Chronique de la quinzaine - 14 juin 1836

Chronique no 100
14 juin 1836


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur



14 juin 1836.


Il n’y a réellement d’existence et d’action politiques, pour les gouvernemens constitutionnels, que durant les sessions de leurs assemblées législatives. Voyez l’Espagne, malgré la fièvre continue de sa guerre civile, quel signe de vie a-t-elle donné depuis la brusque clôture de ses chambres ? À peine se demande-t-on si le ministère Isturitz est né viable. On sait bien que les nouveaux, procuradores, qu’il a convoqués, donneront seuls à cette question la réponse compétente.

Au contraire, chez nos voisins d’au-delà de la Manche, les portes du parlement s’étant rouvertes au commencement de ce mois, il n’est pas un courrier venu de Londres pendant la quinzaine, qui n’ait apporté sa nouvelle significative et sérieuse.

Or, tous ces derniers faits arrivés d’Angleterre, jour par jour, méritent d’être considérés dans leur ensemble et résumés.

Malgré les paroles belliqueuses qu’avait prononcées lord John Russel, aux communes, en demandant l’impression du bill des corporations irlandaises, revenu si misérablement mutilé de la chambre des lords ; lorsqu’après les vacances de la Pentecôte, on a vu s’ajourner la discussion touchant cette importante mesure, qui devait venir la première et avant toutes, il a été clair pour chacun qu’un nouveau compromis allait être tenté entre les deux pouvoirs législatifs.

En effet, les pacificateurs se sont inspirés du timide amendement que le duc de Richmond avait en vain proposé chez les pairs, comme un léger palliatif du système destructeur de lord Lyndhurst. Le noble duc s’était borné à demander grace pour sept des villes principales de l’Irlande. C’était uniquement pour ces sept villes, supposées par lui plus raisonnables que les autres, qu’il réclamait le bénéfice de corporations électives ; car il faut se souvenir que la proposition originelle du cabinet whig n’était pas elle-même d’un libéralisme excessif. Elle n’accordait qu’à un nombre restreint de cités l’élection libre de municipalités nouvelles.

Admirez pourtant jusqu’où les whigs sont capables de pousser la conciliation. Dans une sorte de conciliabule préparatoire, qui réunit environ deux cents membres ministériels des communes, lord John Russel, si fougueux il y a trois semaines, propose simplement d’aller un peu plus loin que le duc de Richmond, et d’exiger le maintien des corporations de cinq villes, en sus des sept que voulait bien privilégier Sa Grace.

Ce sage projet de transaction obtient l’assentiment unanime du meeting. Seulement, afin qu’on ne dise pas qu’il défend mal la cause de l’Irlande, l’agitateur-géant observe que l’addition de cinq villes aux douze de lord John Russel serait chose fort souhaitable. Et de fait, dix-sept corporations, c’est bien le moins qu’O’Connell puisse gagner au profit des sept millions de cliens qui lui paient si grassement ses plaidoyers à la chambre ou en plein air.

Sûr ainsi de l’appui des siens, jeudi passé, dans un discours plus réservé, mais résolu, lord John Russel reproduit aux communes le bill sous-amendé, qui sera son ultimatum. Bien entendu, les tories de sir Robert Peel n’étaient pas pour tremper dans cette tentative de paix. Ce leur est une joie trop vive de voir revenir, forte de la sanction des lords, l’idée meurtrière dont l’invention leur appartient.

Ce mauvais vouloir des conservateurs de la chambre élective n’est fâcheux qu’en ce qu’il fortifiera peut-être l’obstination de la pairie. Du reste, il ne saurait empêcher l’intention conciliatrice du cabinet. Une majorité libérale de quatre-vingt-six voix a décidé qu’on essaierait de traiter sur les bases que le ministère a posées.

