Chronique de la quinzaine - 30 mai 1904
30 mai 1904
Les choses se sont mieux passées que l’on n’était en droit de l’espérer ou de le craindre ; et, tout considéré, ce n’est peut-être pas aux intérêts de la Papauté qu’aura nui surtout la protestation pontificale. Souhaitons seulement que ce ne soit pas non plus aux nôtres ! Ce que nous pensions de la protestation elle-même, nous l’avons dit il y a quinze jours, et nous avons à peine besoin d’y revenir aujourd’hui. Nous n’en connaissions pas alors les termes, est tout ce que nous en savions, c’était, comme tout le monde, qu’après Pie IX et après Léon XIII, le pape Pie X revendiquait le droit de la Papauté sur son ancien domaine temporel. La protestation était attendue ; et personne ne doutait qu’elle éclatât un jour ou l’autre. Nous pensions seulement que le Souverain Pontife en eût pu choisir une autre occasion, et ainsi, ne pas donner lui-même au voyage à Rome du Président de la République française une signification qu’il n’avait pas. En rendant au roi d’Italie la visite qu’il en avait reçue à Paris, le Président de la République française n’avait évidemment nulle intention d’offenser le Saint-Père ; il n’eût même pas mieux demandé que de se présenter au Vatican ; et, après tout, nous ne savons si cette « combinaison » n’eût pas été la plus sage des deux parts. Car, à moins que la présence à Rome d’un ambassadeur de la République auprès du Quirinal ne soit une offense permanente à la Papauté, le voyage du Président ne changeait rien à un état de choses qui existe depuis trente-quatre ans ; et, d’un autre côté, l’opinion publique aura de jour en jour plus de peine à comprendre que les représentans des États catholiques ne trouvent pas auprès du Vatican le même accueil que les souverains protestans, que le roi d’Angleterre ou que l’empereur d’Allemagne. Le Souverain Pontife ne négocie-t-il pas d’ailleurs lui-même avec le roi d’Italie ? Hier encore, à Bologne, c’est-à-dire, dans la grande ville, après Rome, des anciens États pontificaux, l’archevêque Svampa, cardinal et prince de l’Église, n’offrait-il pas ses hommages à Victor-Emmanuel III ? Le lui défendait-on de Rome ? ou ne le lui permettait-on pas, si même il n’en avait reçu l’ordre ? et puisque le Saint-Siège reconnaît ainsi qu’il y a pour lui des intérêts catholiques supérieurs à la revendication de son ancien pouvoir temporel, la France ou l’Autriche, l’Espagne ou le Portugal, et généralement tous les États catholiques n’en ont-ils pas, eux aussi, de toute nature ? et pourquoi feraient-ils à un principe théorique ou idéal, dont ils sont bien déterminés à ne pas essayer d’entreprendre la réalisation, des sacrifices que le Saint-Siège n’y fait pas ?
Les journaux pontificaux, à cette occasion, ont cru devoir ou pouvoir parler de la question de l’Alsace-Lorraine. Nous croyons pouvoir affirmer que, si un souverain ami ou allié rendait visite à l’empereur d’Allemagne dans les villes de Strasbourg ou de Metz, l’opinion publique en pourrait être chez nous profondément émue, et nos journaux jetteraient feux et flammes, mais le gouvernement de la République se garderait de protester en forme officielle et publique. Mais puisque personne ne peut faire que le roi d’Italie ne soit le roi d’Italie ; que la France n’ait avec l’Italie des intérêts communs, et sans doute qu’elle ait le droit, et son gouvernement le devoir de veiller à ces intérêts, la protestation pontificale était pour le moins inopportune dans les circonstances présentes ; et il était naturel qu’avant que le gouvernement français l’eût vue divulguée dans les journaux, il l’eût déclarée « nulle et non avenue. » Et les choses, selon toute apparence, en seraient demeurées là si la protestation, nous ne savons et nous ne nous soucions pas de savoir grâce à l’intermédiaire de qui, n’eût été portée à la connaissance du public par M. Jaurès, dans son journal l’Humanité.
