Chronique de la quinzaine - 14 mai 1853

Chronique n° 506
14 mai 1853


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 mai 1853.

Il y a dans un temps, dans un pays, des caractères généraux, des tendances générales qui sont l’expression de tout un mouvement humain, d’une phase de la civilisation. Que le monde se transforme par la puissance de l’industrie, par le génie des inventions matérielles ; qu’il soit déchiré et partagé par la lutte morale et politique des idées conservatrices et des idées révolutionnaires ; que sous un autre rapport, à un bout de l’Europe, il s’élève quelqu’une de ces questions où le vieil équilibre de l’Occident soit en jeu, — ce sont là ce que nous appelons les affaires générales du siècle. La transformation du monde par l’industrie, — elle se poursuit à travers tous les régimes avec une irrésistible intensité depuis la première application de la vapeur. La lutte des idées conservatrices et des idées révolutionnaires, — elle est au fond de tout ; elle est l’essence de l’histoire contemporaine depuis la révolution française. Cette question d’Orient qui change d’aspect sans changer de nature, qui se réveillait hier encore ; et au sujet de laquelle la Russie n’a point dit son dernier mot à Constantinople, — elle était déjà posée à Tilsitt ; elle était sur le point, en 1840, d’allumer une guerre universelle. Il y a en même temps tout ce qui tient au moment particulier où l’on vit, à l’ordre d’institutions sous l’empire desquelles on est placé : incidens, symptômes, action des pouvoirs publics, déplacemens de la vie, tourbillonnement des intérêts, caprices de la mode, mouvement d’une société qui a passé par trop de révolutions pour n’être point quelque peu incohérente, dont les blessures ne sont pas assez vieillis pour qu’elle ne se trouve bien du repos, et qui conserve néanmoins assez de ressort et de vitalité pour sentir encore le besoin d’agir et de s’occuper. Si on voulait étudier jour par jour cette société, on y découvrirait plus d’un curieux symptôme ; on y trouverait aisément plus d’une nuance, plus d’un type caractéristique. Il y a ceux qui se donnent et se refusent à la fois, et d’autres qui ne demanderaient pas mieux quelquefois que de se laisser prendre ; il y a ceux qui attendent chaque jour l’événement du lendemain ; il y a ceux dont le génie est en un perpétuel enfantement de combinaisons industrielles ; il y a ceux qui se mettent en règle quant à leurs évolutions, en mettant la Providence de leur côté ; il y a ceux qui rédigent imperturbablement les décrets de l’avenir après avoir si bien travaillé dans le présent et dans le passé. Et au milieu de tout cela, voyez à quel étrange passe-temps une société peut se livrer avec passion, avec toute la passion de l’oisiveté morale et intellectuelle ! Elle s’est éprise pour le moment de magnétisme et de magie ; elle est tout entière à voir tourner des tables et des chapeaux par la vertu souveraine du fluide magnétique, ni plus ni moins que si Mesmer et Cagliostro vivaient encore ! Les chapeaux et les tables qui tournent, belle invention vraiment ! Et la pauvre cervelle humaine ne tourne-t-elle pas aussi ? Et la sagesse, et les opinions, et les convictions ne font-elles pas parfois de merveilleuses pirouettes ? Et pour cela il y a même bien d’autres secrets que l’électricité et la magie. On ne saurait nier au surplus que, moyennant un certain développement du principe magnétique, bien des choses seraient simplifiées. Pour peu que nous soyons réduits à la condition heureuse et intelligente des tables et des chapeaux, le monde ira tout seul à la baguette magique ; les gouvernemens n’auront qu’à se pourvoir d’une dose suffisante de fluide. L’homme n’aura besoin de rien apprendre pour tout savoir : que ne saura-t-il pas ? le passé, le présent, l’avenir. Les somnambules seront les conseillers suprêmes de la terre. La civilisation deviendra une affaire d’électricité et de nerfs. Ce que c’est que le progrès ! Nous y arriverons sans doute, et nous marquerons ce jour d’une pierre blanche, comme il faut marquer le jour de la danse des tables et des chapeaux, si heureusement venue pour distraire une société à qui il ne sembla rester rien autre chose à faire. En attendant cependant que se lève le règne tout-puissant du somnambulisme, ce pauvre monde en est à ses vieilles recettes. Les gouvernemens ont encore à administrer par les moyens les plus vulgaires, en tâchant d’y voir clair quand ils peuvent. Les intérêts suivent leur cours, les questions engagées se résolvent ou se développent ; la réalité des situations politiques se manifeste à ces mille traits ordinaires : mouvement des idées et des affaires, tendances et besoins du pays, mesures d’utilité publique, action du pouvoir, travaux législatifs.

C’est justement le moment où le corps législatif va bientôt achever sa carrière annuelle. Sa session ordinaire n’est que de trois mois, on le sait ; elle vient d’être prorogée de quelques joins et étendue jusqu’au 28 mai ; elle finissait le 13. On ne saurait se le dissimuler au surplus, le corps législatif a mené une vie modeste, analogue à la place utile sans doute, mais peu éclatante, qui lui est assignée dans les institutions actuelles : il n’a point fait parler de lui jusqu’au dernier moment, où les travaux accumulés à la fin de la session étaient de nature à ramener l’attention. Ces travaux, ce sont les lois sur les pensions civiles, sur la composition du jury, sur le budget de 1854, sur la ratification d’un traité de concession du chemin de fer de Lyon à Genève. Il est venu s’y joindre dans ces derniers jours deux projets accueillis par des impressions diverses, — l’un rétablissant la peine de mort en matière politique, abolie par la révolution de 1848, l’autre décernant à titre de rémunération nationale une somme de 300,000 francs à la veuve du maréchal Ney. Nous n’avons pas besoin de dire quelles questions d’un ordre très complexe naissent de ce dernier projet,en dehors du sentiment profond qui s’attache à la mémoire de celui que Napoléon appelait le brave des braves. Restons sur un terrain plus politique, il y a ceci de particulier dans quelques-unes des lois qui ont été récemment discutées, ou qui doivent l’être prochainement, c’est que ces projets ne sont point sans avoir soulevé quelques dissentimens entre les commissions législatives et le conseil d’état. Par exemple, la commission législative voulait faire une part plus grande à l’élément électif dans la manière de composer les listes du jury ; elle voulait substituer un conseiller général au juge de paix dans la présidence des commissions cantonales appelées à composer ces listes. Elle n’a point réussi à vaincre l’opinion du conseil d’état, et le projet vient d’être définitivement voté dans l’esprit où il avait été conçu. À la rigueur d’ailleurs, cela ne changeait point la portée des modifications introduites dans l’institution du jury. Le caractère général de ces modifications a suffi pour que l’ensemble ne fût point sacrifié aux détails. Dans la loi sur les pensions civiles, le dissentiment semble plus net et repose sur le principe même. Le gouvernement proposait de réunir toutes les caisses spéciales de pensions en une caisse centrale qui serait placée sous la direction du ministre des finances, et d’inscrire toutes les pensions au grand livre de la dette publique. La commission législative a vu en cela la possibilité de charges nouvelles et d’embarras nouveaux pour les finances publiques ; aussi, ne pouvant faire admettre ses amendemens par le conseil d’état, propose-t-elle le rejet de la loi. C’est un des projets qui restent à discuter au corps législatif. Quant à la loi des finances de 1854, dont le rapport vient d’être fait, c’est la première application du sénatus-consulte du 25 décembre 1852, qui règle le voie du corps législatif sur le budget, non plus par article et par chapitre, mais par département ministériel. Dans les propositions du gouvernement, on ne l’a point oublié, les dépenses devaient s’élever pour 1854 à 1,519,250,942 francs, et les recettes à 1,520,639,572. Le travail de la commission législative se trouvait nécessairement diminué d’avance par la longue élaboration à laquelle le budget avait été soumis ; elle est arrivée néanmoins à obtenir une réduction nouvelle de dépenses de 2 millions, réduction applicable aux ministères de la guerre, de la marine et des travaux publics, — de telle sorte que dans la balance des dépenses et des recettes il y a aujourd’hui en faveur de ces dernières un surplus de 3 millions 467,630 francs. C’est l’équilibre retrouvé, sauf les oscillations nouvelles qui peuvent naître des cas imprévus, à la condition que la fortune publique ne soit point arrêtée dans la voie de progrès où elle est entrée. Est-il donc si inutile de faire toujours la part de ce terrible imprévu ?

