Chronique de la quinzaine - 31 mai 1836

Chronique no 99
31 mai 1836


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur



31 mai 1836.


Au milieu de la paix profonde et presque générale dont jouit l’Europe (car on ne s’y bat que dans un petit coin de l’Espagne), la face des affaires se renouvelle souvent d’une manière complète dans l’étroit espace d’une quinzaine. Ce n’est pas par de grandes secousses que se soulèvent aujourd’hui les empires, et les révolutions ne se font qu’en détail, comme les guerres. L’Europe semble immobile, ses divers gouvernemens ont l’air d’être plongés dans une complète inertie, et cependant jamais mouvement plus général ne s’est fait en Europe, jamais la diplomatie n’a été plus alerte et plus active, et jamais les évènemens, le temps des grandes guerres et des grandes batailles excepté, n’ont pris d’un jour à l’autre une face plus diverse et plus subite, qu’en ce temps-ci. Il y a quinze jours à peine, nous examinions la situation politique de l’Europe, et déjà cette situation se trouve grandement modifiée. Qu’on se reporte encore quelques quinze jours en arrière, on verra que les principales puissances européennes ont toutes subi d’importans reviremens politiques intérieurs ; on reconnaîtra que les rapports de puissance à puissance n’ont pas subi de moindres variations ; on verra que tout a marché, que tout s’est agité, que ce qui avait été déclaré inébranlable et stable à jamais s’est mis en mouvement ; que ce qui devait avancer, selon tous les calculs de la sagesse politique, a fait un pas en arrière ; que mille rapports ont été renoués ; que d’autres, qu’on désespérait de faire naître, se sont établis par la seule puissance des choses, sans compter ce qu’on ignore, ce qui se fera, ce qui se prépare, ce qui grouille et ce qui croît dans le mystère des chancelleries et des cabinets. Spectacle curieux, s’il était possible de se le donner librement ; spectacle effrayant aussi, si l’on ne savait, quelque peu qu’on sache, que c’est là le mouvement de tous les jours, qui se fait, sans que les états s’écroulent, sans que les peuples s’émeuvent, sans que rien tombe en ruine, sinon quelques ministères et quelques combinaisons partielles, bientôt remplacés par d’autres. C’est ainsi que le ministère de M. Mendizabal et que le ministère de M. de Broglie se sont en allés, sans que la révolution ait éclaté en Espagne, et sans que la contre-révolution ait éclaté en France ; c’est ainsi que la Prusse et l’Autriche ont ouvert leurs palais au duc d’Orléans et au duc de Nemours, sans que l’alliance anglaise en ait été compromise ; c’est ainsi que tant d’autres faits, connus et inconnus se sont accomplis en peu de jours, parce que le mouvement et le progrès sont les conditions indispensables de l’ordre et de la paix, et parce que le monde marche aujourd’hui d’un pas régulier et tranquille, mais sûr et délibéré, vers les améliorations qui l’attendent. Il y a concours dans le monde, et en Europe surtout, pour ces améliorations inévitables, matérielles et morales : on ne diffère que sur le choix de ces progrès, et sur le temps qu’il faudra pour les accomplir. Ici, on est au xixe siècle, comme en France ; là, on n’est encore qu’au xviiie, comme en Allemagne ; ailleurs, le xviie commence à peine ; plus loin, c’est le xive qui se met à poindre. Mais laissons faire, tous ces siècles s’entendront un jour entre eux ; il n’y a que des hommes qui voudraient devancer les temps d’un siècle ou deux qui perdront leurs peines et leurs efforts ; le monde les verra courir en avant sans les suivre, et les laissera isolés dans leur éloignement.

