Chronique de la quinzaine - 14 mai 1859

Chronique n° 650
14 mai 1859


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 mai 1859.

L’inconséquence est l’accusation qui revient le plus fréquemment contre les opinions et contre les hommes publics dans la vie politique. Le reproche est grave s’il est mérité, nous le reconnaissons ; mais nous savons aussi qu’il est banal, et que le plus souvent c’est la mobilité des choses qui attire aux opinions cette prodigue accusation de versatilité. Quand certaines idées ont été impuissantes sur les déterminations d’où naissent les événemens qui nous emportent, l’on est bien contraint de prendre congé d’elles. L’on a mis à l’égard du fait accompli sa responsabilité à couvert ; s’est-on pour cela dépouillé de toute responsabilité vis-à-vis des faits à venir ? — Le vaisseau a fait voile malgré moi ; mais qu’il me mène à la tempête ou qu’il me porte triomphalement aux rivages promis, je suis de l’équipage, mon cœur bat à l’unisson du flot qui frappe mon navire, et mon âme est suspendue à son glorieux pavillon. — De nouveaux sentimens se réveillent, sera-ce une inconséquence de les partager ? De nouveaux devoirs commencent, sera-t-on versatile pour les remplir ?

Nous avons fait bon marché, pour notre compte, de ces reproches prévus le jour où notre pays, engagé par une politique antérieure, est passé, sur une résolution téméraire de l’Autriche, de l’état de paix à l’état de guerre ; mais ce qui nous étonne, c’est qu’un blâme pareil soit adressé à la nation elle-même. La France, comme l’opinion libérale, n’avait témoigné aucun goût pour la guerre tant que la guerre s’était présentée à elle sous une forme abstraite, comme un parti qu’elle serait libre d’accepter ou de refuser. Devant le fait de la guerre, ses répugnances se sont évanouies, et elle aborde avec une confiante bonne humeur les difficiles, mais glorieuses nécessités d’une situation qui s’impose à elle, et dentelle n’est point l’auteur. Cet entrain de la France surprend le grand organe de l’opinion anglaise, le Times. Il nous compare au peuple chrétien d’Alexandrie au ve siècle, quittant les semions et les litanies pour aller contempler et applaudir avec un délire païen les gladiateurs au cirque. « Il en est ainsi des Français, dit-il. Il y a un mois, ils étaient unanimes contre la guerre. S’ils avaient eu une tribune et la liberté de la presse, il n’y aurait pas eu de guerre d’Italie… Mais le simple fait de la guerre a éteint les antipathies du peuple français… À peine le bruit des armes a-t-il retenti, à peine les manifestes ont-ils été affichés, que les visions de gloire et d’agrandissement territorial ont ébloui la nation. » Une telle critique est étrange de la part du Times. Certes le gouvernement anglais ne ressemble en aucune façon au gouvernement de la France. Toutes les dissidences politiques peuvent, de l’autre côté de la Manche, s’exprimer sans réserve. L’état de guerre n’empêche même pas les hommes politiques anglais de blâmer à l’occasion la politique belliqueuse de leur gouvernement. Pendant toute la durée des guerres de la révolution et de l’empire. Fox, lord Grey et leurs amis ont pu, sans que la sincérité de leur patriotisme fût mise en question, déplorer la guerre et recommander la paix à leur pays. Sous nos yeux, pendant la guerre d’Orient, M. Bright a bravé les sarcasmes de lord Palmerston et failli compromettre sa popularité en défendant la paix avec la candide et inflexible ténacité d’un disciple de William Penn ; mais la masse de la nation anglaise, dès que les armes britanniques étaient engagées, ne s’est-elle pas toujours précipitée dans la lutte avec cet emportement qui laisse la discussion en arrière, avec ce feu qui distingue les peuples de race ? Sans doute le philosophe ne peut se défendre d’un sentiment de tristesse devant cette sublime insouciance populaire qui abreuve de sa sueur et de son sang la sainte idole de l’honneur national ; mais cette tristesse est inséparable d’une sympathique admiration. Un des plus aimables écrivains de l’Angleterre, Goldsmith, a rendu d’une façon exquise, dans l’histoire de son vieux matelot, cette héroïque naïveté que le peuple apporte à la guerre, et cette joie patriotique qui est le seul profit qu’il retire des victoires nationales. Tout le monde vient de ressentir en France cette généreuse émotion que donne la vue d’un peuple de soldats partant pour les batailles, et couvrant le bruit des wagons qui les emportaient sous les accens de notre héroïque chant de guerre et de révolution, la Marseillaise.

Les prévisions de l’intelligence, telles que les expriment les premiers hommes d’état de l’Europe, et les pressentimens de l’instinct, tels qu’ils se manifestent dans l’émotion qui travaille tous les peuples du continent, sont d’accord sur ce point : — la guerre présente est le commencement d’une ère nouvelle dans la politique du monde. Nous cinglons vers un grand inconnu. Nous n’abdiquons point assurément dans ce voyage les lumières de la raison, qui, autant que possible, ne perd jamais de vue la réalité et ne s’éloigne pas du probable ; mais nous réclamons, nous aussi, notre part dans ces vagues et belles espérances dont tressaillent en ce moment tant de cœurs. L’espoir qui est notre viatique, c’est l’espoir qu’après avoir combattu pour l’indépendance des peuples, la France se sentira digne de la liberté. Néanmoins, tout en faisant aussi large que possible la part de l’imprévu dans les chances d’une si vaste entreprise, et sans oublier un instant parmi ces chances le succès des idées d’émancipation politique qui nous sont chères, nous devons ramener d’abord nos réflexions sur les conditions pratiques de la réussite de la guerre de l’indépendance italienne soutenue par la France. Qu’avons-nous à redouter, et que devons-nous souhaiter dans la conduite de cette guerre ? Parlons d’abord de ce que nous avons à craindre.

Nous avons à craindre tout ce qui agrandirait le théâtre de la guerre, tout ce qui en compliquerait la nature et en changerait le caractère. Bien des faits en Europe, et même en Italie, pourraient produire ce résultat. Il dépend en grande partie de la politique du gouvernement français de prévenir ce que nous appellerons les déviations européennes et les déviations italiennes. Les premières en effet pourraient être le résultat des ombrages que nous donnerions aux puissances neutres, nous ne disons pas seulement en dépassant le cercle du champ de bataille italien, mais en affectant et en affichant certaines alliances qui pourraient inspirer quelques appréhensions sur nos projets ultérieurs. Elles proviendraient encore de faits qui éclateraient à l’occasion de la guerre en dehors de l’Italie, qui soulèveraient des questions européennes égales ou supérieures à la question italienne, et qui mettraient directement en jeu les intérêts des puissances neutres. Ces deux sortes de péril à éviter, à prévenir, à conjurer, sont en première ligne l’affectation de l’alliance russe et les complications en Orient. L’Allemagne et l’Angleterre, il n’y a pas à en douter, auraient bientôt pris part au conflit, si à l’occasion de la guerre d’Italie, et sous le couvert d’une entente peu dissimulée entre la Russie et la France, l’Orient éclatait. Alors la question italienne cesserait d’occuper le premier plan. Ce ne serait plus une seule nationalité, ce seraient toutes les nationalités qui seraient en l’air. Ce serait l’anarchie politique dans la guerre. Les intérêts réguliers et organisés, souvent supérieurs aux intérêts de certaines nationalités, non-seulement par leur force, mais par les considérations morales qui président à la marche de la civilisation, s’uniraient et s’élèveraient contre cette anarchie. En avant, en arrière, à côté de nous, nous aurions à faire face, pour d’autres querelles, à d’autres ennemis. Que deviendrait alors l’Italie dans nus préoccupations ? Dans une guerre générale et nécessairement prolongée, les considérations stratégiques priment toutes les autres. Au nom de notre propre conservation, nous serions contraints de renoncer provisoirement aux idées désintéressées qui nous conduisent maintenant en Italie : nous serions obligés d’y détenir des positions, des gages, des avant-postes contre nos ennemis. Que serait-ce encore, si les déviations italiennes ; s’ajoutaient aux déviations européennes, si le grand intérêt catholique dont Rome est le siège était atteint par l’ébranlement universel, et si, sans parler des scrupules des catholiques français, nous nous attirions involontairement, mais par une fatalité que nous ne pourrions maîtriser, la malveillance des catholiques du monde entier ? Ne nous le dissimulons pas : pour éviter de tels dangers, il faut les avoir constamment devant les yeux ; pour les conjurer, les bonnes intentions ne suffisent pas : il faut une adresse infinie et un rare bonheur. Ne croyons pas que nous aurons tout sauvé en proclamant sincèrement que nous n’entendons pas retomber dans les erremens du premier empire. Il y a eu dans les entreprises de Napoléon moins de caprice et d’arbitraire que le vulgaire ne l’imagine : c’était le point de départ qui était quelquefois romanesque, mais l’enchaînement des faits qui ont conduit sa politique à des conséquences souvent si outrées se produisait avec une nécessité qui échappait même à l’action de ses fortes volontés. C’est parce que nous avions présentes à la pensée ces nécessités indomptables déchaînées par la guerre que nous avons patriotiquement défendu la paix tant que la paix a été possible. Dire ce que nous avons à craindre, c’est dire ce que nous devons vouloir non-seulement d’intention, mais par nos actes. Notre premier intérêt, tout le monde le sent, c’est que nous conservions le tête-à-tête avec l’Autriche entre le Pô et les Alpes. La condition principale de cette concentration de la guerre dépend de nous, et nous la remplirons en ne portant point au-delà de ses possessions italiennes notre attaque contre l’Autriche. Il ne nous suffira point de limiter ainsi notre champ de bataille ; il nous importe également de ne pas provoquer de diversions en notre faveur, ou de décourager celles qui ne voudraient pas attendre notre signal. Toute insurrection dans l’empire ottoman et toute manifestation de la politique russe de ce côté, au lieu de nous venir en aide, seraient pour nous un grave embarras. Limiter ainsi la guerre, il faut en convenir, c’est accepter une lutte qui peut durer aussi longtemps que l’ennemi pourra conduire des forces fraîches sur le champ de bataille. En y réfléchissant cependant, l’on reconnaîtra que le système qui empêchera la guerre de s’étendre sera encore le plus sur moyen de l’abréger. La guerre, réduite à un duel entre la France et l’Autriche dans le champ clos de la Lombardie, aura dans cette hypothèse pour témoins les trois puissances neutres, l’Angleterre, la Prusse et la Russie. Les questions qui se débattront dans ce duel, questions de changement des possessions territoriales, d’équilibre des puissances, d’organisation d’un nouveau système politique en Italie, intéressent au plus haut degré ces trois grands neutres ; elles ne peuvent en aucun cas être résolues sans leur participation. Il arrivera un moment où les chances de la guerre et les manifestations nationales de l’Italie se seront prononcées de telle façon que les neutres apercevront nettement la solution réclamée par les circonstances. Après s’être mis d’accord entre eux sur cette solution, ils la proposeront aux puissances belligérantes, et celles-ci, la victorieuse et la vaincue, seront heureuses de pouvoir mettre ainsi un terme à la lutte. Puisque la politique française ne peut songer à aller dicter la paix à Vienne, car un tel dessein équivaudrait à la guerre européenne, c’est de ce côté, c’est d’une médiation des puissances neutres que nous devons attendre la fin de la guerre qui commence. C’est pour nous un motif pressant de mettre toute notre application et toute notre habileté à ménager ces trois neutralités de l’Angleterre, de la Prusse et de la Russie, à empêcher par notre sagesse et notre vigilance les unes de se tourner en hostilités, et les autres de s’échapper en amitiés maladroites et compromettantes.

Mais c’est dans les faits mêmes et dans les circonstances actuelles qu’il faut chercher la base et le point d’appui de la direction que devra suivre la politique française. Parmi ces faits, celui qui domine tout, c’est la guerre elle-même et l’aspect sous lequel la campagne se présente à notre armée réunie en Piémont. Après la situation de la guerre viennent les ressources financières à l’aide desquelles nous nous préparons à la conduire, l’emprunt de 500 millions, dont la souscription s’achève en ce moment. Il faut considérer ensuite ce qui se passe en Italie et ce que font les Italiens pour leur propre cause ; il faut étudier enfin de quelle façon se dessinent les dispositions des grandes puissances neutres.

La campagne s’ouvre sous d’heureux auspices pour les nôtres. L’on avait pu craindre, lorsque l’Autriche a envoyé au Piémont son fatal ultimatum, que les opérations de l’armée autrichienne massée à Pavie ne suivissent promptement le défi diplomatique, et que nos troupes ne pussent arriver assez tôt pour sauver le Piémont d’un désastre. Il y avait lieu aussi d’appréhender que l’armée autrichienne ne prit ses positions de façon à empêcher ou à contrarier sérieusement la jonction de celles de nos troupes qui arrivaient par Suze avec celles qui débarquaient par Gènes. On redoutait que l’Autriche n’eût pris l’initiative de l’agression diplomatique pour prendre à son profit l’initiative d’une vigoureuse agression militaire. Heureusement, que nous en soyons redevables aux derniers tâtonnemens de la cour de Vienne, ou à la proverbiale lenteur des armées autrichiennes, ou aux accidens de la saison, ces craintes ne se sont point réalisées. L’armée autrichienne est demeurée dans la plaine bordée presque parallèlement par le Tessin et la Sesia et fermée au midi par le Pô. Elle a feint ou essayé de manœuvrer sur la rive droite du Pô, elle a fait quelques pointes au-delà de la Sesia ; mais elle a repassé cette rivière, et, se contentant du profit peu glorieux de vivre quelques Jours aux dépens de l’ennemi, elle semble attendre dans une attitude défensive l’attaque de notre armée. Quant à nos troupes, massées vers Alexandrie, l’empereur étant arrivé, elles ne tarderont pas à prendre l’offensive. On dit que le plan des opérations de l’armée française sera décidé le 15 dans un conseil de guerre. Que ne pourront faire nos généraux avec une si magnifique armée ! Nous ne tomberons point dans le ridicule de tracer des plans de campagne hypothétiques. Nous ne croyons point cependant qu’il soit téméraire de penser que les Autrichiens se replieront bientôt vers la Lombardie. À en juger par ce qu’ils nous laissent voir de la circonspection de leur tactique, il ne semble point probable qu’ils acceptent une bataille décisive sur le territoire piémontais. Il serait également peu prudent à eux de livrer une pareille bataille entre le Tessin et Milan. Une défaite à une si longue distance de leurs forteresses du Mincio et de l’Adige entraînerait peut-être la destruction de leur armée. Il est donc vraisemblable qu’ils se retireront devant nous en combattant, mais en éludant les batailles décisives, jusqu’à leur fameux quadrilatère de Peschiera, Mantoue, Vérone et Legnago, et c’est là que se déciderait le sort de la guerre ; mais dans ce cas notre armée serait entrée à Milan, et les populations lombardes auraient pu se lever pour leur propre cause, et prouver au monde, par l’unanimité de leurs manifestations, leurs titres à l’indépendance.