On a tout dit, depuis huit jours, sur les termes eux-mêmes du document, et il a paru tout d’abord qu’ils aggravaient ce que le sentiment national avait trouvé d’offensant dans le fait même de la protestation. On s’est peut-être un peu pressé ! À la vérité, la protestation n’est pas rédigée avec la mesure et, si nous l’osons dire, l’habituelle courtoisie qui caractérise les pièces émanées de la chancellerie pontificale ; on y sent quelque inexpérience du langage diplomatique ; et, à ce propos, on eût mieux fait, pour cette raison, de la rédiger en français qu’en italien. Mais, en l’examinant de plus près, il apparaît d’autre part que l’intention n’en a pas tant été de protester contre la visite elle-même du Président de la République à Rome, que d’empêcher les souverains catholiques d’y voir un précédent qui leur permettrait de suivre son exemple. Le Souverain Pontife a voulu signifier, au début de son pontificat, que rien n’était changé sur ce point aux décisions plusieurs fois exprimées de Léon XIII et de Pie IX. Question de forme plutôt que de fond, peut-être, et de protocole, pour ainsi dire, plutôt que de politique. Pie X a moins voulu « revendiquer » son ancien pouvoir temporel, ou même protester contre les événemens qui l’ont anéanti, qu’indiquer une altitude, et faire entendre qu’il ne s’en départirait pas. Et, indépendamment de toute autre raison, ne serait-ce pas pour cela, qu’après un premier moment d’effervescence, l’opinion publique s’est promptement calmée ?
Sans doute, des clameurs d’indignation se sont élevées du clan radical et socialiste. On s’y est écrié que la France venait de subir une offense, une injure, une insulte sans précédens, qui justifiait de la part de son gouvernement, ou plutôt lui imposait des mesures d’extrême rigueur. La note pontificale était commentée, interprétée avec une parfaite mauvaise foi, on peut le croire, mais avec véhémence. Puisque le gant nous était jeté, on saurait le relever ! Il fallait supprimer notre ambassade auprès du Vatican, dénoncer le Concordat, procéder, sans attendre un jour de plus, à la séparation de l’Église et de l’État, enfin se porter d’un seul coup aux dernières violences. Ce n’était pas seulement notre injure que les socialistes entendaient venger : ils n’étaient pas moins sensibles à celle de l’Italie, et on a même pu croire par momens qu’ils l’étaient davantage. Venger l’Italie et la France, tel était leur mot d’ordre : ils espéraient, dans la première exaltation des esprits, le faire accepter par le ministère et par la Chambre.
Celle-ci n’était pas encore réunie, ce qui a été peut-être fort heureux. Le gouvernement s’est trouvé seul aux prises avec les exigences du parti socialiste, et il a une telle habitude de les subir qu’on pouvait de sa part s’attendre à tout. Toutefois il s’est arrêté à un compromis, dont il a même laissé pendant quelques jours le caractère un peu indistinct : il a rappelé ou mis en congé notre ambassadeur auprès du Vatican. En cela, il se donnait un démenti à lui-même. Il connaissait depuis plusieurs jours déjà la note pontificale ; il en avait reçu communication officielle ; il en avait délibéré ; il y avait répondu, et il avait jugé n’avoir pas à faire davantage. Depuis lors, sans doute, la note avait été publiée ; mais cela n’en changeait ni le caractère, ni la portée. Si la publication avait eu lieu par le fait du gouvernement pontifical, on aurait été fondé à y voir une intention désobligeante et même agressive à notre égard. En a-t-il été ainsi ? Non, certainement. Lorsqu’on a recherché d’où avait pu venir l’indiscrétion commise, les soupçons se sont portés tantôt sur un point, tantôt sur un autre, mais, à aucun moment, ils n’ont effleuré le Vatican. On s’est demandé à qui la divulgation avait pu être utile ; et ce n’était pas plus au Pape qu’à nous. Ce à quoi on n’a pas assez réfléchi, c’est qu’en agissant comme on l’a fait alors, c’est-à-dire en soulevant un conflit entre le Saint-Siège et la République, on entrait étourdiment dans les intentions de ceux qui avaient livré la pièce aux socialistes, et ne l’avaient pas fait dans une pensée bienveillante pour nous. Quant aux socialistes, et en particulier à M. Jaurès qui a publié le document, ils ont une telle habitude de subordonner les intérêts de notre politique au dehors à ceux de leur parti au dedans qu’il n’y a pas lieu de s’étonner de leur conduite.