Certes, l’Espagne n’est pas la plus avancée dans cette marche inégale des nations ; mais il ne faut pas croire, comme on l’a dit, qu’elle vienne de faire un pas en arrière, en assistant à la chute de M. Mendizabal. On parle d’intrigues de cour, de petites causes mesquines, nous le voulons bien. Il se peut que M. Mendizabal ait déplu par quelque côté, soit à la reine régente, soit à ceux qui l’entourent, mais dans un gouvernement représentatif, quelque imparfait qu’il soit, et de quelque façon incomplète qu’il fonctionne, la chute d’un ministère tient aussi à d’autres causes que celles-ci. Quand un ministre du caractère de M. Mendizabal, ou même du caractère de M. de Broglie et de M. Guizot, se retire et s’éloigne, on peut être certain qu’il cède toujours à une grande et réelle impossibilité. Les lettres de Madrid ont eu beau dire que M. Mendizabal avait soulevé contre lui tout l’intérieur du palais, qu’il n’avait pas pris assez le soin de pourvoir aux goûts et aux nécessités de la régente, qu’il avait heurté de front tous ses penchans ; si M. Mendizabal n’avait pas aussi négligé de pourvoir aux nécessités de la nation, s’il eût davantage favorisé ses tendances, s’il ne se fût pas mis en rivalité avec les favoris de la chambre, c’est-à-dire avec les hommes qui le couvraient de leur talent et de leur popularité, M. Mendizabal serait encore à la tête du gouvernement de l’Espagne. Nous connaissons assez M. Mendizabal pour savoir qu’il n’accepterait pas lui-même l’explication qu’on donne de sa chute. M. Mendizabal a certainement la prétention de tomber de plus haut, et il pense sans doute qu’un homme d’état qui exerce le pouvoir ailleurs que dans une monarchie absolue, ne doit jamais attribuer sa fin à une petite intrigue. Ce n’est là que l’occasion d’une chute ministérielle ; les actes et les systèmes de l’homme public l’ont déjà rendue inévitable et prochaine, quand l’intrigue vient à réussir. La chute de M. Mendizabal tient à de grandes promesses qu’il avait faites et qu’il n’a pas remplies, aux votes de confiance qu’il avait exigés et dont il n’a pas fait l’usage qu’on attendait de lui. L’état pitoyable où se trouvait l’Espagne quand M. Mendizabal vint se placer à la tête du ministère n’a pas beaucoup changé, il est vrai ; mais M. Mendizabal n’a pas moins fait des efforts inouis pour l’en faire sortir, et en certaines choses il avait réussi. D’abord il avait créé le pouvoir, qui n’existait pas en Espagne, même de nom ; il avait dissipé les juntes menaçantes et apaisé ces soulèvemens de villes qui se remontrent déjà aujourd’hui ; il avait lutté avec avantage contre les dernières influences du clergé ; il s’était même créé assez habilement quelques ressources financières ; mais il avait promis plus encore, et ces promesses un peu fanfaronnes ont aidé M. Isturitz et M. Alcala Galiano à le renverser. Ce changement de ministère offre une singularité qui n’a pas été assez remarquée. M. Mendizabal est un homme politique d’un esprit résolu, mais d’opinions très modérées. Pour sa part, et comme citoyen espagnol, le statut royal lui eût suffi. C’est un homme qui est frappé surtout des avantages de la prospérité matérielle, et dont l’esprit industrieux et inventif s’entend fort bien à faire naître cette prospérité. Sous ce rapport, M. Mendizabal possède un côté du génie de Pombal ; mais l’Espagne ne ressemble guère au Portugal tel qu’il était alors, et c’est un Ximénès qu’il lui faudrait. Or M. Mendizabal n’est rien moins que cela. Il eût été, en temps de paix, un grand ministre des finances et du commerce, mais ce n’était pas le premier ministre qui convenait dans un temps de guerre civile et de révolution. Voulant la paix et l’ordre avec une somme très modérée de liberté, M. Mendizabal n’avait imaginé d’autre moyen que la dictature pour arriver à ce résultat ; très disposé à s’en tenir au statut royal et à le maintenir comme loi suprême de la nation, il voulait préalablement s’affranchir des obligations de ce statut et s’en écarter provisoirement, même sans proposer des lois pour le suspendre ; en un mot, il se sentait le besoin de forces extra-légales pour faire triompher un système de légalité et de modération. M. Isturitz et M. Galiano, ainsi que le ministre actuel de l’intérieur, M. Angel Saavedra, aujourd’hui duc de Rivas, appartiennent aux opinions politiques les plus avancées de l’Espagne. M. Saavedra, jeune homme distingué, était un cadet de famille, sans fortune, que la mort de son frère aîné a élevé inopinément à la grandesse. Ses opinions tenaient de sa situation, elles étaient démocratiques ; et nous n’avons pas de raisons de croire qu’elle ne le soient plus aujourd’hui, car le duc de Rivas est un homme d’un esprit logique et droit, qui n’a pas légèrement embrassé la foi politique qu’il a si courageusement défendue. M. Galiano avait rédigé les éloquentes protestations de l’île de Léon ; il était, ainsi que M. Isturitz, l’ami de Riégo et de Quiroga. Le ministère actuel est cependant formé dans une pensée de résistance. Il faut que les rôles aient été intervertis, et que la pensée de s’emparer du pouvoir ait modifié ici quelques opinions. On ne saurait expliquer autrement la situation des nouveaux ministres, qui se sont mis si énergiquement en opposition avec le parti Caballero et la majorité de la chambre des procuradorès, qu’ils viennent de dissoudre. Rien n’a fait fléchir M. Isturitz dans sa détermination, ni la crainte de diminuer l’élan qu’il faut au pays pour combattre don Carlos, élan qui aurait déjà grand besoin d’être secondé, ni la menace d’un refus d’impôt, qui lui avait été faite par la chambre, et qui s’est renouvelée depuis la dissolution, ni l’incertitude où il est au sujet des dispositions du général Mina. Une telle décision et une telle fermeté semblent annoncer un homme sincèrement attaché aux opinions qu’il professe, et il y a lieu de croire qu’un examen de la situation générale de l’Europe a prouvé aux ministres actuels de l’Espagne qu’on ne peut fonder un pouvoir durable qu’en marchant peu à peu vers une complète émancipation. Sans doute ils essaieront de mettre l’Espagne au pas modéré de la France et de l’Angleterre, dont l’esprit leur est si nécessaire, et tout en tendant à accomplir entièrement la révolution espagnole qui est le rêve de leur vie, ils éviteront les formes révolutionnaires et extra-légales de M. Mendizabal, dont la pensée, nous le croyons, n’était pas d’aller aussi loin qu’eux. C’est là, ce nous semble, la clé de quelques contradictions que présentent les actes et les opinions des deux ministères espagnols, et l’explication des éloges et des attaques dont ils ont été l’objet en des camps politiques, où ils devaient s’attendre à trouver d’autres sentimens que ceux qui leur ont été témoignés.