La majorité des communes a-t-elle tort, au fond, de montrer cet esprit pacifique et de faire tant de pas vers l’arrangement espéré ? Nullement. D’un vaste plateau que l’on convoitait se faire céder à l’amiable, une douzaine de toises où l’on puisse s’établir et dresser ses batteries, c’est un commencement d’occupation qui vaudra certainement, avec de la patience, la conquête de tout le terrain. Bien plus, de l’avis des meilleures têtes, n’étaient certaines considérations de dignité parlementaire, qui, nous l’avouons, sont à peser, dussent les lords rejeter la conciliation offerte, ce serait d’une excellente politique aux communes d’accepter le bill tel même que l’a fait lord Lyndhurst ; car, si cette mesure défigurée ajourne toute reconstruction salutaire, ne détruit-elle pas et à jamais les vieilles corporations pourries du torisme ? ne place-t-elle pas l’Irlande sous la protection directe d’un lord-lieutenant libéral ? Donc, à tout prendre, les réformistes ne pourraient que gagner à tout céder.

Et puis, il importe de considérer ceci : rien ne sied à une assemblée populaire comme l’audace et la volonté ; mais pour se donner des airs qui ne soient pas risiblement démocratiques, il faut avoir quelque démocratie en soi. Or, c’est là justement ce que n’ont pas les communes actuelles, élues sous le sceptre d’or aristocratique et corrupteur de sir Robert Peel. Grace à une combinaison purement fortuite, leur majorité est libérale ; mais elle est libérale d’un libéralisme whig, parce que l’élément whig y domine. Conséquemment, attendu que dans la composition d’un whig il entre neuf dixièmes d’aristocratie et un dixième de démocratie, prise en masse, cette majorité réformiste elle-même est de beaucoup plus aristocratique que démocratique. De là elle se rend justice ; elle est consistante, elle sent qu’elle n’a pas mission de battre en brèche la chambre des lords.

D’un autre côté, ce qui fait la pairie si superbe, si obstinée, si courageuse à braver les droits irlandais et les libertés générales, c’est bien un peu le sentiment qu’elle a de cet esprit craintif et vacillant des communes, et surtout sa conviction très fondée que le jour est loin qui verra s’ébranler l’arbre aristocratique si profondément planté dans le sol encore tout féodal de l’Angleterre.

De cette vaillance puisée à des sources qui diminuent singulièrement son mérite, il peut résulter, et on le craint, que l’inflexibilité des lords empêche absolument le succès du compromis proposé.

Il ne serait pas impossible pourtant qu’une obscure considération médiocrement honorable, mais plus puissante que toutes aux yeux de tous, motivât seule et amenât la conciliation, d’ailleurs si douteuse et difficile. Il est évident qu’une fois les négociations rompues, il ne s’agira plus que de dissoudre le parlement. Mais la dissolution du parlement, voilà ce que chacun redoute, voilà ce qui sera conjuré à tout prix.

Une dissolution du parlement, le peuple, le peuple ouvrier, qu’elle ne touche point, l’accueillerait assez cordialement peut-être, non pas le peuple électeur, car une dissolution, cela trouble et inquiète le pays ; cela gêne le commerce, cela nuit aux affaires. Comme partis, en ce moment de sommeil politique, le libéralisme ni le torisme ne la désirent ; ils supposent, l’un, qu’elle ne fortifierait guère la majorité réformiste ; l’autre, qu’elle grossirait peu la minorité conservatrice. Mais ceux qui craignent surtout la dissolution, le croiriez-vous ? ce sont individuellement les membres des communes et de la pairie.

Rien ne coûte si cher qu’un siége au parlement. C’est une ruine que l’honneur de représenter la nation anglaise ; et la dépense n’est pas uniquement à la charge des communes. Elle frappe aussi les lords. Ce sera par exemple, tel d’entre eux qui aura voulu caser ses fils, ses amis, à la seconde chambre, et tout naturellement aura payé leurs mémoires électoraux. En outre, chaque installation d’un nouveau parlement condamne leurs seigneuries à certains frais de bien-venue au profit des clercs. Aussi la perspective d’une réélection générale sourit-elle peu au personnel des deux chambres, et il se pourrait qu’une transaction intervînt entre elles par des raisons de pure économie privée.