Comment donc le ministère, au premier moment, a-t-il expliqué sa volte-face ? Il s’est aperçu qu’il y avait dans le texte communiqué aux autres puissances une phrase qui n’était pas dans le sien, et il a dit, ou plutôt il a fait dire par ses journaux que cette phrase changeait tout ! Quelle était donc cette phrase criminelle ? La curie romaine, disait-on, l’a écrite en cachette aux autres gouvernemens catholiques ; elle n’aurait jamais osé l’adresser à la France. Intolérable procédé envers nous ! Injure nouvelle et supérieure à toutes les autres ! Défaillance sans excuse de notre part si nous y restions insensibles ! Et pourtant le Pape, dans cette phrase, se contentait de dire : « Si, malgré cela (le voyage de M. Loubet à Rome) le nonce pontifical est resté à Paris, cela est dû uniquement à de très graves motifs d’ordre et de nature en tout point spéciaux. » Qu’y avait-il là de si coupable ? ou plutôt, pour peu qu’on aille au fond des choses et qu’on cherche la véritable pensée du Saint-Père à travers des termes qui ne la traduisent peut-être pas très bien, qu’y avait-il là qui ne fût parfaitement innocent ?
La véritable pensée du Saint-Père ressort logiquement de l’intention dans laquelle il a écrit sa note. Il se proposait d’empêcher les souverains catholiques de venir à Rome, et devait dès lors les mettre en face des conséquences auxquelles ils s’exposeraient s’ils passaient outre. Seraient-elles donc si graves ? Sans doute, les souverains catholiques qui imiteraient M. Loubet recevraient comme lui une note fort désagréable. Et après ? Une note, au total, n’est qu’un morceau de papier. Est-ce que le nonce ne restait pas à Paris ? Est-ce que les relations diplomatiques n’étaient pas maintenues avec la République ? Ne pouvait-on pas s’exposer à être frappés de foudres de pur style ? Le Pape, évidemment, a craint que cette conclusion ne se présentât aux esprits de ses lecteurs, et il a pris soin de les aviser que, de leur part, un voyage à Rome aurait des suites plus sérieuses que de la part de M. Loubet. Comme il ne pouvait pas le leur dire en termes aussi nets, il a eu soin d’expliquer que le nonce restait à Paris pour des motifs exceptionnels et spéciaux, qui n’existeraient pas éventuellement à Madrid, à Lisbonne, ou encore ailleurs.
En somme, malgré la vigueur que sa note déployait contre nous, le Pape nous traitait une fois de plus avec quelque faveur : seulement il ne voulait pas qu’on y vît un précédent qui profiterait à tous les autres. Pour avoir trouvé là une offense à la France, il a fallu y mettre un parti pris très arrêté. Le gouvernement de la République n’a pas pu croire que la phrase incriminée avait le sens qu’il lui prêtait ; mais il avait besoin d’un prétexte, et où aurait-il pu en trouver un autre ? Il s’était décidé à rappeler son ambassadeur : puisqu’il ne l’avait pas fait plus tôt, c’est-à-dire à la lecture de la note qu’il avait reçue lui-même, il était bien obligé de se rattacher à la phrase qui n’y était pas et qu’il avait découverte depuis. C’est de cela qu’on s’est servi pour rappeler M. Armand Nisard, le très distingué et sympathique ambassadeur qui nous représente auprès du Vatican. M. Nisard a été chargé de demander au cardinal Merry del Val si la note publiée par l’Humanité était authentique dans toutes ses parties, et sur sa réponse affirmative, ou seulement sur le simple défaut de réponse de la part du secrétaire d’État pontifical, ordre lui était donné de quitter Rome immédiatement, ce qu’il a fait. Supposé que le Pape eût commis une faute en écrivant sa note, nous en commettions une autre en rappelant notre ambassadeur : mais ne fallait-il pas donner une satisfaction à l’extrême gauche ? On espérait la calmer par-là, et, au total, on y a réussi. Il nous reste à dire comment.
