Chronique de la quinzaine - 31 mai 1845
31 mai 1845
Maroc et Taïti, voilà deux noms qui portent malheur au cabinet du 29 octobre, et qui reviennent encore dans la discussion pour réveiller douloureusement les susceptibilités de la France. On nous disait que la question de Taïti était heureusement terminée ; toutes les difficultés étaient résolues ; après le désaveu de nos officiers, après l’indemnité Pritchard, nous pouvions nous tenir en repos de ce côté, et tout à coup nous apprenons, par les journaux anglais, de nouvelles complications aussi graves que les précédentes. L’amiral Hamelin, chargé de rétablir le gouvernement de la reine Pomaré, arrive à Taïti : Pomaré refuse de le voir ; elle n’accepte de lui aucune offre, aucune communication directe. S’il veut une entrevue, elle exige la présence de l’amiral anglais. Que pouvait faire l’amiral Hamelin ? En présence des difficultés qu’il rencontre et dont il voit la cause, sa fierté nationale se révolte. Prenant conseil de la dignité de son pays, il institue de son propre mouvement une autorité provisoire, et brise une seconde fois le gouvernement de Pomaré. Voilà ce que nous disent les correspondances anglaises ; elles nous apportent en même temps une longue lettre de Pomaré au roi des Français, pleine d’injures et de calomnies contre nos officiers : œuvre à la fois sérieuse et burlesque, où un missionnaire anglais se donne le plaisir d’outrager la France en empruntant la signature d’une reine sauvage. Si tous ces bruits se confirment, que fera le ministère ? Après le désaveu de M. Dupetit Thouars et de M. d’Aubigny, aurons-nous le désaveu de l’amiral Hamelin ?
Les nouvelles du Maroc n’ont pas moins de gravité. Les feuilles ministérielles avaient célébré, il y a un mois, la convention de Lalla-Maghrnia. On avait publié ce traité comme un bulletin de victoire. Tous les intérêts légitimes de la France étaient satisfaits ; l’empereur de Maroc s’avouait vaincu, et Abdel-Kader allait se trouver sans ressources. Aujourd’hui on apprend qu’Abderrhaman refuse de ratifier un traité signé et ratifié par la France ; il désavoue ses plénipotentiaires et les fait mettre en prison. Les négociations sont peut-être rompues en ce moment, et nous voilà aux prises avec le Maroc, comme si le prince de Joinville n’avait pas bombardé Mogador, et comme si le maréchal Bugeaud n’avait pas remporté la bataille d’Isly.
Grace à Dieu, si nous n’avons pas le plus habile et le plus ferme des ministères, nous avons du moins près du Maroc une brave et forte armée dont le voisinage pourra faire naître dans l’esprit d’Abderrhaman des réflexions utiles. Le délai des ratifications n’est pas expiré. L’empereur peut encore retirer son refus. Néanmoins, pour plus de sûreté, il était nécessaire que ce nouveau fait, si digne de l’attention du pays, fût porté à la tribune. L’opinion commençait à s’alarmer. Les antécédens du ministère, les exigences de sa situation, le langage indiscret de quelques-uns de ses amis, tout pouvait inspirer la crainte d’un nouveau désaveu. Il était bon que la chambre intervînt, afin de fortifier le cabinet contre lui-même, et de le faire entrer, bon gré mal gré, dans la bonne voie.
Deux orateurs, M. Gustave de Beaumont et M. Billault, se sont chargés d’exprimer les sentimens de la chambre. M. de Beaumont a fait un excellent discours ; M. Billault, comme toujours, a été rapide, d’une concision nerveuse, vif sans être amer, éloquent sans être passionné, appréciant sagement les circonstances et les hommes. On a remarqué dans son discours un juste hommage adressé au grand ministre qui dirige d’une main si ferme les destinées du peuple britannique. On n’en dira pas moins que M. Billault est un ennemi déclaré de l’alliance anglaise. Il est si difficile de persuader à certains esprits que le plus sûr moyen de conserver l’alliance anglaise est de soutenir dignement les droits de la France !
La conduite du cabinet dans l’affaire du Maroc a mérité, quoi qu’il arrive de graves critiques. Le traité de Tanger a été la première faute, la plus grande de toutes. Ce traité n’a rien conclu, rien décidé. Question de frontières et de commerce, expulsion d’Abd-el-Kader, il a tout réservé pour l’avenir. Abderrhaman, tremblant et humilié, était sous la main de la France ; on avait des gages contre lui ; on les a restitués. Quand les négociations sont venues, a-t-on pris contre une influence rivale toutes les précautions nécessaires ? L’Angleterre avait des agens dans toutes les villes du Maroc ; où étaient les nôtres ? Nous avions deux consuls, agens capables, personne ne le nie ; mais ce nombre était-il suffisant ? Autre imprudence. A peine nos chambres sont-elles rassemblées, le bruit se répand que le ministère prépare une expédition contre les Kabyles, et ce bruit, accrédité par le ministère, va ranimer dans l’ouest de l’Algérie et dans le Maroc la cause d’ Abd-el-Kader. Voyant sa faute, le ministère en commet une nouvelle pour la réparer. Il déclare que, l’expédition est ajournée, puis abandonnée, ce qui accroît la confiance des barbares, en leur donnant l’idée que la France n’a pas le pouvoir de réaliser ses menaces. Enfin, le 18 mars, la convention de Lalla-Maghrnia est conclue. On l’annonce comme un résultat glorieux pour la France : c’est une victoire de notre diplomatie, et l’on met vingt-deux jours à la ratifier ! Pendant ce temps, Abderrhaman écoute des suggestions contraires à nos intérêts, et, quand notre signature lui est envoyée, il la repousse. Le ministère nous dira un jour par quel motif la signature du roi des Français a été exposée à un pareil affront. Notre dignité ne voulait-elle pas qu’on attendît la ratification de l’empereur avant d’envoyer celle de la France ? L’Espagne, tout récemment, n’a voulu mettre sa signature au bas d’un traité qu’après avoir obtenu celle du Maroc. Mais enfin, puisqu’on était décidé à faire, coûte que coûte, ce premier pas, pourquoi n’a-t-on pas été plus vite ? Nos négociateurs disaient qu’il fallait se presser, que des complications pouvaient surgir, que des intérêts rivaux pouvaient se jeter à la traverse : pourquoi ne les a-t-on pas écoutés ? L’année dernière, lors du voyage à Windsor, on s’est hâté de conclure la paix et de rappeler notre escadre : il y a un mois, lorsqu’il s’agissait de recueillir les fruits de la guerre, pourquoi a-t-on mis tant de lenteur ? D’où venaient les difficultés ? Faut-il croire que le cabinet, bien inspiré d’abord, a voulu attendre la ratification de l’empereur, et qu’ensuite, averti des intrigues dirigées contre le traité, il a voulu risquer sa signature, espérant que ce serait le moyen d’obtenir une conclusion ? Ce ne serait pas la première fois que le cabinet, changeant d’un jour à l’autre sa manière d’agir dans une même affaire, aurait perdu par ses incertitudes tous les avantages d’une position, pour n’en prendre que les inconvéniens.