Nous ne voulons nous dissimuler ni les difficultés que nos soldats auront à surmonter, ni la valeur des ennemis qu’ils auront à combattre ; mais, nous le répétons, nous attendons tout d’une telle armée. Cette armée sera d’ailleurs soutenue par les ressources de la France. C’est ici surtout que l’infériorité de l’Autriche est manifeste. Que l’on compare la banque de Vienne, déjà écrasée par les précédens emprunts du gouvernement autrichien, obligée d’accroître encore indéfiniment ses prêts à ce gouvernement et suspendant ses paiemens, avec la Banque de France, qui est au contraire débitrice envers l’état, et qui a dans ses caisses plus de 500 millions en numéraire ! Que l’on compare l’échec de l’emprunt autrichien à la bourse de Londres avec le succès immense de notre emprunt de 500 millions ! La France aurait pu, avec de simples ressources de trésorerie, faire les frais d’une première campagne. Nous pensons qu’elle a bien fait cependant de se préparer des ressources plus régulières en présence des éventualités que la guerre fait naître. Sur ce point, nous croyons toutefois devoir faire une réserve quant au mode employé encore chez nous pour faire face aux dépenses extraordinaires de la guerre. Nous sommes très heureux que les emprunts réussissent, puisque l’on n’a pas encore songé en France à pourvoir d’une autre façon aux frais de la guerre ; mais nous ne partageons pas complètement l’enthousiasme qu’excite chez les esprits peu réfléchis la facilité avec laquelle se couvrent nos souscriptions d’emprunts. Qu’y a-t-il de surprenant que dans un pays riche comme la France les capitaux se précipitent lorsque l’état leur offre des fonds publics à 3 ou 4 pour 100 au-dessous du cours ? Quand a-t-on vu les capitaux se montrer indociles à l’aspect d’un tel profit ? L’Angleterre, du temps des guerres de la révolution et de l’empire, fit, comme on sait, un usage excessif des emprunts ; aussi la classe des capitalistes était la partie de la nation chez laquelle la guerre était le plus populaire. Avec le système des emprunts, c’est en effet la génération qui se laisse aller aux entraînemens de la guerre qui en recueille les bénéfices financiers. Toutes les charges en retombent sur les générations futures, obligées de payer à perpétuité les rentes créées par les emprunts, et entravées ainsi, par la nécessité de maintenir de lourdes taxes, dans leur développement industriel et commercial et dans l’amélioration du sort des classes laborieuses, qu’affecte principalement le poids des impôts. Aussi M. Gladstone s’est-il acquis un impérissable honneur en établissant dans la politique financière de l’Angleterre, lors de la guerre d"Orient, ce grand principe de justice et de bon sens, que les frais d’une guerre ne doivent pas être imputés à perpétuité à la postérité, qui blâmera peut-être l’entreprise pour laquelle ils auront été encourus, mais qu’ils doivent être supportés par les générations contemporaines, qui ont voulu la guerre ou qui l’ont jugée politique et nécessaire. Depuis lors la politique anglaise admet que la guerre doit être faite non avec des emprunts, mais avec des augmentations temporaires d’impôts. Le grand avantage de ce système, s’il était adopté par toutes les nations civilisées, serait de mettre un frein matériel et moral à cette passion de la guerre qui s’empare quelquefois des gouvernemens et des peuples. Les Anglais ne songent point à l’abandonner : l’autre jour encore, le chancelier de l’échiquier, M. Disraeli, parlait de notre emprunt devant ses électeurs du comté de Buckingham, et il faisait remarquer avec orgueil à son auditoire que, si l’Angleterre avait aujourd’hui besoin de 500 millions pour la guerre, ce n’est point à l’emprunt qu’elle les demanderait, mais à l’impôt : non à l’emprunt, qui est une occasion de bénéfice pour quelques-uns dans le présent et une charge perpétuelle pour tous dans l’avenir, mais à l’impôt temporaire. qui est un sacrifice pour le présent, et par cela même exprime l’adhésion la plus péremptoire de la nation qui l’accepte à la politique qui le rend nécessaire, à l’impôt temporaire, qui n’aliène ni la liberté ni la richesse de l’avenir. La réserve que nous exprimons ici sur la façon dont les ressources de la France doivent être appliquées à la guerre ne saurait avoir de portée pratique dans le moment présent ; mais il serait à souhaiter qu’elle pénétrât dans l’esprit public et dans les régimes politiques élevées pour fortifier encore les principes et les intérêts qui nous commandent la modération dans la guerre actuelle et nous pressent de l’abréger, si cela dépend de nous.

Après la France, notre premier souci dans cette entreprise doit être pour l’Italie. Si, après la victoire, l’Italie ne s’était pas constitué une force militaire suffisante pour défendre son indépendance et pour protéger l’ordre et la sécurité des gouvernemens réorganisés au sein de la péninsule, c’est vainement que nous aurions vaincu l’Autriche ; notre œuvre aurait avorté. Il faut donc avant tout que l’Italie profite de la guerre pour constituer sa future armée ; il faut que de toutes les parties de la péninsule les Italiens s’associent à la guerre de l’indépendance. L’on irait, suivant nous, contre le but de la lutte actuelle, si, dans la crainte d’encourager les tendances unitaires. Ton reculait devant les moyens nécessaires pour former une véritable et forte armée italienne. Ces moyens, nous sommes forcés de le reconnaître, sont révolutionnaires. Rien de plus irrégulier assurément que ces circulaires de Garibaldi qui, donnant une direction à l’enthousiasme national, ont appelé autour, de lui de si nombreux volontaires. Le général Garibaldi nous paraît être pénétré de la nécessité de mettre à profit une occasion unique pour organiser une grande force italienne. Il soumet, dit-on, ses volontaires à une discipline rigoureuse, et l’on raconte à Turin qu’il n’a pas hésité à faire passer par les armes des soldats et même des officiers de son corps qui ne voulaient pas se plier à ce grand devoir de patriotisme. Mais la nécessité révolutionnaire par excellence de la situation est celle qui oblige les populations à se soulever contre ceux des gouvernemens italiens qui refusent de s’unir à la cause nationale. C’est ce qui est arrivé en Toscane. Hâtons-nous de dire que la façon dont s’est accompli dans ce clément pays le changement de gouvernement est d’un heureux augure pour la révolution italienne. Il nous faut ordinairement trois jours, à nous autres Français maladroits, pour faire une révolution : quatre heures ont suffi aux Florentins pour déposer leur grand-duc. L’excellent marquis de Lajatico, don Neri des princes Corsini, a déjà écrit cette histoire de quatre heures : Storia di quattro ore. Ce récit est contenu dans une simple lettre adressée à son fils le duc de Casigliano à Rome. Il est complété par une Brere Nota du marquis Ridolfi. Voici ce que nous ont appris ces écrits et quelques correspondances particulières. Les Toscans, avec le patriotisme qui sied si bien à cette partie privilégiée de l’Italie, voulaient s’associer à la guerre de l’indépendance : ils demandaient l’alliance avec la France et le Piémont. Le grand-duc, trompé par les souvenirs de 1848 et par les liens de sa maison avec l’Autriche, voulait s’en tenir au système de la neutralité, et ses ministres à ce propos signalaient ingénument l’exemple de l’Angleterre ; mais l’agitation de la population, manifestée par d’éloquens écrits dont nous avons déjà parlé et par les départs des volontaires pour le Piémont, devait éclater à l’envoi de l’ultimatum autrichien. Des meneurs, qui, nous écrit-on, n’étaient plus les chefs du parti constitutionnel, préparaient une grande manifestation pour peser sur le gouvernement. Dès le 25 avril, les libéraux modérés envoyaient aux ministres des avis dictés par un honnête esprit de fidélité à la dynastie toscane et par le désir de la voir se rendre au vœu populaire, qu’elle serait impuissante à comprimer. On dit que les conseils du patriarche vénéré du libéralisme toscan, le marquis Gino Capponi, se joignirent à ces pressantes instances. Jusqu’au dernier moment, le gouvernement hésita. Le symptôme le plus grave de l’émotion populaire, c’est, le 26 avril, ce cortège de la foule silencieuse autour du général Ferrari, que le marquis de Lajatico nous dépeint faisant, restito della sua uniforme, la visite des casernes. Les Florentins n’ont pas eu à vaincre, grâce à Dieu, de plus terrible démonstration militaire que celle de l’uniforme du général Ferrari. Ce fut le 27 avril que le grand-duc prit enfin une résolution ; il manda le marquis de Lajatico, qu’il chargea de la composition d’un ministère, se déclara prêt à accéder à l’alliance piémontaise, à la guerre nationale, et promit une constitution ; mais en ce moment les tergiversations du grand-duc avaient déjà lassé les meneurs et la foule : on lui demandait un nouveau sacrifice, son abdication. Le marquis Ridolfi avait pris sur lui de faire connaître au grand-duc la pénible démarche que l’opinion attendait de lui par une lettre respectueuse et forte qu’il vient de publier. Le marquis de Lajatico, avant de se rendre au palais Pitli, avait pris langue à la légation sarde ; il y revint après avoir reçu la mission de former un ministère. Ce fut à la légation qu’il reçut le programme des conditions écrites que l’on imposait au prince. La première était l’abdication du grand-duc en faveur de son fils, le prince héréditaire ; puis l’on demandait l’alliance offensive et défensive avec le Piémont, une prompte coopération à la guerre avec toutes les forces de l’état sous le commandement du général Ulloa. Enfin le programme disait, et cette disposition mérite d’être notée comme indiquant la tendance dans laquelle est dirigé le mouvement italien, que « l’organisation des libertés constitutionnelles du pays devra être réglée conformément à l’organisation générale de l’Italie. » Muni de ce programme, le marquis de Lajatico retourna au palais Pitti. Le grand-duc refusa d’abdiquer, et préféra quitter Florence. Nous sommes de l’avis du marquis Ridolfi : après avoir cédé sur la question de la guerre, il est surprenant qu’il ait refusé de céder sur une question personnelle, loi^squ’il s’agissait pour lui de la conservation du pouvoir dans sa dynastie et de l’ordre établi en Toscane. Le marquis de Lajatico revint donc à la légation sarde raconter son échec. il prononça quelques chaudes paroles (calde parole) sur les mesures à prendre pour la sécurité du grand-duc, disant qu’au besoin il lui ferait un rempart de son corps (io ero pronto al bisogno a fare scudo del mio petto al suo) ; puis il se retira. « Une heure de l’après-midi sonnait, dit le noble écrivain ; ainsi s’achevaient les quatre heures dans le cours rapide desquelles tout pouvait être sauvé, et tout fut perdu. » Et il ajoute, car ceci est une lettre à son fils : Abbraccia per me la tua cara e baona moglie. Heureuses les révolutions dont l’histoire palpitante peut se terminer par les effusions consacrées de l’affection domestique !

Sérieusement il faut désirer que l’adhésion des diverses parties de l’Italie à la guerre nationale se puisse faire toujours avec la spontanéité et la douceur qui ont distingué la révolution florentine. Non loin de là, à Parme, quelques heures ont vu, sans plus de malheurs, s’accomplir une restauration après une révolution. Les choses ne s’arrangeront probablement pas aussi facilement dans le duché de Modène, car le gouvernement de ce petit pays, plus engagé dans les liens de l’Autriche, est loin d’avoir montré dans sa politique habituelle la mansuétude qui distinguait les gouvernemens de Toscane et de Parme. Qu’arrivera-t-il à Naples ? L’on dit que le duc de Calabre a blâmé dans une occasion récente la politique de son père. Si la mort du roi est le signal d’un mouvement, du moins il y a dans la famille royale un prince, le prince de Syracuse, qui a donné de vieux gages à la cause libérale, et qui pourra conserver quelque ascendant sur les esprits. Mais le point délicat de l’Italie, aujourd’hui plus que jamais, c’est l’état romain. Le parti de l’indépendance nationale fera un grand acte d’habileté, s’il se contente de recevoir des Légations, de la Romagne et de Rome les libres volontaires que ces pays lui envoient, et s’il s’abstient de troubler la neutralité du saint-père. L’imprudente insurrection du parti révolutionnaire contre le pape en 1848 a été à cette époque l’achoppement de la cause italienne. Des troubles inconsidérés dans les États-Romains risqueraient encore de compromettre l’Italie en soulevant contre elle les intérêts et les passions catholiques. C’est donc aller aujourd’hui non-seulement contre la véritable politique de l’Italie, mais contre la politique nécessaire de la France, que d’irriter, comme vient de le faire un de nos plus jeunes et plus spirituels romanciers, M. Edmond About, la plaie cuisante de Rome. Nous ne reprocherons pas à M. About d’avoir fait un livre qui n’émeut pas, il n’a pas la libre sympathique, et qui n’amuse point, M. About a tenu à être sérieux ; mais nous lui reprocherons d’avoir manqué de tact autant que de mesure. Il a oublié, en écrivant le portrait du cardinal Antonelli, que l’invective ne demeure littéraire que lorsqu’elle sait se contenir, et il a méconnu, en publiant son livre aujourd’hui, les intérêts les plus évidens de l’Italie et de la France dans la crise actuelle.