L’occupation de Cracovie est encore un de ces évènemens militaires de la paix, qui ont lieu l’arme au bras, et se terminent la plume à la main. D’abord, cette occupation était contraire aux traités de Vienne. Puis, la manière dont elle s’était exécutée semblait annoncer de grandes rigueurs. En cet état de choses, la France et l’Angleterre, ou l’Angleterre et la France, avaient de grands devoirs à remplir. Il fallait encore cette fois réclamer l’exécution des traités de Vienne, et protester contre un acte qui les enfreignait. Mais les traités de Vienne, disait-on, sont comme tous les traités du monde ; ils ont un côté par lequel ils ne sont pas tout-à-fait inviolables, et cela pour la France, comme pour l’Autriche, comme pour la Russie, c’est quand ils se trouvent en opposition avec le plus ancien de tous les traités, celui qui est antérieur même à la diplomatie, et qu’on nomme le droit commun. Avec ce vieux traité, ajoutait-on, tout autorise à vous défendre au besoin, et à pourvoir d’urgence à votre sûreté personnelle, que vous soyez un homme, ou que vous soyez une nation. C’est de là qu’on arguait pour motiver l’occupation d’un territoire où s’étaient réfugiés les débris de l’insurrection polonaise. M. de Broglie et lord Palmerston avaient sans doute trouvé de bonnes raisons à opposer à ces objections de la diplomatie étrangère ; mais ces raisons n’avaient produit aucun résultat jusqu’à ce jour. Les négociations ayant continué depuis la retraite de M. de Broglie, il paraît que l’évacuation de Cracovie ne tardera pas à être complète. Il ne reste déjà plus que deux cents hommes qui suivront prochainement le reste des troupes d’occupation, si lord Palmerston consent à mettre un peu de liant dans cette affaire.