Néanmoins, cette coûteuse dissolution sera difficilement évitable cette année. Nous voulons bien qu’on signe un accord au bas du bill des corporations irlandaises. Si l’on prétend que la paix en sera mieux fondée et la cause des collisions détruite, on se trompe ou l’on se moque. Oublie-t-on que les deux pouvoirs législatifs sont depuis deux ans en collision flagrante au sujet d’un autre bill concernant les dîmes irlandaises ? Ne se souvient-on pas que ce bill, voté par les communes et rejeté par les pairs, la session dernière, vient d’être itérativement adopté aux communes après trois nuits de solennels débats, et ne sait-on point que les lords le vont itérativement repousser après une causerie de quelques heures, vu la clause d’appropriation qu’il continue de maintenir ? Eh bien ! transigera-t-on sur cette inévitable clause qui est la question de vie et de mort du cabinet ? Non pas, tant que le cabinet vivra. Qu’adviendra-t-il alors ? Excipant de son titre barbare non abrogé, le clergé protestant va se remettre à poursuivre, à coups de bâton, la perception de sa dîme, qui lui sera payée à coups de fusil.

Ce désordre intolérable forcera bien probablement de recourir à une dissolution. Mais dans l’état de tiédeur et d’insouciance politique où sommeillent les trois quarts de la nation, à moins qu’une grande secousse inattendue ne réveille partout l’esprit populaire, que sortira-t-il d’une nouvelle élection générale, si ce n’est un parlement à peu près semblable à celui d’à présent, et qui jouera aux mêmes collisions ?

Au milieu de ces tristes conjonctures, tandis que la moitié de l’Irlande meurt de faim, un radical fashionable, un roué des plus miséricordieux, M. Duncombe, a jugé piquant d’employer toute une séance des communes à l’examen de je ne sais quelle motion qui voulait faire officiellement solliciter près de notre cabinet l’élargissement des prisonniers de Ham. La pitié anglaise a fréquemment de ces excentricités. C’est ainsi qu’il existe à Londres des associations contre les actes de cruauté envers les animaux, lesquelles se chargent de conduire les moutons à la boucherie dans de petits cabriolets, et ces touchantes confréries n’ont jamais songé de s’associer pour le soulagement des soldats que la noble discipline militaire britannique déchire chaque jour à coups d’étrivières.

Le petit procès scandaleux intenté à lord Melbourne n’a jamais sérieusement menacé la position politique de ce ministre. La moralité de l’aristocratie anglaise, si grande qu’elle soit, n’en est pas à s’effaroucher d’un scandale de plus parmi les siens. Légalement, l’instance aboutira sans doute à faire condamner le premier lord de la trésorerie à des dommages intérêts d’un farthing. Puisse cette légère somme fructifier entre les mains de l’honorable M. Norton, qui, dans l’erreur de la non moins honorable mistress Norton, avait rêvé l’espoir d’un si beau placement en bonnes livres sterling !


Chez nous l’intérêt du spectacle parlementaire ne s’est pas affaibli, parce que la session touche à son terme ; au contraire, à l’approche du dénouement, l’action a été plus animée et plus rapide ; c’est la continuation de l’examen des divers budgets qui a surtout amené les grandes scènes dramatiques.

Il a paru que M. Thiers avait été généreux de discuter sérieusement les vieilles déclamations vermoulues contre l’Angleterre que M. le duc de Fitz-James s’était imaginé rajeunir. Au moins, la belle harangue, longuement prétentieuse, du ci-devant pair a-t-elle eu cet avantage, d’inspirer au président du conseil l’honorable déclaration par laquelle il s’est enorgueilli de son origine populaire, fondant sur l’aveu public et ouvert qu’il en faisait à tous le succès principal de sa nouvelle diplomatie européenne. Et le ministre avait dit vrai, car le lendemain les ambassadeurs approuvaient partout la franchise de ses rapports et confirmaient hautement son témoignage.

Encore tout récemment, à l’occasion d’une mince augmentation de traitement de quelques préfets, contestée par la chambre, M. Thiers avait libéralement plaidé la cause populaire, qui est la sienne. Il avait bien flétri ce système d’économie sordide qui exclut des emplois le talent pauvre, et ferme de fait au peuple les routes que lui avaient ouvertes de droit les conquêtes de 89 et de 1830.

M. Thiers a bien raison d’être fier de son origine : qu’il n’oublie jamais qu’il est sorti du sol révolutionnaire. Cette terre sacrée est sa mère. Elle seule est capable de le soutenir et de le porter. Chaque fois qu’en luttant avec les partis, il s’en est laissé arracher, n’a-t-il pas été soudainement frappé d’inertie et d’impuissance ? Mais dès que son pied revenait toucher seulement le sol natal, toute sa force lui était rendue ; il redevenait lui-même, c’est-à-dire ce qu’il veut être présentement, ce que son intérêt et son avenir lui commandent d’être toujours.

