constitution des trois rois diminue singulièrement les prérogatives de ce pouvoir central ; et c’est ainsi que se rapprochant à chaque degré des institutions de 1815, l’Allemagne est tout près d’y revenir. Une fois qu’elle y sera revenue, y restera-t-elle ? Nous avouons franchement que si tel devait être le dénoûment du long pèlerinage de l’AI1emagne à travers toutes ses théories d’unité, nous plaindrions son sort. Tant.tourner et si peu marcher, c’est triste. Nous espérons que la sagesse des princes et du peuple allemands préviendra ce pénible et ridicule dénoûment. Les épreuves des deux dernières années auront prouvé à l’Allemagne que d’unité politique et administrative lui est impossible ; mais l’unité de droit civil et criminel est encore à tenter, et c’est de ce côté que l’Allemagne pourra se tourner. Cette fois, nous le pensons, ce ne sera plus vers un horizon qui fuit à mesure qu’on s’en approche.




REVUE LITTERAIRE.
LE THEÂTRE ET LES LIVRES.


S’il est vrai, comme l’assure Cicéron, que la littérature compte parmi ses plus précieux privilèges celui de charmer nos ennuis et de nous distraire de nos chagrins, il faut convenir que le théâtre et les livres, depuis quelque temps, s’y prennent mal pour accomplir cette tâche consolatrice. Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ? disait-on il y a trente ans. Qui nous délivrera, dirons-nous aujourd’hui, des Romains de 93 et des Grecs de 1848 ? Qui nous délivrera des souvenirs, des récits, des héros, des querelles, des noms et des dates révolutionnaires ? Croyez-vous donc que ce soient là de bien attrayantes images, de bien aimables délassemens ? Quoi ! nous sommes poursuivis, assaillis, absorbés par les anxiétés qu’amènent les crises politiques : elles ne nous laissent pas un moment de trêve, elles remplissent nos conversations, elles s’asseoient à notre foyer, elles attristent nos joies, nos projets et nos espérances, elles éclatent jusque dans nos efforts pour leur échapper, et lorsque nous ouvrons un livre ou que nous allons demander à la scène quelques momens de distraction, d’apaisement et d’oubli, qu’y trouvons-nous ? Les portraits de famille des révolutions passées ou présentes ; des narrations, des discussions et des scènes dans lesquelles reparaissent, sous des formes anciennes ou nouvelles, sous des noms vieux ou récens, ces réalités qui nous obsèdent ! En vérité, c’est cruauté ou maladresse. Comment ne comprend-on pas qu’il ne saurait y avoir pour nous de sujets moins agréables que ceux qui nous remettent ainsi en présence de nos misères ? Il est de règle de ne jamais parler devant les gens des choses qui les divisent ou les affligent. Cette règle élémentaire, le théâtre et les livres l’oublient quand ils nous retracent les révolutions qu’ont faites nos pères, ou qu’ils nous racontent celles que nous avons faites nous-mêmes.

On doit donc regretter que M. Ponsard se soit laissé séduire par le sujet de Charlotte Corday. N’est-ce pas une téméraire entreprise que de faire parler et agir sur le théâtre des personnages politiques, lorsque l’époque à laquelle ils appartiennent est assez rapprochée de nous pour nous teindre encore de ses couleurs et nous agiter de ses passions ? Pour réussir avec éclat, pour donner à son œuvre le mouvement, l’ardeur et la vie des événemens qu’il retrace ou des caractères qu’il peint, il faudrait que le poète se passionnât comme eux, qu’il fit passer dans ses vers un peu de cette fièvre étrange qui, à certains momens, déplace les notions du bien et du mal, frappe de vertige les plus vigoureuses intelligences et pousse une nation vers les hasards et les précipices ; il faudrait qu’il se rangeât franchement dans un camp ou dans un autre, qu’il fût partial comme l’est nécessairement un peuple en révolution, tant que cette révolution n’est pas finie, tant que les intérêts qu’elle menace, les inquiétudes qu’elle excite ou les espérances qu’elle attise flottent encore au gré des influences mobiles qui dominent, en ces instans, les pouvoirs établis et les conditions véritables d’ordre, et de stabilité. Mais alors quel péril pour l’écrivain qui, en désignant ainsi son ouvrage aux sympathies enthousiastes d’un parti, le désigne aux colères du parti contraire ! Quelles rumeurs, quelles collisions peut-être autour de ces peintures où chacun vient chercher l’ennemi qu’il veut haïr ou le modèle qu’il veut imiter ! Et comme ce triomphe, en supposant qu’on l’obtienne, est peu digne, après tout, du but sacré de l’art, de la paisible initiative des lettres et de la vraie mission du poète !