Quand on considère l’histoire financière de la France, il y a véritablement une chose qui frappe : c’est l’accroissement incessant du budget. Il était avant la révolution de 1789 de 585 millions, de 800 millions en 1815 ; la restauration le portait a près de 1 milliard ; le gouvernement de juillet le laissait à 1,450 millions ; il est aujourd’hui à 1,500 millions. Sans doute, comme le dit le rapporteur du corps législatif, cela s’explique par la loi supérieure du développement de la richesse, qui augmente sans cesse les besoins, les dépenses et les ressources. C’est là cependant une explication à l’abri de laquelle il ne faudrait pas trop s’endormir. Et puis cette explication aurait tout son poids, si l’accroissement qu’on remarque naissait du mouvement naturel et exclusif de la richesse, Si des contributions nouvelles n’avaient point été créées, si des impôts, nés souvent de circonstances temporaires, avaient disparu, si la fiscalité n’était point arrivée à un degré de perfectionnement tel qu’elle enlace les moindres opérations, les moindres mouvemens de l’existence. Nous savons bien que toutes les dépenses ont augmenté, que tous les besoins ont augmenté ; c’est une grande question de savoir si les ressources se sont accrues dans la même proportion. Il n’en faudrait pour preuve que ce paupérisme universel qui règne dans notre pays, souvent dans les hautes classes aussi bien que dans les classes les plus inférieures, cet éclat factice des fortunes qui s’évanouit au premier choc, cette vie besoigneuse, au jour le jour, que traînent les hommes de notre temps, cherchant partout le moyen de suppléer à d’insuffisantes ressources, l’un dans un emploi, l’autre dans quelque combinaison hasardeuse. Si on réfléchit bien, on verra qu’il n’y a point d’équilibre entre les besoins que les hommes de ce temps se sont créés, c’est-à-dire entre leurs dépenses, et les ressources légitimes de leur propriété, de leur travail ou de leur industrie, et c’est ce qui les met si souvent à la merci des corruptions et de tous les appâts de fortune que leur jettent chaque jour les inventeurs de recettes et de combinaisons merveilleuses. Nous ne connaissons pas de plus grande preuve de cette disproportion entre les besoins et les ressources que la popularité dont jouissent toutes les idées de crédit lancées dans le monde. Règle générale, ce sont surtout les emprunteurs qui font le succès de ces idées. Quoi qu’il en soit, le corps législatif va voter le budget de 1854 avec la satisfaction d’avoir introduit quelques économies nouvelles dans les dépenses et de laisser les finances publiques en équilibre. — Ce sera là sans doute le dernier vote par lequel le corps législatif terminera sa session, laissant le gouvernement seul en face du pays et maître d’une situation que nul symptôme bien appréciable, bien éclatant du moins, ne vient troubler.

Ce ne sont point en effet aujourd’hui des hostilités puissantes, des agitations ardentes d’opinions qui peuvent balancer l’action du gouvernement et être pour lui une cause d’embarras. Le pays est calme ; les opinions amorties subissent l’influence dissolvante du repos ; les partis, désorganisés et dispersés, se réfugient dans leurs souvenirs ; probablement même le meilleur moyen pour eux de se dépopulariser, ce serait de se remuer et d’agir : au fond, on pourrait ajouter qu’ils n’en ont guère envie. Il y a souvent pour un gouvernement des ennemis aussi dangereux que ses adversaires naturels : ce sont ceux qui mettent à l’abri de son nom leurs passions, leurs intérêts, leur besoin d’importance, leur zèle d’autorité. Chaque régime a ses pentes et ses écueils. Supposez un gouvernement comme celui de la révolution de février, c’est-à-dire l’absence de gouvernement ; aussitôt vous verrez, l’indiscipline et la révolte se glisser dans tous les rangs de la hiérarchie politique et administrative ; l’autorité sera conspuée sous toutes ses formes, sous la plus humble comme sous la plus haute. Les dépositaires du pouvoir eux-mêmes sentiront qu’ils n’ont plus dans les mains qu’une force énervée et dont ils craindront d’user. Qu’un régime s’élève pour donner l’ordre à un pays ; alors la scène change : un autre esprit descend dans toute la hiérarchie administrative. Parce que le pouvoir retrouve son ascendant, il se peut qu’à tous les degrés il se produise une foule de zèles empressés à exagérer ses prérogatives, à dépasser les intentions mêmes du gouvernement. Il y a sans doute des administrateurs qui sentent que plus l’autorité dont ils disposent est grande, plus ils en doivent user avec modération dans les circonstances ordinaires, de manière à faire aimer le pouvoir qui les envoie ; il en est d’autres aussi, par malheur, qui agissent dans un sens différent : cela tient peut-être à un des caractères de la centralisation. Nous lisions récemment dans un rapport d’une commission législative qu’une des raisons qui devaient faire substituer les conseillers généraux aux juges de paix dans la présidence des commissions cantonales chargées de composer la liste du jury, c’est que les juges de paix étaient devenus nomades comme tous les autres fonctionnaires, — nomades, c’est-à-dire étrangers à la localité. C’est là une des tendances de la centralisation, non telle qu’elle existe aujourd’hui, mais telle qu’elle existe depuis longtemps. Elle envoie au nord les hommes du midi, au midi les hommes du nord ; elle les sépare de tout ce qui peut faire leur autorité, leur influence personnelle dans un pays, pour ne leur laisser que l’autorité de l’administrateur. Il en résulte que les fonctionnaires se considèrent souvent comme en mission, quelquefois même peut-être comme en exil ; n’étant retenus par aucune considération personnelle au pays qu’ils administrent, ils songent surtout à leur avancement : ils font du zèle ; ils se remuent. N’ayant d’autre autorité que celle qui s’attache à leurs fonctions, ils sont d’autant, plus disposés à la faire sentir dans les petites choses comme dans les grandes ; ils croient servir le principe du pouvoir, ils le compromettent auprès des populations. Si on parcourt tous les degrés de la hiérarchie administrative, il peut se former de cette manière une foule de petits despotismes locaux inconnus du gouvernement et dont il porte la responsabilité sans en avoir la pensée : c’est là ce que nous appelons une façon périlleuse de servir un pouvoir dans une de ses tendances essentielles, qui est l’affermissement de l’ordre.