La question des neutralités se présente sous un jour aussi favorable qu’on pouvait l’espérer. Parmi les neutralités, c’est celle de l’Angleterre qui nous importe le plus. Or l’Angleterre vient de la proclamer à sa façon, par les manifestations populaires dans les élections, par la voix de l’opinion publique dans ses journaux, par l’organe de ses représentans et de ses hommes d’état sur les hustings. La neutralité de l’Angleterre pendant la guerre où la France et l’Autriche sont engagées est le vœu sincère comme la déclaration unanime de la nation anglaise. C’est que, de tous les peuples, le peuple anglais est le seul qui sache se rendre un compte exact, précis, pratique, de ee qu’est la guerre. Les Anglais, quand ils y sont contraints par la nécessité, font la guerre avec plus de vigueur peut-être et de persévérance qu’aucune autre nation ; mais ils en connaissent si bien les souffrances, le prix, et dans trop de cas la stérilité, qu’ils n’auront jamais d’empressement à se jeter dans une guerre générale. — Pour comprendre leurs dispositions, il faut savoir que depuis 1815 toute leur politique intérieure a été une longue enquête, une discussion approfondie et une réforme persévérante des maux de la guerre qui a rempli la fin du dernier siècle et le commencement du nôtre. Les Anglais n’ont travaillé depuis lors qu’à ceci : d’abord payer moins de taxes ou mieux répartir les impôts qui alimentent leurs revenus, ensuite par ces réformes financières agrandir leur prospérité commerciale et industrielle, puis encore, au moyen des progrès industriels combinés avec les réformes fiscales, améliorer la condition matérielle et morale des ouvriers, répandre l’instruction et l’aisance dans le peuple, enfin appeler progressivement à la vie politique les classes populaires, ainsi élevées par les travaux et les conquêtes de la paix. Dans cette carrière, tous les obstacles contre lesquels ils ont eu à lutter, la nécessité des gros budgets, le service d’une dette énorme et les impôts, étaient le legs de la guerre. C’est par cette lutte morale contre les résultats de la guerre qu’ils ont appris à la détester dans le passé et à la redouter surtout pour l’avenir. Les intérêts permanens de leur politique maladroitement attaqués ou leur honneur national gratuitement offensé pourraient seuls leur faire accepter une guerre nouvelle, qu’ils pousseraient sans doute avec d’autant plus d’acharnement qu’ils auraient eu plus de répugnance à surmonter pour s’y résoudre. Nous avons donc confiance dans la sincérité de la neutralité anglaise. Nous venons de voir quelle est la nature des périls qui menaceraient cette neutralité précieuse par l’alerte qu’a donnée à l’Angleterre la nouvelle, depuis démentie, de l’existence d’un double traité conclu entre la France et la Russie. Nos pires ennemis ne pouvaient pas produire une invention qui dût nous être plus funeste dans l’opinion anglaise. Sans doute les explications officielles ont effacé ou atténué l’assertion inexacte qui avait annoncé au monde l’existence d’une alliance franco-russe ; l’impression n’est point cependant encore entièrement détruite dans l’esprit de certains Anglais, et nous devons nous attendre à voir la défiance éveillée à ce sujet trouver des organes dans les premières discussions du prochain parlement.

La neutralité de la Prusse a été exposée et justifiée avec une droiture et une franchise auxquelles nous ne pouvons qu’applaudir dans les explications présentées au parlement prussien par M. de Schleinitz, et dans le rapport de la commission chargée d’examiner les propositions financières et militaires du gouvernement. La Prusse reconnaît que la neutralité convient à son rôle de grande puissance, et qu’elle n’est point tenue, par ses devoirs envers la confédération, de défendre la domination de l’Autriche en Italie. Cette modération sensée de la Prusse n’a point réussi encore malheureusement à calmer l’effervescence qui règne depuis plusieurs mois dans les états secondaires du midi de l’Allemagne. L’incident politique que nous annonce le télégraphe, la retraite du ministre des affaires étrangères d’Autriche, M. de Buol, se liera-t-il à quelque modification dans l’attitude de la confédération ? il nous est impossible d’apprécier encore la portée de cet événement imprévu, l’on avait dit que M. de Buol ne s’était prêté qu’avec répugnance aux volontés de l’empereur qui ont précipité la guerre ? M. de Buol se retire-t-il comme trop peu docile aux inspirations d’une politique belliqueuse ? On sait aussi que depuis longtemps cet homme d’état est odieux au cabinet de Pétersbourg. L’empereur le sacrifie-t-il, et offre-t-il comme un gage à la neutralité russe la démission du ministre qui avait associé l’Autriche à la politique des puissances occidentales pendant la guerre d’Orient ? Le successeur désigné de M. de Buol est le comte de Rechberg, en ce moment président de la diète germanique. M. de Rechberg, qui appartient à une famille wurtembergeoise, est entré depuis longtemps dans la diplomatie autrichienne. Il a été placé à la tête de l’administration civile en Italie comme ad latus du maréchal Radetzky. C’est, dit-on, un esprit ardent, un caractère loyal, mais avec de l’aigreur et peu sympathique à l’Italie. Il passait autrefois pour hostile à la Prusse, et lorsqu’il remplaça M. de Prokesch à la présidence de la diète, on vit dans ce choix une manœuvre agressive du cabinet de Vienne contre la cour de Berlin.

Les élections anglaises sont à peu près terminées. Le parti tory y a dépensé beaucoup d’argent : l’on assure que lord Derby seul avait souscrit pour 20,000 livres sterl. au fonds commun réuni par le Carlton-Club, afin de subvenir aux dépenses électorales. Le ministère n’aura pourtant gagné qu’une vingtaine de voix. Le parti conservateur arrivera avec environ 300 voix à la chambre des communes en face de plus de 350 libéraux. L’avantage des conservateurs est, il est vrai, de former un parti compacte et discipliné, tandis que la majorité libérale se subdivise en trois ou quatre fractions qu’il est difficile de mettre d’accord, si ce n’est sur certaines questions générales. La discipline des tories réussira peut-être à conserver le pouvoir aux chefs de leur parti ; M. Disraeli s’est même vanté devant ses électeurs d’être autorisé à compter sur l’appui de plusieurs membres du parti libéral. Au surplus il ne semble pas que le cabinet puisse vivre sans modification. L’on assure que lord Derby voudrait conquérir lord Palmerston, vivement courtisé d’un autre côté par les whigs. Avec ses antécédens mêlés de torysme et de libéralisme, le noble lord se voit encore, à la fin de sa carrière, dans la flatteuse situation de l’homme aux deux maîtresses. e. forcade.




ESSAIS ET NOTICES.

Mme  ELLIOTT ET SES SOUVENIRS SUR LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.
Journal of my life during the French Revolution,
by Grâce Dalrymplc Elliott ; London, Richard Bentley, 1859.


Parmi les grands événemens de l’histoire qu’on se lasse le moins d’étudier et d’interroger, il faut mettre en première ligne la révolution française. La postérité en recherche tous les détails avec une ardeur insatiable. Tout ce que l’imagination peut même ajouter à l’exactitude des récits authentiques nous attire et nous séduit encore. Qu’est-ce donc lorsqu’il nous arrive de retrouver une page véritable de l’histoire, lorsque nous pouvons entendre parler un témoin réel et accrédité ! Les souvenirs de Mme  Elliott, qui viennent de paraître à Londres sous les auspices de sa petite-fille, ne composent ni un essai critique sur notre révolution française ni un récit détaillé : ce sont les simples réminiscences de ce qu’une jeune étrangère a entrevu et enduré personnellement au plus fort de la tourmente, et qu’elle a consignées plus tard dans un milieu plus tranquille. En position de beaucoup voir comme aussi de beaucoup souffrir, Mme Elliott saisit vivement l’attention dès le début pour la captiver jusqu’à la fin par l’évidente sincérité de sa narration, comme par l’ardeur et la constance de ses sentimens; mais avant d’en juger par quelques extraits, il convient de résumer ce que nous avons pu recueillir sur la personne et la vie de l’auteur.

Nous n’avons affaire ici ni à un pseudonyme ni à un personnage fictif. Née en 1765 en Écosse, où sa famille tient un rang distingué, élevée dans un couvent français. Grâce Dalrymple avait épousé, dès sa première jeunesse, un homme plus âgé que son père, et qu’elle n’aima jamais. En butte aux dangereux hommages que lui attirait sa situation autant que son extrême beauté, Mme Elliott, qui portait sans doute alors le titre de lady Elliott, ne tarda pas à succomber aux séductions qui l’assiégeaient. Il en résulta un de ces scandaleux procès trop communs dans les annales de la justice britannique, et sir John Elliott obtint avec le divorce 12,000 livres sterling à titre de dommages. Sa jeune femme fut reconduite par son frère dans un couvent français pour être ensuite ramenée en Angleterre sous la trop ostensible protection d’un grand seigneur de son pays, lord Cholmondeley. Le prince de Galles, depuis prince-régent, et qui fut roi ensuite sous le nom de George IV, était alors dans tout l’éclat de sa brillante jeunesse. Lié avec lord Cholmondeley, il vit dans son château, à Houghton, un portrait où les charmes incomparables de la jeune divorcée étaient fidèlement retracés; il demanda avec instance à la connaître, et ses ouvertures ne furent point repoussées. Mme Elliott vivait à une époque où le dévouement envers les princes était difficile et fort périlleux. Dans un moment où tant de haines se déclaraient contre les personnes royales, ne recherchons pas trop curieusement jusqu’où la séduisante Écossaise a pu porter l’exagération du sentiment contraire. Toujours est-il qu’un matin à l’église de Mary-le-Bone, à Londres, lord Cholmondeley, accompagné de deux personnes que l’on ne nomme point, faisait tenir sur les fonts de baptême une fille nouvellement née, qui reçut les noms de Georgina Augusta Frederica Seymour. C’est elle qui devait épouser lord Charles Bentinck. Plus tard, le feu duc de Cambridge, ayant un jour remarqué dans les environs de Londres une voiture particulière écartelée des armes royales d’Angleterre, signala le fait au prince-régent, son frère; celui-ci n’en témoigna ni surprise ni indignation. Il fit cependant dire à qui de droit qu’une démonstration aussi publique, étant sans exemple depuis le règne de Charles 11, de joyeuse mémoire, ne saurait être permise dans un siècle plus grave. Nous n’avons d’ailleurs à parler de lady Charles Bentinck que comme du lien qui rattache plus précisément la mémoire de sa mère aux souvenirs contemporains.

Vers l’époque où naissait cette enfant d’un mystère aussi transparent, et quand lord Cholmondeley et son royal ami se livraient également l’un et l’autre, assure-t-on, à la joie que devait répandre un aussi heureux événement, M. Le duc d’Orléans paraissait à la cour et dans la société de Londres pour balancer, dans les régions les plus élevées de la fashion et du sport, les triomphes mêmes du prince de Galles. Entre lui et Mme Elliott, il ne tarda point à s’établir une amitié dont je me bornerai à dire que, si l’aimable Anglaise sacrifia aux agrémens du Palais-Royal ceux de Carlton-House, ce ne fut que pour y retrouver une position et des hommages semblables. Déjà cependant tout n’était plus joie, plaisirs et fêtes dans ce brillant et redoutable Paris; déjà les allées ombragées du Raincy et de Monceaux aboutissaient aux prisons de la république et jusqu’au pied même de l’échafaud. Évidemment il faut accepter avec réserve les jugemens de Mme Elliott, qui, témoin et victime de tant d’événemens épouvantables, enveloppe dans une réprobation beaucoup trop générale et les hommes et les idées de la période révolutionnaire. Il importe d’ailleurs de le constater, son livre, bien que publié aujourd’hui sous le titre de Journal, n’a point été et n’aurait pu être écrit jour par jour au milieu des scènes qu’elle retrace. Sous la terreur, c’était beaucoup que de pouvoir s’écrier avec Sieyès : «J’ai vécu! » C’eût été trop de pouvoir dire : « J’ai rédigé. » Aussi la narration de Mme Elliott ne fut-elle entreprise qu’après son retour en Angleterre, à la suite de lord Malmesbury, et sur la demande expresse de George III. Sir David Dundas, médecin du vieux roi, l’était aussi de la belle aventurière; souvent il racontait à l’auguste malade les anecdotes qu’il tenait d’elle. Le roi s’y intéressa tellement qu’il réclama une relation écrite, et c’est ainsi, et pour cette seule fin, que fut rédigé le manuscrit, porté, jour par jour et presque feuille par feuille, au palais.

