Chronique de la quinzaine - 31 mai 1859

Chronique n° 651
31 mai 1859


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai 1859.

Une situation dominée par la guerre présenterait de singulières difficultés à la presse politique, lors même que la presse jouirait de la plénitude de ses libertés. Observer les faits et influer sur la direction qu’ils doivent suivre en arrivant par la discussion à la persuasion des esprits, voilà la tâche et le procédé de cette fonction de la civilisation moderne, par laquelle l’opinion et la raison publique doivent à la fois se manifester et se conduire. La guerre, substituant l’action violente à l’action délibérée dans le mouvement politique, trouble inévitablement la fonction de la presse. Non-seulement l’écrivain ne peut rien sur les événemens de la guerre, mais il lui est à peu près impossible de les connaître, c’est-à-dire d’en apprécier avec justesse, au moment même où ils s’accomplissent, l’enchaînement et la portée militaire. La guerre restreint du même coup l’horizon politique et l’influence de la presse. Elle est si naturellement féconde en surprises, qu’il faut braver le ridicule qui s’attache au rôle de prophète et aux conjectures téméraires pour oser en pronostiquer et en débattre au jour le jour les conséquences politiques. C’est surtout au commencement d’une guerre que l’on rencontre ces obstacles. Quand la guerre a duré quelque temps, ses tendances militaires et politiques se laissent pénétrer, et l’opinion peut du moins se guider sur de fortes vraisemblances ; mais, lorsqu’elle commence à peine, lorsqu’elle n’a pas encore imprimé sur les événemens sa griffe capricieuse et terrible, lorsque sa marche n’est point encore décidée, lorsque l’on n’entrevoit encore que de vagues indices, comment l’observateur et le juge politique pourraient-ils dissimuler l’obscurité de leurs vues et les tâtonnemens de leur pensée ? Nous faisons pour notre compte l’humble et sincère aveu de ces embarras que nous ressentons dans les circonstances actuelles, et nous prions que cet aveu nous soit une fois pour toutes un titre à l’indulgence des lecteurs pour les assertions hasardées et les appréciations incorrectes dont nous nous rendrons coupables durant la période de guerre qui est devant nous.

Si nous osions, quoique indignes, employer le langage militaire, nous dirions que nous abordons cependant cette situation de guerre avec un objectif précis que nous ne perdrons jamais de vue, et auquel nous rapporterons tous les événemens, toutes les circonstances et tous les incidens qui vont se produire en Europe. Notre objectif est celui auquel tous les amis de la paix se sont ralliés depuis que la paix s’est si malheureusement dérobée à ses amis : c’est la localisation de la guerre. Le succès de l’entreprise dans laquelle la France est engagée est à cette condition, et l’intérêt de la guerre que nous soutenons est en cela conforme au vœu de l’opinion, qui ne fait que rester fidèle à elle-même en voulant, puisqu’elle a été impuissante, à maintenir la paix, que du moins la guerre soit restreinte et abrégée autant que possible. Nous aurons cet objectif présent à l’esprit en appréciant les opérations par lesquelles notre glorieuse armée va conquérir la paix, aussi bien qu’en interrogeant à l’intérieur de la France les impressions publiques ; nous le poursuivrons en observant attentivement les efforts que l’Italie fera elle-même pour son indépendance ; nous l’aurons surtout devant les yeux en étudiant les dispositions des autres puissances, les mouvemens des autres peuples, et en discutant la politique que la France doit observer en face de l’Europe, qui assiste avec des sentimens si divers à. l’émouvant spectacle que nous lui donnons.

Les opérations militaires sont commencées. À l’heure qu’il est, des mouvemens importans s’accomplissent, et nous pouvons apprendre d’un moment à l’autre la nouvelle des engagemens et des succès qui nous ouvriront la route de Milan. Le brillant combat de Montebello a clos la phase de préparation et d’expectative de la campagne. Le général Garibaldi avec sa troupe de volontaires a pris l’initiative du mouvement offensif. Après avoir tourné avec beaucoup d’audace et de bonheur la droite de l’armée autrichienne, il a pénétré jusqu’à Côme : s’appuyant sur les montagnes, il semble prêt à donner la main à l’insurrection de la Valteline et à provoquer des soulèvemens dans le nord de la Lombardie. Le roi de Piémont, déjà maître de Verceil, évacué depuis plusieurs jours par les Autrichiens, a passé la Sesia avec son armée, et occupe Palestro. Le quartier-général de l’armée française est porté d’Alexandrie à Verceil. Sur toute notre ligne se dessine un mouvement de droite à gauche, et en même temps se resserre le grand arc de cercle que nous formons autour de l’armée autrichienne, et dont les points saillans sont maintenant Casteggio, Casale, Palestro et Côme. C’est entre les deux branches de cet arc que nous attend l’armée autrichienne, qui était restée jusqu’à présent indécise sur le point où se porterait notre effort le plus vigoureux. Depuis quinze jours, elle semblait croire que nous tenterions de déborder sa gauche du côté de la Trebbia et de Plaisance. Aussi était-ce de ce côté qu’elle opérait sa concentration. Après avoir fait des pointes au nord et au-delà de la Sesia jusqu’à Biella et à Santhia et avoir porté son quartier-général à Verceil, elle avait rétrogradé successivement derrière la Sesia et avait abandonné Verceil. Le général Giulay, inclinant sur sa gauche, avait placé son quartier-général d’abord à Mortara, puis à Garlasco, en se rapprochant davantage encore de Pavie, la forteresse autour de laquelle pivote son armée. C’est dans cette préoccupation que dès le 15 mai le général Giulay avait dirigé le 5e corps, sous les ordres du comte de Stadion, de Mortara sur Pavie, et l’avait envoyé tâter, le 20, les avant-postes de l’armée française à Montebello. S’il fallait prendre au sérieux l’étrange rapport du général Giulay sur l’affaire du 20 mai, s’il a cru en effet que le général Stadion a eu sur les bras 40,000 alliés, s’il a pensé, en conséquence que c’est entre Pavie et Plaisance qu’il devait être attaqué par nous ; si c’est par suite de cette appréciation qu’il a affaibli sa droite au point de laisser filer Garibaldi du Lac-Majeur au lac de Côme, les mouvemens actuels de l’armée alliée doivent aujourd’hui l’éclairer sur une erreur qui a déjà produit pour lui de graves résultats militaires et politiques, puisqu’elle l’a entraîné à se laisser déborder par les corps francs et par l’insurrection dans la Haute-Lombardie. Les mouvemens de l’armée piémontaise sur Palestro et de l’armée française allant passer le Pô à Casale indiquent que c’est vers Mortara que les Autrichiens devront accepter une bataille, si tant est qu’ils consentent à en livrer une en Piémont. Il ne faut pas se dissimuler au surplus que la position de leurs troupes sur ce point, en face d’une attaque concentrique, serait loin d’être désavantageuse. Une grande bataille est donc possible avant peu : d’une part l’ébranlement de toute notre ligne, de l’autre l’arrivée de l’empereur François-Joseph et du général Hess au quartier-général autrichien, annoncent que cette éventualité est imminente.