L’impartialité est moins dangereuse : est-elle bien possible ? Cette immobilité sereine d’un esprit ferme que rien ne fait pencher à droite ni à gauche, peut-on l’espérer sur un terrain où des ébranlemens nouveaux rappellent et continuent les secousses passées ? M. Ponsard paraît avoir voulu y croire, et rien ne nous permet de révoquer en doute sa sincérité. Dans un prologue élégamment écrit, et qui promettait des allures plus libres et plus poétiques, l’auteur de Charlotte Corday, évoquant la muse de l’histoire, a placé sur ses lèvres une sorte d’appel à cette impartialité austère qui remplace pour la postérité les passions contemporaines. Toutefois, la postérité a-t-elle bien réellement commencé pour la révolution française, et n’est-il pas beaucoup plus exact de dire que cette révolution dure encore ? Robespierre, Danton, Sieyès, les montagnards, les girondins, sont-ils bien pour nous des personnages historiques ? Ne sont-ils pas plutôt des contemporains auxquels des catastrophes récentes donnent une actualité posthume et comme une seconde vie ? Lorsque M. de Lamartine publia son livre des Girondins, les hommes clairvoyans comprirent qu’il y avait tout un élément d’agitations nouvelles dans la puissance magique avec laquelle l’historien avait tout à coup rallumé dans le présent cet incendie du passé, et quelques voix prophétiques s’élevèrent pour demander si ces pages ardentes n’évoqueraient pas bientôt dans la rue les mouvemens fébriles qu’elles ranimaient dans les esprits. Si cette impression fut réelle et sincère en 1847, lorsque rien n’était dérangé encore à l’ordre établi, ne doit-elle pas être plus vive aujourd’hui que les spectateurs du drame sont placés au même point de vue que les acteurs ? M. Ponsard ne s’est pas effrayé de cet inconvénient ; il nous a rappelé, par la bouche de Clio, sa poétique patronne, que les Athéniens, nos modèles, aimaient à voir représenter sur leur théâtre les grandes scènes de la vie politique de leur temps. Peut-être ne faudrait-il pas trop abuser de cette comparaison de la France avec Athènes depuis la république de février. Les deux républiques se ressemblent assez peu, et l’érudition la moins pédante pourrait faire là-dessus les plus complètes réserves ; en outre, il n’est guère prudent de nous rappeler que s’il y a eu en France, depuis deux ans, quelques velléités attiques, elles se sont trouvées justement chez ceux qui ne tenaient pas à faire de leur atticisme le complément de la forme républicaine, et y cherchaient, au contraire, une sorte de protestation épigrammatique contre des ridicules ou des travers plus spartiates qu’athéniens et plus béotiens que spartiates. À Athènes d’ailleurs, le théâtre offrait-il les mêmes spectacles que ceux que nous présente aujourd’hui l’histoire de notre révolution ? Lorsque Eschyle, dans un cadre dont la grandeur, le mouvement et l’audace n’ont jamais été dépassés, déroulait devant son auditoire transporté le magnifique drame des Perses, il faisait tressaillir tout un peuple au tableau de ses luttes et de ses victoires contre ses plus terribles ennemis ; mais ces ennemis étaient les Perses, ce peuple était homogène, sa république ne condamnait pas une caste au profit d’une autre, ne faisait pas de la consécration d’un principe ou d’un intérêt la ruine d’autres intérêts ou d’autres principes. Xercès ne comptait pas un ami parmi les spectateurs d’Eschyle, et la simplicité sublime de l’action, du spectacle et du langage n’était que l’expression vivante, colorée, irrésistible d’un sentiment patriotique qui vivait dans toutes les ames. Donnez une valeur poétique, une forme vraiment littéraire à ces grands drames qui retracent, sur nos scènes populaires, les épisodes militaires de l’empire ; admettez-y même, si vous le voulez, les gloires guerrières de la république : vous aurez quelque chose d’analogue à ces drames athéniens où un poète de génie éveillait les ombres glorieuses de Marathon et de Salamine ; mais Danton ! Robespierre ! Sieyès ! Vergniaud ! Louvet ! Barbaroux ! quels que soient vos efforts pour rester équitable, pour observer la proportion et la mesure, vous ne parviendrez jamais à faire de ces noms, des idées qu’ils représentent et des souvenirs qu’ils rappellent, un point de ralliement où puissent se rencontrer et s’unir les spectateurs que vous convoquez. Il y en aura, je le crains, pour qui Robespierre ne sera pas Xercès, et il y en aura aussi, je le crois, pour qui Vergniaud ne sera jamais Thémistocle.