Voyons maintenant le livre lui-même. Mme Elliott ne fait pas languir ses lecteurs plus que ses soupirans. Dès la première ligne, elle nous introduit in medias res. Le rideau se lève, et déjà toute l’émotion du drame nous gagne et nous saisit. « En 1789, le 12 juillet, qui était un dimanche, j’allai avec le duc d’Orléans, le prince Louis d’Aremberg et d’autres personnes dont les noms m’échappent, pour pêcher et dîner dans le château du duc, au Raincy. Nous revînmes le soir même à Paris pour aller à la Comédie-Italienne. A notre départ, le matin à onze heures, tout était parfaitement tranquille; mais en arrivant vers huit heures du soir à la Porte-Saint-Martin, où la voiture de ville du duc et la mienne nous attendaient, mon domestique me dit que je ne pourrais point aller au spectacle, les théâtres étant fermés par ordre de la police, que dans Paris tout était confusion et tumulte, que le prince de Lambesc avait pénétré dans le jardin des Tuileries et mis tout le monde en fuite, que les gardes-françaises et le régiment de royal-allemand, qui était celui du prince de Lambesc, combattaient en ce moment même sur le boulevard de la Chaussée-d’Antin, en face de la caserne des gardes-françaises, que beaucoup de cavaliers et de chevaux avaient été tués, qu’enfin la foule insurgée portait dans les rues les bustes du duc d’Orléans et de Necker.

«Quand mon domestique m’eut donné ces renseignemens, je priai le duc de ne point rentrer à Paris dans sa propre voiture; il me semblait de la dernière imprudence pour lui de paraître en public dans un pareil moment, et je lui offris la mienne. Jamais je ne vis surprise plus sincère que celle qu’il témoigna en apprenant la situation de Paris. Il monta dans ma voiture et me pria de le conduire au salon des princes, club fréquenté alors par toute la noblesse, et où il espérait rencontrer des personnes qui lui diraient des nouvelles exactes; mais, arrivés au club, nous le trouvâmes fermé, ainsi que tous les autres, par ordre de l’autorité. Nous nous rendîmes alors à la maison du duc, à Monceaux, et nous y arrivâmes vers neuf heures. Le duc trouva ses domestiques dans une confusion et une inquiétude extrêmes, car personne au Palais-Royal ne savait où il était allé, et le bruit s’était répandu dans tout Paris qu’il avait été conduit à la Bastille et décapité d’après les ordres du roi. Ils lui dirent que les princes du sang et tous ses amis avaient été au Palais-Royal et à Monceaux pour savoir de ses nouvelles, et qu’ils étaient dans une alarme et une consternation extrêmes. Le prince donna l’ordre à son suisse de ne laisser entrer personne auprès de lui, sauf le duc de Biron, disant qu’il coucherait à Monceaux, mais qu’il verrait Mme de Buffon, si elle venait. Je lui demandai ce qu’il comptait faire. Il se montra fort indécis; il voulait surtout savoir au juste ce qui se passait à Paris, bien que ses gens lui eussent déjà confirmé tout ce que mon domestique nous avait rapporté. Il demanda au prince Louis d’Aremberg de voir le duc de Biron afin d’en savoir davantage, et de le mettre à même de régler en conséquence sa conduite durant la nuit.

« On ne permettait plus aux voitures de circuler dans Paris après dix heures. Le duc désirant rester seul, je me rendis à pied chez le duc de Biron avec le prince Louis. Nous vîmes beaucoup de groupes assemblés dans les rues voisines des Tuileries et de la place Louis XV. J’étais très inquiète de la situation du duc, et je désirais vivement savoir l’opinion du public à son égard. Nous nous mêlâmes donc à ces groupes, qui discutaient la question à des points de vue différens, les uns très bien disposés en faveur du prince, les autres non moins violens contre lui, et l’accusant de vouloir détrôner le roi. Cette dernière accusation m’émut si vivement que je retournai à Monceaux pour lui dire quelles horreurs on lui imputait. Je le trouvai avec Mme de Buffon, et comme les opinions de celle-ci étaient fort opposées aux miennes, je fis appeler le duc dans les jardins, et nous nous y promenâmes jusqu’à deux heures du matin. Là, je le conjurai à genoux d’aller à Versailles à l’instant même, de ne point quitter le roi tant que Paris serait dans un pareil état, de montrer ainsi que la foule insurgée se servait de son nom à son insu et sans son aveu, de témoigner enfin combien il était réellement et sincèrement affligé de tout ce qui se passait. Il me répondit qu’il ne pouvait aller à Versailles à une heure pareille, que les avenues étaient gardées, que le roi serait couché et ne le recevrait point; mais il me donna sa parole d’honneur qu’il s’y rendrait le lendemain matin à sept heures.

« Ce fut aussi le lendemain que le comte d’Artois, le prince de Condé et le duc de Bourbon s’éloignèrent. Ils firent parfaitement bien, car ils eussent assurément été massacrés; mais ils ne songeaient point alors sans doute à quitter définitivement leur pays. Durant toute cette journée du 13 juillet, des scènes de tumulte et d’horreur se succédèrent dans tout Paris. Le meurtre de MM. de Foulon et Flesselles, prévôts des marchands, n’est que trop bien connu. J’eus le malheur, dans le courant de la soirée, de tenter de me rendre chez mon bijoutier, et je rencontrai dans la rue Saint-Honoré les soldats des gardes-françaises qui portaient, à la lueur des flambeaux, la tête de M. de Foulon. Ils l’avancèrent jusque dans ma voiture; à cette horrible vue, je poussai des cris d’effroi et perdis connaissance; si je n’avais eu à mes côtés une dame anglaise qui eut le courage de haranguer les insurgés et de leur dire que j’étais une patriote d’Angleterre, ils m’eussent assurément massacrée, car déjà ils commençaient à m’accuser d’être une amie du malheureux Foulon et de vouloir faire manger du foin au peuple, propos qu’on lui prêtait. Je n’essayai point d’aller plus loin, et rentrai chez moi à demi morte. On me mit au lit et on me saigna, car j’étais tout à fait malade. Ayant reçu bientôt après un billet du duc d’Orléans pour m’engager à me rendre sans retard à Monceaux, je dus m’excuser sur l’état où je me trouvais. Le duc vint auprès de moi sur-le-champ, et parut fort alarmé en me voyant si souffrante. Je lui demandai comment il avait été reçu à Versailles, et pourquoi il en était si tôt revenu, car les états y siégeaient alors dans la salle du Jeu de Paume, et il avait ses appartemens au château. Il me dit qu’à son arrivée il s’était rendu directement au lever du roi, qui était au moment de quitter le lit. Le roi ne fit aucune attention à lui ; mais comme il était d’étiquette pour le premier prince du sang, quand il était présent, de passer la chemise du roi, le gentilhomme de la chambre donna la chemise à cet effet au duc d’Orléans. Il s’approcha du roi, qui lui demanda ce qu’il voulait. « Je viens, répondit le duc en passant la chemise, prendre les ordres de votre majesté. » Le roi répondit avec beaucoup de dureté : « Je ne vous demande rien ; retournez d’où vous êtes venu. » Le duc fut profondément irrité et blessé. En quittant la chambre, il se rendit aux états, qui, je le crois, étaient déjà en séance au Jeu de Paume, et le soir même il revint à Paris. Il était beaucoup plus mécontent que je ne l’avais encore vu. « Le roi et la reine, me dit-il, me détestent et chercheront à me faire empoisonner. Quelque désir que j’eusse de leur être utile, jamais ils ne croiront à ma sincérité. Aussi suis-je décidé à ne plus les revoir, car ils m’ont traité trop cruellement au moment même où je voulais réellement servir le roi : s’il m’avait bien reçu à son lever, peut-être les choses auraient-elles été mieux pour tout le monde; mais maintenant je me ferai des amis à moi. » Il me sembla en effet dès ce moment que le duc devint plus exalté en politique, et, bien que jamais je ne l’aie entendu parler sans respect du roi, je l’ai certainement entendu s’exprimer sur le compte de la reine avec une extrême vivacité. Je fus très affligée de cet incident. La cour aurait certainement dû considérer la puissance du duc et ne point l’offenser si légèrement : en lui montrant de la considération et de la confiance, elle aurait pu encore le détacher des êtres affreux qui l’environnaient, et dont les derniers ne le quittèrent qu’après l’avoir perdu sans retour et conduit à l’échafaud. »

Je chercherai à résumer plus loin ce que Mme Elliott a consigné de plus essentiel sur les incertitudes, les faiblesses, les bonnes dispositions trop souvent contrariées ou méconnues du duc d’Orléans. C’est évidemment de ce prince qu’elle peut parler avec le plus d’exactitude et d’autorité. Les souvenirs de Mme Elliott n’offrent pas d’ailleurs que ce seul mérite. Son royal admirateur lui reprochait à tort d’être « une fière Écossaise qui n’aimait que les rois et les princes. » Elle aimait aussi, non sans quelque passion, les reines et les princesses, et nous la trouvons dans tous ses malheurs plus occupée des souffrances de la famille royale que des siennes. Mme Elliott avait loué à Issy une maison de campagne avec un parc, qui avait appartenu à la duchesse de l’infantado, dévouée à la reine. Souvent Marie-Antoinette, s’y rendait pour se dérober quelques heures aux persécutions et aux chagrins chaque jour croissans des Tuileries. Le village d’Issy était rempli de jacobins, qui, à force d’accusations et d’insultes, contraignirent la duchesse à s’éloigner ; mais deux fois encore, pendant que Mme Elliott y résidait, Marie-Antoinette lui demanda la permission de se promener dans les jardins, afin d’échapper à l’outrageante surveillance de la garde nationale. Mme Elliott avait déjà eu l’honneur d’approcher la reine à Saint-Cloud, « sa majesté, dit-elle, ayant remarqué ma petite fille, qu’elle daigna trouver très jolie, et l’ayant envoyé chercher par le duc de Liancourt pour la tenir sur ses genoux pendant tout le dîner. » Souvent aussi elle voyait passer Marie-Antoinette, « dans sa voiture à six chevaux, avec le dauphin. Mme Royale, Mme Élisabeth et Mme de Tourzel, gouvernante des enfans de France. Ils paraissaient alors toujours tristes, abattus, et non sans raison, car peu de personnes leur témoignaient le moindre respect, tandis que bien d’autres qui, quelques mois auparavant, se fussent prosternés à leurs pieds, les dépassaient maintenant et les éclaboussaient sans ménagement. Pour ma part, je leur montrais tous les égards qui étaient en mon pouvoir, et sa majesté daignait me faire voir qu’elle le remarquait. » Plus tard même. Mme Elliott entreprit le voyage de Bruxelles pour remettre une lettre et un petit coffret de la part de Marie-Antoinette à l’archiduchesse Albert ; mais celle-ci avait déjà quitté les Pays-Bas. Voici des lignes curieuses sur la reine et sur la dernière soirée où elle parut en public :

« Je crois fermement que jamais princesse meilleure ni plus aimable n’a vécu. Elle a été cruellement calomniée par la nation française. J’ai intimement connu ceux qui ont approché sa majesté de plus près, et pour lesquels elle n’avait rien de caché : — tous m’ont assuré qu’elle était la bonté même, — une maîtresse des plus douces et des plus affectueuses. À vrai dire, elle l’était trop pour bien des gens qui ne méritaient point ses bontés. Le malheur de la reine, amenée très jeune à la cour de Louis XV, ce fut d’être exposée à y voir de trop près une société légère et sans mœurs. Elle y contracta le goût et l’habitude d’amusemens publics et frivoles que lui eût défendus absolument la sévérité de l’étiquette. C’est ainsi qu’elle se fit beaucoup d’ennemis parmi les vieilles dames formalistes de la cour qu’elle n’aimait point, et qu’elle s’attacha à des personnes plus jeunes dont les dispositions étaient plus conformes aux siennes. La vieille noblesse ne le lui pardonna jamais ; ses actes même les plus innocens furent dénaturés, et ses ennemis lui imputèrent toute sorte de vices…… Après le 20 juin, les personnes qui voulaient du bien au roi et à la reine désiraient que sa majesté se montrât quelquefois en public avec le petit dauphin, le plus joli et le plus intéressant des enfans, et sa charmante fille, Mme Royale. Elle se décida en conséquence à se rendre à la Comédie-Italienne avec ses enfans. Mme Élisabeth et Mme de Tourzel. Ce fut la dernière fois que sa majesté parut en public. J’étais dans ma loge, à peu près en face de celle de la reine. On donnait les Événemens Imprévus, et Mme Dugazon jouait la soubrette. Dès son entrée, sa majesté semblait fort abattue. Les applaudissemens l’émurent profondément, et plusieurs fois je la vis essuyer ses larmes. Le petit dauphin, qui resta sur ses genoux toute la soirée, paraissait rechercher sans cesse la cause des pleurs de sa mère infortunée. Elle s’appliquait à le rassurer, et l’auditoire se montrait généralement sympathique. Dans le cours de la pièce, il est chanté un duo par la soubrette et le valet, où Mme Dugazon dit : « Ah ! que j’aime ma maîtresse! » À ces mots, elle regarda la reine avec intention, mais quelques jacobins présens s’élancèrent sur la scène, et auraient assassiné Mme Dugazon, si les autres acteurs ne l’avaient dérobée à leurs poursuites. On entraîna hors de la salle la pauvre reine et sa famille, et c’est tout au plus si les gardes purent les conduire en sûreté jusqu’à leurs voitures. »

Revenons au duc d’Orléans. Nous avons vu que notre fière Écossaise n’épargnait point à ce prince les plus salutaires conseils : bientôt nous la retrouverons plus prodigue encore d’avertissemens et de reproches; mais en condamnant ses erreurs avec la plus implacable sévérité, elle leur trouve des causes réelles dans la faiblesse, l’irrésolution, l’entraînement des circonstances et les plus déplorables relations. Cette lecture donne la conviction que le prince n’était ni méchant, ni pervers, ni même très ambitieux. Et pourtant telle fut l’impérieuse pression des événemens, que nous le voyons, jour par jour et presque à son insu, engagé, compromis, entraîné bien au-delà de ce qu’il eût jamais voulu ou imaginé. Sa position avait été dès l’origine d’une difficulté immense. Naturellement modéré, libéral, « anglomane, » comme on disait alors, il se trouva en lutte avec les vues extrêmes et les fougueuses passions de la cour. Froissé, blessé, repoussé trop souvent de ce côté avec un inconcevable aveuglement, il se laissa d’autant mieux aller aux espérances enthousiastes et irréfléchies qui se produisaient autour de lui.

