Chronique de la quinzaine - 31 mai 1853
31 mai 1853
Lorsque des questions graves, qui engagent la paix, la sécurité des peuples, qui remettent en doute toutes les conditions d’équilibre de l’Europe, lorsque ces questions, disons-nous, sont posées, il faut bien qu’elles suivent leur cours. Peut-être eût-il été facile et sage de les éviter et d’épargner au monde une épreuve que rien ne semblait appeler, pour le moment du moins ; mais une fois que ces questions sont posées, des que des gouvernemens ont mis sur elles l’enjeu de leur politique, de leur ambition ou de leur amour-propre, elles ont leurs phases, leurs péripéties et leurs crises inévitables. Elles touchent à trop d’intérêts, et à de trop grands intérêts, pour ne point émouvoir vivement l’opinion publique. Il n’y a plus guère qu’une chance pour qu’elles reviennent à des proportions plus simples et plus raisonnables, c’est qu’elles atteignent à leur développement extrême, parce qu’alors il y a dans leur excès même quelque chose qui arrête tout le monde. Les affaires d’Orient en sont depuis quelque temps le plus frappant exemple. Tous les regards sont tournés vers Constantinople, comme pour en attendre la paix ou la guerre. Tous les cabinets, tous les loyers de crédit public ressentent l’influence des nouvelles qui se succèdent. Si on pouvait se demander, il y a quelques semaines, quelle était la véritable nature de la mission du prince Menschikoff à Constantinople, on peut se demander aujourd’hui quelle sera la suite de cette sorte de rupture diplomatique qui vient d’éclater entre la Russie et l’empire ottoman. Tel est, pour le moment, l’état des complications récemment survenues à Constantinople.
On sait comment cette question orientale avait pris tout à coup un aspect menaçant par la mission du prince Menschikoff. Ce qu’il y avait de mystérieux et d’extraordinaire dans cette mission ne faisait qu’ajouter à l’impression profonde causée en Europe, on s’était accoutumé cependant, la première émotion passée, à croire que l’intention du tsar avait pu être moins d’obtenir des résultats effectifs immédiats que de produire un grand effet moral. L’événement démontre que les hypothèses les plus graves n’étaient pas les moins fondées. Si la question des lieux saints avait une place dans les instructions du prince Menschikoff, il est évident aujourd’hui qu’elle n’était pas la plus sérieuse, quelques négociations ont suffi pour régler cette difficulté. Nous ne rechercherons pas quelle est la signification des nouveaux firmans du sultan, rapprochés des stipulations précédemment acquises à la France ; nous ne le rechercherons pas, parce que cette question, quelque importante qu’elle ait pu être, disparaît complètement devant la seule et grande question qui est le nœud des dernières complications. À peine, en effet, l’affaire des lieux saints était-elle réglée, que le véritable secret de la mission du prince Menschikoff se révélait. C’est le 5 mai qu’une note de l’envoyé russe faisait connaître au gouvernement ottoman la demande d’un traité garantissant les privilèges et immunités dont jouit l’église grecque en Orient, et constituant le tsar, arbitre du sens à donner à ces privilèges, protecteur de tous les chrétiens orientaux. Si ce n’était un ultimatum, — du moins, en réalité, un délai de cinq jours seulement était laissé au divan pour répondre. Le cabinet Ottoman n’a point faibli dans ces circonstances difficiles : le 10, il répondait par un refus motivé d’accéder à la demande de l’envoyé russe, sur ces entrefaites d’ailleurs éclatait une crise ministérielle qui ramenait au pouvoir un des hommes les plus éclairés de la Turquie et les moins sympathiques à la Russie, Reschid-Pacha. Le retour de Reschid-Pacha n’était point fait pour modifier les résolutions du divan. Aussi, après plusieurs délais successifs, après plusieurs essais infructueux de négociations nouvelles, le prince Menschikoff a-t-il définitivement quitté Constantinople le 22, se rendant à Odessa. Maintenant nous demanderons encore quelle sera la suite de cette rupture ? Rien ne serait plus difficile certainement que de pressentir comment des négociations plus heureuses pourront se renouer, quelle issue trouveront ces complications inattendues. Il reste d’ailleurs à savoir encore si l’acte du prince Menschikoff sera sanctionné par l’empereur Nicolas. Dans tous les cas seulement, ce qu’il faut croire, c’est que la paix générale n’en sera point altérée. C’est une de ces questions auxquelles le sentiment public, si l’on nous passe ce terme, impose une solution pacifique. Nous nous fondons pour penser ainsi, et sur la nature même de l’incident d’où sont nés ces complications, et sur les grands intérêts généraux qu’elles affectent en Europe.