M. Ponsard, par un sentiment moins original que méritoire, ne veut pas qu’on accuse la liberté des excès qui se commettent en son nom : c’est là une vérité pour laquelle, comme pour beaucoup d’autres, le mérite de l’à-propos nous a toujours paru indispensable. Il ajoute que les rois, si l’on y regardait de près, fourniraient aussi leur contingent de crimes, et qu’il y aurait autant d’injustice à rendre la république responsable des forfaits de Robespierre et de Marat qu’à s’en prendre à la royauté des vices de Néron, de Richard III et de Macbeth. Ce raisonnement, est plutôt d’un royaliste que d’un républicain Si le théâtre a pu, sans danger nous montrer des souverains vicieux et criminels, c’est probablement que tout le monde était du même avis sur leurs crimes, que leur exemple ne pouvait faire illusion à personne, et que ces mauvais instincts, développés par la puissance ou inhérens à des natures perverses, devenaient entre les mains de grands poètes les instrumens d’une moralité austère et d’une irréfutable leçon. Racine et Shakspeare n’ont pas, que nous sachions, failli à cette tâche, et leur œuvre venge ou rétablit ces grandes lignes, ces principes immortels que brisent ou altèrent pour un temps les crimes des rois comme ceux des peuples. En est-il de même de ces personnages sur lesquels se débattent encore les contradictions passionnées des partis ? Qui sera Macbeth ou Duncan, Néron ou Britannicus, Richard ou Édouard, dans cette poétique des drames révolutionnaires ? Vous ferez-vous, comme les poètes de Britannicus, de Macbeth et de Richard III, le vengeur de l’humanité, flétrissant les excès et les crimes, qu’ils partent d’en bas ou d’en haut ? Mais où commence-t-elle pour vous, cette humanité ? Les girondins votant sans conviction la mort du roi qu’ils auraient pu sauver vous semblent-ils beaucoup plus humains que les montagnards, parce qu’ils font de beaux discours et citent Horace ? Sieyès ajoutant à son vote cette cruauté laconique : La mort sans phrase, vous paraît-il plus humain que Danton ? Et Danton lui-même, tout sanglant encore des massacres de septembre, mérite-t-il que vous fassiez en son honneur une bien glorieuse exception ? Un écrivain très distingué, M. de Molènes, a fort spirituellement remarqué que se faire l’historien d’une révolution, c’est déjà l’accepter, y croire et s’y complaire ; nous ajouterons, que c’est en subir, à son insu, l’impitoyable logique. Il y a dans ces grandes violations du repos public, des lois établies, des institutions d’une société et d’un pays, je ne sais quel entraînement fébrile qui vous saisit, vous pousse et vous précipite aux extrêmes, dès qu’on y porte la main ou le regard. M. de Lamartine n’avait pas su se garantir de ce péril, et M. Ponsard n’y a pas échappé. Nous sommes persuadé qu’à l’instar de son brillant prédécesseur il s’était mis à l’œuvre avec des prédilections girondines : eh bien ! cédant comme lui à la force des choses, à ce crescendo révolutionnaire dont on devient le complice en le retraçant, il a fini par s’éprendre de la figure plus accentuée de Danton ; même, l’oserons-nous dire ? il y a une scène, la scène capitale du drame, où Danton pâlit, et où Marat, paraît être le seul logicien de la révolution logique de cannibale et de bête fauve, mais dont l’énergie sauvage domine la phraséologie sonore de Danton et les réticences hypocrites de Robespierre. Cette préférence, nous le savons, est bien loin de la pensée de M. Ponsard : ne suffit-il pas cependant, pour condamner son système, que les spectateurs superficiels ou vulgaires puissent un instant s’y tromper ?

Il existe, selon nous, une impartialité plus haute, plus décisive et plus féconde que celle dont M. Ponsard a fait sa muse : c’est celle qui, écartant les distinctions politiques, les querelles de partis et les passions du moment, peu soucieuse de savoir si les actions qu’elle juge émanent d’un roi ou d’un peuple, soumet ces actions aux lois éternelles qui régissent ; l’humanité, et y reconnaît, comme base de ses arrêts, tantôt la passion étouffant la conscience, tantôt la conscience triomphant de la passion. Que celle-ci soit revêtue de la pourpre souveraine ou de haillons déguenillés, qu’elle profite, pour s’assouvir, de l’omnipotence royale ou de l’omnipotence populaire, elle est toujours la même. C’est toujours le moi humain, la personnalité enivrée d’orgueil et de pouvoir, se préférant aux règles générales de la conscience. Et voilà pourquoi les révolutions sont si dangereuses, voilà pourquoi les hommes qu’elles mettent en scène méritent si rarement une admiration ou’ une sympathie sans réserve. Elles favorisent et amplifient ce règne, du moi, si cher à la vanité, à la révolte intérieure, à toutes les secrètes faiblesses de l’ame sans foi et de l’intelligence sans principes elles le substituent à ce faisceau de croyances et de devoirs qui unit dans une même tache et sous une même autorité la grande famille humaine. Abandonné à ce libre arbitre de l’individualisme émancipé, chacun s’y produit avec ses instincts, et l’homme qui mêle au mal qu’il fait ou qu’il accepte un peu, de générosité, d’enthousiasme ou de bravoure, obtient, par comparaison, par complaisance ou par peur, des hommages immérités.

C’est là ce qui explique comment certaines renommées révolutionnaires conservent plus de prestige que les autres, comment Danton, par exemple, est jugé avec plus d’indulgence que ses féroces émules, et comment les girondins ont trouvé des admirateurs parmi ceux qui flétrissent la montagne. M. Ponsard n’aurait pas dû tomber dans cette faute, et nous regrettons que Clio ne lui ait pas enseigné une impartialité moins mesquine. Celle qu’il a prise pour règle l’a gêné plutôt que servi. À tous momens, on sent, en écoutant Charlotte Corday, l’embarras d’un homme qui se préoccupe, avant tout, de l(effet que produiront sur ses auditeurs les sentimens et les idées qu’il prête à ses personnages. Chose étrange ! ce qui a refroidi le succès de ce drame, c’est que l’auteur ne s’y passionne pas, c’est que son ame n’y vibre pas dans le langage de ses héros, c’est qu’il s’est fait, pour ainsi dire, impersonnel, afin de ne heurter aucune opinion ; et en même temps, ce qui donne à sa pièce une allure si glaciale et si guindée, c’est qu’il n’y abdique jamais, qu’il ne s’en remet pas un instant à ses acteurs du soin de nous émouvoir et de nous entraîner à leur guise, qu’il est sans cesse derrière eux, calculant la portée de chaque hémistiche, donnant à tous les partis des satisfactions successives, leur distribuant une somme égale de concessions, de restrictions et de maximes, s’efforçant en un mot de contenter tout le monde, et, ainsi qu’il arrive d’ordinaire, ne réussissant à contenter personne. Or, s’il est vrai, comme l’a dit un contemporain illustre, que, parmi les ouvrages de l’esprit, les plus excellens sont ceux qui n’ont pas été écrits en vue du public, mais pour répondre à une nécessité du moment ou à une inspiration soudaine, il faut en conclure que, sous ce rapport du moins, le drame de Charlotte Corday occupe l’extrémité contraire. Non-seulement cet ouvrage a été écrit en vue du public, mais de plusieurs publics, et c’est ce qui en a altéré les conditions d’entraînement, d’émotion et d’unité.