Il est des situations et des époques où les plus grands cœurs semblent seuls capables des vertus ordinaires. Évidemment ce qui manquait le plus au duc d’Orléans, c’était un juste discernement des hommes et cette règle intérieure, cette lumière vraiment divine des âmes d’élite qui trace et éclaire le chemin de l’honneur et du devoir au milieu de l’aberration universelle. Ce prince ne savait pas résister. Mme Elliott nous le montre à chaque page doutant, hésitant, voulant le bien, déplorant le mal; mais l’ardente Écossaise avait beau conjurer et même convaincre son royal ami, l’entourage révolutionnaire reprenait de plus en plus chaque jour son fatal ascendant. « Vous en parlez à votre aise, répondait le prince. Le torrent m’entraîne, et je ne suis maître ni de mes actes ni de mon nom. » Parole de la plus amère vérité, car c’est l’abus de son nom, fait trop souvent à son insu et sans son aveu, qui, en lui créant une popularité factice, excita contre lui la défiance de tant d’honnêtes gens, et parut justifier celle de la cour. Que n’eût-il donné alors pour pouvoir échanger sa position princière, sa fortune, tout ce que les accidens révolutionnaires pouvaient ouvrir de perspectives à son ambition, contre une modeste existence de gentilhomme campagnard en Angleterre! Toujours il avait aimé et admiré cette patrie de la liberté paisible et régulière; mais c’est en vain qu’à grands frais il avait fait établir ses jardins de Monceaux sur le modèle d’un de ces grands domaines patrimoniaux, véritables monumens du génie propre d’une race si voisine et si différente : il ne devait plus y retrouver le repos et la sécurité, et, pour les poursuivre ailleurs, il fallait savoir se décider. Je me rappelle avoir entendu raconter au comte Etienne de Durfort, longtemps lié avec le duc d’Orléans, qu’un jour son départ pour les États-Unis semblait définitivement résolu : au dernier moment, il y eut contre-ordre; ses amis redoublèrent d’instances. « Vous me connaissez, objecta le prince. Comment pourrais-je vivre sans l’Opéra? » Et pourtant le torrent montait et grossissait sans cesse. Voici quelques détails donnés par Mme Elliott sur le vote du 19 janvier et sur la mort du malheureux prince : on verra si dans ses relations avec lui elle portait moins de franchise que d’abandon.

« Le jeudi 17 janvier, le duc d’Orléans et le duc de Biron se rencontrèrent chez moi. Depuis quelque temps, je voyais peu le premier. Je lui demandai ce qu’il pensait maintenant de cet épouvantable procès, et je lui exprimai l’espoir que jamais il ne s’approcherait plus de ces vils mécréans. Il me dit qu’étant membre de la convention, il était obligé de se rendre aux séances. « Comment, m’écriai-je, pouvez-vous rester là pour voir votre roi et votre cousin traîné devant ces forcenés, et qu’on ose l’insulter par de pareilles questions? J’aurais bien voulu y être, moi, à la convention : j’aurais retiré mes deux souliers, et je les aurais jetés à la tête du président et de Santerre pour avoir osé outrager ainsi leur roi et leur maître. » Je m’animais beaucoup, et le duc d’Orléans semblait irrité de son côté. M. de Biron lui fit quelques questions sur le procès. Je ne pus m’empêcher de dire : « J’espère au moins, monseigneur, que vous voterez pour la délivrance du roi. — Certainement, répliqua-t-il, et pour ma propre mort. » Je vis qu’il était blessé, et le duc de Biron dit : « Le prince ne votera pas. Le roi s’est toujours conduit très mal pour lui; mais il est son cousin, il se dira malade et restera chez lui samedi, jour de l’appel nominal qui décidera du sort du roi. — Monseigneur, m’écriai-je, je suis sûre que vous n’irez pas à la convention samedi. Je vous en conjure, n’y allez pas! » Il m’assura qu’il n’irait point, et que jamais il n’avait eu l’intention d’y aller Le samedi je me trouvais chez le duc de Biron, qu’on appelait alors le général Biron, à l’hôtel Saint-Marc, rue Saint-Marc, avec Dumouriez et Mme Laurent. Il était sept heures et demie du soir, et nous étions tous fort abattus. De demi-heure en demi-heure, on nous envoyait la liste des votans, et nous vîmes tous avec angoisse que beaucoup d’entre eux s’étaient prononcés pour la mort. Nous apprîmes ensuite qu’à huit heures le duc d’Orléans avait paru à la convention, ce qui nous surprit profondément. Je craignais beaucoup qu’il ne votât pour la réclusion, mais je n’appréhendais rien de pire. Cependant chaque liste devenait de plus en plus alarmante, jusqu’à ce qu’enfin la triste, et fatale nomenclature nous parvint avec la condamnation du roi et le vote du duc d’Orléans. Jamais je n’ai éprouvé un tel saisissement. Nous étions tous dans les larmes et la désolation : le pauvre Biron lui-même, qui, hélas! était républicain, en eut presque une attaque. Un jeune homme qui était aide de camp du duc ôta son habit et le jeta au feu, disant qu’il rougirait de le reporter jamais. Il se nommait Rutaux; il était noble et natif de Nancy. C’était un excellent jeune homme, qui n’avait point émigré par affection pour Biron, bien que son cœur fût toujours avec les princes. Dès que ma voiture fut venue, je rentrai chez moi; mais chaque endroit me semblait désolé et taché de sang. Mos domestiques étaient consternés. Jusqu’alors je m’étais flattée que le duc d’Orléans n’était qu’égaré, entraîné par d’autres. Je jetai loin de moi tout ce qu’il m’avait donné, ne voulant rien conserver de ce qui lui avait appartenu... « J’étais dans ma prison à Versailles quand, le 5 novembre, j’appris le sort de l’infortuné duc d’Orléans. Il serait superflu de dire tout ce que j’éprouvai à cette occasion. Je ne croyais même pas qu’il eût été ramené de Marseille à Paris. Je sais qu’il est mort avec courage. En deux heures de temps, il fut jugé, condamné, exécuté. Un de mes domestiques rencontra par hasard la charrette où il se trouvait dans la rue du Roule, près du Pont-Neuf. Il savait bien qu’elle portait des condamnés, mais il fut accablé quand il reconnut le duc d’Orléans. Il y avait très peu de monde dans les rues jusqu’au moment où l’on gagna le Palais-Royal, et alors le peuple se réunit et se pressa autour de lui. Personne n’avait encore la moindre idée que le duc eût été mis en jugement. On l’arrêta durant dix minutes sous les fenêtres de son palais. D’après ce que me raconta mon domestique, le prince avait cet aspect grave qu’on remarquait chez lui autrefois quand il sortait pour quelque cérémonie. Il était fort poudré et avait très bonne mine. Il avait les mains liées derrière le dos et l’habit rejeté sur les épaules. Son habit était gris clair avec un collet noir. Quand la charrette s’éloigna du Palais-Royal, il lança sur la foule un regard d’indignation. Il ne témoigna aucune émotion et portait toujours la tête très haute jusqu’au moment où la charrette tourna pour entrer dans la place Louis XV. Alors, voyant l’échafaud tout devant lui, il pâlit, mais sans changer d’attitude. Trois autres prisonniers étaient avec lui dans la charrette : une Mme de Kolly, d’une grande beauté, femme d’un fermier-général, — un député de la convention, nommé Coustard, du parti de la Gironde, et un serrurier du nom de Brouce, qui avait fait une clé pour mettre quelques papiers en sûreté. Il était près de quatre heures quand on atteignit l’échafaud, et il faisait déjà sombre. Le duc fut exécuté le premier pour qu’on pût montrer sa tête à la foule. Il s’élança sur l’échelle, regarda fixement tous ceux qui l’entouraient, aida lui-même le bourreau à dénouer sa cravate, ne proféra point une parole et ne fit aucune résistance. »

On a vu dans quels lieux Mme Elliott avait appris ce tragique dénoûment. On ne s’étonnera point qu’avec cette chaleur de sentimens et de langage dont elle nous a donné quelques indices, les prisons se soient promptement ouvertes pour elle. A vrai dire, elle ne se bornait point à bien penser et à bien parler, elle mettait non moins d’ardeur et de dévouement à bien agir. Rien n’est plus attachant que la relation de toutes ces vicissitudes d’une fortune si diverse. Le 10 août, elle recueille chez elle trois ou quatre soldats suisses à qui elle sauve la vie: puis, effrayée de l’état de Paris, elle s’évade la nuit pour se réfugier dans sa résidence de Meudon, où elle se traîne seule, et les pieds ensanglantés, ayant dû faire toute cette route pierreuse dans des souliers de satin blanc. Durant l’effroyable journée du 2 septembre, elle n’hésite pas à rentrer à Paris sur une communication secrète, que sa présence pourrait y être utile à une personne très malheureuse. Arrivée dans sa maison du faubourg Saint-Honoré, elle apprend qu’il ne s’agit de rien moins que de venir au secours du marquis de Champcenetz, gouverneur des Tuileries, que depuis le 10 août on poursuivait et traquait comme une bête fauve dans tout Paris. L’infortuné proscrit n’était nullement de ses amis : il s’était conduit fort mal envers le duc d’Orléans, qui l’avait beaucoup protégé et servi au début de sa carrière. Mme Elliott ne s’en applique pas moins à sauver les jours du marquis au péril extrême des siens. Jamais peut-être victime ne fut arrachée à tant de dangers de mort avec plus de persistance, d’obstination et de présence d’esprit. Après avoir parcouru dans tous les sens les rues de Paris avec M. de Champcenetz, pour essayer de l’en faire sortir, elle se décide à le recueillir chez elle, malgré les inquiétudes que lui causait l’exaltation révolutionnaire d’une partie de ses gens. Tout à coup on lui annonce une de ces visites domiciliaires commandées dans toutes les sections de Paris. Il ne reste plus qu’une chance de salut : elle défait en toute hâte son lit, « qui était très grand, » cache le marquis entre les matelas, et se couche elle-même en faisant éclairer. A quatre heures du matin, la visite annoncée s’accomplit. Quarante forcenés se précipitent dans toute la maison, en parcourent tous les recoins, sondent tous les meubles à grands coups de baïonnette, et finissent par s’installer dans la chambre à coucher de la belle étrangère, qu’ils trouvent même tout à fait à leur goût. A force de courage, d’adresse, de sang-froid, Mme Elliott les décide enfin à s’éloigner, et le malheureux Champcenetz, qui étouffait de chaleur et d’angoisse, peut respirer un instant. Il n’était point au bout de ses alarmes, car on l’avait entrevu et reconnu la veille, et les poursuites dirigées contre sa personne continuaient dans tout Paris. Ce fut à la généreuse intervention du duc d’Orléans qu’il dut les moyens de quitter la France pour se réfugier en Angleterre. Mme Elliott devait, en 1815, le revoir encore une fois gouverneur du château des Tuileries.

Un tel acte de dévouement, et d’autres qu’on lui attribua, ne tardèrent point à lui rendre également insupportables le séjour de Paris et celui de Meudon. Chaque jour c’étaient des dénonciations, des perquisitions nouvelles. Enfin, pendant une visite domiciliaire où l’on avait beaucoup fouillé et beaucoup pillé aussi, on découvrit une lettre cachetée, à l’adresse de M. Fox, que lui avait envoyée de Naples un de ses compatriotes, sir Godfrey Webster : il n’en fallait pas davantage pour la convaincre, aux yeux de sa section, des manœuvres les plus perfides contre la révolution. A deux heures du matin, on l’entraîna à pied, entourée de soldats, d’abord à un corps de garde où elle passa la nuit, ensuite à la mairie voisine du Palais de Justice. Là, dans une étroite pièce, plus de deux cents prévenus étaient entassés, pour la plupart des femmes ou des gens de qualité. Il n’y avait que dix chaises, et durant les trente heures qu’elle y passa, on ne cessait de se trouver mal autour d’elle de fatigue et d’épuisement. A la fin, on l’interrogea sur la lettre; mais le cas était trop grave, et on la renvoya, toujours à pied, devant le comité de surveillance, aux Feuillans. Là siégeaient plus de quarante conventionnels, notamment Vergniaud, Guadet, et l’ex-capucin Chabot. Que contenait cette lettre? Évidemment c’était une conspiration royaliste. On ouvrit la lettre, mais personne ne savait un mot d’anglais : la prévenue fut obligée de traduire elle-même. Heureusement la lettre se trouva remplie d’éloges et d’admiration pour le mouvement révolutionnaire, et Vergniaud, qui dès l’abord s’était prononcé dans le sens de l’indulgence, insista pour la mise en liberté; mais Chabot restait convaincu qu’il y avait conspiration, et ne voulut pas se désister. Le courage de la malheureuse étrangère l’abandonna un instant. « Les pleurs ne nous font rien, s’écria le farouche défroqué. Si nous avions seulement les larmes répandues dans cette pièce, elles fourniraient de l’eau à toutes les maisons de Paris. » Enfin Vergniaud l’emporta, et Mme Elliott put rentrer chez elle, mais pour y subir de la part de sa section des persécutions incessantes.