Quelle est donc la véritable nature des demandes que le prince Menschikoff a été chargé de porter à Constantinople ? Comment le tsar y pourrait-il trouver la raison d’une solution imposée par les armes ? On le concevrait peut-être, si ces réclamations s’appuyaient sur la violation de traités existans, sur des engagemens méconnus, sur des intérêts non garantis, même, sur des persécutions violentes et systématiques exercées contre les populations chrétiennes de l’Orient ; mais, au contraire, le sultan fait ce qu’il peut pour protéger ces populations, il renouvelle de son mouvement propre l’engagement de maintenir leurs privilèges : d’ailleurs nul traité jusqu’ici ne donne à la Russie un droit légitime d’intervention, du moins dans ces proportions. Plus on examine l’acte récent de la politique russe, plus il est sensible qu’il ne s’explique que d’une manière : c’est que les circonstances sont arrivées à un point où il est de l’intérêt de la Russie d’avoir en Orient la grande et forte position qu’elle réclame, et qu’elle veut faire inscrire dans le droit public par un traité solennel. Or il ne suffit pas évidemment d’avoir envie d’une situation de demander tel ou tel avantage, tel ou tel bénéfice, de quelque genre qu’il soit, tel ou tel accroissement d’influence, à un état indépendant, pour se déclarer en rupture ouverte avec lui, s’il refuse ces bénéfices et ces avantages, et pour tenter de les lui ravir par la force. Ainsi qu’on le disait récemment dans la chambre des communes en Angleterre, c’est comme si une puissance catholique réclamait auprès du gouvernement anglais un droit de protection à l’égard des catholiques irlandais. La différence n’est point aussi radicale qu’on pourrait le supposer ! il n’y a d’autre différence que celle-ci : c’est que l’Angleterre est une grande nation dont les ministres ne recevraient pas même la note diplomatique qui leur porterait ce singulier message, tandis que la Turquie est un pays faible, appauvri, miné par toutes les causes de ruine et d’impuissance. L’intégrité et l’indépendance de ce pays n’en sont pas moins encore inscrites dans le code international de l’Occident. Sans doute, pourvu qu’on n’exagère point cette considération, il y a bien des affinités religieuses qui peuvent appeler la Russie à jouer un rôle spécial en Orient ; mais ce rôle ne saurait être légitime qu’en restant compatible avec l’indépendance de l’autorité du sultan. On a cherché à signaler quelque analogie entre la protection exercée par la France à l’égard des populations latines orientales et le protectorat que la Russie revendique sur les populations grecques. En réalité, cette analogie n’est qu’une fiction. La protection de la France s’exerce à l’égard de quelques populations peu nombreuses, qui ne sont pas même sujettes du sultan, et si elle s’est étendue parfois à des sujets de l’empire, ce n’est qu’avec un caractère officieux. Le protectorat de la Russie au contraire aurait pour effet immédiat de substituer le pouvoir du tsar au pouvoir du sultan sur onze millions de sujets de celui-ci. Nous avons donc le droit de dire qu’au fond du dernier acte de la politique russe il y a simplement une pensée d’usurpation de souveraineté vis-à-vis de la Turquie, et aux yeux mêmes de l’empereur Nicolas, un désir d’agrandissement ne saurait légitimer des hostilités qui n’atteindraient pas seulement la Turquie d’ailleurs, qui mettraient immédiatement l’Europe sous les armes.
Si les prétentions de la politique russe, en effet, sont vis-à-vis de la Turquie une tentative d’usurpation de souveraineté, vis-à-vis de l’Europe elles sont une tentative pour résoudre directement, en dehors des autres puissances, une question qui est, pour ainsi parler, la propriété de tout le monde. Tout vieux et faible qu’il soit, cet empire turc est cependant la clé de voûte de l’équilibre occidental ; bien des sacrifices ont été faits déjà au maintien de son indépendance, et, plus que tout autre pays, la France a pu sentir en certains momens le poids de ces sacrifices. Ce n’est point précisément par amour pour la Turquie qu’on la soutient et qu’on l’étaie périodiquement ; c’est parce que, telle qu’elle existe, elle est nécessaire au repos du monde, c’est parce que son indépendance est la garantie de la paix continentale ; c’est parce qu’en restant debout, elle empêche les intérêts, les rivalités, les ambitions des peuples et des gouvernemens de s’étreindre dans un choc formidable, dont la civilisation pourra frémir quand il éclatera. Aussi, toutes les lois que quelque incident vient mettre d’une manière trop visible en péril cette indépendant e de l’empire ottoman, il se répand aussitôt une sorte d’anxiété universelle ; dans des conditions semblables, dans les circonstances générales où se trouve l’Europe, est-il d’une politique prévoyante et élevée d’aller au-devant de ces terribles conflits, de les brusquer en précipitant des solutions qui ne peuvent être que l’œuvre du temps ? c’est là une question qu’ont à se poser tous les gouvernemens. Quant à l’Angleterre et à la France, elles semblent en ce moment marcher d’accord dans leur politique. C’est certainement en partie aux conseils et à l’appui de leurs représentons à Constantinople qu’est due la fermeté d’attitude du cabinet de la Porte. Récemment encore, dans une séance du parlement, le cabinet anglais renouvelait l’assurance de l’entente des deux gouvernemens sur la question orientale, et il confirmait ses déclarations en faveur de l’indépendance de l’empire ottoman. Seulement il pourrait bien y avoir quelque dépit chez nos voisins d’outre-Manche. On a cru au début, en Angleterre, qu’il ne s’agissait que de l’affaire des lieux saints, et on ne se faisait pas faute alors de laisser la France à son isolement. Voici cependant que la question se révèle dans ses véritables proportions, et le vieil instinct politique s’est réveillé non seulement dans le parlement, mais encore dans la presse, dans les journaux mêmes qui semblaient le mieux prendre leur parti, il y a quelque temps, du démembrement possible de la Turquie.
Quoi qu’il en soit, l’union actuelle de la France et de l’Angleterre est une première garantie de la paix. Parmi tous les gouvernemens de l’Europe, il en est un peut-être dont l’influence est de nature à avoir un grand poids selon l’altitude qu’il prendra : c’est celui de l’Autriche. Nous de méconnaissons pas les raisons multipliées d’alliance intime qui existent entre la politique autrichienne et la politique, russe. Bien des motifs cependant semblent dicter aujourd’hui à l’Autriche un système de conduite intelligent et modéré. N’a-t-elle point en définitive, elle aussi, le danger de la protection russe, dont elle porte encore la marque ? N’a-t-elle point la Hongrie ? n’a-t-elle point l’Italie ? De telle sorte que plus qu’aucun autre pays elle aurait intérêt à accepter ou à partager ce rôle d’une médiatrice efficace. Faut-il croire que les efforts réunis de la France, de l’Angleterre, de l’Autriche, si elle vient se joindre à ce concert sur cette question spéciale, resteront infructueux ? L’empereur Nicolas, dans ces dernières années, a donné des gages assez nombreux de son intelligence politique, de sa modération et de sa prudence pour que les considérations de la paix générale ne soient pas sans influence sur son esprit. Il y a enfin une raison suprême dont tous les gouvernemens sont en mesure de sentir la valeur après les catastrophes qu’ils ont essuyées : c’est que la guerre sonnerait infailliblement l’heure fatale du réveil de la révolution. Or il n’y aurait pas de plus triste spectacle que celui de grands gouvernemens donnant, pour la satisfaction de velléités ambitieuses, l’exemple de la violation du droit à l’égard d’un pays, et risquant de ramener la révolution en Europe. Voilà pourquoi nous osons croire au maintien de la paix, sans pouvoir pressentir la solution des complications qui ont pris tout à coup dans ces derniers temps un aspect menaçant.