Notre négociateur, M. Delarue, ne sera pas désavoué, puisque la convention est ratifiée : autrement, le cabinet se désavouerait lui-même, ce qui serait, comme l’a dit spirituellement M. de Beaumont, une complication nouvelle du système des désaveux. Le délai des ratifications expiré, il faudra que le gouvernement se prononce. Il ne peut pas reculer. Qu’il s’agisse du Maroc ou d’une puissance intéressée à protéger le Maroc, la question est la même ; elle est posée dans des termes qui font à la France un devoir de résister. Ce qui touche le Maroc touche l’Algérie, et ce qui touche l’Algérie touche notre honneur et notre puissance dans le monde. M. Duchâtel, interpellé par M. de Beaumont et M. Billault, a refusé toute explication sur les faits ; il en avait le droit. Sollicité de prendre un engagement formel, de déclarer que le gouvernement ne céderait pas, il a mieux aimé garder le silence. Soit. S’il y a des momens où une politique habile peut se permettre des vivacités de tribune pour atteindre plus sûrement son but, nous convenons que ces momens sont rares, et que la réserve, dans les situations difficiles, est le devoir ordinaire des gouvernemens. M. Duchâtel aura pensé sans doute que l’exemple de sir Robert Peel n’était pas bon à suivre pour le cabinet du 29 octobre ? Peut-être aussi n’a-t-il pas voulu se créer un rôle qui eût porté trop d’ombrage à M. Guizot ? Quoi qu’il en soit, la chambre, par l’organe de M. de Beaumont et de M. Billault, a témoigné nettement ses intentions. Elle a voulu prêter force et assistance au cabinet. Quant au ministère, après avoir subi tant de fois le joug parlementaire dans les questions diplomatiques, après avoir fait tout ce que les chambres ont voulu dans l’affaire du droit de visite, dans la question du traité sarde et du traité belge, dans celle d’un traité de commerce avec l’Angleterre ; après avoir plié toutes les fois qu’il eût été dangereux pour lui de résister, il aurait mauvaise grace à repousser l’appui qui lui est offert dans la question du Maroc. Mais nous sommes tranquilles à cet égard : il en sera de la question du Maroc comme de toutes celles où le parlement a exprimé une volonté ; ce que les chambres voudront, le ministère le fera.
La chambre a été indulgente à l’égard de M. le ministre de la guerre. Elle n’a pas voulu lui donner l’embarras d’expliquer ses opinions contradictoires sur l’expédition de la Kabylie. Sans la commission des crédits d’Afrique, qui a forcé le ministère de renoncer à son plan, quelle serait aujourd’hui la situation de notre armée, engagée dans les défilés du Jurjura, pendant que les tribus de l’ouest insurgées s’appuieraient sur les dispositions hostiles du Maroc ? Pour justifier M. le président du conseil, des amis trop complaisans ont répandu le bruit que l’expédition de la Kabylie avait été exigée par le maréchal Bugeaud. Il n’en est rien. Le ministère, il y a six mois, était plus épris de l’expédition que le maréchal lui-même. On peut voir, dans la discussion de l’adresse, avec quelle réserve le duc d’Isly s’était exprimé sur ce sujet. Dans tous les cas, la faute ne serait pas d’avoir formé le plan d’une expédition dans la Kabylie : le mal est de l’avoir si imprudemment annoncée, et d’avoir déclaré ensuite qu’on ne la ferait pas. Sur ce dernier point, M. Desmousseaux de Givré et M. Saint-Marc Girardin ont voulu obtenir des explications. En effet, plusieurs orateurs, dans le cours de la discussion, avaient blâmé l’expédition de la Kabylie, non pas seulement comme inopportune, mais d’une manière absolue. Il fallait savoir si le ministère acceptait ce droit nouveau en faveur de la Kabylie, et si, changeant de conviction, il repoussait aujourd’hui le principe d’une expédition que réclamera tôt ou tard l’intérêt de notre puissance en Afrique. Le ministre de la guerre, rompant enfin le silence, a répondu que le gouvernement entendait conserver à cet égard sa liberté d’action.