Le beau combat du 20 mai a clos, disions-nous, la période de préparation de la campagne. La division française qui l’a victorieusement soutenu n’a pas eu seulement le mérite d’arracher à un ennemi plus nombreux l’importante position de Montebello ; elle a encore rendu un service éminent, si elle a effectivement donné par sa bravoure le change à l’ennemi sur sa force numérique et par conséquent sur nos vrais desseins, et si elle l’a ainsi entraîné à de fausses dispositions qui ne tarderont point à se révéler. Quoi qu’il en soit, le nouveau combat de Montebello est un heureux début de campagne. Pour en comprendre la valeur à tout événement, il faut se rendre compte de l’importance du débouché du val de la Scrivia parmi les positions stratégiques de la Haute-Italie. Il s’y trouve une suite de positions militaires formidables, déterminées par une multitude de petits cours d’eau qui viennent des Apennins, et se jettent dans le Pô entre Valence et Plaisance. Les années qui descendent ou qui remontent la vallée y peuvent asseoir fortement leurs deux extrémités au fleuve et aux derniers contre-forts des Apennins. De ces positions, les plus importantes sont celles de Novi et de Montebello. Celle de Novi, pour une armée qui a en Piémont sa base d’opérations, est essentiellement défensive, car elle couvre, au pied du Monte-Rotondo, l’intersection des routes qui joignent Gênes et Savone à Turin. Celle de Montebello est au contraire essentiellement offensive, car c’est par là qu’il faut passer soit que, débouchant de la Trebbia, on menace la Scrivia, soit que l’on fasse le mouvement inverse. La position de Montebello n’est cependant point la seule dans son genre que l’on rencontre sur cette route. Entre la Scrivia et la Trebbia, dans la direction du sud au nord, les Apennins projettent cinq ou six chaînes de collines presque parallèles, que l’on pourrait comparer aux doigts d’une main gigantesque étendue sur la plaine. Ces collines s’abaissent par degrés jusqu’aux environs de Montebello, Casteggio, Santa-Giuletta, Cassine, Broni, Stradella, où les derniers mamelons viennent s’enfoncer dans la plaine par des pentes assez raides. La grande route de Tortone à Plaisance contourne ces têtes de collines et en est constamment dominée, de manière que les extrémités de ces hauteurs, les ongles de la main, pour continuer la comparaison, constituent autant de fortes positions où l’artillerie enfile toujours la route, et en plusieurs endroits la prend en écharpe. Le village de Montebello est bâti sur celle de ces hauteurs qui se présente la première lorsqu’on va de Tortone à Plaisance : les flancs des Apennins se rétrécissent brusquement, et la plaine s’étend davantage dans la vallée de la Scrivia. Aussi cette colline a-t-elle toujours été disputée dans les guerres qui ont eu pour théâtre les plaines d’Alexandrie, et a-t-elle dès l’antiquité gagné son nom (mons belli) aux combats dont elle a été l’objet. Ce fut là qu’eut lieu la rencontre de la cavalerie numide d’Annibal avec l’avant-garde de Scipion, qui fut le prélude de la bataille de la Trebbia, et ce fut là que, le 9 juin 1800, Lannes, en allant au rendez-vous de Marengo, passa sur le corps autrichien de Ott. Le combat de l’avant-garde d’Annibal pourrait être comparé à celui de la division Forey, si en effet l’attaque française avait dû se diriger comme celle du général carthaginois vers la Trebbia. Quant au combat de 1800, l’on sait que pour les positions françaises il n’a point d’analogie avec celui que nous venons de livrer. Lannes força le passage de Montebello, que les Autrichiens défendaient, tandis qu’aujourd’hui les Autrichiens ont vainement tenté de forcer la position, qui est demeurée entre nos mains.

Il est aisé de se faire une idée nette de la situation de Montebello. C’est un gros village placé sur le dernier mamelon des hauteurs qui s’avancent dans la plaine. Il domine par conséquent le chemin qui, venant de Voghera, longe diagonalement le pied de la colline et la contourne pour se diriger à l’est vers Plaisance. Du village, des feux plongeans, d’enfilade, d’écharpe, peuvent battre la route. Les pentes de la hauteur, coupées de champs, de ravins, de tertres et de bouquets d’arbres, offrent en outre aux tirailleurs des abris sûrs et commodes. Le village de Montebello est naturellement dominé lui-même par les relèvemens de la chaîne de collines qui vont se rattacher aux Apennins. La maison de plaisance de Genestrello marque le premier de ces échelons, et forme une sorte d’ouvrage avancé du village. Derrière la colline de Montebello, le sol s’abaisse et forme une vallée peu large au milieu de laquelle coule la Fossa-Gazza, ruisseau qui serait sans importance, s’il n’était encaissé entre des rives escarpées qui en rendent l’accès difficile à la cavalerie. Au-delà de la Fossa-Gazza est Casteggio, au pied d’une seconde colline, parallèle à celle de Montebello.

C’est sur le bord de la Fossa-Gazza, entre Montebello et Casteggio, qu’a commencé la lutte dans la journée du 20. Nous lisons dans une relation piémontaise écrite avec beaucoup d’intelligence, et dont l’exactitude nous est assurée, de curieux détails sur cette affaire. La plaine aux alentours de Montebello et de Casteggio était gardée depuis plusieurs jours par le colonel-brigadier de Sonnaz à la tête de deux régimens de chevau-légers sardes, huit escadrons donnant un effectif de 650 hommes. Le brigadier de Sonnaz avait été informé du mouvement d’une colonne autrichienne sur Casteggio, et avait reçu l’ordre, en cas d’attaque, de tenir bon jusqu’à l’arrivée des secours. Le colonel piémontais et ses cavaliers exécutèrent leur consigne avec une obstination héroïque ; ils disputèrent pendant une heure le passage de la Fossa-Gazza aux colonnes ennemies. La cavalerie piémontaise retarda autant qu’elle put la marche des Autrichiens vers le ruisseau : elle chargea à plusieurs reprises la cavalerie, l’artillerie et l’infanterie ennemies ; mais à chaque charge les rangs s’éclaircissaient, et il fallut repasser la Fozza-Gazza. Le capitaine Piola, tentant alors un suprême effort, essaya de tourner une batterie autrichienne en remontant le ruisseau. L’escadron sarde réussit en effet à passer sur l’autre bord sans être aperçu et à sabrer pendant quelques instans l’artillerie ; mais, bientôt enveloppé par un régiment ennemi, il dut songer à la retraite. Un jeune lieutenant, rejeton d’une grande famille génoise, le comte Scassi, sauva dans cette circonstance la vie du capitaine Piola en se faisant tuer lui-même. L’escadron, parti avec quatre-vingts hommes, ne revint au régiment qu’avec quarante-six cavaliers montés. On raconte qu’en ce moment le colonel de Sonnaz, n’osant pas assumer une responsabilité plus terrible, avoua en peu de mots à ses soldats que, si les Français n’étaient pas arrivés avant un quart d’heure, la brigade serait taillée en pièces. Il n’avait pas achevé qu’un seul cri : Vive le roi ! mourons à notre poste ! lui répondit, et ces braves, refoulés sur l’autre rive de la Fozza-Gazza, se préparèrent à tenir leur parole. Ce fut dans cette lutte désespérée que le colonel Morelli fut blessé à mort d’un coup de sabre-baïonnette par un Tyrolien au moment où, entraîné par la chute de son cheval, il cherchait à se dégager. Cependant la cavalerie sarde était débordée sur sa droite par une nuée de tirailleurs qui commençaient à garnir les hauteurs de Monte-bello. L’infanterie autrichienne suivit bientôt ses tirailleurs et se barricada à la hâte dans le village, dans le cimetière, et surtout à Genestrello. Les préparatifs de défense de l’ennemi étaient à peine achevés et la cavalerie sarde allait succomber, lorsqu’arriva le 17e bataillon de chasseurs de Vincennes. Alors commença le second combat, le combat français, que le rapport du général Forey nous a raconté avec une digne simplicité. Le choc décisif eut lieu à Genestrello ; c’est là que nous fîmes nos pertes les plus douloureuses. Maîtres de ce poste dominant, d’où ils auraient pu écraser de leurs feux les ennemis barricadés dans Montebello, nos soldats, car c’est un combat de soldats que nous livrions, coururent à l’assaut du village et l’emportèrent après une résistance opiniâtre des Autrichiens, qui tinrent deux heures. Il ne restait plus à l’ennemi que le cimetière, où deux cents hommes s’étaient enfermés et furent tués ou pris. Les restes des corps autrichiens se retiraient sur Casteggio. Notre artillerie cribla de boulets leurs colonnes en retraite, qui soutinrent courageusement le feu. Nous n’avons pas besoin de faire l’éloge de nos soldats : leur esprit, leur élan, leur vigueur, sont connus, et l’état-major autrichien, suivant des correspondances étrangères, est le premier à reconnaître qu’ils se sont splendidement battus ; mais nous croyons devoir insister particulièrement sur les services qui nous ont été rendus dans cette journée par l’admirable résistance de la cavalerie sarde, qui a supporté à elle seule pendant un temps bien long, si on le mesure au péril de sa position, l’effort d’un ennemi si supérieur, et qui, en l’arrêtant, ne lui a pas permis de s’établir plus fortement à Montebello. Quelques officiers piémontais au premier moment, ne jugeant l’affaire du 20 mai que par les pertes cruelles qu’elle avait infligées à leur cavalerie, ont cru qu’au lieu d’accepter un combat si inégal, le colonel Sonnaz aurait pu se replier sur Voghera. S’il est vrai que le colonel Sonnaz fût lié à son poste par des ordres précis, l’objection tombe d’elle-même ; mais lors même qu’il n’eût pas eu d’ordres, le colonel Sonnaz aurait encore rendu par son opiniâtre résistance un grand service à la conduite de nos opérations. Que pouvaient en effet se proposer les Autrichiens dans leur attaque contre Montebello ? S’emparer de cette position pour la garder et se préparer un champ de bataille où ils auraient attendu de pied ferme l’armée française ? Cette hypothèse a peu de vraisemblance. Ce n’est pas avec quinze ou vingt mille hommes que l’on vient se poster à quelques kilomètres de l’armée française. La retraite du général de Stadion derrière le Pô et l’immobilité de l’armée autrichienne démentent d’ailleurs cette supposition. Les Autrichiens ont-ils voulu, comme ils le disent, faire seulement une forte reconnaissance ? Préoccupés de l’idée qu’ils seraient attaqués du côté de Pavie ou de Plaisance, ont-ils voulu s’assurer des forces dont nous pouvions les menacer sur ce point ? Nous le croirions volontiers, quoique l’acharnement avec lequel ils ont défendu Montebello ne s’accorde guère avec la pensée d’une simple reconnaissance. Dans ce cas, la vigueur avec laquelle une brigade sarde et une division française se sont battues à Montebello paraît les avoir déroutés sur notre intention véritable, car tandis qu’à la suite de la journée du 20 les Autrichiens se renforçaient sur leur droite et se retranchaient sur la rive gauche du Pô, entre Pavie et Plaisance, et sur la rive droite en face de cette dernière ville, c’était sur leur droite et dans la Haute-Lombardie que nous nous apprêtions à prendre l’offensive. Puisqu’ils ont tant contribué à ce résultat, les chevau-légers piémontais ont eu raison de résister sur les bords de la Fossa-Gazza : leurs portes ne sont pas seulement glorieuses, elles ont été utiles.