Le langage du gouvernement et le vote de la chambre dans la question d’Alger n’ont surpris personne ; les sympathies nouvelles du cabinet reconstruit avaient dicté d’avance ses paroles et marqué sa ligne d’action ; quant aux petits instincts économiques de nos honorables députés, on savait qu’ils ne se hasarderaient point à lutter contre ce grand courant de volonté nationale qui pousse à une large colonisation, guerrière aujourd’hui, pour être pacifique un jour. Nul ne prévoyait à quelles déclamations allait s’abandonner, à propos de la nationalité arabe, une partie de la doctrine durant tout le débat.

Et d’abord voilà que s’élance, armé de pied en cap, un homme raisonnable autrefois, un éclectique, M. Duvergier de Hauranne, on peut le nommer. Voilà qu’il s’élance : il va, il va ; où va-t-il ? Il va en Afrique, il va en Alger. Sa digestion est mauvaise depuis quelques mois, son humeur est pire : il a force lances à rompre ; c’est pourquoi tout ennemi lui est bon, même un ami. Il ne s’inquiète pas s’il y a des Arabes à pourfendre ; c’est à nos généraux, c’est à notre armée, c’est à nos soldats qu’il s’en prend. Nos soldats d’Alger sont, en effet, des barbares : à l’école des Bédouins, ils ont surpassé leurs maîtres ; ils n’ont plus ni foi ni loi ; ils ne respectent plus de sexe ! Or, M. Duvergier de Hauranne s’est fait redresseur de torts, vengeur de la veuve et de l’orphelin. Aussi, vous voyez, il redresse et il venge tant qu’il peut : il ne ménage pas nos troupes. Quel carnage, seigneur doctrinaire ! laissez debout ceux qui restent. Mais M. Thiers a bientôt désarçonné le malencontreux chevalier, jadis philosophe.

Ce premier tournoi fini, on croit que c’en est assez de chevalerie, et qu’il n’y a plus qu’un budget à voter ; mais M. Guizot se lève, et demande solennellement la parole pour le lendemain.

M. Guizot est en scène, silence ! En vérité, le silence est profond : on entend très bien la voix de l’orateur ; mais sa pensée n’est guère accessible ; on suppose seulement qu’il adopte un moyen terme, et veut rester neutre entre l’armée française et l’armée arabe. Toutefois, près de conclure, il devient plus clair. D’une part, il réprimande doucereusement le zèle de ses amis ; de l’autre, il gratifie l’administration d’une certaine somme de conseils aigre-doux. Mieux lui eût valu demeurer inintelligible jusqu’au bout ; car M. Thiers n’a pas tardé de rembourser généreusement le donneur d’avis : quant aux amis, ils gardent des paternelles censures du maître une reconnaissance qu’ils témoigneront vite.

Sérieusement ces étranges exhibitions, à propos d’Alger, ont été doublement précieuses : d’abord, elles ont nettement établi ce qui constitue un utrà-doctrinaire ; quel il est quand il paraît à nu et que le dépit ou la passion l’ont jeté hors des gonds ; de quelle sorte de sentiment national il est susceptible ; en outre, elles ont mis au jour et bien constaté l’exacte situation du parti.

On avait remarqué déjà que M. Duchâtel, M. Rémusat, se tenaient notablement à l’écart. N’était-ce pas raison ? Hommes d’esprit, hommes d’affaires, hommes mesurés, vouliez-vous qu’ils se missent au pas des ridicules colères de M. Jaubert ? Leur convenait-il de se soumettre davantage à l’austère et capricieuse domination de M. Guizot ? Mais cette domination, M. le duc de Broglie lui-même s’en était récemment lassé. Aussi, depuis qu’il avait secoué le joug, dans le langage mystique des adeptes avait-il été déclaré déchu et frappé de prétérition.