Cette question de Maroc peut prendre d’un jour à l’autre un caractère très grave ; cependant nous devons reconnaître qu’elle n’a pas causé dans la chambre une grande agitation. La chambre a cessé aujourd’hui de se passionner pour les débats politiques. Elle appartient corps et ame aux chemins de fer. La discussion sur le chemin du Nord a duré huit jours. L’adoption de l’embranchement de Fampoux à Hazebrouck a amené un incident qui caractérise l’esprit de notre époque. Au moment du scrutin, les délégués des villes qui sollicitaient l’embranchement se trouvaient réunis dans une tribune. Dès que le vote a été connu, ils ont fait éclater leurs transports ; rien n’a pu arrêter l’explosion de leur joie bruyante, et bientôt on les a vus dans la salle des conférences prodiguer à leurs députés les témoignages de la reconnaissance la plus vive. Voilà les émotions et les intérêts du temps. L’embranchement de Fampoux, objet de ce triste enthousiasme, avait soulevé de vifs débats. Il devait avoir pour résultat d’aggraver les charges de la ligne principale. Aussi, après le vote, la commission a porté à trente-huit ans le maximum de la durée de concession, qu’elle avait primitivement fixé à trente-trois. Mais voyez la logique et la hardiesse du ministère. M. Dumon, originairement, avait demandé dans son projet de loi le chiffre de quarante-cinq ans. Pour être conséquent avec lui-même, il aurait dû élever ce chiffre après le vote de l’embranchement. Au lieu de l’élever, il l’a réduit. Il a proposé le chiffre de quarante-un ans, qui a été adopté par la chambre. Voilà ce qui s’appelle avoir des convictions et les soutenir.
Si nous voulions citer un autre exemple de cette fidélité du cabinet à ses principes, et de la persévérance qu’il met dans la défense de ses projets de loi, nous parlerions de la singulière discussion que le sésame a soulevée ces jours derniers à la chambre des pairs. On se rappelle qu’au Palais-Bourbon M. le ministre du commerce, d’accord avec la commission, demandait pour le sésame un droit de 5 francs 50 centimes, que la chambre a porté à 10 francs, en adoptant l’amendement de M. Darblay. Au Luxembourg, les rôles se sont trouvés intervertis : c’est le ministère qui a soutenu le chiffre de M. Darblay, pendant que la commission opposait au ministère le chiffre de 5 francs 50 centimes qu’il avait primitivement défendu. Bref, le chiffre de 10 francs a prévalu. Est-ce un succès, est-ce un échec pour le cabinet ? La question est encore indécise pour nous. Cela ne nous empêche pas, d’ailleurs, de rendre toute justice aux intentions loyales de M. le ministre du commerce, et au zèle éclairé qu’il apporte dans la direction des affaires de son département.
La chambre des députés, outre le chemin de fer du Nord et les crédits d’Afrique, a discuté durant ces derniers jours plusieurs questions importantes. Elle a voté sur les justices de paix une loi depuis long-temps désirée. On sait qu’en vertu de la législation actuelle, les juges de paix, en dehors de leur traitement fixe, reçoivent des vacations, ce qui leur ôte une partie de leur caractère judiciaire. La loi nouvelle fait cesser cette anomalie ; elle remplace les vacations par une augmentation de traitement. On ne peut dire cependant que cette loi sera juste pour tous ; elle consacrera des inégalités temporaires. Sur certains points, l’augmentation de traitement ne viendra pas compenser la perte des vacations ; il en résultera quelques froissemens isolés, que l’on eût pu faire cesser par des indemnités viagères. Malheureusement la chambre est d’une réserve extrême dès qu’il s’agit de traitemens ; elle veut bien que les compagnies gagnent des millions dans les chemins de fer, mais elle dispute souvent le nécessaire aux serviteurs de l’état. C’est là son système d’économie.
En ce moment, la chambre discute le projet de loi sur le régime colonial, déjà voté à la chambre des pairs. Nous ne reviendrons pas en détail sur cette question, qui a été l’objet d’un débat si approfondi au Luxembourg. Comme on pouvait s’y attendre, les discours philanthropiques abondent à la chambre des députés ; les réclamations en faveur des colons y sont mal accueillies : la prudence est suspecte ; la modération passe pour un jeu perfide. Si vous voulez qu’on vous écoute, n’allez point parler des grands intérêts qui se rattachent à la conservation de nos colonies ; ne parlez pas de notre navigation, de notre commerce, de notre puissance maritime : qu’est-ce que tout cela ? Des intérêts matériels. Voulez-vous être applaudi, parlez des intérêts moraux, de la liberté, de la grandeur de l’espèce humaine, des sentimens et des principes qui font la vie des peuples civilisés. A Dieu ne plaise que nous cherchions à ridiculiser cet enthousiasme ! M. de Tocqueville et M. Agénor de Gasparin sont de nobles esprits ; ils aiment les généralités, et ils savent quelquefois les rendre éloquentes : rien de mieux. Seulement, pourquoi ne s’aperçoivent-ils pas qu’ils prêchent des convertis ? Où sont les partisans de l’esclavage, les détracteurs de la nature humaine, les oppresseurs et les bourreaux ? M. Jollivet est donc un homme bien terrible ! Quant à nous, qui ne connaissons, grace à Dieu, ni colon, ni délégué, nous avions cru sincèrement que dans le temps où nous sommes, sous le gouvernement où nous vivons, il était permis, sans passer pour un barbare, d’exprimer des craintes sur les conséquences d’une émancipation trop prompte et peu réfléchie. Dans la société coloniale, nous avions cru voir des intérêts respectables, des principes qu’il est bon de ménager, jusqu’à ce qu’on puisse les remplacer par des principes meilleurs et d’une nature plus élevée. Le colon, jusqu’à présent, et tant que vous n’aurez pas établi un régime nouveau, est le représentant de l’autorité ; c’est le pouvoir. Si vous voulez conserver dans le cœur de l’esclave le sentiment de la règle et de la discipline, nécessaire à toute société organisée, ne détruisez pas brusquement, violemment, l’autorité morale du maître. Substituez l’affection à la crainte ; que les bienfaits de l’émancipation, au lieu de venir directement de la loi, passent des mains du maître dans celles de l’affranchi, afin de renouer par la reconnaissance et le respect des relations que la loi a rompues. Ainsi, vous préparerez la transition d’un régime à un autre, et vous éviterez les secousses. En un mot, jetez des fondemens solides avant de construire ; formez ces sentimens moraux dont vous parlez avant de rompre le dernier anneau de cette chaîne que nous voulons tous briser. Soyez prudens et justes, c’est la condition nécessaire d’une bonne loi sur l’émancipation. Vous ferez regretter l’esclavage, si vous ne faites pas aimer et estimer la liberté.