Dans un moment où se préparent les chocs décisifs des armées, il faut faire un violent effort pour se replier vers les affaires intérieures de la France. Ces affaires intérieures se relient cependant nécessairement, elles-mêmes à la guerre. Tel est, par exemple, l’emprunt, dont le résultat définitif, que nous connaissons aujourd’hui, a dépassé toutes les espérances. La souscription est cinq fois plus considérable que la somme demandée, et les versemens obligatoires qui l’ont accompagnée ont atteint la somme de 250 millions. Nous savons que les esprits sérieux ne s’éblouissent point d’un tel résultat. Ils savent que ce serait faire trop d’honneur à la clairvoyance des petits capitalistes, qui ne laissent pas échapper l’occasion de placer leurs épargnes en fonds publics à raison de 5 pour cent, que de la confondre avec les inspirations les plus pures et les plus dévouées du patriotisme. Non, le souscripteur d’emprunts n’apporte point une offrande sur l’autel de la patrie ; il a souvent un certain enthousiasme politique, mais cet enthousiasme donne lieu quelquefois à de plaisant quiproquos, témoin l’exclamation naïve de ce bon paysan qui disait naguère à un banquier après avoir acheté un coupon de rentes : « Ce n’est pas cet imbécile (il parlait d’un gouvernement déchu), qui nous aurait donné de la rente à 61 francs ! » Nous nous résignons donc à ne point voir dans le souscripteur d’emprunt de personnage plus sublime qu’un capitaliste avisé, amateur d’un revenu excellent et solide, ou un spéculateur prévoyant, qui ne dédaigne pas un bénéfice éventuel et presque certain de 3 ou 4 pour 100. Pour être modeste et positive, notre appréciation ne fait pas d’injure à la puissance financière de la France. Quand, pour expliquer l’abondance de capitaux disponibles que la souscription de l’emprunt a révélée, l’on aura dit que la liquidation de la crise commerciale de l’année dernière a dégagé beaucoup de fonds qui sont restés sans emploi, que la crainte de la guerre a également amené des réalisations de portefeuilles, et que, les affaires s’étant ralenties, le capital est moins demandé que dans les dernières années, il n’en restera pas moins ce fait énorme, qu’au début d’une guerre dont le pays a compris toute la gravité, il a été réuni en huit jours et déposé au trésor 250 millions, c’est-à-dire la moitié de l’emprunt que l’état ne compte réaliser que par une série de versemens qui doit s’étendre sur dix-huit mois. Bien loin de tirer de ce fait des inductions qui montreraient le pays aveuglément épris de la guerre, voyons-y ce qui s’y trouve réellement. La puissance financière que la France témoigne au début de la guerre, elle la doit aux travaux et aux prospérités de la paix. Ce sont les réserves accumulées par la paix qui nous permettent de commencer la guerre sous de si brillans auspices financiers ; aussi nous associons-nous entièrement aux paroles suivantes que nous lisons dans le rapport de la commission du corps législatif sur le budget. Après avoir exprimé les plus ardentes sympathies pour nos soldats courant à la défense du drapeau national, le rapporteur ajoute : « Votre commission est dans son rôle légitime en faisant aussi des vœux pour qu’ils soient rendus le plus tôt possible à leurs familles, pour que la guerre soit de courte durée, et que l’Europe puisse bientôt jouir de nouveau des bienfaits de la paix, qui, à notre époque de civilisation avancée, est devenue indispensable au développement du progrès moral et matériel. »