Il peut y avoir pour un gouvernement un autre genre d’amis tout aussi dangereux, plus dangereux peut-être. Supposez que ce gouvernement, en maintenant l’ordre dans le pays, se propose de donner un grand essor aux entreprises de tout genre, un grand développement à l’industrie, au progrès matériel : aussitôt, sous prétexte d’entrer dans ces vues, vous verrez éclore une foule de combinaisons prodigieuses, véritable ébullition du génie de la spéculation. Faut-il des systèmes de crédit ? il y en a de toute sorte ; il y en a pour la terre et pour la mer. Faut-il des chemins de fer ? les projets naissent par milliers. Faut-il établir des docks ? cela prendra tout de suite les proportions d’un monopole universel de tous les docks de France. Tout devient matière à actions, à sociétés anonymes, à vastes plans industriels ou financiers. Chaque jour enfante un prodige en ce genre. Par malheur ces combinaisons viennent parfois heurter les intérêts les plus légitimes des populations. On l’a pu voir récemment par une note que publiait le gouvernement au sujet d’une demande de concession des grèves qui s’étendent sur les côtes de la Normandie, et où se dépose et se forme l’engrais qu’on nomme la tangue. Chaque année, les populations normandes vont extraire sept ou huit cent mille mètres cubes de cet engrais, qui augmentent notablement les produits de la terre, il est facile de comprendre qu’elles se soient émues d’un projet qui allait les priver de cette ressource ; aussi le gouvernement a-t-il renvoyé l’étude de cette question à une commission. Nous ne citons cet exemple que pour prouver la nature multiple des projets qui peuvent se produire chaque jour sous les plus divers patronages. Que parmi toutes les entreprises qui se sont formées depuis quelque temps, il y en ait d’utiles, d’un intérêt réel et sérieux pour le pays, cela n’est point douteux ; que le gouvernement couvre celles-là de sa protection, rien n’est plus simple encore ; mais aussi rien ne peut mieux le servir, dans l’intérêt même du développement matériel dont il a pris l’initiative, que de résister à toute cette ébullition industrielle. En réalité, à qui profitent tous ces projets ? Ils profitent à ceux qui les enfantent. L’affaire est lancée, comme on dit, habilement chauffée, la spéculation a fait son œuvre, et l’entreprise elle-même devient ce qu’elle peut. On a eu une idée, et l’idée a fait son chemin à la Bourse. Et puis, s’il faut dire la suprême raison, ce n’est point un spectacle sain à contempler longtemps pour un pays que celui de ces agitations fiévreuses et sans grandeur, de ces combinaisons factices du jeu industriel, de ces âpres irritations du gain, de ces fortunes subites dont parle le rapport de la commission législative sur le budget, — fortunes nées on ne sait d’où, qui ont la vertu de faire des personnages dont on serait embarrassé de rien dire, sinon : c’est un millionnaire d’hier !

Élevons-nous au-dessus de ces spectacles heureusement peu durables dans un pays comme le nôtre, toujours accessible à bien d’autres impressions, à bien d’autres sympathies, à bien d’autres instincts, c’est le privilège de la société française d’embrasser sans effort toutes les supériorités de l’esprit, à quelque pays qu’elles appartiennent. Il y a en elle quelque chose qui attire les intelligences éminentes de toutes les nations, et il y a dans ces intelligences quelque chose qui attire la société française ; c’est un privilège qu’elle paie en se sentant atteinte elle-même, souvent par la disparition subite de quelqu’un de ces esprits élevés. Elle vient de le ressentir récemment encore par la mort de M. Donoso Cortès, marquis de Valdegamas. Nous n’avons point à refaire ici la biographie et une étude complète des travaux de cet homme d’une supériorité charmante. M. Donoso Cortès avait grandi dans tout le feu de la révolution espagnole ; il s’était élevé par son talent, par l’éclat de son esprit, par la loyauté de son caractère, aux plus hautes fonctions dans son pays. Depuis deux ans, il était ministre d’Espagne à Paris. Bien souvent il s’était trouvé au seuil du pouvoir à Madrid, il avait toujours refusé d’y entrer. Il avait refusé même depuis qu’il était parmi nous : il aimait mieux représenter sa souveraine dans une ville qui avait pour lui l’attrait de la grande vie intellectuelle, et où il avait laissé plus d’un souvenir depuis le temps de son émigration en 1842. C’est surtout depuis la révolution de février que M. Donoso Certes s’était fait une renommée européenne. On connaît ses discours, on connaît son dernier ouvrage, l’Essai sur le catholicisme, sur le libéralisme et le socialisme. Comme écrivain, il avait rendu à l’Espagne son rang dans le mouvement intellectuel de l’Europe ; mais il y avait en lui quelque chose de meilleur encore que l’écrivain et que le penseur, c’était l’homme. M. Donoso Cortès est un exemple de plus du contraste qu’il peut y avoir parfois entre les doctrines et le caractère. Ses doctrines étaient absolues, son caractère était plein de facilité et de bienveillance ; sa supériorité était sans hauteur, et il avait toute la simplicité des grands cœurs avec l’éclat des plus brillans, des plus ingénieux esprits. C’est tout cela qui l’avait fait aimer et estimer dans un monde comme le nôtre. S’était-il fait des ennemis par ses doctrines ? Il était persuadé que non. S’il était attaqué avec violence, une heure après il n’en savait plus rien, et n’en voulait surtout à personne : « Je n’ai point de mérite à cela, ajoutait-il avec une grâce parfaite ; c’est que je ne me souviens pas : Dieu m’a fait une grande faveur, il ne m’a laissé que la mémoire de mes amis. » M. Donoso Cortes était jeune encore ; il avait quarante-quatre ans à peine. Il était dans une situation éminente, où son talent seul l’avait porté ; les dignités étaient venues vers lui ; il était facile de pressentir ce qui pouvait germer encore dans cette tête intelligente et pleine de vie, — et c’est dans cette jeunesse, dans cet éclat que la mort est venue le surprendre presque à l’improviste ! M. Donoso Cortès conserve assurément une place parmi les éminens esprits d’adoption française.