Le spectacle a été curieux et instructif. Subitement, sans transition, sans que rien l’eût fait prévoir la veille, une partie des journaux qui réclamaient le plus impérieusement la suppression totale de notre ambassade au Vatican, la dénonciation du Concordat, la séparation immédiate de l’Église et de l’État, ont changé de ton, ou plutôt ont changé de thèse. — A-t-on pu croire, se sont-ils écriés, que de pareilles réformes, qui sont toute une révolution dans nos institutions et dans nos mœurs, pouvaient se faire du jour au lendemain ? Ce serait folie de l’avoir pensé et nous ne sommes pas des fous : nous sommes, au contraire, des politiques fort avisés. L’impatience et la précipitation, si jamais elles ont été nos défauts, ne le sont plus désormais. Et nous aussi nous saurons attendre ! Nous serons patiens, nous aussi, de la conscience de notre durée ! Il faut tendre sans cesse à la séparation de l’Église et de l’État ; et les événemens qui viennent de se produire nous ont fait faire vers cette solution un pas considérable ; mais il en reste encore beaucoup à faire, et ce n’est pas en quelques heures que nous pouvons atteindre le but. Aller trop vite nous exposerait à des réactions désastreuses. On ne nous a pas -compris : nous ne voulons pas de la séparation tout de suite, et nous sommes satisfaits, pleinement satisfaits du rappel de M. Nisard, pourvu que ce soit bien un rappel et non pas une simple mise en congé.
Était-ce un congé ? était-ce un rappel ? on ne l’a pas su pendant quelques jours. Le gouvernement le savait-il lui-même ? Il attendait que l’opinion parlementaire se dégageât avec quelque précision, et là est le secret de ce qu’il y a eu, dans sa conduite, de contradictoire, d’hésitant et d’incertain. Enfin la matière en élaboration s’est fixée, et M. Nisard s’est trouvé rappelé. C’est alors que les socialistes et les radicaux les plus intransigeans en apparence ont déclaré que c’en était assez, et qu’ils ne souffriraient pas qu’on allât plus loin ! Une conversion aussi imprévue a scandalisé quelques-uns de leurs amis, et a surpris ceux qui n’étaient pas au courant de ce qui se passait dans les coulisses parlementaires. A peine la Chambre était-elle réunie, on s’est aperçu qu’une partie notable de la majorité ministérielle se montrait récalcitrante à la séparation de l’Église et de l’État. Elle ne voulait pas en entendre parler. Elle déclarait formellement que, si le ministère avait l’imprudence de s’engager dans cette voie, elle ne commettrait pas, pour sa part, celle de l’y suivre. La séparation de l’Église et de l’État est une excellente matière à mettre en rapports et en discours, mais non pas en résolutions concrètes et en votes. On peut aller à la grande rigueur jusqu’à en voter le principe : — combien de fois, par exemple, n’a-t-on pas voté celui de l’impôt sur le revenu, non seulement sans l’organiser ensuite, mais encore avec la volonté très nette d’en écarter la réalisation ? — Un vote de principe ne lire pas à conséquence. Mais supprimer notre ambassade n’est pas une simple motion : c’est un acte, et un acte qui engage l’avenir. Les groupes relativement modérés de la majorité ne veulent pas engager l’avenir. Il a bien fallu tenir compte de leurs résistances. Le gouvernement y était tout prêt. Ses amis se sont divisés : mais ceux qui font passer bien avant les principes le maintien du bloc ministériel et du ministère lui-même n’ont pas hésité une minute quand ils ont vu en péril des biens aussi précieux. M. Jaurès en personne a donné le signal. Lui, qui avait publié la note pontificale pour mettre le feu aux poudres et qui, pendant les premiers jours, avait témoigné la plus fougueuse impatience de précipiter à ses pieds l’édifice vermoulu du Concordat, il s’est mis à parler comme on le faisait autrefois au centre gauche, quand il y en avait encore un et qu’il en faisait partie.
Les incertitudes du gouvernement n’étaient pas ce qui nous intéressait le plus : nous savons comment elles se déterminent et en vertu de quelles influences. C’est donc de ces influences qu’il fallait surveiller révolution. On les a vues se discipliner elles-mêmes merveilleusement, tenir compte des faits, se prêter aux circonstances, à tel point que, si on a parlé autrefois des radicaux, il faut parler aujourd’hui des socialistes de gouvernement : ils tiennent encore plus au gouvernement qu’au socialisme. Mais c’est la partie anecdotique de la situation : le côté sérieux des incidens auxquels nous venons d’assister est qu’il n’y a pas de majorité dans la Chambre actuelle pour la séparation de l’Église et de l’État. Le jour où la Chambre a pu craindre qu’on ne l’acculât à cette mesure, elle s’est rejetée en arrière. L’éclat de cette démonstration ne laisse rien à désirer. Toutefois, il ne faudrait pas beaucoup de fautes comme celles qui ont été commises pour que la solution devant laquelle la Chambre recule encore s’imposât à elle comme le seul dénouement rationnel et logique. Et que serait la séparation de l’Église et de l’État si elle était faite brutalement ou sournoisement par les hommes qui sont aujourd’hui au pouvoir ?