La chambre décidément est en veine de philanthropie. Pendant qu’elle émancipe les noirs des colonies, elle prend en considération un projet de dégrèvement sur le sel, proposé par M. Demesmay. M. Laplagne a défendu le trésor ; mais il n’a pu convaincre la chambre. La proposition sera donc étudiée et discutée. M. le ministre des finances, cette semaine, a eu d’autres épreuves à subir. La question du remboursement des rentes s’est offerte, au Luxembourg, accompagnée de circonstances nouvelles ; l’opposition, plus compacte, est représentée par M. Roy, connu depuis long-temps pour ses opinions absolues sur la matière. L’illustre pair ne reconnaît pas le droit de l’état ; il appelle le remboursement une spoliation ; il repousse le principe de la conversion dans le présent comme dans l’avenir. M. Laplagne, dans un discours qui restera comme un modèle de discussion financière, a réfuté victorieusement ces conclusions rigoureuses. M. Beugnot, M. Passy, les ont également combattues. Néanmoins la chambre des pairs s’est prononcée contre le remboursement à la majorité de 118 voix contre 28. L’opinion se préoccupe avec raison du conflit qui s’élève sur cette question grave entre nos deux assemblées législatives. N’y avait-il donc pas dans l’origine un moyen de prévenir ce choc, ou au moins de l’adoucir ? Ne pouvait-on pas faire entendre, dès le début, des paroles capables d’empêcher une collision qui menace aujourd’hui de troubler l’harmonie des pouvoirs ? Ici comme ailleurs, le gouvernement avait des devoirs à remplir ; mais le ministère, comme on sait, s’en remet volontiers au hasard du soin de corriger les situations difficiles. Le hasard, en effet, l’a servi souvent ; malheureusement pour lui, le hasard ne peut tout faire.
Le hasard, voilà le mot de la situation. C’est le hasard qui gouverne la France aujourd’hui ; il est le maître. Qu’on nous montre dans le gouvernement un système arrêté, une vue d’ensemble, un but suivi avec persévérance et conviction ? Nous ne voyons d’autre résolution fortement arrêtée dans le cabinet que celle de garder le pouvoir : sur tout le reste, il n’a point de volonté. Quel est le système qui dirige sa diplomatie, où l’on n’aperçoit que des contradictions et des désaveux ? L’administration ! elle n’appartient pas au cabinet ; elle est dans les chambres. Le parlement ! c’est là surtout que se montrent au grand jour ses irrésolutions et ses faiblesses. Son opinion de la veille n’est plus celle du lendemain. Il forme des projets et les abandonne. Il avance un principe, et si les chambres lui imposent le principe contraire, il s’empresse de l’adopter. Bien plus, on le voit soutenir simultanément dans les deux chambres des opinions différentes sur la même question. Chose étrange ! ces infirmités du pouvoir, qu’on se fût efforcé autrefois de dissimuler, et de cacher soigneusement aux regards du pays, on les avoue aujourd’hui publiquement. Croyez-vous que le ministère, sans cesse battu devant les chambres, prenne à tâche de dissimuler ses défaites ? Mon Dieu, non. Il en convient, et il n’en rougit pas. Pourvu que les chambres se contentent de l’humilier, que lui importe ?
Une chose nous étonnera toujours, c’est que des hommes distingués ou éminens à divers titres aient pu supporter long-temps une situation si peu conforme à leur caractère et à leur esprit. Est-ce donc là le gouvernement représentatif tel que l’avait rêvé M. Guizot, tel qu’il l’a décrit dans ses discours ou dans ses livres, avec l’enthousiasme d’une grande intelligence passionnée pour le magnifique spectacle de la liberté moderne ? Ce sentiment du pouvoir, qu’il portait si haut dans son cœur, est-il donc satisfait par une situation où le pouvoir semble appartenir au plus patient, et non pas au plus digne ? Mais nous oublions que dans ce moment M. Guizot n’appartient pas officiellement à la politique. Sa santé ne lui permet pas encore de reprendre les affaires. On assure que les nouvelles récentes de Taïti et du Maroc ont réagi sur lui d’une manière sensible. Sa résolution est prise, dit-on, de ne pas reparaître à la chambre des députés pendant cette session. Il compte réserver ses forces pour l’an prochain. En attendant, il assiste tranquillement aux mésaventures de ses collègues ; il juge son ministère en spectateur désintéressé. Pour se distraire, il lit en ce moment les premiers volumes d’une admirable histoire, qu’il appelle, dit-on, un roman, sans doute à cause de l’intérêt puissant qu’il y trouve, et du pinceau merveilleux de l’historien.
Les journaux anglais nous apprennent que les conférences de M. le duc de Broglie avec le docteur Lushington ont abouti à un nouveau traité entre la France et l’Angleterre pour la suppression du trafic des esclaves. Le traité doit être signé maintenant. D’après les versions qui ont couru, le sens des principaux articles serait conforme à ce que nous avons déjà dit sur ce sujet. Le préambule porte que les souverains des deux pays, pensant que les traités de 1831 et 1833 ont produit tout leur effet, désirent passer une autre convention, par suite de laquelle le trafic des esclaves sera réprimé d’une manière plus efficace. Le traité est conclu pour dix ans ; toutefois il peut être révoqué au bout de cinq ans, dans le cas où l’une des deux parties le trouverait insuffisant. La France et l’Angleterre entretiendront chacune vingt-six vaisseaux pour exercer la surveillance sur leurs pavillons respectifs. Ils auront le droit d’arrêter les navires et de visiter les papiers de bord pour vérifier la nationalité. Telles sont les mesures destinées à remplacer le droit de visite réciproque, qui désormais doit être considéré comme aboli. Si les conférences ont obtenu l’heureuse issue que l’on annonce, la France devra ce résultat aux énergiques démonstrations de ses chambres. Le cabinet aura réussi en exécutant une volonté opposée à la sienne.
