Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1875

Chronique n° 1039
31 juillet 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 juillet 1875.

Les affaires politiques et parlementaires de la France suivent en vérité pour le moment une marche des plus extraordinaires. Elles offrent plus que jamais le spectacle de la mobilité dans la confusion, de l’obstination des partis dans une impuissance agitée, de toutes les évolutions et de toutes les tactiques pour arriver à de nouveaux ajournemens, à une nouvelle prorogation de l’incertitude.

Assurément, à ne consulter que la logique d’une situation et les vraisemblances morales, la session qui se rouvrait à Versailles au mois de mai semblait devoir être la dernière d’une assemblée datant déjà de quatre années. Le programme de cette session paraissait tracé d’avance et comme imposé par la force des choses. Une constitution venait d’être sanctionnée, des lois complémentaires restaient à voter avec le budget, avec quelques-unes de ces mesures par lesquelles une assemblée souveraine tient à clore sa carrière. Un ministère venait de se former avec la mission de représenter au pouvoir cet ordre nouveau, de préparer l’application définitive du régime créé le 25 février, de présider à une transition toujours délicate, et ce ministère d’impartialité, de conciliation, semblait assuré d’avance du concours de toutes les opinions modérées dans cette œuvre de transformation régulière et pacifique. C’était un programme d’autant plus naturel que des institutions sont faites apparemment pour être appliquées, et qu’après quatre années d’un règne laborieux une assemblée fatiguée et usée ne peut plus songer raisonnablement qu’à « faire sa retraite. » Qu’en est-il aujourd’hui et que reste-t-il de cette session de trois mois ? C’est précisément ce qu’il y a d’extraordinaire. On dirait que de toutes parts il y a une sorte d’émulation maladive d’agitation, et ces trois mois, au lieu de conduire au dénoûment le plus simple dans les circonstances présentes, n’ont servi qu’à tout compliquer en aggravant les scissions, en troublant les combinaisons les plus naturelles, en multipliant les impossibilités et les incohérences. Des partis épuisés et irrités, des ardeurs factices et des campagnes maladroitement menées, des majorités changeantes et des votes confus ou contradictoires, un gouvernement de tension et de mauvaise humeur, une assemblée paralysée par toutes les divisions et finissant par se tirer d’embarras en saisissant l’occasion de prendre trois mois de vacances, c’est là ce qui s’appelle la politique officielle depuis quel que temps. La vérité est que la direction a manqué partout, que l’esprit de conduite n’a brillé dans aucun camp, ni à droite, ni à gauche, ni même dans le ministère, et que de tous les côtés on s’est fié à ce qu’un député appelait dans la familiarité d’une commission « le dieu hasard. » Ce serait positivement à redouter, si le pays ne suppléait à tout par son calme, par sa sagesse, s’il ne se donnait à lui-même sa direction en vivant honnêtement de son travail sans trop s’inquiéter des conflits de paroles passablement acerbes entre M. le vice-président du conseil et ses adversaires, entre la gauche puritaine et la gauche constitutionnelle.

Comment donc en est-on venu à cette situation si étrange où tout est prétexte à équivoques et à confusions, où les partis se font un jeu de se livrer à toutes les fantaisies meurtrières aux dépens des intérêts du pays, et où le « dieu hasard » se charge le plus souvent de dénouer les conflits parlementaires engagés par les passions ? Il n’est point douteux que tout le monde a un peu sa part dans ce décousu universel, et à ne prendre que cette séance du 15 juillet, qui a éclaté comme un coup de théâtre, qui depuis quinze jours a pesé sur toutes les délibérations et les résolutions de l’assemblée, qui a été une épreuve aussi délicate que périlleuse pour les partis comme pour le gouvernement, à ne prendre que cette journée, les fautes sont certainement venues de tous les côtés ; elles sont venues de la commission chargée d’instruire le procès de l’empire, de M. Gambetta et de son intervention orageuse comme du ministère lui-même. Il faut voir les choses comme elles sont, sans se payer de mots et d’apparences.