De pareilles manifestations officielles, démonstration incontestable de la modération que la France veut apporter dans la guerre actuelle, ne peuvent qu’être utiles au succès de notre entreprise ; mais pour que la foi que nous avons nous-mêmes dans notre modération soit communicative, il faut qu’elle soit agissante, il faut qu’elle soit justifiée par tous les actes de notre politique. En Italie d’abord, puis dans les pays où peuvent s’agiter des nationalités malheureuses ou remuantes, cette tâche de concilier la modération avec les intérêts de la guerre est, nous le reconnaissons, hérissée de difficultés. Pour vaincre ces difficultés, il faut avoir le courage de les regarder en face. En Italie par exemple, il est évident qu’un des principaux intérêts de la guerre, c’est que le plus tôt possible on voie se lever pour l’indépendance les populations unanimes, c’est qu’une force militaire italienne considérable se recrute, s’organise et s’éprouve dans les combats. La France, qui ne veut pas conquérir l’Italie, qui veut au contraire que l’Italie puisse se passer bientôt du concours qu’elle lui prête en ce moment au prix de son sang et de son or, la France a besoin pour elle-même de cette manifestation militaire de l’Italie ; elle en a besoin aussi pour gagner moralement vis-à-vis de l’Europe la cause de l’indépendance italienne, car l’Europe ne croira réellement à l’indépendance de l’Italie que le jour où il lui sera prouvé que l’Italie a non-seulement la volonté, mais la force de repousser l’étranger. Il ne paraît guère possible de former dans l’Italie septentrionale et centrale une force militaire imposante sans la grouper autour du véritable noyau de l’indépendance italienne, qui est l’armée piémontaise, et du chef de cette armée, le roi de Piémont. Mais ici naissent les difficultés, car il semble peu aisé d’atteindre ce résultat sans avoir recours à des procédés révolutionnaires, et il est impossible d’employer des moyens révolutionnaires sans faire violence en Italie même à des traditions fortes, à des intérêts légitimes, et sans froisser la portion de l’Europe qui, maintenant spectatrice de la lutte, est appelée à en être un jour l’arbitre. Que le général Garibaldi, la plus brillante expression actuelle du patriotisme italien militant, parcoure et soulève la Lombardie et installe au nom de l’unité nationale des commissaires du roi Victor-Emmanuel parmi les populations qu’il insurge, nous n’y voyons rien à reprendre : les Lombards n’ont point l’autonomie, et il est naturel qu’ils se rallient à ceux de leurs compatriotes italiens qui se présentent à eux comme des libérateurs. La situation n’est pas la même dans les autres portions de l’Italie gouvernées jusqu’à présent par des souverains qui étaient indépendans de droit, sinon de fait. Sans parler des droits de ces souverains, qui pèseront beaucoup pourtant dans les balances européennes, car ces souverains n’ont point rompu les traités existans, il y a encore l’esprit des populations qui, par leurs tendances naturelles et par leur développement historique, se croient destinées à conserver leur autonomie dans la reconstitution de l’Italie. L’on ne saurait sans injustice et sans inconvénient procéder à leur égard comme on agit en Lombardie. Il faut sans doute les appeler à concourir à la guerre, il faut attirer leurs contingens, il faut accomplir la fusion des diverses forces italiennes ; mais il faut éviter de faire une violence, même apparente, par des annexions arbitraires ou prématurées, non-seulement aux droits qui résultent des traités, mais aux sentimens des populations attachées à leur autonomie historique. Cette situation se présente à Parme, à Modène, mais nulle part dans des conditions plus délicates qu’en Toscane. Qu’il y ait eu dans la révolution toscane un élément unitaire, c’est incontestable ; mais le parti libéral modéré, grâce à la faveur dont l’opinion publique l’entoure, a rendu bientôt la prédominance à l’élément toscan. C’est par l’influence de ce parti que la Toscane a obtenu un ministère respectable et une consulte d’état en dépit des idées unitaires exagérées de quelques hommes qui se donnent pour les vrais représentans de la politique qui règne à Turin. L’autonomie toscane ainsi déterminée, et qui fonctionne, dit-on, passablement, a, paraît-il, couru un sérieux danger il y a quelques jours. La Toscane, disaient les adversaires du nouvel ordre de choses, était en pleine anarchie, et l’occupation française était indispensable. Là-dessus les unitaires de parler d’annexion immédiate, de suppression des douanes, de l’administration des finances, du ministère des affaires extérieures, etc. Cette alerte n’a point été, croyons-nous, tout à fait étrangère à la subite arrivée du prince Napoléon à Florence ; mais il paraît que le péril est passé, et que les libéraux toscans, qui ont su faire valoir leur cause en très bons termes, ont réussi à prévenir l’impolitique absorption dont ils se sont crus menacés. — Au midi de la péninsule, la mort du roi Ferdinand semble devoir être pour le royaume de Naples le point de départ d’une situation plus digne de l’importance qui lui appartient en Italie et en Europe. Le nouveau roi, dont l’avènement, à ce qu’on a prétendu, aurait été traversé par des intrigues de famille, s’appuiera-t-il sur le prince libéral de sa famille, le comte de Syracuse, et sur le général Filangieri ? S’il en était ainsi, Naples donnerait au moins ses sympathies, si elle n’allait pas plus loin que le concours moral, à la cause de l’émancipation italienne qui se débat au, nord. Lors même toutefois que le royaume, des Deux-Siciles voudrait persister dans une stricte neutralité, nous ne croyons pas qu’il fût sage de chercher à l’en faire sortir violemment, et à ce point de vue nous accueillons avec plaisir l’espérance qui nous est donnée, que la France et l’Angleterre se concerteraient pour renouer, leurs relations diplomatiques avec Naples. — Sachons permettre à l’Italie, dans le travail de régénération pour lequel nous l’assistons, de conserver les différences caractéristiques qui la distingueront toujours. Qu’au nord, entre les pentes des Alpes et le bassin du Pô, s’organise un état militaire qui couvrira de son épée l’indépendance de l’Italie ; qu’au midi les Deux-Siciles avec le développement de leurs côtes et leurs populations maritimes, donnent à l’Italie l’activité commerciale et la force navale entre ces deux états, il y a place pour une autre agglomération politique, non-seulement pour la Rome des papes, dont nous n’avons pas besoin de parler, mais pour cette Italie qui est la vraie, disent les libéraux toscans, l’Italie de Dante, de Michel-Ange, de Galilée, et qui, suivant eux, doit, comme un centre nerveux, réunir les deux royaumes du nord et du midi de l’Italie affranchie.

À côté des difficultés italiennes, qui ne seront point médiocres, peuvent se produire des incidens souhaités par quelques-uns comme des diversions fatales à notre ennemi, mais que pour notre compte nous regarderions comme un obstacle sérieux au succès de la cause italienne. Tels seraient par exemple les mouvemens de Hongrie, dont M. Kossuth vient de montrer la perspective devant plusieurs meetings en Angleterre. M. Kossuth a parlé, comme il fait toujours, de son pays avec une éloquence lyrique et une sensibilité pénétrante. Pour un auditoire d’Anglais, il a un autre mérite : c’est de parler leur langue avec une abondance merveilleuse et une sorte de grâce archaïque qui charme les lettrés ; mais M. Kossuth ne s’est point approprié, avec la langue de Shakspeare, le bon sens pratique des contemporains de John Bright. Nous n’aurions qu’à souscrire aux conseils qu’il donne aux Anglais, car il leur prêche la neutralité ; mais nous ne pouvons le remercier du concours qu’il semble vouloir nous donner en tentant des soulèvemens en Hongrie. Nous croyons, pour notre part, que tout ce qui ajoute des complications aux entreprises militaires et politiques en compromet la réussite ; nous croyons qu’allumer l’incendie aux quatre coins de l’Europe, au moment où nous demandons à l’Europe de faire la part du feu en le concentrant en Italie, serait une contradiction qui perdrait peut-être la cause italienne ; nous croyons enfin que, s’il est de l’intérêt de la France que l’Italie soit indépendante, il n’est point pour cela de son intérêt que la monarchie autrichienne soit détruite. Nous remporterions contre l’Autriche un triomphe qui nous coûterait trop cher peut-être dans l’avenir, si la guerre actuelle avait un tel résultat. Nous paierions la dissolution de l’Autriche d’un agrandissement inévitable de la Russie et d’une concentration politique de l’Allemagne, et nous aurions remplacé une puissance qui, faute de cohésion, n’a pas une force agressive, redoutable par deux rivaux compactes et entreprenans, contre lesquels l’Autriche peut nous servir de barrière. Au nom même de cette cause des nationalités malheureuses dont il est le tribun passionné, nous ne comprenons pas l’ivresse que la guerre inspire à M. Kossuth. Comment les apôtres des nationalités me sont-ils pas frappés de l’inconséquence qu’ils commettent en confiant à la guerre le succès de leur cause ? De quoi se plaignent-ils ? De ce que la carte actuelle de l’Europe n’est point tracée conformément à la distribution des races et des langues sur les territoires ; mais pourquoi en est-il ainsi ? C’est que les traités qui ont dessiné la carte actuelle ont été faits après la guerre, qu’après la guerre les considérations stratégiques sont celles qui dominent dans les délibérations des puissances, et que les vainqueurs qui sont la force y placent nécessairement l’intérêt de leur sécurité et de leur prépondérance militaire au-dessus d’idées et de sentimens que les guerres opiniâtres oblitèrent toujours. Il en sera inévitablement de même à la fin de toute guerre prolongée, et c’est pourquoi on ne peut trop s’étonner de l’aveuglement de ces défenseurs des nationalités qui, comme M. Kossuth, appellent de leurs vœux et attisent de leurs efforts, la guerre universelle.