Tandis que ces questions, d’un ordre général en Europe, s’agitent dans les sphères les plus hautes de la diplomatie et de la politique, réagissent nécessairement sur la situation de tous les pays, tout sentir leur poids dans toutes les fluctuations du crédit, exagérées, défigurées souvent par les crédulités de Bourse, — le corps législatif, où elles ne retentissent plus, où elles ne peuvent plus retentir qu’en échos affaiblis et rapides, vient d’arriver au bout de la session de l’année après quelques jours de prorogation. Autant la conduite du corps législatif a été modeste, presque inoccupée dans sa première partie, autant elle a été active, animée, remplie, utilement remplie dans ces derniers temps par de longues et sérieuses discussions dont nous n’avons ici à saisir que le sens général. Aussi bien tout se réunissait pour donner à ces derniers travaux du corps législatif un intérêt particulier ; et le nombre, et l’importance des lois. La parole, sans doute, ne gouverne plus le monde ; elle ne l’éblouit, ni ne le fascine, ni ne le trouble aussi dans ses impétuosités ardentes : contenue dans les limites qui lui sont tracées, doublant sa force par la modération, la parole ne peut-elle pas avoir néanmoins encore sa place et son influence, quand elle s’applique à des intérêts vrais, à des objets sérieux ? Plus d’un trait prouve que la discussion peut amener d’utiles accords, des transactions profitables entre le gouvernement, le corps législatif et le conseil d’état. Le budget, les lois sur le jury, sur l’état-major de la marine, sur les pensions civiles, les modifications apportées à la législation criminelle en matière politique, le projet sur la propriété littéraire, tels sont les objets divers des dernières discussions ou des derniers travaux des commissions du corps législatif ; nous ne les nommons pas tous.
Si quelques-uns de ces projets ont été ajournés, la plupart ont été votés après un examen approfondi. Une des plus importantes de ces lois, celle qui a donné lieu peut-être à la discussion la plus prolongée, est la loi sur les pensions civiles : elle est maintenant adoptée ; elle fait entrer quatre-vingt mille nouveaux fonctionnaires dans le nombre de ceux qui ont droit à une pension de l’état ; elle porte à cent cinquante mille le chiffre des employés auxquels une retraite est assurée. Plus de vingt caisses spéciales de retraite existaient, soumises aux règles les plus diverses, entraînant dans la situation des employés des différentes administrations les inégalités les plus singulières : la règle est la même pour tous aujourd’hui ; l’uniformité existe ; toutes les caisses spéciales sont remplacées par une caisse unique, celle du trésor public. Rien n’est plus juste indubitablement que la sollicitude de l’état pour tous les vieux fonctionnaires, pour tous les vieux services. Aussi n’est-ce point une loi juste dans son principe que nous discutons. C’est une observation générale qui nous vient à l’esprit au souvenir de bien des dispositions législatives ou administratives, expression de tendances étranges que les gouvernemens ne créent pas, qu’ils ne font que recueillir de la société elle-même. N’est-on pas frappé d’un des caractères de notre temps ? Ce caractère, c’est un besoin universel de réglementation, d’organisation, d’agencement en quelque sorte mécanique et uniforme de la société. Qu’il s’agisse de bienfaisance, d’industrie, d’art même, d’administration, de toutes les sphères, en un mot, où se manifeste l’activité publique, la première pensée qui s’élève depuis longtemps, c’est celle de tracer des règles, de tout envelopper dans les réseaux d’un formalisme gigantesque. L’ordre administratif devient une sorte de vaste organisme, de ruche immense où chacun a sa fonction, suit son chemin de tous les jours pour arriver au même but méthodiquement, uniformément, par la force des choses en quelque façon. Il y a eu même des libéraux progressifs, très progressifs, qui ont voulu quelquefois supprimer dans les fonctions publiques ce qu’on nomme l’avancement au choix pour laisser régner souverainement le droit de l’ancienneté. C’était la merveille de la vie administrative mécanique. L’aptitude, sans doute, est ce qu’il y a de plus difficile à vérifier. Faute de cela, il en est un peu ici comme de la conscription, qui a ses conditions d’âge et de taille ; mais l’âge de l’admission dans une fonction publique peut être passé lorsque la capacité se démontre, et alors c’est un malheur ; la capacité peut survivre, à l’âge fatal de la retraite, notamment dans les carrières les plus éminentes, celles de la magistrature, de l’armée, de la marine, et alors c’est un malheur plus grand encore. Dans l’un et dans l’autre cas, l’homme avec sa valeur propre est sacrifié au mécanisme, le service réel à la régularité, de la carrière. Dans tout cela, il y a plus qu’on ne croit la trace de cette triste influence démocratique qui tend à tout organiser dans une vue abstraite de nivellement, dans l’intérêt du plus grand nombre, comme on dit, sans tenir compte du choix intelligent, de la valeur des services, des supériorités véritables. Depuis longtemps, l’état semble moins s’occuper des conditions les meilleures dans lesquelles il peut être servi que d’organiser des cadres et des carrières, d’enrégimenter la société, — une société merveilleusement groupée et distribuée, payée et pensionnée.