Une demande de crédit sera, dit-on, prochainement adressée aux chambres pour l’armement des vaisseaux destinés à notre croisière d’Afrique. Les articles du traité seront alors jugés à la tribune. On verra si les charges nouvelles qu’ils imposent à la France sont en rapport avec les mesures qu’exige la répression de la traite sur son pavillon. Les feuilles anglaises ont soin de nous dire que la conclusion rapide du traité est due à la confiance particulière qu’inspire à Londres M. le duc de Broglie. sous savions en effet que tout autre négociateur aurait été refusé. Partisan déclaré du droit de visite, M. le duc de Broglie devait naturellement se montrer exigeant sur les moyens de remplacer efficacement les traités de 1831 et de 1833. C’est pour ce motif sans doute qu’il a été agréé par l’Angleterre. Il faut espérer cependant qu’il aura su concilier ses exigences abolitionistes avec l’intérêt et la dignité de son pays.
Les questions politiques ont tout à coup repris une grande importance en Espagne. A Madrid et dans le reste de la Péninsule, tous les esprits s’émeuvent encore de l’étrange concordat qui s’est conclu à Rome sur des bases complètement différentes de celles que le ministère Narvaez avait proposées. En France même, l’infant don Carlos, abdiquant ses droits à la couronne et les transmettant à son fils aîné, le prince des Asturies, vient de réveiller tous les commentaires, toutes les conjectures dont a été l’objet déjà cette grande question du mariage de la reine Isabelle. Quoi qu’en disent les journaux d’opinions extrêmes, pour tout le monde en Espagne, pour le gouvernement surtout, cette affaire du mariage est fort peu avancée encore. On le comprendra sans peine : si les divers partis dont on a parlé présentent de réels avantages, il n’en est pas un qui ne dût entraîner de graves inconvéniens, il n’en est pas un qui ne soulève des objections énergiques dont il a été jusqu’ici impossible d’avoir raison. La première de ces questions, l’affaire du concordat, est de beaucoup la plus sérieuse ; c’est du moins celle qui, en ce moment, suscite au cabinet de Madrid les plus grands embarras. Vis-à-vis de Rome, le ministère Narvaez a été, si nous pouvons ainsi parler, victime d’une illusion généreuse. En s’engageant envers le saint-siège à rendre au clergé ceux de ses biens non-vendus, en obtenant du congrès une loi qui consomme la dévolution, M. Martinez de la Rosa et ses collègues ont présenté la mesure comme un acte de justice, un devoir qu’il fallait nécessairement accomplir. Le pape s’est cru eu droit d’accepter la concession sans rien donner en retour. A ses yeux, par exemple, la reconnaissance de la reine Isabelle était une faveur, une grace, une manifestation extrêmement délicate, subordonnée aux exigences de la politique européenne : était-il donc tenu de l’accorder, par la seule raison que le cabinet espagnol revenait sur une justice qu’il eût dû réparer, alors même que la reine constitutionnelle d’Espagne n’aurait point eu à se faire accepter par l’Europe comme la légitime héritière du roi Ferdinand VII ?
Ce qui importe aujourd’hui, c’est de rendre aux négociations leur véritable caractère. Que le cabinet de Madrid fasse preuve d’énergie et de fermeté ; que, dans les communications notifiées désormais au saint-siège, il représente la dévolution et les autres avantages promis au clergé, non plus comme une obligation impérieuse, absolue, imposée à la nation espagnole par la religion et la morale publique, mais comme une mesure opportune, d’une haute convenance politique, une concession, si l’on veut, mais une concession en échange de laquelle la dignité de son pays lui ordonne d’obtenir la reconnaissance de la reine et la confirmation de la vente de tous les biens nationaux aliénés déjà ; qu’il avise enfin aux moyens de prévenir toute espèce d’intrigues, si haut placées que soient les personnes qui ont pu jusqu’ici les ourdir, et il peut d’avance être sûr que la cour de Rome ne s’obstinera point à lui tenir rigueur.
Ce n’est point le clergé espagnol, mais une faible partie de ce clergé, une fraction, dangereuse à la vérité, remuante, factieuse même, il en faut convenir qui, peut-être comptant un peu trop sur l’esprit de condescendance dont le gouvernement a été jusqu’ici exclusivement animé, encourage et entretient les résistances du saint-siège. Avant tout, le cabinet Narvaez doit prouver, à Madrid, qu’à son tour il saura se montrer inflexible, et bientôt on n’en doutera plus à Rome. Au fond, après tout, il ne s’agit ici ni de religion ni de dogmes ; le pape serait vingt fois plus exigeant encore, que l’Espagne n’en serait pas pour cela moins catholique, moins orthodoxe. En réalité, c’est une simple question d’économie sociale qui se débat entre le gouvernement espagnol et la cour de Rome. Que sur une telle question cette dernière soit consultée, rien de plus juste, rien de plus convenable ; mais, de bonne foi, nous le demandons, n’est-ce pas au gouvernement espagnol qu’il appartient de la trancher ?
Au moment où le concordat arrivait à Madrid, les cortès terminaient leurs travaux ; c’est au milieu de l’émotion générale que la reine a clos en personne la session législative. Beaucoup de personnes regrettent que les ministres n’aient point cherché à calmer cette émotion en exprimant, dans le discours prononcé à cette occasion par la reine, la ferme résolution de maintenir intacts l’honneur, les grands intérêts politiques de la nation espagnole, les principes qui maintenant la régissent. On a regretté plus vivement encore qu’au sujet de la loi qui rend au clergé ceux de ses biens non-vendus, le ministère ait cru devoir employer le mot de restitution. Nous sommes loin d’approuver une expression pareille ; nous croyons pourtant qu’il ne faut point s’en exagérer la portée, non plus que celle de l’omission qui est reprochée au cabinet de Madrid. Encore une fois, au point où en sont venues les choses, ce ne sont point les mots, mais les actes même qui importent ; à l’avenir, c’est surtout vis-à-vis du saint-siège, qu’il est temps d’être ferme, prudent, explicite. Tel est le seul devoir que lui imposent les circonstances ; nous croyons que le cabinet Martinez de la Rosa-Narvaez est décidé à le remplir.