Que voulait-on faire ? L’élection de M. de Bourgoing dans la Nièvre n’avait été qu’une occasion ; ce qu’on se proposait surtout en réalité, c’était de dévoiler les menées bonapartistes, de remettre pour ainsi dire en présence le travail permanent de conspiration, les prétentions survivantes de l’empire et les ruines que sa domination a léguées à la France. L’enquête parlementaire était née de cette pensée, la commission a mis plus de six mois à instruire le procès, et elle a trouvé en M. Savary un jeune rapporteur très résolu, qui a pris fort au sérieux son rôle de procureur-général de l’enquête. Rien de mieux assurément que de dévoiler les intrigues bonapartistes, toutes ces captations habilement organisées, toutes ces influences perfidement mises en jeu pour enlacer le pays en le trompant par des propagandes captieuses, en exploitant jusqu’à des souffrances dont l’empire reste le premier et coupable auteur. Malheureusement on ne s’est point assez souvenu d’une chose, c’est qu’on ne faisait pas de ces campagnes pour se borner à des rapports ou à des discours, c’est qu’en politique il faut savoir ce qu’on veut, jusqu’où l’on peut aller, et si l’on nous permet cette expression, lorsqu’on lève le bras, il faut être sûr de pouvoir frapper sous peine de se livrer à une démonstration inutile. Déployer l’appareil des enquêtes, invoquer des témoignages, accumuler des documens, fort bien : au-delà quel résultat précis, positif, se promettait-on, où croyait-on pouvoir atteindre ? Provoquer une intervention de la justice, on ne le pouvait guère, il y avait eu déjà une instruction judiciaire abandonnée, une ordonnance de non-lieu fondée non certes sur l’innocence de l’empire, mais sur la difficulté de saisir un délit précis dans une organisation assez habilement combinée pour échapper à la loi. Proposer à l’assemblée comme conséquence de l’enquête un nouveau décret de déchéance contre l’empire, était-ce de la prudence politique ? Si le premier verdict rendu à Bordeaux le 1er mars 1871 avait besoin d’être rajeuni ou confirmé, c’est donc qu’il n’était ni suffisant ni définitif ! Un second vote laissait la porte ouverte à un troisième, sans compter que si, par des considérations de parti, l’unanimité, qui avait éclaté dans le scrutin de Bordeaux, n’était pas aussi complète aujourd’hui, la manifestation qu’on provoquait pouvait en être affaiblie. Que restait-il dès lors ? Une discussion nécessairement passionnée, peut-être violente, suivie tout au plus d’un ordre du jour qu’on serait obligé de combiner, c’est-à-dire d’atténuer, de façon à rallier le plus grand nombre de voix possible. De toute manière, et c’était la fatalité de l’enquête ainsi engagée, on devait aboutir ou à des actes qui pouvaient ressembler à un empiétement sur les droits indépendans de la justice, ou à une manifestation mal calculée, ou à un vote d’ordre du jour dénué de sanction.

Ce qu’on n’a pas vu dès l’origine, c’est que, s’il était moralement utile de démasquer le bonapartisme comme l’avait fait le préfet de police, M. Léon Renault, dans un premier rapport plein d’une fermeté habile et mesurée, le meilleur moyen de combattre l’empire, c’était de le remplacer, de lui opposer la souveraineté nationale organisée et fixée, d’assurer au pays des institutions protectrices, et de contraindre tous les partis à respecter ces institutions. A défaut de ce moyen tout politique et seul décisif, tout ce qu’on pouvait faire risquait de manquer d’efficacité, et le plus clair est que sans le vouloir on allait offrir au bonapartisme une occasion de se mettre en scène, de déployer son arrogance, de triompher de quelques erreurs ou de quelques particularités scabreuses, de chercher des diversions ou de profiter de l’imprévu qui pouvait se produire dans un débat irritant. Dans les conditions où elle a été poursuivie et où elle a été portée devant l’assemblée, cette enquête était donc une opération qui offrait autant de dangers que d’avantages, et ces dangers, qu’on ne prévoyait pas tous, ont éclaté presque aussitôt par la double intervention de M. Gambetta et de M. le vice-président du conseil.