Arrêtée bientôt une seconde fois, elle fut conduite à Sainte-Pélagie, ce qui lui procura la connaissance de Mme Du Barry. Souvent celle-ci venait s’asseoir sur son lit pour lui raconter durant des heures entières des anecdotes sur le roi Louis XV et sur sa cour, et déjà la malheureuse laissait voir les angoisses qu’elle devait trahir plus tard sur l’échafaud. Ici Mme Elliott fait observer avec raison que si ces scènes violentes s’étaient plus souvent répétées, la foule eût été plus émue qu’au spectacle de l’impassible héroïsme généralement déployé alors, et eût peut-être mis plus tôt un terme à ces indignes exécutions. De Sainte-Pélagie, Mme Elliott fut conduite devant le comité de salut public, qui visitait alors les papiers du duc d’Orléans. Tout s’y passa bien, et elle fut de nouveau rendue à une mensongère liberté. Cependant les membres de sa section avaient juré sa perte et le lui dirent, si bien qu’elle s’évade encore de Paris pour réclamer son arrestation à Meudon, où les dispositions lui étaient moins hostiles. Par une pluie battante, on la conduit à Versailles dans une charrette, pour l’écrouer, trempée jusqu’aux os, dans la prison dite des Récollets, elle y est renfermée dans une grande pièce, d’une saleté épouvantable, avec des condamnés dont les égaremens avaient été totalement étrangers à la politique. Rien de plus affreux que le régime de cette prison, si horriblement humide, que la plupart des prévenus y perdaient leurs dents : du pain d’orge, des harengs saurs; les jours de fête, des potages où la dépouille mortelle du cheval et de l’âne entrait comme élément principal. En revanche, on faisait aux Récollets des connaissances agréables. Un jour, notre belle prisonnière entre dans la chambre du geôlier, et y rencontre un jeune homme, beau, bien mis, qui buvait avec lui un verre de vin. On l’engage à se mettre de la partie, et elle n’ose refuser. Le jeune homme regarde sa montre et se lève. « Il faut le cultiver, s’écrie le geôlier, c’est le jeune Samson, et peut-être sera-ce lui qui vous coupera la tête. — Ce ne sera pas long, remarqua celui-ci en lui prenant le cou : vous êtes si fine et si mince d’ici, que je ne vous ferai pas languir, si c’est moi qui dois vous expédier. »

Elle ne devait cependant pas avoir recours aux bons offices du jeune Samson. Sous je ne sais quel prétexte, on la transfère un beau matin à Paris, au milieu des outrages de la populace, pour l’enfermer d’abord aux anciennes écuries de la reine, toutes remplies de malheureux prisonniers qui venaient de faire la route entière de Nantes à pied, et qui couchent à ses côtés sur la paille dans l’état le plus pitoyable. Alors tout était prison à Paris, pourvu que l’espace s’y trouvât, et pourtant l’espace manquait encore, car tout regorgeait de détenus. On trouve enfin à la placer aux Carmes, lieu célèbre par le massacre récent des prêtres et de l’évêque d’Arras. Là, quelle étrange réunion! La duchesse d’Aiguillon, Mme Lamotte, M. et Mme de Custine qui s’aiment éperdument, M. et Mme de Beauharnais, longtemps séparés et qui se retrouvent au pied de l’échafaud, où lui seul pourtant devait monter; le général Hoche, très aimable; Santerre, plus empressé encore et toujours aux petits soins avec ses compagnons d’infortune. C’est aussi aux Carmes que Mme Elliott revoit la comtesse de Jarnac, dont elle parle souvent dans sa relation, et notamment pour avoir recueilli chez elle, au plus fort de la tourmente, les deux jeunes enfans de la comtesse Archambaud de Périgord, la duchesse-de Poix et le duc de Dino-Talleyrand.

Que de scènes lamentables et touchantes! que d’amitiés improvisées! que de passions naissantes interrompues par l’effroyable appel nominal! On se rapproche, on se resserre davantage en attendant celui du lendemain. Un jour, ce sont cinquante victimes que réclame l’échafaud; le geôlier lui-même s’étonne, quoique très jacobin. Au moment où on enlève ses prisonniers, deux malheureux se précipitent au bas de l’escalier et se donnent la mort; on en prend deux autres au hasard, car il faut absolument le compte rond des cinquante; M. de Beauharnais était du nombre. Quant à Mme de Beauharnais, elle ne témoignait pour son propre compte aucune inquiétude; une diseuse de bonne aventure de son pays lui avait prédit, après quelques journées d’épreuve, une destinée des plus éclatantes. Aussi plus tard Mme Elliott la revit-elle un jour au moment où elle venait d’ôter une robe bleu et argent d’une rare magnificence; le matin même, elle s’était mariée à la municipalité. « Le général Buonaparte! s’écrie son amie; comment donc avez-vous pu épouser un homme avec un nom aussi affreux? » Barras le lui avait conseillé, et d’ailleurs c’était dans l’intérêt de ses enfans. En définitive, il paraîtrait que les détentions diverses de Mme Elliott ont duré environ dix-huit mois. L’éditeur dit qu’elle rentra en Angleterre à la suite de lord Malmesbury, après la conclusion de la paix d’Amiens; mais ici il y a probablement une erreur. Ce n’est plus lord Malmesbury, c’est lord Cornwallis, qui représenta l’Angleterre aux négociations d’Amiens : celles qui furent confiées à lord Malmesbury, et qui demeurèrent infructueuses, datent de 1796, et c’est dès lors sans doute que Mme Elliott retourna dans son pays. Peu après, un ami du prince de Galles, l’ayant rencontrée dans les environs de Londres, piqua très vivement la curiosité de ce dernier en lui annonçant qu’il avait vu une apparition d’outre-tombe, plus belle que jamais. Ravi de cette nouvelle inespérée, le prince fit mander sur-le-champ la charmante ressuscitée, et leurs anciennes relations se renouèrent. Elle retourna en France en 1814 et mourut pendant la restauration à Ville-d’Avray.

Mis quelque peu à l’aise, je l’avoue, par le dédommagement de 12,000 livres sterling que s’était fait allouer sir John Elliott, comme nous l’avons vu dès l’abord, je me suis franchement laissé aller à l’intérêt que m’a inspiré non-seulement le récit de Mme Elliott, mais sa personne, ses sentimens et son généreux dévouement. Femme avant tout, et femme très passionnée, elle enveloppe dans une malédiction commune tous ceux qui aux degrés les plus différens ont pu entrer dans le mouvement ou les idées de 89. Il me serait impossible notamment de citer les termes plus que familiers qu’elle applique à M. de La Fayette, auquel elle se plaît à attribuer personnellement tous les malheurs survenus à la famille royale durant et après les tristes journées des 5 et 6 octobre. On ne raisonne point avec une passion féminine exaltée et surexcitée à ce point. Néanmoins je serais curieux de savoir si ceux qui ont donné à la « fière Écossaise » les tristes détails du retour de Versailles lui en ont rapporté un incident souvent raconté depuis : au moment où M. de La Fayette traversait l’Œil-de-Bœuf, un courtisan, laissant éclater ces aveugles préventions que Mme Elliott n’était point seule à nourrir, s’écrie: «Voilà Cromwell ! — Monsieur, répond le général, Cromwell ne serait pas venu tout seul. » On a pu le voir au reste, l’ouvrage de Mme Elliott n’est pas de ceux qui donnent prise à la critique, ou plutôt il y échappe à force de la braver. Si l’on ne peut lire sans émotion ce qu’elle raconte des événemens dont elle a failli devenir victime, personne ne voudra demander à ce récit des jugemens sérieux et équitables sur la situation de la France durant cette terrible époque. On ne peut signaler ici de telles appréciations que pour se défendre d’y adhérer, tout en rendant justice à ce que les sentimens personnels de l’écrivain ont incontestablement d’élevé et de généreux. Venue en France pour y chercher librement les plaisirs enivrans de la plus brillante ville du monde, Mme Elliott n’y trouve bientôt que la persécution et la ruine. Comment n’aurait-elle point maudit ceux qui lui semblaient les auteurs de cette catastrophe, oubliant que la monarchie avait elle-même convié les représentans des nouvelles idées à tenter la reconstruction de l’édifice social? dans la mesure de ce qu’il est raisonnable de lui demander, le livre de Mme Elliott contient après tout des informations qu’il n’est pas permis de dédaigner, et qui s’accordent singulièrement avec les récits des témoins plus accrédités encore que j’ai eu l’occasion d’interroger tant de fois; tous ceux qui s’intéressent à la plus mémorable époque de notre histoire trouveront en définitive plaisir et profit à cette lecture.


Cte DE JARNAC.



LES ARYAS PRIMITIFS.
Les Origines indo-européennes ou les Aryas primitifs, etc., par Adolphe Pictet (de Genève), Ire partie; 4 fort vol. grand in-8o, Cherbuliez, Paris et Genève, 1859.


Il est impossible de songer sans émotion aux époques reculées où commencèrent à s’agiter dans les profondeurs de l’Asie centrale les tribus émigrantes qui allaient se déverser sur l’Orient et sur l’Occident. Ces peuples, que l’histoire ne devait pas connaître avant leur dispersion, étaient les Aryens primitifs. Ils se séparèrent d’abord en deux branches, l’une qui descendit vers l’Inde, l’autre qui s’arrêta dans la Perse. Pasteurs plutôt que guerriers, les Aryens marchèrent librement à la découverte des beaux climats et des riches pâturages. Un instinct irrésistible les poussait en avant. Ils s’élançaient avec espérance vers les régions inconnues, confians dans l’avenir que la Providence leur réservait. N’étaient-ils pas appelés en effet à dominer un jour sur la presque totalité du globe? Tandis que les deux rameaux hindou et iranien s’étendaient en Asie, d’autres migrations successives et multipliées portaient dans toute l’Europe, par l’Hellespont et par le Pont-Euxin, des masses de peuplades appartenant à la même famille. Les plateaux de la Haute-Asie continuaient de peupler le monde; mais il y avait dans ces derniers rejetons de la race aryenne line énergie sauvage, une impétuosité violente qui contrastaient avec le calme et la sagesse du vieil Orient. Il était donc difficile de supposer que les Barbares devenus la terreur de Rome fussent les frères de ces autres peuples chez lesquels les anciens avaient puisé les premières notions des sciences, de l’industrie et du commerce.

Les Barbares venaient de l’Asie ; on les voyait se pousser, comme les flots d’une mer agitée, depuis le Caucase jusqu’à travers les Gaules. Ils sortaient d’une région froide et cherchaient le soleil; mais le nom que portait cette patrie lointaine, ils l’avaient oublié pendant un long voyage qui avait duré des siècles. De leur côté, les peuples établis dans la Perse, et ceux qui s’étaient répandus dans l’espace compris entre l’Himalaya et l’Indus, ne se rappelaient plus leur commune origine. Les premiers croyaient être nés dans l’Iran, où leur civilisation s’était développée sans effort; les seconds, ayant voyagé plus longtemps et rencontré plus d’obstacles en chemin, avaient gardé un vague souvenir de leur ancienne patrie. Aux heures de découragement et d’épreuve, la terre inhospitalière dont ils s’étaient éloignés sans regret, et qu’ils fuyaient toujours, leur apparaissait comme une terre sacrée vers laquelle ils se reportaient avec respect et attendrissement. Environnés de peuplades sauvages, au teint noir, dont ils redoutaient les attaques, les Aryens de l’Inde, pour s’encourager dans leur entreprise, invoquaient les dieux de leurs ancêtres, et offraient des libations aux divinités tutélaires selon les rites traditionnels. Dans les jours de triomphe et de prospérité, le pays des aïeux demeurait encore pour ces mêmes peuples celui des hommes forts et respectables, à la tête desquels ils plaçaient les patriarches, les chefs de tribus, sortes de demi-dieux qui avaient vécu dans l’âge d’or. Les émigrans aryens, isolés au milieu de régions inconnues où tout était nouveau pour eux, où tout dans la nature, excepté l’homme, paraissait magnifique et grandiose, se considéraient eux-mêmes comme une race privilégiée, supérieure aux races autochthones, et destinée à imposer à celles-ci sa langue, ses mœurs et ses croyances. Lorsque ces mêmes Aryens, descendus des froids plateaux de l’Asie centrale, et marchant toujours depuis des siècles, se furent choisi sous les plus chaudes latitudes une nouvelle patrie, le souvenir de l’autre s’effaça peu à peu de leur esprit. Leurs livres sacrés en gardèrent la mention, ou plutôt on reconnut, en étudiant ces textes anciens, que les Hindous avaient dû vivre sous des climats plus sévères; mais quelle route ils avaient suivie dans leur migration, quel avait été leur point de départ, eux-mêmes ne le savaient plus. Toutefois ces Aryens de l’Inde, qui ne montraient nul souci de la science historique, conservaient une langue antique, et cette langue devait servir à éclairer en partie les questions ethnographiques les plus importantes et les plus dignes d’intérêt.