Et s’il est permis après cela d’appliquer de tels mois à des choses si profondément, si tristement différentes, on pourrait dire que la France, dans la complexité de sa vie, est sans cesse occupée à pratiquer cette adoption à regard de tous les esprits, de toutes les œuvres, soit dans la philosophie, soit dans la littérature. Elle a le génie de l’hospitalité pour toutes les tentatives de l’intelligence et de l’imagination, qu’elles viennent de l’Angleterre ou de l’Espagne, de l’Allemagne ou même de la Russie. La littérature russe, il faut bien l’avouer cependant, est une des moins connues parmi nous. Il plane encore une sorte de mystère sur tous ces noms dont la signification est si incertainement définie. Qui ne sait pourtant ce qu’il y a d’inspiration vigoureuse et puissante dans Pouchkine, ce qu’il y a de sagacité saisissante et d’instinct de la réalité dans Gogol, l’auteur des Ames mortes et de l’Inspecteur ! Il a traduit quelques-uns des ouvrages de ces écrivains, et il a été facile d’en saisir la saveur originale et forte. M. Chopin vient d’ajouter à ce domaine, trop restreint encore, par la traduction de quelques nouvelles russes de Lermontof, de Pouchkine, de Von Wiesen, de Polevoï. Le plus remarquable de ces récits peut-être est une nouvelle circassienne de Lermontof, Béla ou un Héros de notre époque. C’est un tableau de mœurs russes, avec le Caucase pour horizon, et se développant au milieu des scènes guerrières. L’originalité des peintures, la vigueur des traits, la puissance de l’observation, ne manquent point à l’auteur. Le héros lui-même, véritable héros de notre époque, ce Petchorin, ce jeune homme ennuyé et blasé avant d’avoir vécu, qui va chercher ses distractions dans la guerre du Caucase, enlève des jeunes filles circassiennes, quitte la vie militaire pour aller promener son ennuis sur les grandes routes du monde, du côté de l’Arménie et de la Perse, ce héros, disons-nous, a-t-il la même originalité ? Oui, il a son originalité et sa signification ; il révèle le travail d’infiltration de toutes les idées, de toutes les tendances, de toutes les influences européennes dans les hautes classes de la Russie. Lermontof étudie ce caractère avec une force singulière, avec une sagacité d’analyse qui tient parfois peut-être de l’auteur de la Peau de chagrin et de l’auteur de Colomba tout ensemble. Mais il y a une certaine originalité propre qui anime ce récit ; il y a un certain intérêt âpre et vif qui naît du théâtre même où se succèdent la plupart des scènes de la vie de Petchorin, des mœurs étranges que l’auteur fait passer sous vos yeux, du caractère de ces personnages, Petchorin lui-même, Bela, la jeune Circassienne, et ce bonhomme de capitaine Maxime Maximitch, vieux soldat de l’armée du Caucase. Dans tous les cas, ou peut par ces récits comparer l’esprit russe et l’esprit français dans ce cadre rapide et animé de la nouvelle A notre sens, l’esprit russe ne serait pas toujours vaincu. Il apparaît ici dans une de ses expressions les plus brillantes. Lermontof est un des plus grands poètes de la Russie, au niveau parfois de Pouchkine et de Gogol, et il est mort à vingt-cinq ans.

Voici quelque temps déjà, on a pu l’observer, que cette forme de la nouvelle devient la forme obligée de toutes les fictions. Il y a des nouvelles aujourd’hui comme il y avait, il y a dix ans, des romans en vingt volumes. M. Alexandre Dumas est resté le seul héros du roman qui ne finit pas, et, à vrai dire, pourquoi les romans de M. Dumas finiraient-ils ? Y a-t-il quelque raison pour qu’ils commencent ? Toujours est-il que la mode n’est plus à ces fictions incommensurables. Les recueils de récits rapides, de nouvelles, se succèdent. Malheureusement, ce qu’il y a dans Lermontof, — l’énergie du trait, la précision de l’observation, l’originalité des peintures, — est ce qui manque le plus aux nouvelles contemporaines en général, il arrive trop souvent qu’en se restreignant, le génie de la fiction ne gagne nullement en force et en relief. Qu’on prenne les Vendanges de M. Gozlan, l’un de ces recueils les plus actuels ; qu’on relise Un Homme arrivé, le plus beau Rêve d’un millionnaire, l’Histoire d’un franc : il y a longtemps déjà que l’auteur multiplie ses publications ; c’est toujours le même esprit s’aiguisant en paradoxes, le même miroitement d’images et de mots, le même effort artificiel dans un talent réel pourtant. M. Gozlan semble toujours vous dire : Vous allez voir comme cela est original et saisissant, comme ceci est ingénieux ! et il en résulte qu’on finit par ne rien trouver de démesurément ingénieux, saisissant et original. Quant aux Contes pour les jours de pluie, l’auteur, M. Edouard Plouvier, est assurément un moins ancien praticien du roman et de la fiction. Mme Sand, l’introductrice de ces contes dans le monde littéraire, croit les caractériser d’une manière suffisante, en quelques pages de préface, en disant : « Ils sont d’un goût romantique, ils ne sont point d’un esprit satanique. » Ne sont-ce pas là de très grands mois pour des récits tels que le Sphinx, Impéria, un Paradis perdu, une Ride sur un Lac ? La question n’est point précisément de savoir si des contes sont dans le genre romantique ou dans le genre satanique, mais s’ils sont dans le genre des contes qui intéressent par la nouveauté des caractères, par la finesse de l’observation, par l’étude pénétrante des nuances de la vie humaine. Avec une certaine recherche, une certaine affectation, la plupart des contes de M. Plouvier manquent d’originalité ; il y a de la subtilité prétentieuse prise pour de la sagacité, il y a une certaine élégance douteuse prise pour de la distinction. « Voici des contes charmans ! » dit Mme Sand. Oui, charmans en effet peut-être eu égard à la pluie pour laquelle ils sont faits. On ne saurait demander mieux pour la saison. Contes d’hiver, contes d’été, contes de printemps, contes pour la pluie et pour le soleil, chaque jour, nous le disions, a sa moisson nouvelle d’histoires rapides et fugitives. Sait-on ce qui manque dans la plupart de ces récits ? C’est que le plus souvent il n’y a point la trace secrète et vive de l’inspiration. On écrit pour écrire, on fait des nouvelles parce que le goût est aujourd’hui aux nouvelles. Ce n’est point de l’observation, c’est un à-peu-près d’observation ; ce n’est point du style, c’est un à-peu-près de style ; ce n’est point une étude intelligente et saisissante des mœurs, des passions, des mystères de la vie humaine, c’est un à-peu-près de tout cela, et ce n’est pas le moindre trait de notre situation littéraire. Cela ne s’étend-il pas d’ailleurs à tous les arts, à l’art musical comme à tous les autres ? Dans cet opéra de la Fronde que M. Niedermeyer faisait représenter l’autre jour, ne retrouvait-on pas les mêmes à-peu-près, la même incertitude d’inspiration ? Ne pouvait-on pas remarquer surtout cette tendance si fréquente chez certains talens à se méprendre sur la nature et sur l’emploi de leurs facultés ?