L’auteur a-t-il réussi du moins à caractériser et à peindre son héroïne d’une façon nette et précise ? Est-il parvenu à se rendre compte de cette physionomie de Charlotte, mêlée de tons éclatans et de teintes factices dans le romanesque épisode des Girondins ? Charlotte Corday appartient à cette famille de caractères qu’il est difficile de juger d’après les lois communes. Aux belles époques, aux époques chevaleresques, où l’héroïsme n’est et ne peut être que l’expression la plus haute et la plus complète du devoir, Charlotte Corday s’appelle Jeanne d’Arc ; ses magnanimes instincts la poussent au combat ; elle se revêt d’une armure et livre bataille à l’étranger, à l’ennemi de la France. Dans les temps mauvais, dégénérés, sous la double influence de l’esprit philosophique et de l’esprit révolutionnaire, Jeanne d’Arc devient Charlotte Corday ; l’armure se change en poignard, le combat en meurtre ; au lieu d’être l’accomplissement suprême du devoir, l’héroïsme s’en isole ; il le froisse pour l’agrandir ; il manque au nécessaire en visant au superflu. Peut-être ce contraste que nous indiquons eût-il pu former la donnée historique et morale du drame de Charlotte Corday ; peut-être un penseur austère, un poète préoccupé des grandes vérités de la philosophie et de l’histoire, eût-il pu en faire jaillir une leçon salutaire et féconde ; peut-être aussi, pour nous intéresser davantage à Charlotte, eût-il suffi de nous la montrer plus simple, plus naturelle, plus jeune fille, jusqu’au moment où un éclair terrible, une force surhumaine la précipite, un couteau à la main, vers la baignoire de Marat. M. Ponsard, cédant à son goût d’accommodemens, n’a pas pris de parti décisif ; il a admis, dans la composition de ce caractère, des élémens divers qui nuisent à l’intérêt de l’ensemble. Ainsi Charlotte nous apparaît au milieu d’une prairie normande ; elle prend part aux travaux de la campagne ; elle soigne, avec une grace filiale et touchante, sa vieille tante de Bretteville, mais, en même temps, elle lit Rousseau ; elle cite l’histoire romaine, elle se livre à des déclamations ambitieuses sur la politique et la liberté, et lorsqu’arrive le moment qui la transforme en héroïne, cette transition, noyée dans un déluge de beaux vers, n’est ni assez préparée pour qu’on y reconnaisse le développement logique du caractère de Charlotte, ni assez soudaine pour qu’on y voie ce coup de foudre, cette inspiration mystérieuse qui imprime à certaines actions humaines le sceau d’une mission divine. Tel est, selon nous, le principal défaut de la Charlotte Corday de M. Ponsard : elle n’est pas assez femme, assez jeune fille ; elle nous toucherait davantage, si, avant d’être saisie de cette résolution suprême qui la condamne à immoler dans son ame tout ce qui rêve, aime ou espère, elle s’abandonnait un peu plus aux sentimens naturels, un peu moins aux déclamations politiques.

Presque partout, dans l’œuvre de M. Ponsard, ces déclamations remplacent le drame ; c’était l’écueil du sujet, et l’auteur ne l’a pas évité ; mais ne pouvait-il pas tirer meilleur parti de cette grande page d’histoire révolutionnaire ? Puisqu’il s’affranchissait, dans cet ouvrage, des entraves et des unités classiques, puisque son talent sage, mesuré, correct, séduit, j’allais dire égaré par le livre des Girondins, s’y décidait à prendre des libertés shakspeariennes, ne pouvait-il pas s’ouvrir un champ plus vaste, jeter dans le cadre qu’il avait choisi plus de variété, de mouvement et d’ampleur ? Là encore, ce qui lui manque, c’est la décision et le parti pris. Nous entendions dire par un homme d’esprit que Charlotte Corday lui faisait l’effet de l’Histoire des Girondins racontée par Théramène ; il y a du vrai dans cette saillie. M. Ponsard a trop recherché, au point de vue du procédé littéraire, cet esprit d’accommodement qu’il apportait dans ses appréciations politiques. Il a compris qu’un sujet aussi actuel, aussi voisin de notre époque, de nos passions et de nos idées ne pouvait s’arranger du rigorisme traditionnel de la forme classique ; mais, timide encore dans ses hardiesses, il n’a pas osé aborder de front l’histoire, se prendre corps à corps avec elle, en ouvrir la veine féconde, et en tirer une de ces œuvres puissantes dont la libre allure eût rappelé les tragédies nationales de Shakspeare. Il s’est borné à nous laisser entrevoir le côté extérieur, sommaire, l’abrégé de son sujet et de ses personnages, nous en donnant comme un spécimen écourté et amoindri, ici une miniature d’émeute, là un écho, de club, plus loin une musique lointaine jouant la Marseillaise dans la coulisse, ailleurs un souper girondin avec accompagnement obligé de souvenirs d’Athènes et de citations d’Horace ; enfin il a substitué trop souvent l’entretien politique à la politique elle-même, le récit à l’action, le portrait au caractère.