Le 24 mai, immédiatement après avoir clos la session, la reine Isabelle est partie pour la Catalogne. Les travaux politiques terminés, il est naturel que la question du mariage reprenne le dessus. Il y a quelques jours, c’était le comte de Trapani que l’on donnait pour mari à la reine ; c’était là une affaire conclue entre Marie-Christine, le cabinet français et le pape ; on ne concevait même pas qu’à ce sujet le moindre doute put subsister. Un peu plus tard, toutes les chances étaient pour un prince de Saxe-Cobourg imposé par l’Angleterre, la Russie, l’Autriche et la Prusse. Presque au même instant, on affirmait à Madrid que le gouvernement ne cherchait pas le moins du monde en dehors de la Péninsule le prince qui doit associer sa destinée à celle de la jeune reine ; bien des gens encore sont persuadés que la question serait déjà résolue, en dépit de la reine-mère elle-même, si le fils aîné de l’infant don Francisco de Paula n’avait brusquement reçu l’ordre d’aller en Aragon se replacer à la tête de son régiment. Aujourd’hui, il n’est pas plus question du comte de Trapani, du prince de Saxe-Cobourg, du duc de Cadix, que s’ils n’avaient jamais existé : c’est le prince des Asturies qui, à son tour, absorbe l’attention publique. Don Carlos ayant abdiqué ses droits à la couronne, le prince des Asturies devient le représentant de la cause vaincue en Navarre, et qu’on espère relever par une transaction. Nous dirons à ce sujet notre pensée tout entière, bien sûrs que l’évènement ne viendra point tromper nos prévisions. Que le parti carliste désire aussi ardemment que possible faire triompher par un mariage une cause perdue sur tant de champs de bataille ; qu’un tel projet soit le rêve des plus dévoués champions du prétendant, en Espagne comme en dehors de la Péninsule, grands du royaume, évêques et généraux ; que les uns et les autres rapportent à un tel but toutes leurs démarches, toutes leurs espérances ; que, pour la réalisation de ces espérances, ils comptent sur l’appui efficace, l’appui actif des plus hauts personnages à Madrid comme à Paris, nous croyons qu’à ce sujet il est impossible de conserver le moindre doute. Il y a sept mois déjà, au moment où se réunissaient les cortès de 1844, nous avons pu, sans craindre de nous trop hasarder, signaler clairement ces tendances, qui se sont depuis lors singulièrement enhardies. A cette époque, le bruit courut également en Europe de la prochaine alliance du prince des Asturies avec la reine. Dans les journaux modérés, la seule rumeur souleva une violente colère qui fut long-temps à se calmer ; on se souvient encore en Espagne des éloquentes protestations de l'Heraldo, qui faisait justice d’une accusation alors dirigée contre le parti dominant. Au nom de ce parti, au nom de tous ses collègues, M. Martinez de la Rosa déclarait en plein sénat qu’on ne parviendrait point à faire réussir par l’intrigue ce dont les armes avaient eu raison. Certes, nous le pouvons affirmer, de la part de Narvaez et de ses journaux, la répugnance contre le mariage de la reine avec le prince des Asturies n’était pas le moins du monde affectée. Par des personnes qui depuis ont pris une part considérable aux affaires de la Péninsule, nous avons entendu parfaitement déduire les raisons péremptoires qui devaient empêcher toute transaction avec la famille du prétendant. Nous ne voulons point ici rappeler ces raisons ; cela nous paraît complètement inutile : ne sait-on pas comment se font les réactions, et quelles conséquences extrêmes elles doivent nécessairement entraîner ? Si jamais le fils du prince que l’on a combattu sept ans en Navarre s’assied sur le trône à côté de la reine Isabelle, est-ce donc se montrer pessimiste que de prédire de nouveaux malheurs à l’immense majorité des membres du parti modéré, aux plus dévoués, aux plus célèbres, à ceux qui, en définitive, ont le plus fait pour les principes de la révolution ? Non, évidemment ; aussi croyons-nous que tout jugeaient doit être ajourné sur les conséquences de l’abdication du prétendant, sur la portée du manifeste que son fils vient d’adresser à la nation espagnole, jusqu’à ce que le parti dominant en Espagne, le vrai parti modéré, et non point cette fraction qui tout à coup s’est éprise d’absolutisme, se soit lui-même nettement expliqué. Est-on parvenu, depuis l’an dernier, à vaincre ses répugnances, ou bien les a-t-il conservées tout entières ? Accepte-t-il en ce moment, est-il disposé à subir la réalisation de ce projet, qu’il repoussait avec tant d’énergie il y a quelques mois à peine ? Veut-il ouvrir les portes du royaume à ses ennemis les plus irréconciliables ? Veut-il, en un mot, se livrer de gaieté de cœur à la réaction ? Telle est la question capitale que soulèvent l’abdication de don Carlos et le manifeste du prince des Asturies. Dans très peu de jours, nous saurons à quoi nous en tenir sur les dispositions présentes du parti modéré ; jusque-là nous pencherons à croire que M. Martinez de la Rosa et ses collègues ne voudront pas se mettre en contradiction flagrante avec leurs précédentes déclarations.