Pour que l’Europe arrivât à percer les mystères de sa propre origine, il a fallu que les rameaux de la grande famille aryenne se fussent étendus sur tout l’ancien monde; il a fallu aussi que les derniers civilisés d’entre ces peuples sortis de l’Asie devinssent les premiers dans la science. Enfin il a été nécessaire que l’érudition, remontant au-delà de l’antiquité grecque, osât interroger les monumens primitifs, ceux-là mêmes dont il ne reste que des débris. C’est ainsi que le temps a fini par dissiper les nuages qui s’étaient accumulés durant tant de siècles. Au moment où tous les peuples civilisés tendent à se rapprocher, au moment où les plus arriérés et les plus récalcitrans sont contraints, bon gré, mal gré, d’entrer en communication avec le reste du monde, la science philologique découvre et affirme que la plupart des préjugés de races portent à faux. Elle fait toucher du doigt les liens de parenté qui unissent tant de nations voisines ou éloignées les unes des autres. Il est dit dans l’Évangile : « Les derniers seront les premiers. » Et cette grande parole s’applique aux peuples comme aux individus. Les Celtes aussi bien que les Grecs, les Germains et les Slaves comme les Romains, appartenaient à cette race âryenne, à cette race asiatique qui s’écoula sur l’Europe par couches successives, avec ses aptitudes variées, son esprit d’entreprise, son imagination mobile et ses instincts rêveurs. Établis de bonne heure sur les belles plages qu’ils devaient illustrer, les Hellènes avaient eu le temps de développer leur civilisation, d’atteindre à la perfection dans les arts et dans la poésie, et même d’arriver à l’âge de la décadence avant que le flot des migrations eût cessé de jeter derrière eux et de pousser lentement à travers les forêts de l’Europe septentrionale, sur les îles sauvages et lointaines, d’autres peuples d’origine aryenne, grossiers et turbulens. Quand les espaces vides qu’il restait à peupler furent remplis, ces hordes se heurtèrent violemment, avec fracas; les plus jeunes réagirent contre les plus anciennes, et la civilisation romaine, qui avait succédé à la civilisation grecque en l’imitant, fut humiliée à son tour par les Barbares. Le christianisme, qui soumit successivement à sa loi toutes les nations de l’Europe, arrêta les guerres sanglantes dans lesquelles les peuples de même race se déchiraient impitoyablement. La barbarie fit place à une civilisation moins brillante à son début, mais plus complète que l’ancienne, plus morale, et qui reposait sur une base à la fois plus large et plus solide. Peu à peu les fils des Barbares, conquis et domptés par l’Évangile, empruntèrent aux sociétés anciennes le goût des arts, des sciences, de l’industrie, tout ce qui avait donné de l’éclat aux nations de l’antiquité. Cette initiation, qui étonne au premier abord, fut d’autant plus facile aux peuples de l’Europe moderne, qu’ils portaient en eux le germe des mêmes aptitudes : sous leur rude enveloppe couvait ce génie expansif qui deux fois déjà. d’Athènes et de Rome, avait rayonné sur l’ancien monde.

L’histoire des premiers siècles de notre ère assignait, il est vrai, une origine commune aux hordes qui étaient arrivées en Europe par la même route; elle montrait les Barbares sortant de l’Asie à diverses époques pour se fixer, le plus souvent d’une façon passagère, sur les bords du Danube, dans les steppes de la Hongrie, ou dans les forêts de la Germanie et des Gaules. Quant aux langues que parlaient ces Barbares, on ne s’en inquiétait guère ni à Byzance ni à Rome. On avait reconnu entre plusieurs de ces idiomes une certaine similitude; mais qui soupçonnait alors qu’il pût exister entre le langage des Athéniens et celui des Germains, entre la langue de Virgile et celle dont se servaient les pêcheurs finnois, des affinités quelconques? Ces affinités, plutôt latentes que manifestes, on a commencé à les deviner en Europe il y a tout au plus un demi-siècle, et pour les établir d’une manière victorieuse, les savans ont dû se rendre maîtres de deux langues asiatiques marquées au coin de la plus haute antiquité; mais ces deux langues anciennes, qui se ressemblent sans être identiques, ne dérivent-elles pas elles-mêmes d’une langue-mère qui aurait été parlée par un peuple aïeul de tous ceux qui emploient des idiomes dans lesquels on retrouve des mots empruntés à la même source?

Telle est la question que M. Adolphe Pictet s’efforce de résoudre dans l’ensemble du grand ouvrage dont il a publié la première partie, et qui a pour titre les Origines indo-européennes. Les deux langues sœurs dont nous venons de parler sont le sanscrit et le zend. La première, qui ne se parle plus, s’écrit encore, et dans ce sens on peut dire qu’elle vit toujours. Il n’en est pas de même du zend, la langue des anciens Parses, dont la reconstruction, véritable conquête philologique, n’a pu s’opérer que par une série de travaux dus à des critiques européens. Commencée par Anquetil du Perron avec un zèle admirable, cette entreprise fut poursuivie avec un rare succès par M. Eugène Burnouf, qui sut y apporter la sagacité et la sûreté de coup d’œil dont ses beaux et importans travaux offrent tant d’exemples. Une fois admis le lien de parenté qui unit le sanscrit au zend, la langue des mages à celle des brahmanes, on a été conduit à cette conclusion, qu’il a existé une langue-mère primitive, et par conséquent aussi un peuple, de pure race aryenne, qui la parlait. Dans la première partie de son vaste travail, M. A. Pictet ne s’occupe que de rechercher cette langue antique, et pour la recomposer, il compare entre eux toute une classe de mots appartenant au sanscrit, au zend, au persan moderne, au grec, au latin, et aux idiomes germaniques, celtiques, etc., qui peuvent se rapporter au même radical. A cet appel fait aux langues de tant de nations obscures et illustres, anciennes et modernes, qui ont vécu ou vivent encore dans l’espace immense compris entre l’Himalaya et l’Armorique, les glaces de la Scandinavie et l’Océan-Indien, le Golfe-Persique et la Méditerranée, on voit paraître des mots évidemment nés de la même racine, et qui portent tous les caractères d’une incontestable fraternité. En lisant le résultat de ces patientes investigations, qui nous ramènent tous à une origine asiatique et nous classent nous-mêmes dans la grande famille aryenne, on se sent pris de respect pour les vieux idiomes de l’Europe à peine connus, et dont chaque année enlève quelque débris. Ce sont eux qui conservent les plus précieux témoignages de cette antiquité vénérable dont nous pourrions nous vanter aussi bien que les brahmanes, si nous ne trouvions dans la civilisation moderne des titres plus glorieux a« respect des nations asiatiques. Mais, ne l’oublions pas, c’est l’existence d’un peuple pré-historique, d’un peuple aryen pur de tout mélange, inconnu à la tradition, mais révélé par la science philologique, que M. A. Pictet se propose d’étudier et d’évoquer même, en comparant avec soin les langues indo-européennes. Pour donner une idée nette de ce travail de reconstruction entrepris sur une si large échelle, il n’a pas craint de nommer son ouvrage un Essai de Paléontologie linguistique.

Certes voilà un titre peu attrayant et mieux fait pour éloigner les lecteurs que pour les séduire. Il s’agit donc de prendre un radical fossile et de recomposer à l’aide de ce fragment un mot qui peut-être n’est plus en usage! À cette question, l’auteur répond sans se troubler : «...Les mots durent autant que les os, et de même qu’une dent renferme implicitement une partie de l’histoire d’un animal, un mot isolé peut mettre sur la voie de toute la série d’idées qui s’y rattachaient lors de sa formation.» Cette affirmation est de celles qui surprennent tout d’abord et éveillent la défiance du lecteur. Cependant nous croyons devoir le rassurer pour plusieurs raisons : d’abord l’ouvrage que l’auteur offre maintenant au public est le résultat d’études persévérantes qui l’ont occupé pendant bien des années. En second lieu, M. A. Pictet développe avec clarté la méthode qu’il a suivie dans la comparaison des radicaux et des dérivés, méthode prudente et qui convient aux esprits sérieux toujours en garde contre les conjectures hasardées. Enfin cet essai de paléontologie linguistique n’a point pour but d’exposer un système sorti tout d’une pièce du cerveau de l’auteur. Il nous semble que M. A. Pictet s’est dit : Il est temps de rattacher à un plan général les découvertes que les savans d’Europe, ceux d’Allemagne surtout, ont faites en tous sens dans le domaine de la philologie. Les mots sans nombre appartenant aux langues de l’Inde, de la Perse, et à toutes celles de l’Europe ancienne et moderne qui offrent entre eux des rapports certains, attestent entre les peuples qui les parlent une origine commune : faisons comme le mineur qui, après avoir remarqué des parcelles d’or dans tous les cours d’eau d’une même vallée, remonte pour trouver le pur filon du précieux métal jusqu’au sommet de la montagne perdu dans les nuages.

M. A. Pictet remonte en effet jusque dans la nuit des temps; mais si la vue vient à lui faire défaut, ii touche du doigt les radicaux, qu’il explique, et il rend sensible à tout lecteur attentif la transformation qu’a subie dans ses longs voyages un petit mot, symbole d’une grande idée. Prenez un radical qui commence par une consonne d’une prononciation équivoque, un h par exemple, et vous verrez ce mot, courant à travers le monde, éprouver tant de vicissitudes qu’à chaque nouvelle étape on croit qu’il a péri. Il n’en est rien ; chaque peuple l’a marqué du sceau de son accentuation plus ou moins rude, mais il vit toujours. Ainsi l’hindou appelle l’hiver, la gelée, hima ; l’ancien perse disait zima, dont le perse moderne a fait zam, zamistân, hiver, et zimistâni, hivernal ; le boukhare, le kourde, l’afghan et l’ossète ont gardé ce mot à peu près intact sous la forme de zimestân, zerestân, zemel, zimag. Les Grecs, qui se rapprochent volontiers de la prononciation iranienne, ont appuyé sur le z persan; ils ont dit χεῖμα, tandis que les Latins sont demeurés plus près du sanscrit dans hiems, qu’il est impossible de ne pas reconnaître pour un dérivé de hima. Dans les langues celtiques, c’est le g qui remplace l’h; les gutturales devaient avoir un rôle marqué chez ces peuples un peu rudes, dont le bruit de la mer battant les rochers rendait l’ouïe moins délicate. Maintenant retournons au centre de l’Europe septentrionale pour redescendre ensuite vers la Méditerranée, nous retrouvons dans le lithuanien, le bohème et l’illyrien la prononciation zem, zema, zima et sima. Les langues germaniques, on a pu le remarquer, n’apportent point leur contingent de dérivés au radical aryen hima ; mais hima exprime plutôt l’idée de neige éclatante et brillant aux rayons du soleil sur les pics des montagnes que celle d’un froid rigoureux et qui glace. Or le sanscrit possède un radical stérile à la vérité et sans dérivé, crind, frigidum esse, d’où l’on peut tirer vint-rus, vet-r, wint-er, qui sont les noms de l’hiver dans le gothique, le scandinave, l’anglo-saxon, etc. Ainsi se retrouveraient vivans et bien conservés dans certains idiomes de l’Europe des radicaux aryens usés dans les langues aryennes de l’Asie, et morts depuis plus de trente siècles! Pourquoi le mot que nous venons de citer a-t-il cessé de produire des dérivés en sanscrit? Peut-être parce que les Aryens de l’Inde, en s’éloignant des régions septentrionales, ont perdu peu à peu la sensation du froid rigoureux, de l’hiver long, pénible, que ne leur rappelait guère l’aspect lointain des blancs sommets de l’Himalaya.

En étudiant de plus près ces petits, mots qui ont disparu ici pour repaparaître ailleurs, on arriverait à fixer approximativement l’époque des migrations de certains peuples et à connaître à quelle branche de la famille aryenne il convient de les rattacher; mais ce sont là des hypothèses hardies qu’on ne pourrait encore asseoir sur des bases solides. Ce qu’il y a de plus certain, c’est qu’un mot vieilli a été jeune; si la nation qui l’employait l’a mis au rebut, c’est que l’objet représenté par ce son ne frappait plus ses regards. Les débris du langage ne prouvent-ils pas aussi bien que les ruines d’un édifice couché dans la poussière l’existence d’un peuple disparu? Pour recomposer le langage pré-historique cherché par M. A. Pictet, il faut interroger tous les idiomes, et recueillir tous les fragmens, toutes les pierres qui peuvent se rapporter à l’ancien édifice. Quand le langage aura été trouvé, en partie du moins, on entendra parler ce peuple aryen primitif, antérieur à l’histoire, mais sans le voir encore. Par son langage cependant, on pourra juger de la nature de ses impressions et de ses idées; on reconnaîtra dans quel milieu la Providence l’avait placé, quelles étaient ses joies, ses peines, ses espérances, ce qu’il redoutait et ce qu’il aimait. Par induction, on arrivera à lui assigner sa véritable patrie, puis à comprendre les habitudes de sa vie, enfin à percevoir nettement sa physionomie. L’être fossile retrouvera ses muscles et sa chair, se revêtira de sa peau, et il se montrera debout dans la perspective lointaine des siècles écoulés : ce sera là un résultat magnifique. Pour savoir si M. A. Pictet a touché le but qu’il se propose, il faut attendre que la seconde partie de son ouvrage soit publiée. Nous n’avons encore sous les yeux que la paléontologie linguistique, c’est-à-dire le travail préparatoire, la plus aride moitié de ce grand essai. Malgré son aridité inévitable, cette longue et consciencieuse étude éveille tant de pensées et fait naître tant de réflexions, qu’elle se recommande à tous les esprits attentifs. N’est-il pas intéressant de savoir d’où l’on vient, quelle place on occupe dans la grande famille humaine? En considérant la marche suivie par les peuples de l’Europe, qui sortaient de régions lointaines où nulle lumière ne brillait pour arriver aux lieux que devaient éclairer le christianisme et la civilisation, on admire la sagesse divine et on a foi dans la destinée des nations que la Providence, avec une bienfaisante sollicitude, a retirées du milieu des ténèbres. Ce point de vue n’est pas étranger aux convictions que professe M. A. Pictet dans ses Origines Indo-européennes. Le peuple pré-historique dont il poursuit la découverte en recomposant son langage ne sera point un défi jeté aux traditions bibliques. L’assurance que l’auteur nous en donne lui-même nous rend plus sympathique encore à son entreprise, et nous croyons, avec beaucoup de gens sensés, que la science, pour se faire écouter, n’a pas besoin d’être systématique et agressive.


TH. PAVIE.



REVUE DRAMATIQUE.