Faut-il s’étonner, après cela, que l’impression générale de la représentation de Charlotte Corday ait été froide, presque triste ? Ce n’est jamais impunément que le poète dramatique renonce aux sources naturelles d’intérêt, de curiosité, d’attendrissement ou d’émotion, pour demander le succès à des moyens d’un autre genre, à des idées d’un autre ordre. L’allusion politique est fatale au théâtre, soit qu’elle froisse, soit qu’elle caresse les opinions du public. On peut même, à ce propos, faire une remarque : tout ce qui tient à la passion, à l’étude sincère du cœur humain, tout ce qui repose sur une observation exacte et pénétrante est à l’instant accepté et reconnu comme vrai, comme sympathique, par ceux-là même qui sont le plus étrangers aux passions, aux sentimens, aux situations morales que le poète a décrits. Pourvu qu’il ait frappé juste, l’effet est unanime parmi toutes ces intelligences, toutes ces ames si diverses auxquelles il s’adresse ; la vibration gagne de proche en proche, à travers son auditoire, les fibres les plus rebelles. La politique, au contraire, surtout dans les temps où l’on est tourmenté de préoccupations analogues, fatigue, attriste, irrite au théâtre ceux même que l’auteur semble avoir eu le plus en vue en écrivant ses allusions et ses maximes. Pour qu’elle attire à soi les esprits sérieux, les spectateurs attentifs, il faut au moins qu’elle s’élève au-dessus des intérêts mesquins, des questions de détail, des querelles de partis, qu’elle plane dans ces hautes régions où elle cesse d’être l’expression plus ou moins contestable d’opinions passagères ou relatives, pour devenir la morale même de l’histoire, la grande voix du genre humain cherchant, comme le chœur antique, dans les événemens et les catastrophes qui nous épouvantent, un immortel enseignement. Corneille, Shakspeare, Alfieri même et Schiller ont de ces échappées soudaines, de ces généreux coups de main dans le domaine des vérités générales.

Après la représentation de Charlotte Corday, il demeure évident que certains événemens et certains hommes, abordés même avec précaution et appréciés avec mesure, trouveront toujours dans les aires une sorte de résistance inquiète, d’antipathie confuse. Ce sentiment d’anxiété et de tristesse qu’a éveillé chez les spectateurs l’œuvre de M. Ponsard a toute la portée d’une leçon qui s’adresse à d’autres encore qu’à l’auteur de Charlotte Corday. Il est bon qu’en dehors de toute dissidence, de toute récrimination de parti, une méfiance silencieuse et inflexible s’attache à ce qui ne devrait jamais être qu’un grand et douloureux avertissement donné au présent par le passé, non pas aux dépens de la liberté contre l’autorité, de l’autorité contre la liberté, des rois contre les peuples ou des peuples contre les rois, mais en honneur de cette loi imprescriptible, inaltérable, qui veut que, sous les républiques comme sous les monarchies, le mal ne puisse jamais être pris pour le bien, et le bien pour le mal. Voilà ce qu’ont oublié les personnages révolutionnaires et ce qu’oublient leurs historiens et leurs poètes. À propos de cette morale éternelle qui domine toutes les opinions politiques, comment ne pas songer à M. de Lamartine ? L’historien des Girondins n’est pas encore dégoûté du rôle d’éditeur responsable de la république de février ; il continue de se raconter à lui-même les destinées de cette république et de se montrer aussi content de son ouvrage que si nous en étions encore à la lune de miel républicaine. Les illusions paternelles ont quelque chose de respectable, et l’on éprouve une certaine répugnance à réveiller ce poétique Épiménide de la révolution de 1848, à l’avertir que nous ne sommes plus tout-à-fait au temps où sa lyre servait de symbole à la démocratie triomphante. Aussi dirons-nous peu de mots de son nouvel ouvrage : Le Passé, le Présent et l’Avenir de la République. C’est une centième variation sur ce thème obligé qui défraie les livraisons, les supplémens et les appendices du Conseiller du Peuple, et qui consiste à séparer tant bien que mal l’élément démocratique des enjolivemens démagogiques, socialistes et communistes qu’y ajoutent la marche du temps, le progrès des idées et la logique révolutionnaire. Cette séparation serait sans doute chose fort désirable, et nous serions les premiers à remercier M. de Lamartine, s’il nous la donnait. Par malheur, il ne semble pas que nous soyons en voie de l’obtenir, et il est permis de penser, au contraire, que c’est la démocratie intelligente, éclairée, civilisatrice, telle que la conçoit ou que la rêve M. de Lamartine, qui s’apprête à se fondre et à s’annuler dans la démagogie. Quoi qu’il en soit, l’obstiné poète, pour nous préserver de ce péril, nous offre ce nouveau catéchisme de la république honnête, religion bizarre dont il est à peu près le seul dieu, le seul prêtre et le seul fidèle. Sous des formes toujours brillantes, on y sent l’affaiblissement graduel d’une pensée qui s’use et s’amortit en se répétant, et puis il y a dans cette persistance à rappeler toujours la même histoire, à se glorifier dans un événement dont les conséquences funestes frappent tous les regards et navrent tous les esprits, à fouiller d’une main que rien ne lasse dans les cendres d’une gloire éteinte pour y retrouver un reste de lueur et de flamme, quelque chose de puéril qui attriste. Un critique, qui parait avoir fait de la déification hebdomadaire de M. de Lamartine une spécialité politique et littéraire, assurait l’autre jour que l’illustre écrivain était à l’égard de la république de 1848 ce qu’est le père à l’égard de son enfant qu’il engendre autant de fois qu’il lui apporte de sentimens, d’idées et de forces pour développer son existence. Plaignons M. de Lamartine des peines que son enfant lui donne et des louanges que ses flatteurs lui décernent !