Il y aurait cependant, pour revenir à la littérature, et en dehors de ces voies où se traîne le génie à demi épuisé des fictions romanesques, une veine féconde à explorer dans un temps comme le nôtre ; il y aurait à faire une trouée profonde dans ce monde où nous vivons pour en saisir le mouvement intime et mystérieux. Ce serait surtout l’œuvre du génie de l’ironie et de la satire. Observation directe ou action, tableaux de mœurs ou personnifications dramatiques, il n’importe : l’essentiel serait de soumettre le monde actuel à une de ces analyses hardies et décisives qui ne laissent dans l’ombre aucune versatilité, aucun vice, aucune hypocrisie, aucune déviation morale, aucun de ces spectacles où l’ame humaine se montre dans ce qu’elle a de plus étrange et de plus saisissant. Cette œuvre viendra-t-elle ? Les élémens ne manquent point à coup sûr, c’est le génie qui manque. En attendant, nous avons une série d’esquisses de M. Louis Reybaud, les Mœurs et portraits du temps. M. Reybaud, on le sait, est un esprit distingué qui s’applique aux sujets les plus divers. Il fait de l’économie politique et de la littérature ; il a écrit des études remarquables sur les réformateurs contemporains, et il a publié un livre presque populaire, Jérôme Paturot. Jérôme Paturot est devenu une sorte de type. Il cherchait autrefois une position sociale, puis il s’est mis à la recherche de la meilleure des républiques : Jérôme Paturot a toujours eu le goût de la chimère ! Voici que l’auteur laisse aujourd’hui son type assez vulgaire et assez amusant pour peindre d’une manière plus directe quelques-uns des traits du temps actuel. M. Louis Reybaud a sans doute le goût, l’indépendance et l’honnêteté de la satire ; le malheur est qu’il n’en a point le génie : ses esquisses n’ont guère d’autre mérite que celui de journaux charivariques. C’est une succession d’articles principalement sur ces tendances dont nous parlions il n’y a qu’un instant, les tendances spéculatrices et industrielles. L’auteur en fait un tableau hardi parfois. Il y a bien des traits qui s’appliquent à des visages connus ; mais M. Louis Reybaud n’est ni un Aristophane, ni même un Addison : c’est l’auteur de Jérôme Paturot, qui saisit toujours plutôt le côté burlesque des choses que leur ironie profonde. Ce que l’industrie fait des mœurs, M. Reybaud le montre ; ce que le socialisme en eût fait, c’est ce que l’auteur d’un roman un peu singulier, la Grande Nuit, essaie de montrer. Ici, la peinture des mœurs socialistes dans la grande république égalitaire réalisée prend la forme d’une action et d’un drame. Ce n’est là, à tout prendre, que l’idée des scènes de M. Veuillot sur le Lendemain de la victoire, scènes écrites lorsque la victoire était encore incertaine. Qu’eût fait le socialisme en réalité, s’il eût réussi à s’emparer du monde’ ? quels drames eût-il enfantés ? quelles luttes eussent éclaté soudainement ? Toutes les conjectures sont possibles, et l’imagination peut se donner une libre carrière ; elle peut se représenter les traditions, les croyances, les instincts, les intérêts s’étreignant dans un choc formidable. Ce n’est là heureusement qu’un tableau d’imagination. Le socialisme n’est point allé jusqu’à la réalité. C’est bien assez d’être arrivé jusqu’aux esprits et aux âmes, et d’avoir communiqué à l’Europe des secousses et des terreurs dont elle ne semble pas si près de se remettre.

Si les révolutionnaires de toute nature et de tous les pays n’avaient point l’esprit fermé, comme ils l’ont, à tout ce qui n’est point leur idée ou leur ambition, ils devraient bien cependant observer un signe caractéristique : c’est leur impopularité croissante. Voyez M. Kossuth. Il y a deux ans à peine, il arrivait en triomphateur en Angleterre ; il parcourait les États-Unis en souverain, pour en sortir, il est vrai, d’une manière un peu moins victorieuse. Il sonnait toutes les fanfares de la guerre contre tous les tyrans. Le voici maintenant occupé à se sauver dans les subterfuges, tantôt déclinant toute solidarité avec M. Mazzini, tantôt forcé de recourir à la plus grande souplesse pour ne point se heurter à la loi anglaise, qui serait fort capable de méconnaître son inviolabilité de chef d’insurrection. C’est un des plus curieux épisodes de l’histoire actuelle de l’Angleterre. De quoi s’agit-il donc ? Il y a quelque temps déjà, on a saisi à Rotherhitte un dépôt considérable de poudre et de projectiles de guerre dans une maison appartenant à M. Hale, chargé de leur fabrication. Pour qui en réalité étaient fabriquées la poudre et les fusées de Rotherhitte ? Là était la question. Le gouvernement anglais a été, ce semble, assez peu délicat pour apercevoir dans tout cela la main de M. Kossuth ; il avait bien ses raisons. Comme il n’existait néanmoins pour le moment aucune preuve directe contre l’ancien dictateur hongrois, le dépositaire de la poudre, M. Hale, a été seul mis en cause ; il a déjà comparu devant la justice, et son affaire a été renvoyée devant le jury, où elle prendra peut-être des développemens de nature à dégager la moralité de toute cette histoire ; mais le plus curieux n’est point l’affaire judiciaire, c’est la comédie qui se joue à ce sujet. D’un côté, c’est M. Kossuth invoquant tous les dieux, demandant à tout le monde des nouvelles de ce que permettent ou de ce qu’interdisent les lois de l’Angleterre, consultant les légistes, se posant en victime de machinations occultes, et voyant un peu partout autour de lui des agens de police épiant ses moindres mouvemens. M. Kossuth est-il dans le fait complètement innocent de la fabrication de poudre de Rotherhitte ? Il faut distinguer : l’ancien dictateur hongrois a besoin de faire face à des conditions diverses ; il faut qu’il maintienne son rôle et qu’il se mette à l’abri des lois anglaises. Aussi déclare-t-il qu’il a des armes, beaucoup d’armes, un peu de toutes parts. — mais qu’il n’en a point en Angleterre. M. Kossuth ne laisse point en ce moment de faire une figure assez curieuse de révolutionnaire dans l’embarras. De l’autre cédé, un personnage non moins curieux, c’est lord Palmerston, sommé dans la chambre des communes, par M. Duncombe, M. Bright, M. Cobden, de proclamer l’innocence de M. Kossuth. C’est lord Palmerston en effet qui, comme ministre de l’intérieur, a eu à diriger l’expédition de Rotherhitte, et quand à affirmer l’innocence de M. Kossuth, il s’en garde bien, il est même facile de voir qu’il n’en croit pas un mot. S’il a accueilli autrefois avec chaleur le dictateur de la Hongrie, il semble tout prêt aujourd’hui à l’exécuter très poliment. Voilà déjà plusieurs séances de la chambre des communes qui ont été remplies du récit des tribulations de M. Kossuth, et la dernière s’est terminée par une déclaration de lord John Russell disant le mot final de la politique du cabinet de Londres au sujet des réfugiés et de M. Kossuth en particulier. Cette déclaration, c’est que, si l’Angleterre est décidée à maintenir sur son sol l’inviolabilité du droit d’asile, elle ne l’est pas moins à empêcher tout ce qui ressemblerait à une préméditation d’attaque année contre les autres gouvernemens, et il faut l’ajouter, tout cela a été dit dans des intentions peu favorables à M. Kossuth.