La question ne devait pas tarder à se poser devant la Chambre. Huit interpellations avaient été déposées ! On pouvait s’attendre à une discussion interminable et extrêmement passionnée : elle a été seulement longue et n’a pas été passionnée du tout. Si nous négligeons les accessoires, quatre discours la résument. MM. Delcassé et Combes ont parlé au nom du gouvernement. M. Aristide Briand l’a fait au nom des socialistes et M. Ribot au nom du centre. Le discours de M. le ministre des Affaires étrangères a été une exposition très claire de tous les faits qui se sont produits, dans l’ordre où ils se sont succédé. Il nous a appris, en conformité avec la note pontificale, que dès le premier moment où il avait été question du voyage de M. Loubet, le Saint-Siège nous avait fait savoir comment il l’apprécierait. Il nous a appris de plus, — ce qui était répudier les commentaires faits par les journaux, et qu’ils n’avaient pas inventés tout seuls, — que l’offense du Saint-Siège à la France n’était pas la fameuse phrase comprise dans le texte à l’usage des autres puissances et omise dans le nôtre, mais bien la communication à des tiers d’un document qui n’aurait dû être adressé, et qu’on avait cru d’abord n’avoir été adressé qu’à nous. L’explication de notre volte-face en devenait plus admissible : on commençait à comprendre sous quel prétexte M. Nisard avait été rappelé. Mais ce que M. le ministre des Affaires étrangères ne nous a pas appris, c’est si M. Nisard rejoindrait son poste au bout d’un certain temps, ou si son rappel devait être considéré comme irrévocable, c’est-à-dire comme le prologue de la suppression de notre ambassade. M. Combes devait-il être plus explicite sur ce point particulier, le seul qu’aient traité tous les orateurs qui se sont suivis à la tribune ? Sa réserve a été encore plus grande que celle de M. Delcassé, et nous sommes surpris que personne ne fait obligé à en sortir. Il s’est contenté de faire une charge à fond contre le pouvoir temporel : on aurait cru qu’il parlait devant le parlement italien que cela intéresse plus que le nôtre. C’est, en effet, à l’Italie de préférence à la France que s’adresse légitimement à ce sujet la protestation pontificale, puisque ce n’est pas nous qui avons pris ses États au Pape, et qu’il ne dépend pas de nous de les lui restituer. Au surplus, si la question regarde plus spécialement le Saint-Siège et l’Italie, le langage de M. le président du Conseil n’en est que plus déplacé. Pour un homme aussi susceptible et aussi chatouilleux qu’il l’est lorsqu’on se mêle de ses affaires, il parle de celles des autres comme s’il ne leur reconnaissait pas le droit d’éprouver le même sentiment. Quelle impertinente désinvolture. Si la note pontificale n’est pas conçue dans les termes les plus heureux, que dire de son discours ? Mais M. Combes voulait donner une satisfaction à ses amis, et ne pouvant pas le faire sur la question de notre ambassadeur, qui reste réservée, il a trouvé commode de parler du pouvoir temporel. Les applaudissemens bruyans des socialistes et des radicaux ont assuré le plein succès de cette diversion. Leur joie a été si vive qu’ils n’ont plus songé à autre chose, et c’est seulement le lendemain que quelques-uns d’entre eux se sont aperçus que M. Combes n’avait rien dit du caractère provisoire ou définitif du rappel de M. Nisard.