Il y a une autre tendance qui naît de la même source et ne fait que concourir au même résultat : c’est celle qui consiste à substituer la protection, la prévoyance de l’état à la prévoyance individuelle, à la protection que chaque homme se doit à lui-même. On fait ainsi de l’état le distributeur, le ménager, le banquier, le rémunérateur universel. Il y a sans doute des carrières, et la carrière militaire surtout est de ce nombre, où la prévoyance de l’état est non-seulement une convenance politique, mais encore le plus strict, le plus juste devoir. Qu’arriverait-il si un soldat, sur le champ de bataille, était obligé d’être prévoyant pour lui-même, de calculer les chances de péril, de songer aux blessures qui vont le jeter dans l’inaction, à ceux qu’il laissera après lui peut-être ? L’héroïsme ne s’éteindrait point, nous voulons le croire, parce qu’il tient à d’autres mobiles, mais n’aurait-il pas des momens d’anxiété légitime ? Les plus fermes courages ne faibliraient pas sans doute, mais peut-être n’iraient-ils au-devant de la mort qu’avec un voile de tristesse. On citait récemment le mot d’un brave soldat de l’empire qui avait vaillamment payé de sa personne dans un jour de combat. Comme on lui demandait ce que seraient devenus sa femme et ses enfans, s’il avait péri, il répondait que l’empereur y aurait pourvu. C’est là le résumé simple et juste des obligations d’un pays à l’égard de ceux qui lui donnent leur héroïsme. Il y a bien d’autres carrières, bien d’autres positions d’ailleurs où les hommes peuvent avoir à risquer leur vie d’une manière différente, à user leurs forces, à braver le péril de climats meurtriers. Dans toutes ces conditions, c’est le devoir de l’état d’être prévoyant et libéral envers ceux dont l’imprévoyance pour eux-mêmes est une sorte de noble devoir. Au-delà de ces limites, le devoir social cesse à nos yeux, pour faire place à une de ces combinaisons démocratiques que nous signalions, et qui consistent à tout absorber, à tout confondre dans l’état, à faire de lui l’arbitre, le caissier universel. Qu’on nous comprenne donc bien, ce n’est point le principe des pensions civiles que nous mettons en doute, c’est cette espèce de droit à la pension qui semble s’accréditer, et qui s’étend par degrés à toutes les classes, à tous les genres d’emplois, en se fondant sur l’unique condition d’une certaine durée de services, quelle que soit d’ailleurs la nature de ces services. La loi de 1700, dont il a été souvent parlé, combine deux choses essentielles, l’importance et la durée des services. Et, une fois sur cette route, voyez, où on peut arriver : quatre-vingt mille nouveaux fonctionnaires de diverses classes sont appelés aujourd’hui au bénéfice de la pension ! Pourquoi le nombre ne s’accroîtrait-il pas encore ? Pourquoi le droit ne s’étendrait-il pas dans les mêmes conditions de retenues et de subventions de l’état ? Et ainsi l’individu disparaîtrait insensiblement en quelque sorte ; le sentiment de la responsabilité risquerait de s’émousser encore plus, l’instinct da la prévoyance personnelle diminuerait infailliblement, car chacun sentirait que l’état agit pour lui, épargne pour lui, et qu’il trouvera au bout de sa carrière des ressources, modestes sans doute, mais suffisantes pour le dispenser des préoccupations viriles de l’avenir.
S’il est juste et utile d’observer particulièrement ces tendances, c’est qu’elles existent au cœur même de la société, nous le répétons. Elles peuvent revêtir plus d’une forme, s’étendre à plus d’un ordre d’intérêts et s’offrir au gouvernement comme une séduction pour sa sollicitude. Récemment encore, le gouvernement publiait une note où il rappelait, comme c’était son droit, tout ce qu’il avait fait pour les classes laborieuses : l’institution des commissions d’hygiène, la loi relative à l’assainissement des logemens insalubres, votée par l’assemblée législative le 15 avril 1850, la loi du 22 janvier 1851 sur l’assistance judiciaire, les bains et les lavoirs publics, le décret qui accorde les honneurs religieux au convoi funèbre du pauvre, et il ajoutait que, pour remédier à la hausse des loyers dans Paris, il allait provoquer la création de maisons nouvelles où les ouvriers trouveraient des logemens d’un prix modéré fixé par l’état lui-même, lequel entrerait dans la dépense de ces maisons au moyen d’une allocation. L’intérêt du gouvernement en faveur des classes pauvres n’a pas besoin de justification à coup sûr. D’un autre côté, l’état ne logerait point lui-même les ouvriers sans doute, mais il subventionne qui les loge. Or ne s’élève-t-il pas à ce sujet un certain nombre de questions assez graves ? Est-il dans la mission de l’état d’intervenir dans cet ordre de transactions privées où bien des intérêts divers sont en jeu ? Est-il dans la nature de ses fonctions de consacrer une part des deniers publics à élever des maisons et des logemens ? Qu’on réfléchisse où l’état pourrait être entraîné, s’il assumait la charge de chasser la misère et même l’insalubrité de toutes les pauvres maisons de France, de supprimer, partout où elles existent, ces chambrées qui sont bien en effet, sinon toujours la honte, du moins la douleur de la civilisation ! Des entreprises semblables ont eu lieu en Angleterre ; l’état, que nous sachions, n’y a point concouru sous cette forme, il n’est intervenu que pour assujettir ces maisons nouvelles à des règles de police. Il y a, nous ne l’ignorons pas, bien des esprits qui, toutes les fois que des scrupules s’éveillent sur des questions de ce genre, raillent ces scrupules, les taxent de préjugés routiniers, les accusent d’être un obstacle aux véritables améliorations, aux véritables progrès, qui conjurent les révolutions, d’être systématiquement rebelles à toute nouveauté, En vérité ce n’est point parce que cela est nouveau que nous y trouvons quelque danger, c’est plutôt le contraire qui pourrait être vrai. Ce que nous voudrions voir dans une société qui travaille à se reconstituer, c’est l’homme recherché, estimé pour sa valeur propre, retrouvant le sentiment de son individualité, de sa responsabilité, mis au-dessus de tous les mécanismes et de tous les nivellemens démocratiques ; c’est l’instinct de la prévoyance personnelle agissant par lui-même, sans s’abriter sous la tutelle absorbante de l’état ; c’est l’élévation de la condition morale et matérielle des classes se produisant naturellement, sans autre secours que cette protection générale qui garantit le travail, l’industrie de chacun, en assurant la liberté de tous.