Ainsi s’opère graduellement, et toutefois beaucoup plus promptement qu’on n’aurait d’abord osé l’espérer, l’isolement profond et inévitable du parti doctrinaire. Il a été exclu du pouvoir, exclu des bureaux de la chambre ; enfin, subissant peu à peu les conséquences de son système d’impopularité, il tend à se fractionner de plus en plus, et à se concentrer dans quelques individus. Chaque jour il éprouve une nouvelle défection ; hier M. de Broglie, aujourd’hui M. Duchâtel. M. Guizot recommande à ses amis d’agir avec prudence ; mais la prudence n’est point le fait de M. Jaubert ni de M. de Hauranne ; aussi ses conseils de prudence ont-ils été fort mal reçus. La scission est dans le camp : M. Duvergier de Hauranne ne communiquera plus ses discours à M. Guizot ; et M. Jaubert, haut et puissant seigneur, retournera dans sa comté, se faire adorer de ses vassaux ; adorer est le mot, car M. Jaubert se montre aussi empressé à seconder, dans son département, les entreprises utiles que peu éclairé, comme député, sur les véritables sentimens du pays.


Les déplacemens et les promenades de rois et de princes ont continué durant cette quinzaine.

Le roi de Saxe est allé visiter ce pays inconnu d’où ne revient, dit Shakspeare, aucun voyageur.

Le roi de Naples ne vient pas en France, comme on l’a dit ; il va en Allemagne. Ce sensible et romanesque souverain, que la mort de sa première femme désespère toujours, ne cherche plus à se consoler que par une seconde ; mais il a maintenant la fantaisie de vouloir être aimé pour lui-même ; voilà pourquoi il voyage, cachant bien sa couronne et ne montrant que son mérite. Néanmoins, bien qu’il ne refuse le cœur d’aucune beauté, il préférerait une archiduchesse à une bergère. Sa suprême joie serait de conquérir une archiduchesse avec la houlette d’un berger.

Quant à nos princes, ils visitent le tombeau du duc de Reichstadt à Vienne, qui leur renouvelle l’accueil de Berlin. Il paraît, du reste, qu’il s’agirait en ce moment de rendre à l’Allemagne couronnée bals pour bals et politesse pour politesse. Le roi et les princes de Prusse, un archiduc et d’autres illustres invités assisteraient prochainement aux fêtes splendides que Fontainebleau et Compiègne préparent. Dès à présent le prince de Saxe-Cobourg nous arrive accompagné de ses deux fils : l’un, dit-on, déjà le futur fiancé de la princesse Victoria. Le roi Léopold est également attendu à Paris ; mais c’est là une simple visite de famille.

Nous ne mentionnerions pas le voyage de la princesse de Lieven aux eaux de Carlsbad, si elle n’y devait rencontrer la duchesse d’Angoulême. L’illustre ambassadrice, qui a si gracieusement prêté son oreille gauche aux confidences de la révolution de juillet, a dû certainement garder son oreille droite pour les doléances de la légitimité. Charles X s’est aussi, de son côté, mis en route. Le vieux roi va établir sa résidence près de Goritz. La cour de Vienne reprend le château de Prague, dont elle a besoin, attendu qu’il est très propre aux petits congrès mystérieux.


La quinzaine, politiquement si féconde, a été littérairement et dramatiquement bien stérile. Le seul ouvrage digne et de haute portée qu’elle ait produit, c’est la seconde partie des Critiques et Portraits littéraires de M. Sainte-Beuve. Ce n’est pas ici le lieu de parler convenablement de ce beau livre. Prosateur et poète de premier ordre, M. Sainte-Beuve ne doit pas être examiné à la légère. C’est largement qu’il faut critiquer sa critique si vraie, si artiste, si équitable, et en même temps si clémente.


Le Théâtre-Français, au lieu de songer à divertir son public et de lui offrir des pièces tolérables, s’est beaucoup amusé de révolutions intérieures qui ont abouti au renouvellement de la dictature de M. Jouslin de Lasalle. À la bonne heure ! que M. Jouslin de Lasalle soit dictateur pourvu qu’il restaure un peu l’art et le drame.

Le nouveau ballet de l’Opéra, le Diable boiteux, n’a pas affiché de bien ambitieuses prétentions. Il ne veut qu’occuper les yeux et faire patiemment attendre la rentrée de Mlle Taglioni et la reprise des Huguenots. En somme, c’est un bel album de décorations. C’est l’exhibition de lanterne magique sur une immense échelle.