L’Angleterre n’avait, croyons-nous, aucun besoin des exhortations que M. Kossuth vient de lui adresser ; nous avons expliqué les raisons pratiques qui détournent les Anglais de toute guerre qui ne leur serait point imposée par la nécessité. Les politiques intelligens comprennent de l’autre côté de la Manche que la neutralité n’est point pour l’Angleterre l’abdication de la légitime influence qui lui appartient dans les affaires générales de l’Europe. Quand la guerre aura mûri les nouvelles destinées de l’Italie, et ce moment arrivera vite si la France obtient les succès que son armée lui donne le droit d’espérer, cette influence aura lieu de s’exercer, car les neutres auront, autant que les belligérans, à participer au règlement des nouvelles questions italiennes. Si l’Angleterre parvient alors à se mettre d’accord avec la Prusse et la Russie, l’intervention des trois puissances neutres, intervention qui sera précieuse aux belligérans, car elle secondera la modération du vainqueur et la dignité du vaincu, rendra la paix à l’Europe. Il y a là un grand rôle à jouer pour la diplomatie anglaise, et nous souhaitons sincèrement qu’elle y trouve l’occasion de réparer ses mésaventures récentes. Il ne faut pas croire sans doute que la sincérité de l’Angleterre dans sa neutralité pacifique ne se puisse concilier avec les préoccupations que trahissent ses armemens. La guerre, il s’y faut résigner, est contagieuse de sa nature. Quand de grandes puissances se battent, le mal des armemens militaires gagne sur-le-champ tous les autres peuples. C’est ce qui arrive à l’Angleterre. L’épidémie militaire y prend même aujourd’hui une forme qui intéresse l’observateur par la nouveauté. Ordinairement, chez tous les peuples, des questions d’armemens sont provoquées et déterminées par l’état. Sur ce point au contraire, l’initiative du public prend aujourd’hui chez nos voisins les devans sur celle de l’état. Dans tous les comtés et dans toutes les villes, des corps spontanés de volontaires, des clubs de riflemen s’organisent. C’est comme une immense garde nationale qui se lève spontanément elle-même sans attendre la sanction et les règles de la loi. Au lieu de soumettre à une discipline légale ces tirailleurs de Vincennes, ou ces Tyroliens de bonne volonté dotant l’Angleterre d’un corps de chasseurs qui se compteront peut-être avant peu par centaines de mille, le gouvernement se borne à leur donner des conseils sur leur formation en compagnies et à leur fournir pour leurs exercices des cartouches et des capsules. Nous verrons si le parlement, dans sa prochaine session, laissera à ces curieux riflemen leur liberté native. C’est aujourd’hui même que le nouveau parlement a dû se réunir. Il s’ouvre sous des auspices plus favorables au ministère qu’on ne l’avait pensé. Lord Derby et M. Disraeli ayant gagné vingt-six voix aux élections, l’opposition n’aurait pu réparer ses pertes que par son union. Il paraît que des négociations avaient eu lieu pour cet objet entre lord John Russell et lord Palmerston, et qu’elles n’ont point abouti. On prétend qu’aucun de ces deux hommes d’état n’a voulu renoncer au premiership, à la première place, dans le ministère qu’ils pourraient être appelés à former. Nous penserions plutôt qu’ils n’ont pas pu se mettre d’accord sur la part qu’il faudrait faire aux radicaux pour réunir en un parti discipliné les trois cent cinquante libéraux de la chambre des communes. N’est-il pas probable aussi que, dans l’état actuel de l’Europe et devant une majorité parlementaire incertaine, lord John Russell et lord Palmerston ne se soucient point d’affronter tout de suite les responsabilités du pouvoir ? eugène forcade.


REVUE MUSICALE


Les théâtres lyriques de Paris ont produit en pleine lumière tout ce qu’ils tenaient en réserve de nouveautés intéressantes. Les grands événemens qui se préparent en Italie n’ont point diminué l’affluence des étrangers. L’Herculanum de M. Félicien David, le Faust de M. Gounod, et surtout le Pardon de Ploërmel de Meyerbeer, attirent à l’Opéra, au Théâtre-Lyrique et à l’Opéra-Comique un public aussi empressé de se distraire que si la guerre n’avait pas commencé au-delà des Alpes. Le Théâtre-Italien, lui, a fermé ses portes, et franchement ce n’est pas grand dommage pour les hommes de goût. La direction actuelle de ce théâtre qui faisait autrefois les délices d’un public choisi et délicat a résolu le problème difficile de le dégoûter presque des chefs-d’œuvre de Mozart, de Cimarosa et de Rossini par la manière fâcheuse dont on les interprète à la salle Ventadour. Après le massacre du Don Juan de Mozart, on nous a donné la caricature de l’Otello de Rossini, avec une Desdemone qui a excité la pitié de tout le monde, non pas à cause de ses malheurs domestiques, mais pour sa voix aigre, pointue et fausse. Les grimaces de Mme Castellan et de sa suivante n’ont pas empêché M. Tamberlick d’avoir de beaux élans dans le rôle d’Otello, et d’y être fort bien secondé par M. Corsi, qui a chanté avec talent la partie de Iago. M. Tamberlick a reparu ensuite dans le rôle de Manrico, du Trovatore de M. Verdi, avec moins d’éclat qu’on pouvait l’espérer. Dans l’air du troisième acte, M. Tamberlick a voulu per fas et nefas placer cette note culminante qui forme une des curiosités de son clavier un peu détraqué. Il y produit un déchirement de la phrase mélodique, effet violent et désagréable pour lequel nous ne lui voterons pas des actions de grâces. Après il Trovatore, on a donné Poliuto, opéra en trois actes du pauvre et regrettable Donizetti, qui certes n’avait pas les qualités voulues pour traiter un sujet qui rappelle le chef-d’œuvre de Corneille. C’est toujours avec une répugnance extrême que je vois exposé sur un théâtre lyrique des personnages consacrés par de pieuses légendes, que j’y entends traduire en cantilènes plus ou moins dansantes les sentimens les plus profonds de l’âme humaine. Si j’avais le bonheur d’être autre chose qu’un philosophe respectueux pour le christianisme, je me révolterais d’entendre de sublimes vérités comme celles du Credo débitées sur une scène publique par un chanteur plus ou moins bien inspiré. C’est à l’église, dans les accords d’un Palestrina, d’un Mozart ou d’un Cherubini, qu’il sied d’aller chercher les émotions sévères qui entr’ouvrent à l’âme les perspectives de l’infini. Quoi qu’il en soit de notre manière de voir, si l’on veut hasarder au théâtre un sujet religieux, il faut le réussir complètement, y être porté par une vocation particulière ou soutenu par le génie.

Poliuto a été composé à Naples en 1839 pour les débuts d’Adolphe Nourrit, qui en avait lui-même disposé le scénario d’après la tragédie de Corneille. La représentation en fut interdite par la censure napolitaine. Donizetti reprit sa partition, y ajouta quelques morceaux nouveaux, et la fit jouer à l’Opéra, en l’appelant les Martyrs, le 10 avril 1840. Ce fut Duprez qui chanta alors le rôle de Polyeucte. Ce n’est après tout qu’une faible composition, d’un style lâche et fort inégal. Un beau sextuor qui reproduit les effets de celui de Lucie et qui forme le nœud du finale du second acte, une mélopée assez vulgaire qui traduit le symbole de Nicée, et un duo très passionné et très émouvant entre Poliuto et sa femme au troisième acte, ce sont là les seuls morceaux qui méritent d’être signalés de cette œuvre longue et fastidieuse, car la prière que chante Poliuto au premier acte, et qui nous a frappé par un certain accent religieux, n’est pas de Donizetti ; elle est l’heureuse inspiration d’un chanteur allemand nommé Strigelli. M. Tamberlick a été remarquable dans le rôle de Poliuto, dont il a composé le caractère avec noblesse et une grande sobriété de gestes et d’intonations. Dans le beau duo du troisième acte surtout, il a produit un grand effet à côté de Mme Penco, dont la voix passionnée a excité l’admiration de tous. Pendant la semaine sainte, le Théâtre-Italien a donné deux concerts spirituels, où l’on a exécuté le Stabat de Rossini, comme on avait exécuté Don Juan et Otello, en sorte que la direction n’a qu’à se féliciter de la longanimité du public.