Plus d’une de ces considérations a pu se faire jour dans les discussions législatives qui se sont succédé depuis un mois. Parmi les travaux de la dernière heure du corps législatif, il y avait quelques autres projets d’une nature assez différente, l’un relatif à la propriété littéraire, l’autre réformant encore une fois la législation criminelle en matière politique. Voici bien des années qu’on s’occupe de rechercher dans quelle mesure peuvent se concilier l’intérêt général et l’intérêt particulier en ce qui touche la propriété des œuvres d’art et de littérature. Cette mesure, on ne l’a point trouvée encore. Si la société a des droits à revendiquer sur les produits de l’intelligence, il est de la plus simple justice du moins que ce ne soit pas trop sensiblement au détriment de ceux que les écrivains et les artistes laissent après eux, tel était le sens du projet présenté au corps législatif. La législation actuelle n’assure la jouissance des droits d’auteur à la veuve et aux enfans que pendant vingt ans, après quoi l’œuvre tombe dans le domaine public. Le projet nouveau garantissait la jouissance de ces droits à la veuve pendant toute sa vie, aux enfans pendant trente ans ; malheureusement ce projet n’a point été voté. Quant à la loi qui modifie la législation criminelle en matière politique, c’est le rétablissement des articles 86 et 87 du code pénal. Seulement la commission législative a fait une distinction importante : elle a rétabli la peine de mort pour les attentats contre la vie et la personne du chef de l’état ; elle a maintenu l’abolition de ce châtiment pour les attentats contre la sûreté intérieure du pays, de telle sorte que la peine de mort en matière politique reste en réalité supprimée. Le rapporteur du corps législatif, M. de La Guéronnière, fait honneur de ce résultat à la civilisation, il n’a point tort en un sens, et il y a aussi une raison dont il ne se rend point compte. Ce n’est pas que le droit n’existe essentiellement ; c’est que, dans un temps comme le nôtre, où tant de révolutions, tant de réactions diverses ont rempli la scène, si la peine de mort était toujours appliquée, l’histoire ne serait qu’une succession d’immolations sanglantes. La civilisation adoucit les maux, tempère les châtimens, oui sans doute ; mais ce qui est vrai aussi, c’est que les révolutions affaiblissent dans la conscience la véritable notion du droit social, et la peine de mort n’est qu’une barbarie inutile quand elle n’a plus sa sanction dans la conscience publique.
C’est la révolution de février, on s’en souvient, qui a aboli légalement la peine de mort en matière politique, déjà supprimée en fait depuis longtemps, et ce n’est point de cela qu’il faut lui faire un crime assurément. Aussi bien cette révolution est déjà de l’histoire avec ses spectacles étranges et ses luttes ardentes ; il semble même qu’il s’opère sous nos yeux une sorte de liquidation de ces années pleines de contusion et d’émotions, et où, à côté de bien des folies, de bien des perversités, de bien des violences inouïes de l’esprit, il s’est produit du moins de justes et éloquentes défenses de tous les droits, de tous les principes de la société. Qu’on observe les œuvres qui paraissent ; beaucoup nous reportent à ce temps, à ses luttes, à ses problèmes, aux mille questions qui l’agitaient : la littérature se mêle à la politique, les études d’économie sociale aux analyses de philosophie religieuse ; on y sent le mouvement d’une révolution ; seulement la révolution s’en est allée, quelques-unes de ces œuvres restent. On pourrait dire que cette époque a produit toute une littérature empreinte d’un esprit conservateur plein de sève et de force ; on en a vu déjà plus d’un témoignage, et les Études morales et littéraires de M. Albert de Broglie sont encore un nouveau fruit de ce mouvement jeté entre deux ères si différentes. Quand l’auteur recherche les conditions de la propriété, quand il étudie la constitution de 1848 avec ses vices, ses lacunes, ses impossibilités et ses défaillances ; quand il sonde le problème de l’instruction publique, quand il soumet la vie et les Mémoires de Chateaubriand à la plus juste et à la plus morale des analyses, que fait-il autre chose que de vivre avec son temps, en abordant successivement les questions sociales les plus actuelles, et en opposant la puissance de la vérité à toutes les influences malfaisantes ? M. Albert de Broglie a eu la croyance de tous les esprits généreux, et cette croyance anime son livre ; elle en fait l’originalité et l’attrait : c’est que la société n’avait besoin de chercher les moyens de se sauver qu’en elle-même, dans la réforme de ses préjugés et de ses vices, dans son énergie, dans un sentiment rajeuni de toutes les obligations morales, dans cette fermeté à soutenir le péril qui éloigne de toutes les réactions extrêmes. Et en effet pense-t-on qu’il suffise de n’avoir plus à disputer sa sécurité à l’émeute, d’avoir sa journée tranquille et ses plaisirs assurés ? Pense-t-on que cela soit assez pour remplir toutes les conditions d’une société bien organisée et virile ? Le malheur des sociétés gâtées par le spectacle des révolutions et par l’amour du repos, c’est de passer alternativement et presque sans transition de la terreur à la quiétude somnolente, d’oublier le matin ce qu’elles étaient la veille, et de ne point se souvenir que leurs préservatifs les plus sûrs sont encore dans la vertu, dans leur instinct du bien, dans leur fidélité à la justice et à la vérité morale. Les événemens le leur rappellent souvent d’une manière assez rude ; des pages comme celles des Eludes morales et littéraires ont le mérite de fixer sous une forme ingénieuse et sensée ces leçons de l’expérience politique. Il y a dans le livre de M. Albert de Broglie deux traits que nous voudrions signaler, parce qu’ils ont leur valeur dans un temps comme le