Ce qui devait être évité avant tout est justement ce qui est arrivé. Est-ce M. Buffet qui a provoqué l’intervention de M. Gambetta, ou bien est-ce le contraire ? Peu importe ! les deux interventions se lient intimement dans cette dramatique séance, et toutes les deux elles ont eu pour premier résultat de déplacer absolument la question la plus grave, d’altérer toutes les conditions d’un débat fait pour mettre aux prises toutes les passions, toutes les politiques. Précisons la situation. Au moment où la discussion restait encore concentrée entre l’empire vainement défendu par M. Rouher et la commission d’enquête représentée par le rapporteur, M. Savary, qui avait maintenu avec succès l’autorité de son œuvre, M. le vice-président du conseil s’est levé pour venger M. le préfet de police, imprudemment mis en cause par l’orateur impérialiste ; après lui, M. le garde des sceaux s’est levé à son tour pour défendre M. le procureur-général de Paris, également accusé. L’un et l’autre ont parlé, chacun à sa manière, chacun avec ses préoccupations et son accent particulier. Au demeurant, malgré certaines nuances de langage, les deux discours pouvaient se compléter et restaient l’expression commune de la pensée ministérielle.

Que M. Gambetta n’ait point été absolument satisfait de la façon dont M. Buffet a parlé de l’enquête et du bonapartisme, qu’il ait remarqué une certaine affectation de M. le vice-président du conseil à mettre le péril révolutionnaire à côté du péril bonapartiste, il n’était peut-être pas le seul ; mais enfin il aurait pu avec bien d’autres compléter les déclarations de M. Buffet par les déclarations de M. Dufaure, et ce n’est point évidemment pour cela qu’il s’est précipité à la tribune comme pour exhaler ses fureurs, comme pour « déchirer tous les voiles, » selon l’expression dont on s’est servi. De deux choses l’une, ou M. Gambetta a cédé à un emportement spontané peu rassurant, ou bien il s’est jeté dans la discussion par un calcul prémédité. C’est probablement le calcul qui a eu la plus grande part dans cette explosion tribunitienne, où l’acteur s’est retrouvé tout d’abord en demandant qu’on laissât à sa voix « le temps de s’échauffer » pour prendre tout son éclat retentissant. M. Gambetta, qui a montré depuis quelques mois un sérieux esprit politique, qui a su transiger avec la nécessité, avec la puissance des faits, M. Gambetta s’est peut-être senti tout près d’être suspect de modération dans le monde radical, peu accoutumé à être aussi constitutionnel, aussi ministériel que cela. Il a vu autour de lui des scissions se former, des dissidens comme M. Louis Blanc, M. Madier de Montjau, mettre en doute son autorité, rompre avec la discipline de la gauche, opposer ce qu’ils appellent les principes à l’habileté et aux concessions. Il a craint que la politique de transaction à laquelle il s’est prêté ne fût pas toujours comprise dans son parti, qu’elle ne diminuât sa popularité, et il a cru le moment venu de frapper un grand coup. Il a voulu raffermir ou reconquérir son influence de leader du radicalisme en saisissant cette occasion favorable du procès parlementaire intenté au bonapartisme, en protestant au nom de ce qu’il appelle le sentiment républicain, en se déchaînant contre M. le vice-président du conseil. Une fois lancé, M. Gambetta ne s’est plus arrêté ou il s’est arrêté trop tard, et il ne s’est point aperçu que par cette sortie impétueuse et soudaine il changeait la face d’une situation, il compromettait jusqu’à un certain point cette politique de conciliation et de patience à laquelle la gauche a eu la sagesse de prêter son concours, par laquelle on est arrivé à l’organisation constitutionnelle de la république. Il ne voyait pas qu’en élevant à ce moment une question ministérielle il s’engageait fort témérairement dans une voie où il pouvait obtenir les complimens de M. Louis Blanc, de M. Madier de Montjau, mais où il était assuré de n’être point suivi par bien des républicains eux-mêmes décidés à éviter à tout prix aujourd’hui une crise de pouvoir. M. Gambetta eût-il été fondé dans quelques-unes de ses plaintes, dans quelques-unes de ses observations, à quoi cela lui servait-il de prendre si violemment à partie le ministère ou, si l’on veut, M. le vice-président du conseil ? S’il pensait la moitié de ce qu’il disait, que ne déposait-il immédiatement une motion de non-confiance ? S’il reculait devant une proposition de ce genre, s’il se bornait à des discours irrités, il se mettait dans le cas d’un homme qui ne conforme pas ses actions à ses paroles, qui menace, lui aussi, sans frapper, qui s’agite dans le vide ; il s’exposait à essuyer de sévères représailles, à être mis au défi de proposer un vole, et, lorsque par une diplomatie transparente il cherchait à séparer M. Dufaure de M. Buffet, il s’exposait à ce qu’on lui répondît sur-le-champ par l’attestation de la solidarité politique du ministère. Ce que M. Gambetta n’a point vu enfin, c’est qu’en se dévoilant trop tôt en vainqueur qui prétendait mettre la main sur la république, il ralliait forcément contre lui, contre son parti, tous les groupes conservateurs de l’assemblée, et en provoquant tout ce bruit, en soulevant toutes ces questions inopportunes, il faisait les affaires du bonapartisme, merveilleusement servi par cette diversion, heureux de voir tout à coup le combat se détourner de lui.