Tandis que la France et l’Angleterre réclamaient des puissances du nord l’exécution du traité de Vienne, l’Autriche réclamait de la Russie l’observation des clauses de ce traité, relatives à la liberté de la navigation sur les grands fleuves d’Europe. L’entrepôt allemand de Galatz, situé entre les embouchures de Silistrie, se voyait menacé dans ses relations, qui s’étendent jusqu’en Asie par le Danube. Or, les quarantaines et les péages établis sur la rive du Danube que les traités avec la Turquie reconnaissent pour la limite de l’empire russe, gênaient singulièrement ces relations. L’Autriche se trouvait donc avoir le même intérêt que la France et l’Angleterre à travailler pour l’évacuation de Silistrie. Cette évacuation a été accordée, comme on sait, par le gouvernement russe ; les péages et les quarantaines du Danube ont été abolis en grande partie, et particulièrement en ce qui gênait la navigation commerciale ; et ce qui est plus, dans une note communiquée aux journaux allemands, le gouvernement russe, a donné dans les termes les plus modérés l’explication des motifs qui avaient fait naître ces établissemens. La discussion pacifique des intérêts, et des intérêts les plus vastes et les plus ardens, a remplacé la menace et les démonstrations d’armement ; et cependant les mers de l’Europe sont couvertes d’innombrables flottes, les empires renferment d’immenses armées permanentes qui semblent protester partout contre cet inébranlable état de paix.

Les sujets de guerre et de division ne manquent pas, il est vrai, et depuis six années, la moitié des états de l’Europe a fourni à l’autre des motifs suffisans pour s’attaquer et s’envahir. La Belgique et la Hollande d’abord, la Pologne, Anvers, Ancône, la Turquie et le détroit du Bosphore, le Portugal et l’expédition de don Pedro ; et maintenant l’Espagne, la Grèce, la Suisse même, qui veut aussi jeter un grain de sable dans la balance des ambitions européennes, ont offert un champ à la discussion ; mais un intérêt qui domine partout les peuples et les trônes écarte tous les germes de division, et réprime tous ces mouvemens partiels. La Grèce subira cette nécessité comme l’Espagne. La situation de la Grèce est cependant bien critique. La France et l’Angleterre ont consenti d’un commun accord à l’émission du premier quart de la dernière série de l’emprunt garanti par les deux puissances, et ont ainsi donné à la paix un gage au moins aussi sûr que la Russie en évacuant Silistrie, que la Prusse et l’Autriche en consentant à retirer leurs troupes du territoire de Cracovie. Quoi qu’il arrive en Grèce, l’Angleterre et la France auront donc prouvé qu’elles voulaient le maintien de l’ordre actuel en ce pays, si on peut appeler ordre ce qui existe en Grèce aujourd’hui ; elles auront prouvé, l’argent à la main (la manière la plus efficace de prouver ses intentions), qu’elles ne cherchent pas à renverser en Grèce un gouvernement qui accorde une grande influence à la Russie et à l’Allemagne. Elles n’ont pas même réclamé contre l’administration de M. d’Armansperg et la présence des troupes allemandes en Grèce, et elles se sont refusées à indiquer des remèdes aux maux de cet état, tant elles ont craint de hâter son agonie ; on ne peut donc douter de leur désintéressement, poussé trop loin peut-être, et de leur fidélité à remplir leurs engagemens, même quand les circonstances en ont changé la nature. Viennent après cela en Grèce les catastrophes que l’on prévoit, la France et l’Angleterre seront en mesure de parler des intérêts de ce pays et d’être écoutées sans qu’on les suspecte de vouloir faire dominer les leurs dans cette question. Et c’est là surtout ce qui importe à la France, ce qui doit lui donner de la force et de l’autorité dans les conférences et dans les congrès.

Il en est ainsi de l’Espagne. Il est évident que la France n’attend pas une occasion d’intervenir dans ce pays. Il y a long-temps que cette occasion s’est présentée, et soit par une cause, soit par une autre, soit à tort ou à raison, la France a résisté à tous les appels de l’Espagne, à tous les reproches qu’on lui faisait ici ; elle est restée sur ses armes, aidant encore là de son crédit, de sa position, de son influence, de son assistance indirecte, mais respectant la liberté et l’indépendance des nations voisines, même dans leurs désordres et dans leurs écarts. Maintenant la question de l’intervention, que la mauvaise position de don Carlos éloigne presque entièrement, se trouve ainsi dépouillée de tout ce qu’elle avait d’irritant pour l’Europe ; si elle avait jamais lieu, elle se ferait, non pas d’un consentement unanime, mais sans trop de débats ; elle n’amènerait pas la rupture des relations entre les puissances du nord et la France ; ce serait une question telle que la question de la Grèce, de la mer Noire et de la Pologne, un sujet de discussions et de notes diplomatiques, mais non de guerre ou même d’armement.