notre. Avec un nom entouré de bien des prestiges, l’auteur des Études ne connaît d’autre moyen de continuer des traditions d’illustration historique, politique et littéraire, que de cultiver son esprit, de s’élever à son tour par sa propre distinction. Il est en cela homme de notre siècle, il cherche la force et l’ascendant réel là où ils sont, dans l’intelligence. La première condition aujourd’hui, en effet, pour aspirer à exercer quelque influence, c’est de montrer à la société qu’on est capable de l’éclairer et de la conduire, de lui faire sentir qu’on a étudié ses besoins, ses tendances, ses instincts. De quelque sphère qu’on vienne, il faut conquérir sa place. L’intelligence crée des noms nouveaux ; elle entretient le lustre des noms qui ont déjà un noble passé comme celui de M. Albert de Broglie. Un autre trait des Études morales et littéraires, c’est l’accent d’honnêteté qui y respire. Le malheur de bien des esprits de nos jours, c’est de ne croire qu’à l’habileté et à la force matérielle. La force morale qu’une conscience honnête peut opposer à toutes les violences, à tous les excès, on ne la connaît pas, ou plutôt on en parle sans s’y fier. Il va cependant une puissance mystérieuse et invincible à la longue dans cet instinct de l’honnêteté qui juge souverainement les faits, les révolutions, les spectacles du monde, indépendamment du succès qui suit le souffle variable du vent, on sent cet instinct élevé dans les essais de M. Albert de Broglie. Plus d’une de ses pages est écrite sous la dictée d’un sentiment sincèrement éloquent. Lorsqu’à propos de Chateaubriand et de ses Mémoires, il traçait le tableau des versatilités de cette âme si étrangement amusée de vanité, c’était une œuvre morale autant que littéraire qu’il faisait. Les Études de M. Albert de Broglie ont leur place parmi ces livres qu’un temps de luttes et de polémiques produit, et qui gardent leur intérêt encore dans une situation si complètement transformée. Les productions ne sont point rares à coup sûr en ce moment dans la littérature : ce qui est plus rare, c’est l’originalité, c’est la puissance d’une inspiration réelle et vivace. On pouvait voir l’autre jour comment la nouvelle se multiplie dans le domaine littéraire. La poésie n’est pas moins abondante ; elle a, elle aussi, cette fécondité vulgaire qui se traduit en une multitude de vers de tout genre : sonnets, idylles, poèmes, fantaisies humoristiques, chants élégiaques. Malheureusement, dans tout cela, c’est la vie même, c’est la sève intérieure qui est absente. Il y aurait bien cependant aujourd’hui, à ce moment de l’année, comme un doux et merveilleux accord entre la saison nouvelle et linéique inspiration vive et franche ; mais qu’irez-vous chercher dans les Poésies diverses de M. Vincent de Bréau ? Que trouvez-vous encore dans la Barbarie vaincue, préludes poétiques de M. Brun-Nougaréde, ou dans les Poésies de M. Jules Guillemin ? chansons, sonnets, élégies, même avec accompagnement de lettres de Béranger, dans le volume de M. Guillemin, ne composent pas un rameau bien opulent. Ce sont, comme bien d’autres, de ces fleurs sans parfum et sans prix dont il ne reste rien. Allez un peu plus loin, vous trouverez un petit volume réunissant quelques poèmes, quelques fragmens, et qui semble aller se placer sous les auspices de M. de Lamartine : ce sont les Chants d’une étrangère, œuvre d’une femme, où il y a des épigraphes en arabe et en grec. La nouveauté n’est point le plus saisissant caractère des principaux morceaux des Chants d’une étrangère. Il y a cependant une certaine habileté à manier la langue poétique. Au milieu de tous ces vers enfin, moisson périodique bicolore et inféconde, vient s’offrir un recueil où se fait sentir du moins une veine marquée d’inspiration heureuse, c’est celui des Epîtres, Contes et Pastorales de M. Charles Reynaud. On connaît le talent facile et élégant de M. Reynaud. Nous ne dirons point que c’est une poésie d’une puissance souveraine. L’auteur lui-même ne prétend point à cela sans doute. Il se borne à un ordre d’inspirations plus familières et plus simples. Ce qu’on peut saisir surtout dans les vers de M. Charles Reynaud, c’est ce reflet du printemps que nous demandions justement. Il se dégage de sa poésie comme un doux murmure des campagnes. L’auteur a le goût de la nature, et la peint d’un trait pittoresque parfois. Les soleils de mai, les coteaux verdoyons, les aubes fraîches et pures, l’enchantement d’un beau jour, les moissons dorées, les rudes travaux du laboureur, ce sont là des sources toujours nouvelles et toujours inépuisables d’inspiration. Et tandis que nous notons ces derniers accens poétiques, un autre art, la peinture, tient aujourd’hui ses assises, si l’on nous passe cette expression. Le Salon vient de s’ouvrir récemment ; on sait ce qu’est une ouverture du Salon : au milieu de cette profusion de tableaux, de peintures, de sculptures, on se retrouve un peu comme en face d’un spectacle compliqué ; les objets se confondent, les perspectives se brouillent, il y a une sorte d’éblouissement. Il faut un peu de temps pour que chaque chose prenne sa place et son vrai caractère, et alors de cet ensemble de près de deux mille œuvres, très inégalement remarquables, se détachent des tableaux comme le Marché aux Chevaux de Mlle Rosa Bonheur, comme la Florinde de M. Winterhalter, édition nouvelle du Décaméron, comme la Mort de Michel Montaigne de M. Robert Fleury, puis enfin comme les inévitables peintures réalistes de M. Courbet. Les tableaux de M. Courbet ont à nos yeux une très utile signification, c’est qu’ils montrent à nu, sans quintessence théorique, ce que c’est que le réalisme dans l’art, et ce n’est rien de séduisant assurément. Ce n’est point à nous, au surplus, d’aller plus loin dans cette analyse de l’exposition des œuvres d’art. Arrêtons-nous pour revenir à l’histoire politique.