Depuis quelque temps, la mode est venue de donner à certaines œuvres dramatiques le titre de pièce. Si cette nouvelle appellation est assez vague, elle n’en est pas moins ambitieuse. Que faut-il voir dans une pièce? Une sorte de composé hybride des lazzis du vaudeville, des railleries et des analyses satiriques de la comédie, des sombres accidens du drame. Est-ce une révolution dans l’art que l’on tente ainsi d’accomplir? Il est permis de douter qu’en liant dans un seul faisceau la batte d’Arlequin, la verge de Thalie et le poignard de Melpomène, on réussisse à composer un sceptre pour la muse dramatique moderne. Cependant, si même l’on admet comme possible une certaine transformation dans les genres, serait-il pour cela nécessaire de renoncer à l’ancienne division théâtrale, comédie d’une part, de l’autre tragédie ou drame? Une comédie n’est pas forcément une œuvre qui fasse rire, et je ne vois pas ce que Tartufe et le Misanthrope par exemple offrent de si plaisant. On peut aller plus loin et soutenir que la comédie demeure dans ses véritables limites alors même que le développement de la passion et les ressorts d’une action logique veulent qu’on y voie succomber quelque personnage sous le poids des influences morales. La comédie serait donc l’étude infinie des sentimens et des caractères mis en contact avec les faits de la vie commune. Le drame, qui sacrifie les personnes aux événemens, serait contenu dans le cercle bientôt parcouru des aventures et des combinaisons toutes matérielles d’accidens uniquement destinés à surprendre.

Quelle place dans cette classification assigner à la nouvelle pièce de M. Mario Uchard? Elle appartient à un genre factice qu’il n’est pas très facile de définir. Cette obscurité provient peut-être autant des réelles qualités de l’auteur que de certains défauts qui sautent aux yeux tout d’abord. Les œuvres de M. Uchard témoignent jusqu’à présent d’un véritable tempérament dramatique, mais c’est à ce tempérament même, encore à l’état d’instinct, que l’auteur de la Seconde Jeunesse doit sans doute de rechercher les procédés artificiels au détriment de la simplicité et de la vérité, qui forment pourtant la base de ses conceptions. Il est rare qu’une balance exacte s’établisse entre deux tendances aussi opposées, et c’est la prédominance un peu fortuite de l’une ou de l’autre qui a fait tantôt accueillir avec faveur la Fiammina, tantôt repousser le Retour du Mari. La Seconde Jeunesse est une œuvre très défectueuse, et pourtant c’est une œuvre vivante; les situations en sont vraies et frappantes, et pourtant elles ne sont qu’indiquées : en un mot, la pièce est bien distribuée, mais elle n’est pas faite. A quoi cela tient-il? Devons-nous en chercher la raison dans les obstacles qui ont pu être apportés aux modifications jugées nécessaires par l’auteur? On peut et on doit sans doute tenir compte de ces empêchemens, puisqu’ils ont reçu en quelque sorte une publicité officielle; mais il est aussi permis de penser que, tout en améliorant l’œuvre, certaines coupures et certains développemens nouveaux n’eussent pas modifié ce que la représentation met suffisamment en lumière, à savoir l’esprit du drame et le plan dans lequel il a été conçu.

Le sujet de la Seconde Jeunesse est vrai, il est puisé tout entier dans nos mœurs. M. de Lirmay, un homme du monde, un de ces agréables compagnons que nous coudoyons tous les jours, sans grandes vertus ni grands vices, se prend à cinquante ans d’une de ces passions violentes dont l’individu peut quelquefois s’enorgueillir, parce qu’elles font surgir en lui des facultés qu’il ne se connaissait pas et qu’elles lui révèlent des jouissances ignorées, mais que la société a le droit de condamner lorsqu’elles ne peuvent se manifester sans porter atteinte aux devoirs les plus sacrés et les plus impérieux. M. de Lirmay n’a pas sacrifié seulement à cet amour sa fortune et le bonheur domestique, il lui a sacrifié aussi la fortune et l’honneur de sa famille : Renée était en effet une jeune fille confiée à sa garde et qui vivait dans sa maison. M. Uchard a su tout d’abord rendre sympathique ce dernier personnage, qui n’appartient ni par ses paroles, ni par ses actes, à la race avide des femmes perdues. Sans doute Renée a trahi les devoirs de l’hospitalité, elle s’est laissé séduire par le mari de sa bienfaitrice; mais jusqu’à quel point pouvait-elle résister à cette séduction? Jusqu’à quel point une jeune fille pauvre et isolée, à qui son éducation a donné le goût du luxe, qui ne serait pas femme si, dans une position presque humiliante, elle ne se sentait mordre par la jalousie et la vanité, pouvait-elle se refuser à la secrète satisfaction de ses désirs, alors qu’elle s’y voyait sollicitée par celui-là même qui eût dû la préserver?

Au moment où la pièce s’ouvre, l’oubli des devoirs mutuels est déjà suivi, chez la jeune fille, de repentir et de dégoût; pour M. de Lirmay, il est accompagné de la ruine, qui est imminente et que tout à l’heure il ne pourra plus cacher. C’est alors qu’un parent de Renée, celui qui l’a confiée autrefois à Mme de Lirmay, et qui, pour lui gagner une fortune, s’est volontairement expatrié, apprend à son retour d’Amérique le déshonneur de celle qu’il aime. Deux scènes, très vives et très bien faites, se succèdent : dans l’une, Julien, calme et digne, vient reprocher à Renée la honte dont elle s’est couverte et l’ingratitude dont elle a payé son dévouement; dans l’autre. Renée, frémissante et ayant horreur d’elle-même, repousse M. de Lirmay et lui déclare qu’elle ne le connaît plus. En vain celui-ci prie et pleure, en vain s’écrie-t-il que cet amour qui lui est enlevé, c’est sa jeunesse qui s’en va pour ne plus revenir désormais : sa maîtresse demeure inexorable.

A de pareilles fautes, le repentir ne suffit point; elles exigent une sérieuse expiation, et tel est le but que poursuit la seconde moitié du drame de M. Mario Uchard. Julien exige de Mme de Lirmay le nom du séducteur de Renée. A son trouble, il croit d’abord que c’est de son fils qu’il s’agit, lorsqu’il comprend bientôt que c’est au mari et au père qu’il doit demander une sanglante réparation. Et maintenant celui-ci arrive, le malheureux! courbé sous le désespoir d’une passion qui ne sait plus où se prendre et sous un désastre connu aujourd’hui de tout le monde. Il lui faut subir les remontrances doucereuses de ses amis, les reproches plus amers de son gendre, de sa fille, dont il a compromis la dot, et, douleur plus poignante peut-être, la muette résignation de sa femme, dont il n’a point épargné la fortune. Devant un pareil malheur, devant le pardon accordé au mari par l’épouse offensée, Julien peut-il forcer M. de Lirmay à se battre avec lui, et s’il ne le peut pas, où sera la réparation, où sera la moralité de la pièce? Elle est tout entière là où elle devait être, dans l’hommage rendu à Mme de Lirmay, aux pieds de laquelle Julien humilie Renée, et quand celle-ci, après un tel effort, se relève presque purifiée, qui oserait contester à Julien le droit de sauver complètement celle qu’il aime en lui criant : « Je t’épouse! » Ce cri, quoi qu’on en ait dit, n’éclate pas comme une note discordante, et ce n’est point un effet combiné contre nature pour les besoins du dénoûment. Sans doute le mot aurait pu ne pas être prononcé, mais il est dans la logique et dans la raison ; il a pu surprendre peut-être quelques auditeurs, mais ceux dont il a brisé les oreilles ignorent sans doute que, dans la littérature comme dans la vie réelle, la passion et le dévouement sont au-dessus de tous les intérêts humains. Et d’ailleurs on peut être indulgent, car dans les œuvres d’imagination même il est aujourd’hui si rarement permis au cœur de ne pas calculer ses inspirations!

Certes voilà toute la pièce de M. Mario Uchard, voilà du moins les traits qui intéressent et qui frappent; j’ai passé sous silence les scènes intermédiaires, molles, vides, inutiles. J’ai cité les personnages indispensables à l’action, mais j’ai omis tout autant de masques épisodiques, de comparses inintelligens, que l’éducation dramatique de M. Uchard lui fait admettre et regarder comme nécessaires, parce qu’il cherche à satisfaire le goût du public; pour toute espèce d’intermèdes, parce qu’il croit le succès d’une pièce impossible, si elle n’est égayée par la présence d’une figure comique ou bizarre. Kt même des personnages sérieux, aucun n’est véritablement individuel. Sauf M. de Lirmay, dont le propre est précisément de représenter un caractère faible et indécis, tous les autres n’ont rien qui les distingue, et ne doivent un peu d’originalité qu’aux artistes qui les interprètent. Il n’y aurait pas même besoin de les désigner par leur nom, des appellations abstraites suffiraient : c’est la mère, c’est le gendre, c’est la fille séduite, c’est l’amant. Le mérite de la Seconde Jeunesse est dans la manière dont le drame est posé et dans l’agencement des scènes principales; il est aussi dans le sujet, qui nous transporte hors du monde interlope et des intérêts matériels, dans le domaine de l’analyse et de la passion. La composition est bonne, l’œuvre nous intéresse et nous émeut : que lui manque-t-il donc pour être une véritable comédie? Le style, et cela seulement, car c’est par le style que les personnages indécis de l’ébauche se limitent, se définissent et deviennent des caractères.

A l’Odéon, la pièce de MM. A. Rolland et Ch. Bataille, un Usurier de Village, est un pur mélodrame, et encore un mélodrame en sabots et en haillons. J’ignore quel intérêt peut s’attacher à des horreurs d’aussi bas étage. Il est possible qu’elles existent dans la réalité; est-ce toutefois une raison suffisante pour les reproduire dans une œuvre d’art? Acceptons-les un moment, et voilà que la manière dont elles sont présentées nous les fait immédiatement repousser. Je cherche vainement dans ce milieu rustique quelque chose de naturel et de simple; il est des crimes grossiers qui ont eux-mêmes, je le suppose, une certaine naïveté. L’action ici est au contraire portée sur des combinaisons violentes qui se dénouent par les moyens les plus vulgaires. Mais que dire des personnages? Sont-ce des paysans? N’est-ce pas plutôt de vieilles marionnettes oubliées dans la boîte du romantisme, et dont on a voulu faire passer les manteaux et les pourpoints râpés pour des haillons de bon aloi? Il y a néanmoins dans ce mélodrame une figure intéressante et bien étudiée, celle de l’usurier; encore les Machiavels de village sont-ils autrement habiles! — Il faut assister quelquefois à de pareils spectacles pour apprécier d’une manière convenable (l’esprit se pervertit si aisément!) la vérité, la raison et la mesure. Voici Marguerite de Sainte-Gemme l’œuvre d’un grand romancier, dont le génie est sans contredit plus à l’aise dans les longs développemens où la passion se débat, dans les éloquentes descriptions où se déroulent les vastes paysages et les horizons infinis, que dans le dialogue vif et précis, le jeu serré d’une action dramatique. La pièce que le romancier produit aux heures de loisir n’est peut-être pas un modèle pour la scène; il lui manque, dira-t-on, ce je ne sais quoi qui distingue la phrase destinée à être prononcée sur les planches de celle qu’il faut méditer sur le livre et qu’on peut épeler lentement. Cependant écoutez, un parfum s’échappe de ces harmonieuses périodes, qui nous pénètre et nous récrée: le sujet fût-il banal, l’écrivain le traite avec une originalité qui le renouvelle, et il lui donne l’unité, cette précieuse condition de toute œuvre d’art. Avec ces personnages, qu’un auteur maladroit eût fait mouvoir comme des mannequins, le style compose de véritables caractères. Je cherche vainement ce qui, en dehors d’un parfait agencement scénique, manque à la comédie de Mme Sand, comédie véritable cette fois, car elle possède tous les élémens nécessaires, caractères, situations, analyse.

Marguerite de Sainte Gemme est une figure très sympathique et très touchante de belle-mère que nous retrouvons dans un des derniers et des meilleurs romans de Mme Sand, Mont-Revêche. Quoique tracée avec la même délicatesse, Marguerite ne ressemble pas entièrement à Olympe Dutertre : c’est la même raison et le même cœur, mais avec plus de force et plus de raisonnement. Celle-ci succombe aux blessures morales qu’elle reçoit du petit monde sur lequel elle règne, l’autre gouverne sa maison avec une ferme et douce autorité, avec un bon sens légèrement impérieux. Marguerite de Sainte-Gemme s’oppose d’abord au mariage du fils de son mari avec une jeune orpheline qu’elle soupçonne de tromper la bonne foi de ce candide et impétueux enfant. Quand elle voit qu’elle s’est trompée, qu’elle est obligée de défaire son ouvrage, et que pour cela il lui faut se dévouer et presque se compromettre, elle le fait avec une abnégation ferme, qui émeut souverainement, et qui inspire à celui qui l’a outragée une respectueuse admiration. Tout est là, dans l’étude attentive de ce revirement moral, et je ne saurais dire les nuances et les finesses de cette action si simple, ni la sympathique pénétration de ces personnages au cœur droit, à l’esprit sincère; mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est la singulière impression de bien-être qu’au sortir du mélodrame et des phrases alambiquées du théâtre moderne fait éprouver cet heureux dialogue, ce langage plein de couleur et de nombre, et qui jaillit naturellement comme une source pure. Ah! les insensés, qui transportent sur la scène de grossiers engins, et qui en feront tantôt un laboratoire ou une clinique! Ah! les pauvres écrivains, qui ne savent point écrire! Ah! les maladroits, qui composent leur œuvre sur des carnets de bourse et qui font fi du sentiment et de la passion! Passion et sentiment, sottes choses en vérité, que l’éternel honneur de George Sand sera d’avoir représentées, et de représenter encore au milieu des exagérations réalistes de notre temps.


EUGENE LATAYE.


V. DE MARS.