Après le Faust de M. Gounod, dont les connaisseurs ont su apprécier les qualités distinguées, le Théâtre-Lyrique, qui est forcé de vaincre toujours ou de fermer ses portes, a cherché encore une fois dans les œuvres du passé une ressource contre des nécessités présentes. Un petit opéra en un acte de Weber, Abou-Hassan, et un charmant chef-d’œuvre bien connu de Mozart, l’Enlèvement du Sérail, ont été traduits, arrangés et représentés avec succès au Théâtre-Lyrique le 11 mai. C’est en 1810, à Darmstadt, où Weber étudiait la composition avec Meyerbeer, sous la direction de l’abbé Vogler, qu’il composa le petit ouvrage qui nous occupe. L’auteur du Freyschütz avait alors vingt-quatre ans, et non pas quinze, puisqu’il était né en 1786. Il s’était déjà essayé au théâtre, car il avait écrit la Fille des Bois en 1800 à Munich, Peter Schmol à Augsbourg en 1801, Sylvana, nouvelle élaboration de la Fille des Bois, en 1806. Le sujet de la pièce, très simple et très naïf, puisqu’il s’agit d’un pauvre ménage de deux amoureux, Hassan et Fatime, qui se consolent de leur détresse par l’affection qu’ils ont l’un pour l’autre, ne pouvait pas donner lieu à de grands développemens de style. C’est le prélude charmant d’un génie qui cherche encore sa voie, et dont l’éclosion a été lente et très laborieuse. Weber, aussi bien que son condisciple Meyerbeer, a commencé par imiter, dans de certaines proportions, les allures faciles des compositeurs italiens. Déjà dans le petit ouvrage de Sylvana, qui est pour ainsi dire le germe d’où sortira plus tard le Freyschütz, on trouve deux ou trois morceaux écrits dans le style de l’opéra bouffe, avec de nombreuses vocalises que Weber ne répudiera jamais, car il en amis dans Oberon, dans Euryanthe et dans le grand air d’Agathe du Freyschütz. Il est impossible de méconnaître l’accent et la mélodie courte, mais tendre et profonde de Weber dans l’andante de l’air d’Hassan, — ô Fatime ! — que M. Meillet chante avec goût et sentiment. Un joli duo entre les deux époux, Hossun et Fatime, un chœur bien rhythmé, un air tout printanier de Fatime, et quelques détails de l’instrumentation suffisent pour dévoiler la main encore novice de Weber et pour intéresser le connaisseur. Après le plaisir de voir lever l’aurore, je n’en connais pas de plus piquant pour un observateur judicieux que d’étudier les préludes d’un homme de génie et de le saisir dans la ruche alors qu’il forme le miel qui doit immortaliser son nom ; Il n’y a que les musiciens grotesques ou les grotesques musiciens qui n’intéressent jamais personne, et ce sont précisément ceux-là qui importunent les contemporains du récit de leurs divagations.

L’Enlèvement du Sérail, et non pas au Sérail, comme porte l’affiche du Théâtre-Lyrique, ce qui est un contre-sens, occupe dans l’œuvre et la carrière de Mozart une place bien autrement importante qu’Abou-Hassan dans celle de Weber. C’est à Vienne, en 1782, que Mozart a écrit ce délicieux chef-d’œuvre, qui n’a cessé depuis lors d’être joué sur tous les théâtres de l’Allemagne. Mozart avait alors vingt-six ans, et non pas dix-sept, comme l’ont dit des critiques qu’on aurait dû croire mieux renseignés sur des faits aussi universellement connus. Ce n’est pas notre honorable ami, le savant M. Delécluze, qui commettrait de pareilles énormités en parlant d’un tableau de Raphaël. Indépendamment de deux ou trois opéras composés dans son enfance en Italie, Mozart avait écrit Idomènée en 1780 à Munich, c’est-à-dire un chef-d’œuvre dont le Conservatoire nous fait entendre souvent d’admirables fragmens. L’Enlèvement du Sérail et la Flûte enchantée, qui est de l’année 1791, sont les deux seuls opéras en langue allemande qu’ait composés Mozart. Le libretto de l’Enlèvement, tiré d’une vieille pièce du théâtre allemand, fut écrit presque sous la dictée du grand musicien par un certain Stephani. Mozart mandait à son père le 1er août 1781 : « Le jeune Stephani m’a apporté avant-hier un libretto à mettre en musique. Le livret est joli, et le sujet est tout à fait turc. Je composerai l’ouverture, le chœur du premier acte, ainsi que le chœur final, avec de la musique turque. Je suis si content de mon sujet, que le premier air que doit chanter la Cavalieri, celui que je destine au ténor Adam berger, et le trio qui termine le premier acte sont déjà faits. » Après une année de luttes contre une cabale formidable qui avait bien conscience de la grandeur du génie qu’elle voulait empêcher de se produire, la première représentation de l’Enlèvement du Sérail eut lieu le 13 juillet 1782 avec un immense succès. Dans une lettre que Mozart écrit à son père le 7 août, il lui dit que Gluck a été si content de la musique de son opéra, qu’il l’a invité à souper après la représentation, à laquelle le chantre d’Armide et d’Orphée avait assisté. On est heureux de trouver dans la vie des hommes illustres cette haute et noble impartialité. On sait quelle fut la réponse d’Haydn au père de Mozart, qui lui demandait un jour ce qu’il pensait de son fils : « Sur mon honneur et devant Dieu, je déclare que votre fils est le premier des compositeurs vivans, » répondit le grand maître qui a créé la symphonie et tant de chefs-d’œuvre.

Mozart avait sous la main, lorsqu’il composa l’Enlèvement du Sérail, un personnel de chanteurs tout à fait remarquables. C’est pour la Cavalieri, cantatrice brillante qui possédait une voix de soprano très étendue et très flexible, qu’il a écrit le rôle de Constance. Fischer, une basse profonde et un excellent comédien, qui était fort aimé du public viennois, a créé le rôle d’Osmin, et le ténor Adamberger, qui chantait avec infiniment de goût, celui de Belmonte ; une demoiselle Teyber fut chargée du personnage secondaire de Biondina, et un certain Dauer de celui de Pedrillo. Mozart, qui était jeune, sans position, ayant à lutter contre des adversaires puissans, dut faire de nombreuses concessions à des virtuoses à la mode, qui jouissaient de la faveur du public, et qui consentaient à chanter la musique d’un Allemand connu et estimé, surtout comme compositeur de musique instrumentale. C’est ce qui explique les nombreux traits de bravoure qui remplissent tous les airs que chante Constance, écrits pour la voix brillante de la Cavalieri, et les notes profondes qui apparaissent si fréquemment dans la partie d’Osmin, qui va jusqu’au d’en bas. Par ces traits et d’autres encore que nous pourrions citer, Mozart a payé son tribut à la fortune et au goût du public, près duquel il lui importait de réussir. Pour être un génie éminemment créateur, on n’échappe pas entièrement à la loi de son temps. Il y a donc de certaines formules vocales qui ont vieilli dans l’Enlèvement du Sérail, comme il s’en trouve aussi dans la Flûte enchantée et même dans Don Juan. Ce sont des parties accessoires, des détails minimes, qui n’altèrent pas la jeunesse éternelle du fond. Avons-nous besoin de citer les nombreux morceaux de l’Enlèvement du Sérail, qui sont populaires depuis bientôt quatre-vingts ans, et qui conservent leur fraîcheur printanière : le premier air de Belmonte, les couplets si connus d’Osmin, le duo qui en résulte ensuite avec Belmonte, le chœur sur une marche turque, si gai et si original, et le trio qui termine le premier acte ; — au second acte, le duo pour basse et soprano entre Osmin et Biondina, si franchement comique, l’air de Biondina, le duo si piquant d’Osmin et de Pedrillo, l’air admirable que chante Belmonte, et le quatuor qui sert de finale ? Au troisième acte, on remarque encore la jolie romance de Pedrillo, l’air d’Osmin, si plein d’une fureur comique, et le finale, qui est à la fois bien en situation et si parfaitement musical.

L’Enlèvement du Sérail, qui n’aurait jamais été représenté sans la protection de l’empereur Joseph II, qui tenait à voir s’établir à Vienne un théâtre national, fut un grand événement pour l’Allemagne. Ce délicieux chef-d’œuvre de Mozart fut accueilli avec enthousiasme. Depuis les petits opéras populaires de Hiller, de Dittersdorf et d’autres compositeurs de second et troisième ordre, c’était la première fois qu’on entendait une musique aussi élégante et aussi neuve écrite par un Allemand sur un texte national, C’est à propos de l’Enlèvement du Sérail que l’empereur Joseph II aurait dit ces mots souvent cités : « Très bien, mon cher Mozart, mais un peu trop de notes… — Pas une de plus qu’il n’en faut, sire, » aurait répondu le grand musicien, qui n’avait pas tout l’esprit que lui prêtent certains journaux parisiens, mais qui avait la conscience de son génie et la dignité d’un honnête homme. Weber, qui se connaissait apparemment en musique, — et surtout en musique dramatique, — a porté sur l’Enlèvement du Sérail un jugement digne de l’auteur du Freyschütz, et qui vaut l’approbation de Gluck. « J’ai une grande préférence, dit Weber, pour cette production charmante où débordent la gaieté, l’entrain, la douceur et le sentiment de la belle jeunesse de Mozart. Je crois sentir dans cette musique fluide et sereine ce charme indéfinissable, cette grâce et ce parfum de la vie heureuse que donne un premier amour. Oui, je pense que Mozart a déjà atteint dans cet ouvrage la perfection de l’art, et qu’il lui eût été plus facile d’écrire un second Don Juan que de retrouver l’inspiration sereine qui caractérise l’Enlèvement du Sérail[1]. » Voilà comment les maîtres de l’art parlent de leurs devanciers. Quant à ces écrivains sans goût et sans style qui cherchent à se venger sur la mémoire des hommes illustres des mécomptes d’une ambition grotesque et inassouvie, on peut leur appliquer ces belles paroles de Bacon : « Personne ne nie l’existence des dieux, hors celui à qui il sert que les dieux n’existent pas. »