Une lettre, qui nous est adressée des parages de la Chine, contient de nouveaux détails sur la mort de M. de Maynard et l’expédition de Basilan. On ne lira pas sans intérêt ces renseignemens qui viennent confirmer, en les complétant, ceux qu’on a déjà pu recueillir sur ce déplorable évènement. La lettre que nous citons est datée du 23 janvier.
« L’île de Basilan, sur laquelle le sang français a coulé il y a deux mois, est située entre 6 et 7° de latitude nord, et 119 et 120° de longitude est. Peut-être va-t-on s’emparer de cette île, au moins le prétexte est bon, et il ne reste qu’à savoir si le pays en vaut la peine. Ce qui est certain, c’est que nous y avons pensé et que nous cherchions, dans cette partie des mers de la Chine, à fonder un établissement colonial ou un poste militaire. Je crois qu’à cet effet on avait jeté les yeux sur l’île de Basilan, voisine de Mindanao, et nominalement dépendante du sultan de Sooloo, habitée par une population féroce et perfide, vouée depuis des siècles à la piraterie, et placée assez avantageusement pour le commerce des Moluques et des Philippines, sur un chemin qui est assez fréquenté en certaines saisons.
Vers le commencement du mois d’octobre dernier, les corvettes la Sabine et la Victorieuse sont parties de Macao pour une mission qu’on voulait tenir secrète, et qui se couvrait d’un prétexte d’hydrographie. La première, qui est partie de Macao un peu avant l’autre, avait à bord un certain docteur Mallat, qui a résidé long-temps à Manille, et que des protections inexplicables ont fait renvoyer dans l’Indo-Chine avec le titre d’agent colonial. Cet homme paraissait destiné à remplir les fonctions d’interprète du malais, qu’il ne connaît pas, et, jusqu’à un certain point, de commissaire du gouvernement dans l’expédition commandée parle capitaine de la Sabine. Les deux corvettes se sont rendues dans les parages de Basilan ; mais, quand la Victorieuse y est arrivée, elle n’y a plus trouvé la Sabine. Celle-ci avait atteint sa destination le 19 octobre, et procédait à la reconnaissance hydrographique et topographique de l’île Basilan, quand ses travaux furent arrêtés, le 1er novembre, par l’évènement déplorable sur lequel je vais vous donner quelques détails. Il paraît que ce jour-là, malgré l’excessive défiance témoignée par les habitans de l’île, le commandant devait avoir une entrevue avec le chef du village près duquel on était mouillé dans la baie de Maloza. Il était donc dans son canot, bien armé, avec le docteur Mallat, et dirigeait quelques études sur les localités en attendant l’entrevue, lorsqu’un jeune officier, appelé M. de Maynard, obtint de lui la permission d’entrer dans la rivière, avec une de ces petites embarcation qu’on désigne sous le nom de youyou dans notre marine, montée par cinq hommes en tout, y compris l’officier lui-même. Ce jeune homme avait l’ordre d’agir avec la plus grande prudence ; mais on croit que l’ignorance du langage et des préjugés de ces peuples, naturellement défians et féroces, lui fit commettre quelques légèretés, qui amenèrent une rixe. Cela se passait dans la rivière, hors de la vue du grand canot. On a su depuis qu’ayant pris à son bord un des chefs malais, M. de Maynard avait joué avec ses armes, et avait voulu le mener à son commandant ; alors les Malais l’avaient poignardé, et avec lui un matelot qui avait voulu le défendre, emmenant prisonniers les trois autres, parmi lesquels se trouvait un jeune Hollandais de Batavia, engagé à Macao par le docteur, comme sachant le malais et pouvant le lui apprendre. Il paraît que cette catastrophe fut inconnue à bord pendant quelques jours ; on supposa seulement que les cinq personnes qui montaient la petite embarcation avaient été retenues prisonnières, et comme il eût été fort difficile et peut-être, dangereux d’entreprendre une expédition militaire pour se faire restituer les captifs et tirer vengeance de cet attentat, le commandant Guérin prit le parti de se rendre à Zanboanga, chef-lieu des établissemens espagnols dans l’île voisine de Mindanao, afin d’engager le gouverneur espagnol, qui est en relations avec toutes ces peuplades, à négocier le rachat des captifs. On l’a obtenu en effet pour l’énorme somme de trois mille piastres ; mais au lieu de cinq hommes, il n’en est revenu que trois, et c’est par eux, ou peut-être avant, qu’on a appris la mort de l’officier et du matelot. Dans l’intervalle, la Victorieuse est arrivée aussi dans la même baie de Maloza, où l’évènement s’était passé ; n’y trouvant pas la Sabine, et alarmée, ou par des rumeurs fâcheuses, ou par l’attitude des habitans, elle partit à son tour pour Zanboanga. Je crois même qu’une expédition de reconnaissance ayant été tentée dans la rivière, dont la barre est très peu profonde à marée basse, les embarcations y coururent des dangers qui hâtèrent le départ du bâtiment.
« Je ne dois pas oublier de vous dire qu’avant de quitter Basilan, la Sabine avait laissé, sur un îlot que les pirogues des indigènes visitaient souvent, un écrit en malais, portant qu’on viendrait bientôt tirer une vengeance terrible des mauvais traitemens qu’on ferait éprouver aux prisonniers. On assure qu’il fut déposé en même temps sur l’îlot un autre écrit, signé Mallat, annonçant la prise de possession de Basilan au nom de S. M. le roi des Français.
« Quand les prisonniers eurent été rendus, et les deux corvettes réunies à Zanboanga, le commandant Guérin résolut de retourner à Basilan, et, le 27 novembre, une expédition de cent soixante hommes, commandée par M. Vialette, lieutenant de vaisseau, second de la Sabine, a remonté la fatale rivière et a tiré une première vengeance de l’assassinat du 1er. Arrêtée par une forte palissade, elle en a délogé les Malais, auxquels elle a tué beaucoup de monde ; mais nous avons perdu deux hommes, et il y en a eu plusieurs autres grièvement blessés. Pour redescendre avec la marée, il a fallu se retirer sans compléter la victoire.