Les incidens les plus sérieux, les plus propres à caractériser la situation générale de l’Europe, on les connaît d’après ce que nous disions sur les affairés d’Orient, qui ont été depuis quelques jours la préoccupation absorbante des cabinets et de tous ceux qui ont encore quelque souci des grands mouvemens politiques. Tout le monde en effet n’est-il point intéressé aux solutions qui peuvent se produire ? Au milieu de ces préoccupations de la question orientale, il y a pourtant un épisode qui a singulièrement frappé l’attention en ces quelques jours, et qui a été l’objet de plus d’un commentaire : c’est le voyage que le roi des Belges vient de faire en Allemagne. C’est pour le moment le grand événement de la Belgique, où retentit, comme on le pense et comme il est juste, l’écho des réceptions brillantes faites à son souverain. Le roi Léopold, en effet, a parcouru l’Allemagne avec son fils, le duc de Brabant ; il est allé à Berlin, à Vienne, à Dresde ; partout il a rencontré toute sorte de distinctions spéciales et de déférences de la part des souverains d’Allemagne. À Vienne même, l’empereur lui a donné le commandement d’un régiment de l’armée autrichienne qui porte désormais son nom. Nous ne parlons pas des fêtes, des revues, des décorations échangées : tout cela est l’accompagnement obligé des réceptions souveraines. Quand nous disons que le voyage du roi des Belges a été une sorte d’événement politique, c’est à plus d’un point de vue peut-être qu’on pourrait le dire. N’était-ce point d’abord la première fois que, le roi Léopold se trouvait si immédiatement, si familièrement en contact avec les grands souverains de l’Allemagne ? Ce que dix-huit ans de sagesse n’avaient pu faire, à ce point du moins, les évènemens des dernières années l’ont fait, ils ont amené les rois de l’Europe à reconnaîtra la prudence et l’habileté du souverain des Belges et à ne point se souvenir du tout de son origine révolutionnaire, qui a pu le rendre suspect pendant longtemps. Voilà donc la jeune nationalité belge, libérale et constitutionnelle, en faveur en Allemagne. Si quelque chose pouvait rendre plus saisissante cette phase nouvelle de la situation de la Belgique, c’est le principal incident du voyage du roi Léopold. Nous voulons parler du mariage arrêté entre le duc de Brabant et une princesse de la maison d’Autriche, l’archiduchesse Marie, fille de l’archiduc Joseph, ancien palatin de Hongrie. On a beaucoup cherché le sens mystérieux du voyage du roi Léopold, il est là tout entier probablement, et en vérité cela suffit bien. On ne saurait s’étonner que la Belgique ressente avec orgueil Cette fortune de sa maison royale et de sa politique. Elle voit ses princes s’alliant aux plus illustres, aux plus vieilles dynasties ; elle voit sa nationalité saluée et honorée, non plus officiellement, mais avec un caractère particulier de cordialité. De tous ces résultats, elle est redevable surtout au roi Léopold, et elle en est reconnaissante ; mais là, nous le pensons, se borne le sens de cette situation nouvelle, et plus affermie en Europe qui échoit à la Belgique. Y voir une tentative d’un caractère politique plus grave, qui tendrait à déplacer les influences et les affinités naturelles, à rapprocher l’ascendant de l’Autriche, ce serait sans doute aller au-delà de la vérité ; il ne pourrait qu’en résulter de nouveaux périls, et la Belgique perdrait le bénéfice de cette position plus nette, indépendante, véritablement nationale, que les circonstance lui ont faite. Quoi qu’il en soit, le roi Léopold et le duc de Brabant sont maintenant rentrés à Bruxelles, où ils ont été reçus avec des acclamations nouvelles, et le mariage du jeune prince s’accomplira dans un délai peu éloigné sans doute. La Belgique y trouvera une nouvelle garantie de stabilité et de durée.