Ce n’est pas la première fois que l’Enlèvement du Sérail est entendu à Paris. En 1802, une troupe de chanteurs allemands vint s’établir dans le théâtre de la Cité, qui prit le nom de Théâtre-Mozart, et elle y donna le 16 novembre le petit opéra de l’auteur de Don Juan. Mme Lange, belle-sœur de Mozart, y chantait le rôle de Constance. En 1838, une autre troupe allemande a exécuté l’Enlèvement du Sérail dans la salle Favart. L’ouvrage tel qu’on le donne au Théâtre-Lyrique a été arrangé un peu, quant au poème, et traduit librement par M. Prosper Pascal, jeune compositeur plein de goût, qui a écrit plusieurs recueils de mélodies et un petit opéra en un acte, le Roman de la Rose, qui méritait un meilleur accueil que celui qui lui a été fait par le public. M. Pascal a fait aussi quelques modifications à la partition de l’Enlèvement. Il y a intercalé un air de la Clemenza di Tito, supprimé le grand duo du troisième acte entre Belmonte et Constance, et réduit le poème en deux actes, en changeant le dénoûment. Entre le premier et le second acte, il a placé, comme intermède, la marche turque, qui se trouve dans une sonate pour piano de Mozart, et il l’a instrumentée, car je suppose bien que c’est lui, avec un goût qui dénote une connaissance familière du style de Mozart. L’entreprise de M. Pascal a parfaitement réussi. M. Battaille est remarquable dans le rôle d’Osmin, qu’il chante et qu’il joue en véritable artiste. M. Michot a toujours sa belle voix de ténor dans le rôle de Belmonte, et Mme Meillet ne se tire pas mal de la partie difficile de Constance. Mme Ugalde joue le rôle de Biondina avec beaucoup d’entrain. L’Enlèvement du Sérail, précédé d’Abou-Hassan de Weber, forme un charmant spectacle bien digne d’attirer les connaisseurs.

Depuis le Pardon de Ploërmel, dont la partition pour piano et chant vient de paraître et dont le succès va toujours croissant, on a repris au théâtre de l’Opéra-Comique un des meilleurs ouvrages de M. Auber, Fra-Diavolo. C’est M. Montaubry qui joue le rôle principal, et franchement il ne s’y est pas révélé sous un jour beaucoup plus avantageux que dans les Trois Nicolas. M. Montaubry chante et joue avec une afféterie de mousquetaire vainqueur qui a pu séduire le public de Bruxelles ou de Strasbourg, mais qui n’a pas chance de réussir à Paris. Nous engageons M. Montaubry à se préoccuper sérieusement de sa tenue, de son style, qui manque de naturel et de variété, et de la souplesse de son organe, qui ne semble pas avoir été soumis à des études régulières de vocalisation. Après Fra-Diavolo, qui attire beaucoup de monde, on a donné un opéra-comique en un acte assez gai, le Diable au Moulin, dont le succès relatif est dû à la manière leste dont il est joué par M. Mocker et Mlle Lemercier. La musique du Diable au Moulin, proprement écrite, est de M. Gevaërt. Quand M. Gevaërt aura une idée musicale, j’irai le dire à Rome.

À l’Opéra, où l’Herculanum de M. Félicien David se soutient avec honneur, quelques débuts ont eu lieu, parmi lesquels je ne citerai que celui de Mlle Csillag, cantatrice hongroise, qui a fait les beaux jours du théâtre de Vienne. Mlle Csillag a une belle voix de mezzo-soprano étendue et d’un timbre vigoureux ; elle chante avec chaleur, mais sans distinction, et si elle est destinée à se fixer à Paris, elle devra beaucoup apprendre et beaucoup oublier.

Les concerts ont été nombreux et très intéressans cette année. Nous les avons suivis d’une oreille attentive. C’est M. Duprez, avec sa brillante école, qui a clos la saison. Nous parlerons de tout cela. p. scudo.



ACADEMIE FRANÇAISE. — RÉCEPTION DE M. JULES SANDEAU.


Un intérêt tout particulier s’attachait à la réception de M. Jules Sandeau. La gloire si pacifique, si enviée cependant de l’élection académique, accueillait cette fois un écrivain charmant, sympathique à tous, soigneux de son talent, expert enfin dans l’art de bien dire et de bien penser, et ce légitime honneur avait cela de complet et de rare, qu’il s’adressait uniquement au mérite littéraire. Ce choix rassurait en même temps ceux qui craignaient que les portes de l’Académie ne voulussent point s’ouvrir à cette forme de la pensée, qui est l’originalité et la gloire de notre siècle, le roman. Ces craintes n’offraient-elles pas quelque apparence de solidité ? Jusqu’alors, ainsi que l’a dit M. Vitet avec cette parole fine et ferme qui n’appartient qu’à la raison, jusqu’alors le roman ne s’était introduit à l’Académie qu’à la suite et sous l’abri d’autres œuvres estimées moins légères. Aujourd’hui enfin le roman faisait à l’Institut une brillante entrée, apportant avec lui ses droits et ses devoirs, ses pittoresques descriptions, son dialogue moins vif, mais plus large que celui de la comédie, ses éloquens plaidoyers, son impitoyable analyse des sentimens les plus délicats comme des passions les plus vives. Enfin il a pris rang officiel au milieu des grandes expressions de l’intelligence, en présence d’une assemblée impatiente et charmée, attentive à la voix émue du récipiendaire comme au noble et pénétrant langage de l’orateur chargé de lui répondre.

Il était plus facile de faire l’éloge de M. Brifaut que de parler de lui. Que dire en effet de l’écrivain ? Les œuvres de l’honorable auteur de Ninus II sont peu nombreuses et peu importantes. M. Brifaut cessa de très bonne heure d’être homme de lettres pour des raisons personnelles que l’homme du monde pouvait avouer, mais que le public accepte difficilement, et dont l’académicien devait se contenter moins aisément encore. Heureusement pour son indépendance et pour sa dignité, la littérature participe quelquefois des devoirs publics, et pour être plus périlleuse à de certains momens la tâche de l’écrivain n’en est que plus honorable. En traçant du premier empire un tableau rapide, M. Sandeau a paru contempler cette époque avec une indulgence à laquelle ne nous ont surtout point habitués les traditions littéraires. « La liberté, a-t-il dit, qui est l’honneur des lettres, l’aspiration des sociétés modernes, le prix légitime des efforts de l’esprit humain, n’était point alors le besoin de la France. » On sait pourtant quels déplorables résultats produisit l’absence de liberté : ce ne fut point seulement la science politique comprimée, la critique mise en suspicion, l’intelligence détournée des voies sérieuses de la philosophie et de l’histoire ; ce fut, tant il est vrai que les facultés de l’esprit sont inséparables et qu’elles souffrent ou prospèrent des mêmes causes, ce fut, dis-je, l’impuissance attachée aux productions les plus inoffensives, la fantaisie et l’imagination brisées par les mêmes obstacles qu’on opposait à l’idéologie. Rien n’est plus curieux ni plus significatif, par exemple, que cette aventure tragique dont M. Brifaut lui-même fut le héros, don Sanche se transformant du jour au lendemain en Ninus II, et la tirade babylonienne demeurant la même toutefois que la tirade espagnole, sans préjudice de la couleur locale. M. Sandeau a spirituellement essayé de sauver cette métamorphose avec cet axiome que l’homme se ressemble dans tous les siècles et sous toutes les latitudes ; néanmoins il ne nous a point rassurés sur l’efficacité d’une pareille esthétique.