Veut-on voir les idées révolutionnaires sur un autre terrain, où malheureusement elles règnent d’une manière despotique ? On n’a qu’à jeter les yeux, en Suisse, sur le canton de Fribourg, qui a l’inestimable avantage de jouir d’un gouvernement révolutionnaire un se souvient de réchauffourée qui a eu lieu le mois dernier à Fribourg ; cette tentative désespérée des populations a eu de tristes conséquences. Après sa facile victoire, le gouvernement fribourgeois, bien loin de se modérer, n’a fait que redoubler de violence : les arrestations se sont succédé. Tout ce qui était conservateur est devenu l’objet de mesures vexatoires, et le gouvernement de Fribourg a couronné son œuvre en rendant un décret qu’on retrouve dans l’arsenal de toutes les armes révolutionnaires : il a ouvert un emprunt forcé qui « pèsera, dit ce décret, sur les rentiers et capitalistes, mais principalement sur les auteurs et fauteurs présumés de l’insurrection. » On voit comment procèdent les autorités fribourgeoises, et où elles peuvent aller avec des moyens comme ceux qu’elles mettent en usage. Qu’en peut-il résulter ? Un état d’agitation, d’irritation permanente. Là où le gouvernement se sent près d’être vaincu légalement, il use de la force et emporte les élections à la pointe du sabre. C’est là ce qui vient d’arriver dans une élection à Bulle. Un député était à nommer ; deux candidats étaient en présence : M. Fracheboud pour le parti radical, M. Wuilleret pour le parti conservateur. Au moment où s’est ouverte l’assemblée électorale, les deux partis étaient réunis ; le préfet, président de l’assemblée, s’est hâté de mettre aux voix le candidat du parti radical. Une majorité considérable semblait se dessiner contre lui ; il n’en a pas moins été proclamé député, malgré ce qu’il pouvait y avoir au moins de douteux dans deux épreuves successives ; et lorsque le parti conservateur a réclamé, conformément à la loi, un recensement des votes, les gardes civiques ont tiré leurs armes et ont fondu sur une foule inoffensive. Des coups de feu, assure-t-on, ont été tirés des fenêtres mêmes de la préfecture ; il y a eu plusieurs morts et une centaine de blessés. Des maisons ont été dévastées. Tels sont les procédés sommaires des radicaux de Fribourg en matière électorale. Ce guet-apens, comme on le pense, n’a fait qu’exaspérer encore plus la population. Une protestation a été adressée au conseil fédéral contre l’élection de Bulle et contre les faits sanglans qui ont eu lieu le 1er mai. Jusqu’ici, le conseil fédéral a repoussé toutes les plaintes, toutes les protestations des habitans de Fribourg pendant ces dernières années. Il parait cependant s’être ému des scènes de Bulle, de même que des mesures prises par le gouvernement cantonal. Une enquête semble avoir été ordonnée sur tous ces faits. Quoi qu’il arrive, le canton de Fribourg aura fait une longue et dure expérience du despotisme radical.

Dans ce mouvement universel des peuples contemporains, l’Espagne, on le sait, a en ce moment son genre de complications et de difficultés. Elle va de ministère en ministère, sans trop avoir le mot de cette crise des partis et des opinions. Ce qu’on peut remarquer aujourd’hui, c’est un sensible apaisement de toutes les irritations et de toutes les passions qui s’étaient produites récemment, et, il faut le dire, le nouveau cabinet a contribué de tous ses efforts à porter quelque relâchement dans une situation qui a été un moment étrangement tendue. De la réforme de la constitution, il n’en est plus question pour l’instant. Les cortès seront-elles convoquées de nouveau ? Elles le seront sans nul doute, mais on ne sait point l’époque de leur convocation. Dans sa composition même, le ministère n’est pas encore complété ; le ministre des travaux publics n’est point nommé, et M. le comte de San-Luis parait avoir refusé le portefeuille des affaires étrangères, qui avait été d’abord inutilement offert à M. Luis Lopez de la Torre-Ayllon, ministre à Vienne. Tout cela ne constitue pas sans doute une situation très nette et très décidée, cela ne résout aucune des questions qui pèsent sur l’Espagne, mais cela peut aider à éviter les écueils des partis extrêmes. Quoi qu’il en soit, le cabinet de Madrid semble s’appliquer à suivre une voie de modération et de conciliation, et à répondre par sa politique aux besoins les plus urgens du pays. On s’était beaucoup ému depuis quelque temps à Madrid des scandales auxquels auraient donné lieu certaines opérations industrielles. Cette émotion, si l’on s’en souvient, avait même trouvé des organes dans le sénat. Le gouvernement a pris des mesures pour que toutes les opérations de l’industrie fussent soumises à une surveillance rigoureuse, et que la loi leur fût strictement appliquée. Le ministre de l’intérieur notamment, M. Egaña, semble s’attacher à des réformes administratives de nature à simplifier l’action du gouvernement. Il vient de supprimer l’institution des corregidors qui tenait à la fois du maire et du préfet, et qui imposait au budget une charge assez lourde. La politique au reste peut avoir ses difficultés à Madrid ; mais l’Espagne souffre en ce moment d’un bien autre mal. Qui croirait qu’à l’heure actuelle, au milieu de tous les développemens matériels de ce siècle, il y a au-delà des Pyrénées toute une contrée qui est décimée par la famine ? C’est là cependant le fléau qui désole la Galice, et auquel vient s’ajouter une sorte de peste née de la famine même. Tous les villages se dépeuplent ; la mort emporte chaque jour ces populations. Ce triste état est la suite de mauvaises récoltes : mais ne dénote-t-il pas aussi des vices auxquels le gouvernement espagnol doit se hâter de porter remède ? C’est là ce qui doit balancer à coup sur toutes les préoccupations de la politique.