Si nous interrogeons à ce sujet M. Briand et M. Ribot, ils n’éprouvent, eux, aucun embarras à s’expliquer : le malheur est qu’ils ne sont pas ministres, et qu’ils parlent en sens opposés. Pour M. Briand, M. Nisard ne retournera jamais à Rome, et pour M. Ribot, il y retournera prochainement. M. Delcassé et M. Combes ont écouté en silence ces opinions contraires, sans donner aucun signe d’approbation, ni de désapprobation. Le second, cependant, a dit doucement à M. Ribot : « C’est votre commentaire ; » après quoi, il est retombé dans son mutisme comme un homme qui vient de commettre une hardiesse peut-être téméraire. M. Ribot était dans ses meilleurs jours ; il a eu du bon sens, de la bonne grâce, de la bonne humeur ; il s’est amusé des embarras du gouvernement sans chercher à les aggraver ; il a constaté ceux des socialistes ministériels sans les obliger à en sortir. N’était-ce pas son rôle ? Qu’importe aux libéraux que les socialistes manquent à leurs principes, renoncent à leur programme, ou en ajournent la réalisation ? Que leur importent les perplexités du ministère, si elles l’empêchent de mal agir ? On pouvait craindre que des paroles imprudentes et peut-être irréparables ne fussent prononcées par le gouvernement : il n’en a rien été ; et ce n’était pas aux modérés de s’en plaindre. Les mêmes imprudences, de la part des orateurs les plus influens de la majorité, auraient eu une portée moindre : elles auraient pu cependant entraîner des conséquences fâcheuses. M. Jaurès s’est tu ; il a cédé la parole à M. Briand.
Celui-ci est habituellement disert ; il l’a été l’autre jour avec moins d’aisance qu’à son ordinaire. Il suffit, semble-t-il, aux socialistes d’avoisiner le gouvernement pour sentir déjà sur leurs épaules le poids des lourdes responsabilités. M. Briand en paraissait un peu écrasé. Ayant été chargé par une commission parlementaire d’étudier les divers projets relatifs à la séparation de l’Église et de l’État, il s’est appliqué à la question en conscience et s’est aperçu qu’elle était très difficile. Aussi en a-t-il parlé avec une circonspection timorée, suppliant la Chambre de ne rien préjuger avant qu’il eût terminé lui-même le rapport qu’il prépare. Si on passait outre, Dieu sait ce qui arriverait ! M. Briand a fixé une date, le mois de janvier prochain. Soit, a dit M. Combes, qui ne sera plus ministre à ce moment. Soit, a dit plus sérieusement M. Ribot, qui a beaucoup réfléchi au délicat problème des rapports de l’Église et de l’État et qui est prêt à en dire son avis. Il ne repousse d’ailleurs pas l’idée de la séparation ; tout consiste pour lui dans la manière dont on la réaliserait.
Mais, au mois de janvier prochain, on pensera peut-être à autre chose. Les socialistes, et M. Briand tout le premier, bien qu’à ce moment il ne doive pas encore avoir mis la dernière main à son grand travail, songent à utiliser la discussion du budget pour supprimer le crédit affecté à notre ambassade au Vatican. Ce biais pourrait être dangereux, si la Chambre l’adoptait. L’adoptera-t-elle ? Son attitude et celle du gouvernement ont fait voir qu’ils ne voulaient pas plus de la séparation l’un que l’autre. S’ils en avaient voulu, l’occasion était bonne pour le dire : en trouvera-t-on jamais une meilleure ? Mais le gouvernement a été muet comme le sphinx. Quant à la Chambre, elle a pris contre elle-même sa précaution des grands jours, lorsqu’elle se défie de ses propres entraînemens : elle consiste à mettre dans son ordre du jour, qu’elle y repousse par avance toute adjonction. Elle a donc approuvé le rappel de M. Nisard en repoussant toute adjonction. Et quelle adjonction craignait-elle ? Évidemment, une invite à la suppression de l’ambassade ou à la dénonciation du Concordat. Il fallait se mettre en garde contre la surprise que pouvait produire une voix éloquente ou passionnée : pour cela, la Chambre se condamnait à ne rien entendre, ou se mettait dans l’impossibilité de céder à la tentation. Ainsi faisait Ulysse lorsqu’il bouchait avec de la cire les oreilles de ses compagnons pour les empêcher de céder au chant des sirènes, ou lorsqu’il se faisait lier lui-même au mât du navire pour pouvoir l’écouter impunément.