Bien que Ninus II soit cité traditionnellement comme un spécimen de la littérature impériale, ce n’est point à cette complaisante tragédie pas plus qu’à ses dithyrambes officiels que M. Brifaut dut d’entrer à l’Académie française sous la restauration. Cet honneur récompensa des qualités toutes personnelles, qui ont permis à M. Sandeau de tracer de lui un très fin et très élégant portrait : grâce à cette brillante analyse, dont les procédés lui appartiennent, le roman a dû trouver pleinement grâce devant l’Académie. Cette habile mise en scène d’un personnage dont M. Vitet a dit lui-même qu’il semblait être une de ces figures légèrement artificielles qu’on aime à rencontrer dans les romans de bonne compagnie n’a pas moins charmé que surpris. L’auteur du Docteur Herbeau n’a point eu besoin en cette occasion de rompre avec ses habitudes de romancier : ce Charles Brifaut qu’il nous a dépeint est une véritable création qui s’est trouvée, dit-on, ressembler à la réalité. Il a suffi pour cela que le point de départ fût commun à la figure réelle et à la figure Imaginaire, à l’individu et au type : ce point (et M. Sandeau l’a commenté en moraliste), c’est le don de plaire, privilège de nature dont la puissance de séduction n’a d’égale que celle de la beauté. Aussi, en écoutant l’orateur, le public a-t-il été subitement saisi d’une singulière émotion : que fallait-il croire, du souvenir ou de l’impression nouvelle ? qui fallait-il reconnaître, de l’ombre ou de la chair, du fantôme ou de ce personnage si bien vivant ? fit les périodes se déroulant, tantôt incisives, tantôt recueillies, on les a suivies sans se décider, en se complaisant dans cette indécision même, un peu comme l’on tourne jusqu’à la dernière toutes les pages d’un roman dont le seul défaut est d’être trop court. Quelques paroles de M. Vitet, vivement prononcées et non moins vivement applaudies au sujet de M. de Tocqueville, nous ont ramenés aux tristesses récentes de la réalité. Cet hommage rendu à un écrivain qui servit si noblement la cause de la justice et de la liberté sans en désespérer jamais, M. Vitet a traité de ce qui faisait le principal intérêt de cette remarquable séance, la question du roman. « Nous faisons infraction pour vous à nos traditions séculaires… Votre présence ici, monsieur, aura le double caractère d’un hommage et d’une protestation. » Dans ces paroles se résument des appréhensions qu’il est permis de ne point entièrement partager, mais sur lesquelles le goût éclairé de M. Vitet devait appuyer avec une certaine force, afin de bien montrer quel a été le vœu de l’Académie et quelles distinctions elle prétend établir dans le genre romanesque tout en l’adoptant d’une façon éclatante. L’accueillir sans restrictions, c’eût été sans doute se compromettre gratuitement avec certaines exagérations réalistes ; mais procéder plus sévèrement ne serait-ce point aussi faire un excès d’honneur à des productions passagères qui n’ont rien à démêler avec le style et avec le bon sens ? En accordant au roman les droits souverains qu’elle reconnaît à la poésie, à l’histoire, à la critique, l’Académie heureusement n’était point en contradiction avec elle-même, et ce n’était point un acte absolu d’innovation. Pour l’honneur de l’illustre assemblée, les romanciers, et ils le savent bien, sont depuis longtemps dans la tradition académique par cela seul qu’ils sont dans la gloire de la littérature française. Ils appartiennent à cette tradition au même titre que lui appartenaient Lesage et l’abbé Prévost, et sans parler de ces grandes origines, le roman n’est-il pas aujourd’hui représenté à l’Académie de la façon la plus brillante, et de manière, s’il en eût été besoin, à se refuser l’aide et l’abri de toute autre illustration ?

La vérité, c’est que, sans vouloir que le roman se présente comme un sermon délayé dans l’anecdote, l’Académie demande seulement, qu’il satisfasse aux véritables conditions de l’art, sachant bien que l’art et la littérature sont dans leur essence parfaitement en rapport avec la morale, et qu’un sujet sainement conçu et sévèrement exécuté ne peut en même temps élever l’esprit et pervertir le cœur. M. Vitet a donné lui-même des preuves frappantes de cette vérité dans les analyses successives qu’il a faites des divers romans de M. Jules Sandeau. Y a-t-il dans les canevas choisis par l’auteur de Marianna des différences originelles bien saillantes avec des œuvres qui ont eu pour résultat de corrompre et de faire scandale ? Non, et la différence a tout entière été dans l’exécution. Un talent qui se respecte, comme l’a donné à entendre M. Vitet, respecte infailliblement aussi le public, et telle a été, malgré une production peu féconde, la source principale du succès permanent de M. Sandeau.

Il résulte de tout ce débat que l’auteur de Marianna doit surtout à son talent d’écrivain l’honneur qu’il a reçu de l’Académie : je ne veux pas dire, et M. Vitet a insisté sur ce point, que le but moral de ses œuvres n’y soit aussi pour une grande part ; mais ce qui caractérise nettement l’intention, n’est-ce pas la composition et le style ? Là sera toujours l’écueil des productions véritablement dangereuses. Que serait Manon Lescaut sans le style ? Une vulgaire aventure dont les situations délicates deviendraient aussitôt pour les sens de grossières excitations. Quant au cœur et à l’esprit, c’est le droit de l’écrivain de leur tendre des pièges ; c’est à nous en même temps de nous défendre et de nous rassurer, et si nous sommes enivrés, en revanche ne sommes-nous point avertis par ces grandeurs, ces misères, ces fatalités de la passion ? Les tyranniques exigences du cœur nous attirent, il est vrai, plus qu’elles ne nous effraient ; mais si le romancier peut en être quelquefois le juge, il doit en être plus souvent le témoin et le narrateur. C’est heureusement une des grandes et fécondes lois de la nature humaine qu’en ces sortes d’accidens l’expérience des autres ne nous détourne point de notre propre expérience, et que nous ayons foi dans nos propres efforts. Un tel spectacle doit nous éclairer ; sous peine d’immobilité morale, peut-il nous retenir ?

On a suivi avec un plaisir manifeste M. Vitet dans ses appréciations sur les romans de M. Sandeaun. Chacune de ces œuvres charmantes a été exposée et définie en quelques lignes d’une façon aussi claire que correcte, aussi profonde que précise. Il faut voir de véritables modèles de critique dans ces divers jugemens, où percent au même degré la conviction émue et la froide analyse. Nous ne saurions rien ajouter à tant d’esprit et à tant de raison. Nous n’en détacherons qu’un seul conseil, dont l’importance est manifeste aujourd’hui que le talent véritable lui-même ne se défie point assez de la spéculation, toute légitime qu’elle puisse être : « Partagez vos faveurs ; donnez quelquefois au théâtre une primeur de vos pensées ; ne lui sacrifiez plus vos romans. Si bonne et si féconde que soit une semence, on n’en peut tirer deux moissons. » Puis, à propos d’une œuvre qui est née ici même, et que le public a si bien accueillie, la Maison de Penarvan, M. Vitet, en parlant de la religion des souvenirs, a prononcé une phrase qui est l’expression souveraine de l’éloquence et de la justice, et en la détournant un peu, ne pourrait-on pas l’appliquer à la littérature contemporaine ? Puisque telle est son influence sur les mœurs, qu’elle peut tantôt en élever, tantôt en abaisser le niveau, n’est-il pas opportun de la maintenir étroitement dans ses conditions naturelles d’indépendance et de dignité ? Si, dans les idées religieuses, le pasteur a charge d’âmes, on peut dire que dans la vie commune l’écrivain a charge de caractères. Là se rencontre, pour le poète comme pour le romancier, le devoir de montrer ce que nos misères et nos défaillances peuvent étouffer d’idées généreuses, et même ce que certains enthousiasmes irréfléchis peuvent compromettre de vérités qu’on n’oublie jamais impunément. La littérature n’y aurait pas sa raison d’être, qu’elle y trouverait encore son propre intérêt. Sa dignité veut qu’elle se suffise à elle-même, et si elle peut attendre des circonstances extérieures quelque secours, une heure de liberté lui sera plus utile que dix ans de gloire.
Eugène Lataye.


  1. Voyez Œuvres posthumes (Hinterlassene Schriften), t. III, p. 126.