En Turquie, la situation n’a point changé très sensiblement. L’ambassadeur extraordinaire de Russie conserve toujours à Constantinople à peu près la même attitude, avec moins de hauteur toutefois. Qu’a-t-il jusqu’à ce jour obtenu ? Aucune concession de droit, aucun traité nouveau avec la Porte, aucun arrangement par lequel le sultan renoncerait à une portion quelconque de la souveraineté. On a dit que le prince Menchikoff demandait un renouvellement de ce traité d’Unkiar-Skelessi, en vertu duquel Mahmoud avait mis le Bosphore et les Dardanelles à la disposition de la Russie, afin d’être secouru par elle dans la lutte redoutable qu’il avait alors à soutenir contre le pacha d’Égypte. On a dit aussi que le même diplomate venait réclamer un privilège encore plus étrange, celui de la nomination du patriarche de Constantinople par le saint synode de Pétersbourg et par conséquent la suprématie de l’église grecque de l’empire ottoman. Nous n’avons point à examiner ce qu’il y aurait d’exorbitant à soumettre la plus haute autorité de l’église schismatique au synode de Russie, qui ne vient aujourd’hui qu’au cinquième rang dans la hiérarchie de cette église. Nous n’avons point à rechercher à l’aide de quels argumens on parviendrait à prouver à la Porte la nécessité d’une alliance avec ses adversaires-nés contre ses amis naturels. De pareilles combinaisons peuvent exister dans les pensées du cabinet russe, mais nous doutons qu’il les ait catégoriquement formulées et proposées à la Porte. En avouant de telles prétentions, la Russie provoquerait à son détriment une alliance des gouvernemens de l’Occident, et en choisissant la question des lieux saints pour principal prétexte de la mission du prince Menchikoff, elle indique assez au contraire combien elle est préoccupée de diviser les cabinets qui pourraient gêner présentement son action en Turquie. Cependant l’Angleterre, la Prusse, l’Autriche, seraient plus complaisantes que de raison, si elles pensaient que ce prétexte des lieux saints ne couvre point un système de conquête parfaitement combiné, et qu’elles peuvent, sans inconvénient pour l’équilibre de l’Europe, laisser prendre à la Russie sur les douze millions de schismatiques de l’empire ottoman une suprématie morale qui équivaudrait presque à une possession de fait. Le plaisir de faire pièce à la France n’excuserait pas devant l’histoire une pareille politique. D’ailleurs, si le prince Menchikoff n’a encore rien obtenu conventionnellement de la Porte qui constitue un avantage réel, sa mission a déjà produit des conséquences qui ne sont pas sans gravité, par l’attitude peu bienveillante qu’il a prise à l’égard de Fuad-Effendi, dès ses premiers rapports avec le gouvernement turc, il a réussi à éloigner du pouvoir l’homme qui, depuis l’éclipsé de Reschid-Pacha, représente le mieux eu Turquie l’esprit de l’Occident. Le prince Menchikoff ne s’est point contenté de ce succès remporté à Constantinople. Comme s’il se lui proposé d’opérer une sorte de triage dans le personnel politique de l’empire ottoman, et de frapper les hommes les plus capables et les plus populaires, il a impérativement exigé la destitution du ministre des affaires étrangères de Servie, M. Garachanine. C’est par voie directe, et sans recourir à l’intervention du sultan, qu’il a exercé cette pression sur le prince de Servie, comme si ce pays eût été une principauté vassale de l’empire russe et déjà séparée de la Turquie. À défaut de plus amples indications, que le prince Menchikoff se refuse à donner sur sa mission, ces faits suffisent pour que l’on puisse asseoir au moins un calcul de probabilités : il se peut que la question des lieux saints forme un des points principaux de ses instructions ; mais évidemment ce n’est pas le seul.

Cette question des lieux saints, ouverte depuis trois ans bientôt, a soulevé dans les derniers temps bien des débats qui sont loin de l’avoir éclaircie. Est-elle donc par elle-même si obscure, que l’on ne puisse clairement démêler de quel côté est le droit et la raison dans les conflits qu’elle provoque ? Entre la position de la France et celle de la Russie en Palestine, il n’y a, on le sait, aucune similitude, aucune analogie. Que fait la France, lorsqu’elle réclame la possession de certains sanctuaires de Terre-Sainte en faveur des religieux catholiques ? Elle protège des sujets français ou du moins francs qui relèvent directement de sa juridiction, qu’elle ne peut pas refuser de protéger sans manquer à ses devoirs envers ses nationaux ; enfin elle les protège en vertu de droits formels, écrits dans des traités connus sous le nom spécial de capitulations. La Russie vient-elle à Jérusalem pour protéger des sujets russes de religion grecque ? y vient-elle armée de droits écrits, de traités signés entre elle et la Porte ? Nullement. Le protectorat que la Russie réclame dans l’affaire des lieux saints, c’est celui de populations sujettes du grand-seigneur, qui ne sauraient logiquement relever d’elle. La Russie ne pouvait donc être appelée officiellement dans le débat élevé entre les religieux francs sujets de la France, représentés par elle, et les Grecs sujets du grand-seigneur, représentés par la Porte.

Il s’est cependant rencontré des écrivains pour soutenir une thèse opposée, et ce qu’il y a de plus étrange (c’est du moins un signe affligeant de la confusion d’idées dans laquelle nous vivons), c’est que ces écrivains appartiennent à ce que l’on est convenu, au milieu des luttes des dernières années, d’appeler le parti catholique. Il est vrai que ce parti contient des élémens politiques de nature à influer profondément en cette occasion sur sa manière de voir. En politique, à quelques exceptions près, le parti catholique professe le dogme de la légitimité, et la Russie passe pour être la représentation vivante de ce dogme. Nous n’hésitons pas à penser toutefois que la papauté serait singulièrement compromise le jour où les plans religieux de la Russie triompheraient en Orient, et que le même événement qui mettrait Sainte-Sophie aux mains des Russes pourrait bien ébranler quelque peu Saint-Pierre et le Vatican sur leurs fondemens. Ces réflexions nous sont suggérées par un écrit de M. Poujoulat intitulé la France et la Russie a Constantinople, et qui d’ailleurs ne rachète par aucune qualité de style des tendances anti-patriotiques et anti-catholiques pompeusement étalées sous prétexte d’une intelligence supérieure de la dignité de la France et des intérêts du catholicisme. De pareils écrits ne pourraient que nuire au parti qu’ils prétendent servir, et c’est à la sévérité particulière des légitimistes sincères, des catholiques véritablement convaincus, que nous signalons l’écrit de M. Poujoulat.

CH. DE MAZADE.


HISTOIRE DE L’ILE DE CHYPRE SOUS LE REGNE DES PRINCES DE LA MAISON DE LUSIGNAN, par M. L. de Maslatrie[1]

Parmi les grandes familles françaises qui prirent part aux croisades et qui s’illustrèrent en Orient, ou qui parvinrent à une haute position, est celle des Lusignans, dont le nom, popularisé parmi nous par les beaux vers de Voltaire, est devenu l’emblème de l’héroïsme chrétien et chevaleresque. En 1164, la Palestine vit accourir pour visiter et défendre les saints lieux des guerriers de l’Anjou, ayant à leur tête Hugues le Brun, qui emmenait avec lui ses deux fils, Geoffroy et Guy de Lusignan. On sait comment Guy, par son mariage avec Sibylle, fille du roi Amaury et comtesse de Jaffa, obtint la couronne de Jérusalem, et comment, après un an environ de règne, il fut détrôné par Saladin, qui prit la cité sainte en 1187. Vers cette époque, un prime grec de la maison de Comnène, Kyr Isaac, s’était emparé de Chypre qu’il gouvernait sous le titre d’empereur.