Le discours de M. Ribot a été la pièce maîtresse de la séance : il a produit une grande impression sur la Chambre. Tout le monde sentait que là était la vérité, et que cette vérité était dite dans la forme politique qui lui convenait. L’extrême gauche elle-même écoutait en silence, et quelquefois même avec une approbation intérieure : elle trouvait enfin dans le langage d’un homme d’État la justification de son attitude devenue prudente en présence d’une question dont elle apercevait, — peut-être pour la première fois, — toute la portée. Un passage de ce discours a surtout frappé l’attention : c’est celui où M. Ribot, après avoir rendu justice aux efforts heureux de M. le ministre des Affaires étrangères pour élargir la place de la France dans le monde et avoir applaudi à son œuvre diplomatique, s’est demandé, en revenant à l’objet particulier du débat, si rien n’avait été négligé de ce qu’on aurait pu et dû faire pour empêcher de naître le conflit qui a subitement éclaté.
C’est en effet pour le public, et pour le public seul, que l’explosion en a été subite : elle ne l’a pas été pour le gouvernement. M. Delcassé y avait été préparé par des communications diverses dont il a donné connaissance à la Chambre. Ces communications, comment ont-elles été accueillies au moment où elles ont été faites ? M. Delcassé a été sur ce point très discret, et il semble bien qu’il n’y ait fait aucune réponse, comme s’il avait craint de s’engager dans une controverse délicate sans doute, mais devant laquelle il ne fallait pourtant pas reculer. À ce moment précis, qui sait si on n’aurait pas pu, sinon faire admettre par le gouvernement pontifical le sens que nous donnions au voyage de M. le Président de la République à Home, au moins le lui faire comprendre ? En engageant la discussion, il y a tout lieu de croire que les objections auraient perdu de leur force et de leur acuité. On aurait préparé ainsi le vote parlementaire qui devait clore le débat. « La diplomatie ne se fait pas seulement à coups de notes, à coups de télégrammes, a dit M. Ribot ; elle se fait de prévisions, de prévoyances, de démarches qui empêchent les choses de venir à l’extrémité fâcheuse où elles sont venues. A quoi servirait-il d’entretenir un ambassadeur à Rome, si ce n’est précisément pour prévenir ces heurts et ces apparences de rupture ? » Et M. Ribot, poursuivant ses observations, s’est demandé si ce langage qu’on peut qualifier de préservatif et de préventif, avait été tenu à Rome, avait été tenu à Paris. A ses yeux, les intentions du gouvernement pontifical ne sont pas douteuses ; elles ne le sont d’ailleurs pas davantage à ceux du gouvernement. Le Pape ne voulait pas une rupture, même mitigée, et, si sa note a produit cette conséquence, c’est contrairement à ses prévisions. Son attitude actuelle en est la preuve ; il maintient son nonce à Paris ; il laisse passer l’orage ; il s’applique à tout ménager. N’était-il donc pas possible, en s’appuyant sur ses intentions certaines, de lui faire sentir que certaines démarches de sa part iraient à l’encontre du but qu’il se proposait d’atteindre, et créeraient une situation qui n’était sûrement ni dans ses projets ni dans ses vœux ?
Il fallait le tenter, et tout porte à penser qu’on s’en est abstenu. Le Pape a cru, il a eu lieu de croire, qu’il serait tenu compte de ses observations, puisqu’on les avait accueillies sans rien dire. L’événement seul lui a montré le contraire, et voilà comment il a été amené à écrire une note dont il n’a sans doute pas bien mesuré les termes, en quoi il y a eu de sa faute et de la nôtre. Le choc s’est produit parce qu’on n’avait rien fait, ou parce qu’on n’avait pas fait ce qu’il aurait fallu faire pour le prévenir. On aurait pu du moins atténuer d’une manière sensible la dureté du frottement. La Chambre, par la manière dont elle a écouté M. Ribot, a montré qu’elle pensait comme lui. Il était manifeste qu’elle regrettait l’incident et qu’elle ne l’avait pas voulu plus que le gouvernement pontifical lui-même. Si la bonne volonté était la même de part et d’autre, était-il au-dessus des moyens de la diplomatie de lui donner tout son effet ?