Nous ne sommes pas quittes encore avec les souvenirs et les récits de février. Voici Daniel Stern et son nouvel ouvrage : Histoire de la Révolution de 1848. Quel est le but de ce livre ? Daniel -Stern a-t-elle voulu simplement se donner le plaisir de retracer la défaite d’une société qu’elle a sans doute des raisons de traiter en ennemie ? A-t-elle voulu marquer d’avance sa place parmi les sibylles démagogiques, s’assurer, en cas de victoire, les bonnes graces du socialisme ? On trouverait aisément, nous le croyons, dans les rangs de ces austères démolisseurs du vieil édifice social, de ces fervens consolateurs des souffrances populaires, bon nombre de gens que le peuple serait fort surpris et médiocrement édifié d’avoir pour auxiliaires, s’il savait ce qui lui vaut ces violentes et soudaines amitiés. Que d’anathèmes contre l’inégalité des fortunes et l’oppression des riches qui s’expliqueraient par une fortune perdue et des richesses dissipées ! Que de récriminations puritaines, jetées à tout ce que la société renferme d’abusif, de révoltant et d’immoral, dont on découvrirait la cause dans une rupture forcée avec ce monde qu’on cesse souvent de trouver digne de soi ; parce qu’on n’est plus digne de lui ! Voilà malheureusement ce que le peuple ignore et ce qu’il serait bon de lui rappeler ; il serait bon de lui redire que ces volontaires de la croisade socialiste, qui lui arrivent d’un camp opposé, ne sont pas toujours, comme il se l’imagine, de pures et nobles exceptions dans cette société égoïste ou corrompue, que ce n’est pas toujours par haine de l’iniquité, pitié pour les misères ou abnégation personnelle, qu’ils établissent ainsi un contraste entre leurs opinions et leurs intérêts apparens. Une plaie secrète, une blessure de vanité, le besoin de haïr, de calomnier et de combattre des lois qu’ils ont froissées et qui les condamnent, tel est souvent le seul mobile qui pousse ces recrues bizarres à changer de drapeau et de consigne.

Il y a d’étranges disparates dans l’ouvrage de Daniel Stern ; çà et là, il semble qu’on y retrouve l’écho lointain, le reflet fugitif d’un temps meilleur ; le nouvel historien de la révolution de février conserve encore de son passé je ne sais quelle trace confuse qui rend ses attaques plus doucereuses et plus perfides. En d’autres endroits de son livre, on se demande comment elle a pu être si bien informée, par quelles ramifications mystérieuses elle a pu pénétrer toutes ces régions souterraines de la conspiration de bas étage, avoir accès dans les coulisses de ces tristes comédies d’émeutiers, de factieux et de tribuns. Ces deux élémens singuliers, contradictoires, réminiscences de la grande dame déchue sachant encore ce qui se passe dans les palais, et initiation de la néophyte socialiste n’ignorant rien de ce qui se passe dans les clubs, se croisent et s’entremêlent dans cette Histoire de la Révolution de 1848 ; ils lui donnent un caractère particulier assez analogue au rôle même joué par l’auteur parmi les héros de cette révolution. Ces héros, elle les a vus de près, et elle nous donne successivement leurs portraits avec une complaisance de connaisseur et d’artiste. Ils y passent tous, et tous sont pris au sérieux, même M. Cabet, même M. Sue. Avons-nous besoin d’ajouter que, pour relever encore l’éclat de ces nobles figures, l’auteur a soin de leur opposer, comme contraste, les défenseurs de cette société où ses amis sont venus rétablir l’ordre, la justice, la vertu et l’harmonie ? Hélas ! la Revue des Deux Mondes a sa place dans cette galerie de personnages sacrifiés ; elle a sa part de l’indignation vertueuse de l’austère écrivain contre les corrompus st les corrupteurs. Pourquoi faut-il que cette pudeur posthume, à laquelle nous serions heureux de vouer une admiration sans mélange, soit quelque peu gâtée, dans nos souvenirs, par une circonstance que Daniel Stern a sans doute oubliée au milieu des soucis de son apostolat ? Pourquoi sommes-nous forcé, bien à contre-cœur, de nous rappeler qu’en 1844, en plein ministère Guizot, l’auteur de Nélida s’est livrée aux plus persévérans efforts pour s’introduire et se maintenir dans cette triste phalange de jeunes talens disciplinés et déprimés par la Revue ? C’est probablement qu’elle espérait nous convertir, ou qu’elle se sentait incorruptible ; car supposer que le mauvais succès de ses démarches d’alors est pour quelque chose dans son rigorisme d’aujourd’hui, qu’elle veut nous faire expier à distance le tort de n’avoir pas apprécié à leur juste valeur ses avances réitérées, ce serait donner à ses attaques rétrospectives une explication bien peu digne de ce détachement des faiblesses et des vanités humaines que doit professer un apôtre du socialisme. Qui sait pourtant ? Les blessures de la vanité sont vindicatives, et personne ne le prouve mieux que Daniel Stern. En nous parlant, dans son préambule, des signes précurseurs qui annoncèrent ou préparèrent la révolution de février, elle énumère avec une complaisance perfide ces événemens déplorables, qui, pendant les derniers temps de la monarchie, semèrent dans les salons la stupeur et l’effroi, et contribuèrent, ajoute-t-elle, « à la déconsidération des classes élevées. » Elle a soin de n’omettre aucun fait, de ne taire aucun nom, et, quand elle a bien tout cité et tout nommé, « qu’on m’épargne, s’écrie-t-elle, la triste énumération de ces hontes aristocratiques ! » Nous nous trompons ; Daniel Stern n’a pas complété cette énumération qui paraît lui être si pénible. Dans cette nomenclature où elle a fait figurer tous ceux qui ont eu le malheur de compromettre, par un acte insensé ou criminel, ces classes élevées dont le discrédit lui inspire une si honorable sollicitude, elle a oublié la patricienne douée de toutes les distinctions de la fortune et du monde, née pour être l’ornement d’une civilisation que tant de dangers menacent, que tant de haines calomnient, et se faisant la complice de ces dangers et de ces haines, reniant son sexe et son rang pour mieux froisser les devoirs de l’un et les intérêts de l’autre, et cessant d’être une femme d’élite pour devenir un sectaire et un démagogue.