Nous n’aurons pas non plus la guerre avec la Suisse, ni même avec le demi-canton de Bâle, qui avait posé la main sur la garde de son épée, et semblait vouloir en percer M. de Broglie. Mieux informés sur cette question, nous croyons savoir que dans ce débat compliqué, la fausse interprétation des traités n’appartenait pas à M. de Broglie. Les frères Wahl avaient acquis le titre de propriétaires dans la commune de Reinach, d’après les clauses d’une loi de 1821, qui abrogeait les vieilles proscriptions établies à Bâle en 1816 contre les Israélites. On sait que le canton de Bâle a vu s’opérer à cette époque, dans son sein, une de ces révolutions que Mme de Staël, qui en voyait souvent de semblables des croisées de son château, appelait une tempête dans un verre d’eau. Cette tempête a cependant failli retentir en Europe. La campagne de Bâle, lasse du joug aristocratique de la ville de Bâle, se sépara d’elle, et se constitua en un gouvernement séparé, qui devait être démocratique de sa nature et par son origine, et qui le fut en effet à son début, comme le prouve la constitution qui fut promulguée. Mais depuis une aristocratie campagnarde s’étant formée dans le nouveau canton, elle s’appliqua à éluder ou à détruire les institutions de 1821, sur lesquelles s’étaient fondées les frères Wahl de Mulhouse, quand, malgré leur nom d’Israélites, ils acquirent ce domaine de Reinach, qui a causé tant d’embarras à la Suisse et à la France. Expatriés de ce domaine, dépouillés violemment de leur acquisition, les frères Wahl durent s’adresser au gouvernement français, leur protecteur naturel, qui les soutint en effet, et qui le fit avec vigueur. On sait que tous les citoyens de Bâle-Campagne établis en Alsace ont été expulsés par M. de Broglie, que la campagne de Bâle a été rayée des relations de la France ; mais l’énergie de M. de Broglie était toujours accompagnée d’un élément contraire, d’une inflexible raideur qui l’empêchait d’admettre une transaction, même quand elle devait avoir lieu à son profit. Aujourd’hui, ces difficultés s’aplanissent sans que la France abandonne en rien sa dignité. Les frères Wahl et le canton de Bâle-Campagne traitent sur le pied d’une juste indemnité, et une transaction éteindra ces déplorables différends.

Mais pendant que les affaires de la Grèce, du Danube, de l’Espagne et de la Suisse, présentent des points de conciliation, il en est une sur laquelle il est impossible de s’entendre. À chaque session, cette grosse question se représente, et chaque fois elle met la chambre en feu. Si jamais les partis prennent les armes, en France, ce sera sans doute pour cette question. S’il devient nécessaire de dissoudre les chambres, ce sera pour cette cause. On discute froidement sur presque toutes les affaires ; on s’échauffe invariablement quand il s’agit de celle-ci. La passion, qui s’est vue chassée des questions diplomatiques, s’est réfugiée là tout entière. Quand cette discussion périodique commence, il n’est pas un pouvoir de l’état qui n’en soit ému. Le président du conseil monte à la tribune, le président de la chambre descend de son auguste siége pour prendre part à cet important débat ; les meilleurs esprits s’animent, les journaux discutent avec aigreur ; et, en effet, tout ce mouvement, tout ce bruit, toute cette exaltation ne sont pas de trop. Il s’agit de savoir si le Théâtre-Français jouera les tragédies de M. Viennet et de M. Fulchiron ou les drames de M. Hugo, de M. de Vigny et de M. Dumas ! de savoir si l’Opéra-Comique aura 240,000 ou 180,000 francs de subvention ; si on y chantera des cavatines ou des ariettes ! Le moyen de rester froid dans une semblable discussion ?