Le roi d’Angleterre Richard-Cœur-de-Lion, se rendant en Palestine (1191) à la tête de sa flotte, voulut aborder dans cette île, au port de Limassol ; mais « li Grifon (les Grecs) qui gardoient la marine, dit un vieux chroniqueur, lor défendirent lo descendre. » Après quelques pourparlers, les Anglais et les Grecs en vinrent aux mains, et ceux-ci, n’ayant pu résister au premier choc, se débandèrent et s’enfuirent dans les montagnes. Kyr Isaac fut pris et chargé de chaînes d’argent. Richard, resté maître de Chypre, la vendit aux chevaliers du Temple, au prix de 100,000 besans sarasinas, qui correspondent à peu près, suivant les calculs de M. de Maslatrie, à 9,600,000 fr. de notre monnaie actuelle. 40,000 besans furent payés comptant. Les templiers, embarrassés de leur nouvelle possession, la cédèrent à Guy de Lusignan, qui les remboursa de leurs avances, et s’engagea à acquitter, sur les revenus de l’île, les 60,000 besans qui restaient dus. Ce prince fut la tige des souverains d’origine française qui régnèrent à Chypre jusqu’au moment où Catherine Cornaro, femme du dernier de ces souverains, Jacques III, se vit forcée d’abdiquer, en 1489 ? en faveur des Vénitiens. Ceux-ci se maintinrent à Chypre jusqu’en 1598, époque où ils en forent dépouillés par les Turcs.

La période de l’histoire de cette île pendant laquelle elle fut soumise à la dynastie des Lusignan, et qui embrasse un intervalle de trois siècles, n’avait point encore été étudiée et était fort peu connue, lorsqu’en 1841 l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en fit le sujet de l’un de ses prix annuels. Le très remarquable mémoire que présenta au concours M. de Maslatrie fut couronné. Encouragé par le suffrage de cette illustre et savante compagnie, l’auteur, avant de livrer son travail à la publicité, voulut lui donner de nouveaux et plus amples développement. Dix années ont été consacrées par lui à des recherches poursuivies avec une activité et une persévérance infatigables, non-seulement en France, dans nos grands dépôts publics, mais à Chypre même et dans les archives de tous les pays d’Europe avec lesquels les Lusignans furent en rapport. Dès la fin du XIIIe siècle, lorsque les dernières places de la côte de Syrie eurent été enlevées aux chrétiens par les sultans d’Égypte, toute la politique, toutes les préoccupations des princes cypriotes et de leurs sujets se tournèrent vers le commerce. Ces vues les conduisirent à conclure des alliances tour à tour avec Venise, Gênes et les autres républiques italiennes, avec l’Aragon, Rhodes et l’Arménie, avec les Arabes d’Égypte et les Turcs de l’Asie Mineure. Les villes italiennes surtout, dont les navires ne cessèrent de sillonner la Méditerranée pendant tout le moyen âge, eurent des communications très étroites et très fréquentes avec Chypre, et tout porte à croire qu’elles avaient dû en conserver de nombreux et précieux souvenirs.

M. de Maslatrie a fouillé à plusieurs reprises dans les archives des Frari à Venise, dans celles de la cour à Turin ; à Gênes, dans les archives de la Banque de Saint-George, cessionnaire de la Mahoue, compagnie formée dès le XIVe siècle pour le commerce avec Chypre. À Rome, la traduction italienne du texte grec, qui n’a pas été retrouvé, de la chronique de Strambaldi ; à Venise, la chronique italienne dite de François Amadi ; à Londres, au British Muséum, la chronique grecque de George Bustron et celle de Florio Bustron ; à Paris, les poésies de Guillaume de Machault, le Songe du vieux Pèlerin de Philippe de Maizières, chancelier de Chypre, que possède la Bibliothèque impériale, ainsi que les cartons des archives de l’empire, ait fourni à l’auteur de quoi reconstituer d’une manière complète le tableau du régime politique et administratif de la société cypriote et la narration des faits qui s’accomplirent dans son sein sous la domination de la maison de Lusignan. Ces documens, choisis et transcrits avec soin, et éclaircis par une suite de notes où une érudition sobre en général laisse apercevoir néanmoins les vastes recherches qu’elle a coûtées, ont été répartis en deux volumes, dont le premier vient de paraître. Plusieurs de ces notes offrent un attrait assez piquant de curiosité. Pour en donner une idée, je citerai une de celles qui nous font connaître les immenses richesses que le commerce faisait affluer dans les villes italiennes au moyen âge. À Florence, il existait deux compagnies, les Peruzzi et les Baldi, qui étaient en relations d’affaires avec la plupart des contrées de l’Europe, surtout avec la France, la Flandre, le Brabant et l’Angleterre, et aussi avec les royaumes de Chypre et d’Arménie. Ces négocians qui s’étaient faits les banquiers d’Edouard III dans sa guerre contre Philippe de Valois, n’ayant pu être à temps remboursés de leurs avances, faillirent en 1337 et laissèrent une dette qui s’éleva, pour les deux maisons réunies, à 1,365,000 florins d’or, représentant aujourd’hui près de 99 millions, la valeur d’un royaume ! dit tristement l’historien Villani, chez qui l’on peut voir la perturbation qu’occasionna cette catastrophe dans les affaires de Florence. Le troisième volume de M. de Maslatrie comprendra une série de mémoires sur la géographie historique ou physique de Chypre, les tribunaux et cours de justice, la hiérarchie des grands officiers de la couronne, L’organisation ecclésiastique, la condition des personnes, l’état des terres et des impositions publiques, la généalogie de la famille royale des Lusignans et celle des principales familles du royaume, d’origine française, grecque, arménienne, vénitienne, génoise et catalane, etc. Enfin le quatrième volume sera consacré au récit des évènemens dont l’île fut le théâtre pendant la période des Lusignans, et résumera tous les faits contenus dans les documens et les mémoires. Ce quatrième, volume, qui est en réalité le premier de l’ouvrage, ne viendra qu’en dernier lieu dans l’ordre de publication. L’auteur a judicieusement pensé que dans une matière neuve, et pour ainsi dire inconnue, comme celle qui forme l’objet de sa publication, il fallait avant tout donner les pièces justificatives et assurer ainsi le sol sur lequel doit reposer l’édifice qu’on a entrepris d’élever.

ED. DULAURIER.


V. DE MARS


  1. 4 vol. in-8o, première partie ; Paris, Imprimerie Impériale.