Nous ne terminerons pas sans répondre un mot à certaines insinuations malveillantes répandues contre l’un de nos collaborateurs. Ce n’est point, certes, dans la Revue des Deux-Mondes qu’on aura besoin de justifier M. Loève-Veimars de pareilles calomnies. M. Loève-Veimars est allé à Saint-Pétersbourg recueillir les matériaux d’un ouvrage qu’il prépare, et que nos lecteurs seront mis à même d’apprécier par la publication successive qui en sera faite dans la Revue.


On sait que George Sand vient de gagner un procès grave et délicat. C’est à cette circonstance, capitale dans sa vie, que se rapportent quelques passages des Fragmens de Lettres insérés dans la livraison du 1er juin. Ces révélations toutes personnelles ne paraissaient pas destinées à une publicité si prompte ; détachées d’un corps de Mémoires tout-à-fait individuels, elles ne devaient voir le jour que beaucoup plus tard. Si l’auteur s’est décidé à lever dès à présent le voile de sa vie privée et intime, c’est que les attaques violentes dirigées contre lui ont été le frapper jusque dans cet asile. Poussé dans ses derniers retranchemens, le poète en use à sa manière ; il fait servir à sa défense les sentimens et les facultés que Dieu a mis en lui. Qui oserait l’en blâmer, surtout en présence des diatribes mensongères et niaises qu’on vient tout récemment de diriger contre lui

Si quelques écrivains, qui voyagent habituellement avec l’antichambre de l’aristocratie anglaise, croient bien mériter de leurs patrons, en prenant au sérieux les bavardages et les mystifications que les salons de Paris ne leur épargnent pas, il ne faut pas trop s’en étonner. Mais on ne saurait concevoir le motif qui a pu déterminer la Revue britannique à traduire et à répandre chez nous les diffamations ridicules de la presse tory. Est-il donc bien loyal et bien courageux d’aller ramasser à l’étranger des injures anonymes dont l’absurdité est par trop évidente pour des lecteurs français ?


— La science vient de perdre un des hommes les plus éminens, qui est allé rejoindre brusquement dans la tombe les Cuvier, les Fourier. M. Ampère est mort vendredi 10 juin, à cinq heures du matin, à Marseille, où l’avaient appelé ses fonctions d’inspecteur-général. Illustre dans les sciences mathématiques et physiques, où il s’est montré inventeur ; éminent dans la philosophie et la métaphysique, qu’il aimait et cultivait à la manière de Leibnitz, il mérite un examen détaillé, que nous tâcherons de rendre digne de sa mémoire.

M. l’abbé Caron vient de publier les deux premiers volumes de sa Démonstration du catholicisme[1]. Une logique pressante et serrée, qui rappelle la manière d’Abbadie et de Nicole, place ce livre au nombre des plus remarquables productions de la philosophie contemporaine. Quant au fond des choses, M. Caron a voulu montrer le milieu qu’il faut tenir, selon lui, dans la recherche de la vérité entre les philosophes individualistes qui n’ont foi qu’au sens privé et ceux qui exigèrent les droits de l’autorité et du sens commun. Cet ouvrage paraît marqué au coin d’une grande sagesse, et il est destiné à relever beaucoup de courage religieux qui se tenaient en garde et contre un système moderne réprouvé par l’église et contre les théories du XVIIIe siècle.


— La Bibliothèque anglo-française, que publie M. O’Sullivan, a ouvert la série de ses publications par un volume de Shakspeare, contenant Richard III, traduit par M. Mennechet, le Marchand de Venise, par M. Lebas, et Roméo et Juliette, par M. Ph. Chasles. Les deux premières traductions sont remarquables par une élégante fidélité ; mais nous voudrions surtout attirer l’attention sur la tentative de M. Chasles, tentative louable et que le succès a couronné ; étude d’artiste et de philologue, car l’artiste, celui qui rend, qui trouve, qui invente l’expression la plus saillante, la plus convenable, et le philologue, qui scrute le mot et s’en pénètre, se sont réunis pour traduire Roméo et Juliette. Le travail de M. Chasles, si vivant, si poétique, est mieux qu’une traduction.


  1. vol. in-8o, chez Périsse, rue du Pot-de-Fer, 8.