Nous sommes trop bons citoyens pour rester en arrière, et nous ne serons pas plus indifférens que la chambre sur ce point vraiment important de notre constitution sociale, si on le juge d’un peu haut. En ce qui est des affaires théâtrales et des questions d’art, la chambre a l’inconvénient de compter parmi ses membres quelques hommes si exclusivement occupés de ces matières qu’ils ne peuvent les traiter sans passion ; des littérateurs trop lettrés, des poètes trop enthousiastes de la poésie, très bons députés en toute autre circonstance, mais qui perdent tout sang-froid dans celle-ci, et déposent alors la qualité du législateur pour se livrer à toute la fougue de l’irritabile genus. Or ce n’est pas de M. de Lamartine, de M. Thiers et de M. Guizot que nous parlons, mais de M. Fulchiron, de M. Auguis et de quelques écrivains non moins illustres. L’année dernière, c’était M. Charlemagne qui s’était placé à la tête de la chambre, et qui attaquait le Chatterton, de M. de Vigny. M. de Vigny joue de malheur. Cette année lui apporte le coup de pied de M. Fulchiron ! Aux yeux de M. Fulchiron, Chatterton a le tort de se tuer au lieu de vivre honorablement du travail de ses mains, comme a fait M. Fulchiron, au lieu de s’enrichir peu à peu comme lui, de devenir fabricant, maire de village, député, et de faire alors de la littérature. Chaque chose a son temps. Faites des bas d’abord, tissez des étoffes, conduisez-vous honorablement, et ensuite, quand vous paierez exactement vos impôts, quand vous serez électeur, éligible, vous ferez, si vous voulez, des tragédies à la façon des tragédies de l’honorable député du Rhône. L’honorable M. Fulchiron ne veut pas non plus que l’argent de l’état soit employé à entretenir les crimes dramatiques et le triomphe des femmes impudiques sur les légitimes épouses, qu’on voit dans tous les drames modernes et dans tous les drames anciens, depuis Eschyle jusqu’à Racine, aurait pu ajouter le grand tragique qui siége à la chambre des députés. M. Fulchiron ne veut pas plus d’enjambemens moraux que d’enjambemens poétiques. Les enjambemens lui paraissent non-seulement vicieux, mais effroyables. Les tragédies de M. Fulchiron, qui dorment dans les cartons du Théâtre-Français ou ailleurs, et qui n’ont jamais pu enjamber la scène, gardent une terrible rancune à leurs sœurs cadettes, les tragédies actuelles.

Sérieusement, que veut dire tout ceci ? M. Dupin quitte son fauteuil pour régenter les auteurs après M. Fulchiron ; il leur demande de lui faire des Champmeslé, des Lecouvreur, des Lekain ; son oreille est blessée des fautes de langue qu’il entend au théâtre, lui qui siége journellement à la chambre des députés ; il engage les auteurs à ne pas songer à l’argent, en leur citant Voltaire, Racine et Molière, qui étaient riches tous les trois, et qui avaient des maisons de ville et des maisons de campagne, tout comme M. Mélesville, M. Bayard et M. Scribe. M. Auguis se prend aux singes, et il ne veut pas que le Jardin des Plantes les loge magnifiquement. M. Dupin en veut aux auteurs, M. Fulchiron aux drames. Pour la chambre, elle consent à voter la subvention du Théâtre-Français et celle de l’Opéra-Comique, mais elle veut que cette subvention soit répartie d’une certaine façon ; elle veut que les théâtres prennent la marche qui lui convient. Que ne fait-elle déposer les traités avec les auteurs et les engagemens des comédiens sur le bureau du président ? on discuterait sur les primes de M. Scribe, sur les feux de Mlle Mars et de Mlle Dupont, de Faure et de Firmin ; on pourrait aussi apporter à la chambre les drames et les comédies reçus et en répétition, M. Fulchiron corrigerait les fautes de français de M. de Vigny ; M. Auguis ajouterait quelques traits d’esprit aux comédies de M. Scribe, et M. Viennet referait les vers de M. Victor Hugo. La chambre voterait alors ces subventions en connaissance de cause ; elle serait sûre que le Théâtre-Français remplirait la condition sine qua non de M. Fulchiron, qui est de parler français, comme l’entend M. Fulchiron ; elle s’arrangerait pour que les auteurs actuels ne puissent devenir aussi riches que l’étaient Molière et Voltaire, et que l’est M. Dupin ; et elle administrerait la littérature comme elle administre les arts et les monumens, avec cette finesse et ce tact exquis qui ont toujours distingué les assemblées législatives.

Au reste, M. Fulchiron devrait être satisfait : le Théâtre-Français, dont il s’occupe avec tant de sollicitude, ne vient-il pas de donner une comédie tout-à-fait dans le goût et la poétique de M. Fulchiron ? Nous n’avons rien à dire de la comédie nouvelle ; mais nous nous proposons de traiter prochainement la question du théâtre en France.