Hors d’Europe, il est au contraire un pays dont la situation critique empire sans cesse : c’est le Mexique. Entre toutes les crises des peuples, les crises qu’il traverse ont un caractère plus saisissant, plus redoutable peut-être, parce qu’on sent bien qu’il s’agit là de la vie d’une nation plus qu’à demi dissoute ; il s’agit de savoir si cette nation mexicaine, cernée, traquée, sans appui et sans soutien, se relèvera ou seulement continuera à subsister. De là cette situation violente, contrainte, perpétuellement anarchique du pays, de là ces incidens étranges qui font ressembler le Mexique à une proie et entretiennent l’anxiété. Un jour on se demande si M. de Raousset-Boulbon n’est pas sur le point de recommencer son aventureuse expédition de l’an passé dans la province de Sonora ; une autre fois, c’est le général Lane, gouverneur du Nouveau-Mexique pour l’Union américaine, qui, de sa propre autorité, prétend porter la frontière des États-Unis au-delà d’une vallée mexicaine. D’un autre côté, c’est l’aventurier Carvajal qui se rejette sur le Rio-Grande et rançonne la ville de Reynosa. Par-dessus tout, il y a une autre question. Sous la présidence du général Pierre, quelles vont être les relations des États-Unis et du Mexique ? Le dernier président, le général Arista, on s’en souvient, n’a pu tenir dans cette situation ; il s’est retiré avant l’expiration légale de son pouvoir. Aujourd’hui l’étoile du général Santa-Anna s’est levée de nouveau sur le Mexique. L’ancien dictateur a débarqué à Vera-Cruz, appelé par une élection presque unanime. Il s’est fait précéder de proclamations pompeuses et s’est rendu à Mexico, où il a fait une entrée triomphale. La veille, on avait fait revivre pour lui le titre de capitaine-général de l’armée, en y ajoutant un traitement de 11,000 piastres, environ 60,000 francs, ce qui est une mesure un peu singulière dans l’état financier du Mexique. Le bruit des fêtes et des ovations évanoui cependant, le plus difficile commence. Santa-Anna n’a point eu le temps d’agir encore ; il n’a fait qu’un décret sur la presse qui soumet les journaux à l’autorisation préalable du gouvernement ; mais quand les journaux seraient réduits au silence le plus absolu, les questions sous lesquelles plie le Mexique n’en existeraient pas moins. Sait-on un des recours extrêmes dont on a eu, à ce qu’il paraît, la pensée pour arrêter l’ambition yankee ? Ce serait d’invoquer pour le Mexique le protectorat de l’Espagne, son ancienne métropole. À Madrid même, la presse s’en est occupée d’une manière particulière. Le patriotisme espagnol est prompt à s’exalter sur ce point. L’Espagne pourtant a bien assez, ce nous semble, de Cuba. Nous ne savons trop quels avantages elle trouverait dans le protectorat de son ancienne colonie au milieu des circonstances actuelles : il est trop facile, d’un autre côté, d’en pressentir les périls, sans compter l’impossibilité même de réaliser un tel plan en face des États-Unis. Ce n’est là, au surplus sans doute, qu’un des symptômes de l’extrémité où est tombé le Mexique. Le général Santa-Anna aura assurément beaucoup à faire, nous ne disons pas pour en retirer son pays, mais pour l’arrêter sur cette pente de dissolution où il est depuis quelques années.
La Chine aussi semble à la veille d’une crise suprême. Le voile mystérieux qui cachait aux regards de l’Europe la situation intérieure de ce vaste empire vient de se déchirer tout à coup. Une révolte formidable a éclaté dans la province de Kwang-si, voisine de Canton ; puis, gagnant de proche en proche, elle s’est avancée jusque sous les murs de Nankin. Les généraux de l’empereur ont été battus ; les principales villes sont tombées au pouvoir des rebelles. Les communications entre le nord et le sud se trouvent interrompues ; en un mot, le pays parait être complètement désorganisé, et la dynastie tartare court les plus grands périls. Dans cette extrémité, le gouvernement s’est vu réduit à implorer l’assistance des étrangers, et les mandarins de Shanghai ont supplié les consuls d’expédier au secours de Nankin les navires de guerre dont on pouvait disposer. Que sont devenus les vieux préjugés, les antiques traditions chinoises ? Hier encore, les Européens étaient orgueilleusement traités de barbares, dont la clémence inépuisable de l’empereur tolérait la présence dans quelques ports de la côte ; aujourd’hui ces barbares sont les arbitres des destinées du Céleste Empire. On leur livre les clés de la Chine ; on les invite, eux et leurs canons, à envahir le territoire et à remonter le Yang-tse-kiang jusqu’à Nankin. N’est-ce pas un rêve ? C’est, à coup sûr, une révolution. Le gouverneur de Hong-kong, sir George Bonham, s’est rendu en toute hâte à Shanghai, où il a été rejoint par le colonel Marshall, ministre des États-Unis. La corvette française le Cassini était également dans ce port, en sorte que les trois principales puissances qui entretiennent des relations avec la chine se trouvent représentées sur le théâtre des évènemens et peuvent concerter leur action dans l’intérêt commun. Céderont-elles aux sollicitations pressantes des mandarins, et jugeront-elles à propos d’intervenir dans une querelle purement intestine, dont l’origine et le caractère ne sont pas encore bien déterminés ? Cela est douteux. Le ministère anglais a déclaré au sein de la chambre des communes qu’il avait prescrit au gouverneur de Hong-kong d’observer la plus stricte neutralité. L’Europe n’est pas tenue d’éprouver une grande sympathie pour les Tartares-Mantchoux ; si les rebelles venaient à triompher et proclamaient la restauration de la dynastie chinoise, elle ne perdrait peut-être pas au change. Le plus sage est donc d’attendre le dénoûment qui sans doute est proche. Les généraux du prétendant Taï-ping annoncent qu’après la prise de Nankin ils se dirigeront vers la capitale pour Frapper le dernier coup.
C. DE MAZADE.
On nous écrit de Russie que M. Ph. Chasles, professeur au Collège de France, l’un des conservateurs de la Mazarine, adresse depuis deux ans bientôt, à la Gazette de Saint-Pétersbourg, une correspondance, traduite et publiée en russe, où il passe en revue les écrivains français qu’il maltraite à plaisir. La Revue des Deux Mondes, son directeur et ses collaborateurs ont l’honneur tout spécial des attaques de M. Chasles. Nous venons d’intenter à M. Chasles, devant les tribunaux français, une action en réparation des attaques graves qu’il dirige à 500 lieues de Paris, en langue russe, avec sa signature, contre un recueil auquel, depuis plus de trois ans, il a cessé d’appartenir.
V. DE MARS.