Lorsqu’on voit à quels abîmes conduit l’oubli des lois positives, des règles certaines où s’abrite la conscience et le sentiment du devoir, on n’accueille plus qu’avec précaution et méfiance tout ce qui porte l’empreinte de ces théories vagues, indéterminées, où un spiritualisme superbe, mais stérile, remplace les contours arrêtés d’une religion et d’une foi. C’est là l’impression que nous avons éprouvée en lisant un roman tout nouveau, dont l’auteur nous est inconnu, et qui est intitulé Jeanne de Vaudreuil. Nous croyons ne pas nous tromper en attribuant ce livre à une femme. Tout, dans le plan comme dans l’exécution, trahit l’inexpérience, l’absence de métier littéraire poussée jusqu’au dédain ou à l’ignorance des plus simples notions du style, de l’arrangement et du récit, et cependant Jeanne de Vaudreuil n’est pas, selon nous, une œuvre vulgaire. À côté de pages mal écrites que l’on dirait pensées dans une langue étrangère ou au moins genevoise, on rencontre des passages où la finesse des aperçus révèle une observation pénétrante et une main délicate. Jeanne de Vaudreuil a d’ailleurs, à nos yeux, le grand mérite d’appartenir à cette classe de romans où l’analyse psychologique et l’étude du cœur humain sont substituées à ce talent vulgaire qui sollicite la curiosité par l’habile entassement des catastrophes et des péripéties. Il y a très peu d’événemens dans ces pages, où nous voudrions qu’il y eût aussi un peu moins de métaphysique et de dogmatisme. Jeanne, l’héroïne du livre, est une femme d’un noble cœur et d’un esprit éminent, dont l’esprit et le cœur n’ont pas cru déroger en se soumettant au joug austère de la foi et de la pratique religieuses. Elle se rencontre, dans ce milieu de piété et de traditions chevaleresques, avec le marquis de Vaudreuil. Ils s’aiment, et leur amour n’est, pour ainsi dire, que le rayonnement de ces belles croyances qui rendent leur union plus pure, plus enthousiaste et plus intime. Par malheur, M. de Vaudreuil touche à l’arche sainte ; il veut se rendre compte de ce qu’il croit : il aborde de front et d’un regard téméraire ces questions redoutables que les esprits les plus fermes n’effleurent jamais sans ébranlement et sans trouble. Cette périlleuse épreuve le conduit au doute, et le doute devient un élément de désunion et de dissidence entre sa femme et lui. Le roman pourrait devenir pathétique et touchant, lorsque M. et Mme de Vaudreuil, perdant leur unique enfant, sont de nouveau rapprochés par le lien d’une douleur commune, et placés en face l’un de l’autre, devant un berceau vide, avec un enthousiasme éteint et une affection brisée ; mais l’auteur, au lieu d’entrer franchement dans une situation si favorable au développement des émotions vraies et des sentimens naturels, continue de décrire, chez ses deux principaux personnages, des phénomènes psychologiques qui les isolent, pour ainsi dire, du drame attendrissant dans lequel ils occupent la première place. Les deux époux finissent par revenir l’un à l’autre ; hélas ! à quel prix ? Jeanne de Vaudreuil, frappée au cœur, est atteinte d’une maladie mortelle ; son ame, prête à se détacher de ce monde, voit ses horizons s’agrandir, ses croyances perdre de leur aridité dogmatique pour s’élever à l’esprit même de l’Évangile. En d’autres termes, elle cesse d’être chrétienne pour mourir spiritualiste et déiste. C’est là un triste dénoûment, et il serait, ce nous semble, plus consolant et plus vrai que, sans entrer dans toutes ces subtilités de théologien ou de philosophe, la perte d’un enfant chéri, la vue d’une femme d’élite lentement conduite au tombeau par de douloureuses dissidences, anéantissent, chez M. de Vaudreuil, toute cette froide enveloppe de raisonnemens et de systèmes, et unissent enfin les deux époux dans une même foi et une même tendresse. On le voit, ce qui manque à ce roman, c’est le naturel : nous approuvons fort que le romancier préfère aux péripéties matérielles la peinture des faits intérieurs, du drame mystérieux dont l’ame humaine est le théâtre ; mais, pour éviter un excès, il ne faudrait pas tomber dans l’excès contraire, il ne faudrait pas oublier que ce drame intime ne peut se suffire à lui-même, qu’il doit se lier aux événemens qui l’expliquent, et surtout répondre aux sentimens qu’il éveille chez ceux que l’auteur y fait assister. Ajoutons qu’il serait bien temps d’en finir avec ce lyrisme religieux qui prétend embellir la religion pour se dispenser de la pratiquer, avec ces perpétuelles invocations au grand Etre, au Réparateur, au Christ, à l’immortel et universel amour, défigurés jusqu’ici par les traditions ou les dogmes, et rendus à leur pureté primitive par de nouveaux messies qui paraphrasent, assouplissent ou enjolivent à leur guise le catéchisme et l’Évangile. Notre siècle doit savoir à quoi s’en tenir sur la valeur réelle de ces esprits nébuleux ou excessifs qui affectent d’être plus, vrais que la vérité, plus justes que la justice, plus moraux que la morale et plus chrétiens que le christianisme. Il y a d’ordinaire, entre ce qu’ils rêvent et ce qu’ils font, un contraste fort instructif : leurs pratiques se mesurent à leurs passions et leurs théories à leur orgueil.