Avec ses péripéties diverses, cette séance montre que notre monde politique n’est peut-être pas tout à fait inaccessible aux bons conseils ? Il n’y a pas actuellement de majorité parlementaire pour la séparation de l’Église et de l’État, et M. Combes ne la fera pas. Et pourtant nous marchons vers cette réforme ; on nous y pousse ; des incidens comme ceux de ces derniers jours la rapprochent de nous sans la mûrir, et risquent de la précipiter sans l’avoir préparée. Le péril n’est pas aussi imminent qu’on l’avait craint, mais il reste grave. La Chambre et le ministère ont reculé devant lui : seulement on ne saurait méconnaître qu’ils soient sortis de la difficulté par un ajournement et par une équivoque, ce qui ne grandit pas la première et ne consolide pas le second. M. Jaurès ne l’avouera pas : qui sait pourtant s’il ne regrette pas aujourd’hui d’avoir publié la note pontificale ? Et qui sait si le gouvernement ne regrette pas lui-même les suites qu’il a données à cette publication ?
Il serait temps en effet de songer que le pape Pie X n’est pas tenu d’avoir pour la France l’affection très particulière que lui témoignait le pape Léon XIII ; et que, tandis que nous faisons, sans le vouloir peut-être, ou sans le savoir, et dans un pur intérêt de parti, tout ce que nous pouvons pour décourager sa bienveillance, d’autres que nous travaillent dans un autre sens, et par conséquent contre nous. Si nous nous fermons les avenues du Vatican, d’autres que nous saurons les occuper, ou déjà les occupent, et il se pourrait que ce ne fût pas pour y agir ou pour y parler en faveur des intérêts français. Quelle est la nature et l’importance de ces intérêts, nos lecteurs le savent de longue date ; mais d’autres que nous ne le savent pas moins, qui sont attentifs à tout ce que nous faisons pour les compromettre et noue desservir de nos propres mains. Il se pourrait aussi qu’à Rome l’éventualité de la dénonciation du Concordat, et par conséquent celle de la séparation de l’Église et de l’État en France, ne fussent pas envisagées du même œil que naguère. On les redoute assurément toujours, et on ne fera rien pour les provoquer : on ne fera pas tout pour les éviter, ni même beaucoup plus ou beaucoup au-delà de ce qu’on a déjà fait. Si l’on a tort ou si l’on a raison, c’est ce que nous n’examinerons pas aujourd’hui. Nous croyons, pour notre part, que la fidélité de la France n’importe pas moins au prestige et à l’autorité du Saint-Siège qu’aux intérêts de l’Église et du catholicisme en général On l’a bien vu en d’autres temps. Mais ce n’est pas le lieu de nous étendre sur ce sujet, et nous en retrouverons l’occasion. Ce que nous ne croyons pas moins fermement, c’est que la séparation de l’Église et de l’État serait aujourd’hui non moins funeste à l’État qu’à l’Église. On l’a dit depuis quelques jours et on ne saurait trop le redire. Pour la satisfaction de quelques sectaires et de quelques théoriciens du radicalisme, l’État y perdrait ce qu’il a de moyens d’action sur l’Église, et, dans les conditions où se ferait la séparation, il introduirait un germe de division et d’opposition passionnée dans un pays qui déjà n’est que trop divisé. C’est alors que c’en serait fait de cette « unité morale » dont le ministère Combes a l’étrange prétention d’être le garant, et que, depuis deux ans, il travaille à réaliser par les procédés, hypocrites ou violens tour à tour, qu’en tout autre temps et tout autre pays on prendrait pour la rompre. La séparation de l’Église et de l’État risquerait de rouvrir, dans notre pays, l’ère, qu’on croyait fermée, nous ne dirons plus de la lutte et de la persécution, mais des guerres religieuses. La Chambre l’a-t-elle compris l’autre jour ? a-t-elle craint de prendre dans l’histoire une telle responsabilité ? s’est-elle aperçue qu’on la menait où elle ne voulait pas ? qu’il était temps de s’arrêter sur la pente ? et qu’il n’était que temps ? Nous serions heureux de le croire, et, en tout cas, jusqu’à démonstration du contraire, nous aimons à penser qu’il y a eu dans ses votes quelque chose de cela ! Les intérêts parlent quelquefois plus haut que les « principes, » et il faut s’en féliciter, quand ces intérêts eux-mêmes concordent avec d’autres principes, de prudence, de sagesse et de modération.
FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-Gérant,
F. BRUNETIERE.