« Après cette expédition, la Victorieuse est partie pour Manille, où elle a encore trouvé la frégate la Cléopâtre, le bateau à vapeur l’Archimède, et l’amiral Cécille, commandant de la division, qui faisait ses préparatifs pour aller à Basilan. L’amiral, en arrivant à Manille avec M. de Lagrenée, le 15 décembre, y avait appris la première partie des évènemens que je vous ai rapportés, et s’était aussitôt déterminé à partir pour les lieux qui en avaient été le théâtre. La construction de quelques bateaux plats nécessités pour un débarquement par la nature des lieux ayant exigé trois semaines, l’amiral n’a pu mettre à la voile que le 8 janvier, avec l’Archimède. La Victorieuse est partie peu après. On ignore le but ultérieur de l’expédition et s’il y aura autre chose qu’une vengeance complète. M. et Mme de Lagrenée, ainsi que la plus grande partie de la légation de France en Chine, sont embarqués sur la Cléopâtre et l’Archimède, qui doivent aller ensuite les promener à Batavia.
« Notre ambassadeur trouve fort commode de se promener ainsi sur les bâtimens de l’état ; c’est un cadeau de 200,000 francs qu’on lui a fait en lui donnant la mission de Chine. Aussi se propose-t-il de retourner en France par le cap Horn. En attendant, l’Angleterre étend et affermit chaque jour sa puissance dans ces parages. Hong-Kong prend un accroissement prodigieux, et cependant on dit aussi que les Anglais veulent garder la grande île de Chusan. On leur laissera prendre le monde entier ; mais la pyramide finira par tomber. Avec quelle insolence ils parlent de notre marine et du prince de Joinville !
« Les Espagnols avaient par hasard à Manille une frégate de 50 canons qu’ils ont dépêchée au sud avec des troupes, quelques jours avant le départ de la Cléopâtre. Ils pourraient avoir leur mot à dire dans cette question, et sont inquiets des projets qu’on attribue depuis long-temps à la France sur l’île de Mindanao et les groupes voisins. Quoi qu’il en soit, toutes ces îles, qui sont des repaires de féroces pirates, méritent de fixer l’attention des puissances maritimes ; l’Angleterre ne se fait pas faute d’y ordonner souvent des exécutions terribles, et finira sans doute par y prendre quelque : position. Nous pourrions en faire autant ; mais il faut bien choisir et ne pas reculer si l’on commence.
« P. S. La Victorieuse et la Sabine ont tiré vengeance de l’attentat du 1er novembre. L’assassin de M. de Maynard a été mortellement blessé dans l’affaire du 17. C’est au moins ce que l’on a dit partout aux deux corvettes, qui, après cette expédition, ont fait le tour de l’île et ont revu des marques de soumission de la part de toutes les peuplades, dont quelques-unes sont agricoles, et qui d’ailleurs sont toutes ennemies entre elles. Dans cette reconnaissance, les deux corvettes ont trouvé un port magnifique, dont nos marins se montrent ravis. Il n’est pas certain que les nouvelles apportées à Manille par la Victorieuse n’aient pas engagé l’amiral à modifier ses plans, à moins toutefois que la prise de possession ne soit décidée, ce qui est peu probable ; car, s’il s’agissait d’occuper une île comme Basilan, les différens travaux que nécessiterait une opération de cette nature ne permettraient pas à l’amiral d’aller à Batavia, où il se rend avec M. et Mme de Lagrenée sur la frégate la Cléopâtre.
— On annonce une publication qui doit répandre une vive lumière sur une des époques les plus curieuses de notre histoire contemporaine. C’est la Correspondance de Louis XVIII avec M. le comte de Saint-Priest pendant l’émigration, précédée d’une notice par M. de Barante[1]. Parmi les documens que nous possédions déjà sur l’émigration, celui-ci ne sera pas à coup sûr un des moins précieux. En racontant la carrière diplomatique si honorable et si bien remplie de M. le comte de Saint-Priest, M. de Barante a écrit la meilleure introduction qu’on pût placer en tête de ces lettres. Il a été plus qu’un biographe, il s’est retrouvé historien. M. de Saint-Priest, comme diplomate et comme ministre, appartient en effet par plus d’un côté à l’histoire. En le suivant tour à tour à Versailles, au milieu des intrigues de cour, et à Constantinople, où il maintenait par sa digne et ferme attitude les belles traditions de notre diplomatie, M. de Barante a pu étudier sous des aspects bien divers et peu connus la situation de la France et de l’Europe à la fin du XVIIIe siècle. Il a encadré dans une biographie un chapitre d’histoire politique où se retrouvent toute l’élégance de sa plume et toute l’élévation de son esprit.
— Les latinistes ont beaucoup abusé du nom d’Horace, et les œuvres du charmant poète sont, malheureusement devenues un lieu commun pour le pédantisme des annotateurs. Dans la foule pourtant des récensions d’Horace qui ont été publiées depuis vingt ans, le très savant et très spirituel travail d’un célèbre professeur de Zurich, M. Gaspar Orelli, a été tout d’abord remarqué par les amis des lettres anciennes, par tous ceux qui goûtent encore l’érudition qui sert à quelque chose, l’érudition fine et choisie, telle que l’ont pratiquée les Weichert et les Boissonade. Vivement recherché dès son apparition, l’Horace de M. Orelli vient d’obtenir l’honneur si rare d’être réimprimé par l’éditeur lui-même[2]. Nous ne nous étonnons pas que la France érudite accueille avec une bienveillance particulière les travaux si sagaces et si distingués de M. Orelli ; M. Orelli a l’esprit français, il ne prend que la fleur des choses. Son aimable édition d'Horace dispense de ces lourds commentaires des Fea et des Braunhard qu’on achète plutôt qu’on ne les lit : ce sera désormais un livre classique, comme l’est depuis long-temps le Cicéron du savant suisse.