C’est à cette famille d’esprits malades, stériles, tourmentés d’une sorte d’idéal menteur qui ne leur permet de chercher ni le vrai dans leurs idées, ni le bien dans leurs actes, qu’appartient évidemment l’auteur du petit livre intitulé la Foi nouvelle cherchée dans l’art, de Rembrandt à Beethoven. Quand même nous ne saurions pas que l’auteur de ce livre pense et écrit sous l’influence immédiate et presque paternelle d’un de nos prédicateurs de réforme sociale, philosophique et religieuse, nous le devinerions au vague de ses aperçus, au chaos de cette intelligence où les notions d’art se transforment en élémens de croyance, où l’œuvre des grands artistes devient une manière d’évangile, et où les jouissances et les chimères de l’imagination sont constamment confondues avec les lois austères de la conscience et de l’ame. Rien de mieux assurément que d’admirer Rembrandt et Beethoven, de parler de leurs ouvrages avec cet enthousiasme fécond qui n’exclut pas le discernement. Toutefois nous pensons, jusqu’à meilleur avis, que la Symphonie pastorale ou le tableau des Disciples d’Emmaüs n’ont rien à démêler avec les vérités qu’il s’agit de croire ou les devoirs qu’il s’agit d’observer. Si nous insistons sur ce point, à propos de quelques pages qui ne méritent ni discussion, ni critique, c’est que cette confusion bizarre et décevante est une des manies de notre époque et peut-être une des causes de nos infortunes. « Dieu et l’art ! » s’écrient de prétendus poètes qui ne demanderaient pas mieux que de s’adjuger à eux-mêmes les honneurs exclusifs de cette double formule d’une même divinité. « Dieu et l’art ! » répètent de prétendus penseurs, qui, incapables de rien conclure, aiment mieux tout rêver, et cherchent dans une symphonie ou dans une toile ces solutions que leur esprit superbe ne leur donnera jamais. L’artiste, l’homme toujours prêt à substituer aux véritables intérêts de l’humanité, au but sérieux de la raison, un je ne sais quoi qu’il compose de ses admirations, de ses songes et de ses vanités, voilà l’être séduisant et coupable qui, sous mille formes diverses et mille noms différens, étend aujourd’hui son influence dissolvante sur la société tout entière. On le retrouve dans la politique, dans les livres, dans l’atmosphère intellectuelle que nous respirons tous, dans les événemens qui nous passionnent, dans les catastrophes qui nous épouvantent. Il est pour quelque chose dans nos erreurs, nos déceptions et nos fautes, dans tout ce que nous avons souffert, dans tout ce que nous souffrirons encore. Il a remplacé les lois positives qui font l’homme sage et l’honnête homme par des théories flottantes, capricieuses, flexibles, baignées de lumière et d’ombre, pleines d’accommodemens et d’amorces pour les faiblesses du cœur. On comprend que cet être bizarre soit accueilli, choyé, fêté, dans les temps de prospérité et de calme, par une société qu’il charme ou qu’il amuse en l’égarant. Aujourd’hui, ces condescendances ne sont plus permises. Le péril ne s’arrange pas des à-peu-près de l’imagination ; il exige les notions droites, précises, du bien et du mal, du juste et de l’injuste, de la vérité et du mensonge. Ces notions-là, la société menacée doit les rétablir dans toute leur netteté, si elle veut reconquérir tous ses droits et toutes ses forces dans l’exercice d’une légitime défense. Autrement, la défense serait illusoire et l’attaque irrésistible.

A. DE PONTMARTIN.


V. DE MARS.