Oui, sans doute, l’intervention de M. Gambetta a été une assez désastreuse échauffourée, et l’intervention de M. Buffet aurait pu elle-même assurément être mieux combinée ou avoir un autre caractère. Que dans tous ces débats, où le bonapartisme était après tout le premier en cause, M. le vice-président du conseil eût gardé la haute et sévère impartialité d’un gouvernement, qu’il eût évité tout ce qui pouvait ressembler à une politique de récrimination et de combat, rien de plus simple. Malheureusement il est bien clair que M. Buffet est le jouet d’une obsession ou d’une préoccupation qui se laisse voir dans son langage comme dans ses actes. Sa préoccupation, en étant le ministre de la république constitutionnelle votée le 25 février, c’est de rester ce qu’il est, ce qu’il a toujours été. Par ses instincts, par ses habitudes d’esprit, par un certain dogmatisme politique comme par ses opinions religieuses, il incline vers le parti conservateur, même vers la droite récalcitrante, dont il espère toujours désarmer les scrupules et retrouver l’appui. L’alliance de la gauche par laquelle il est arrivé au pouvoir, avec laquelle il est bien obligé de se retrouver dans le vote des lois constitutionnelles, cette alliance lui pèse visiblement, et on ne peut pas dire en vérité que depuis quatre mois il ait prodigué les douceurs à ceux qui pouvaient se considérer comme ses alliés, puisqu’ils soutenaient le gouvernement ; il a plutôt poussé à leur égard la sévérité jusqu’à la rudesse, il leur a refusé les concessions de langage aussi bien que les changemens de fonctionnaires ; il les a maltraités assez souvent, peut-être avec la secrète pensée de les décourager. Bref, cela est bien clair, M. Buffet, en homme d’opinions arrêtées et peu flexibles, ne peut s’accoutumer à l’idée d’être un chef de cabinet comptant dans le camp ministériel jusqu’à des radicaux, et lui aussi, on peut le croire, il a saisi l’occasion d’en finir, de « déchirer les voiles, » comme on l’a dit.

Ce n’était point sans doute par calcul, avec l’intention de provoquer le conflit, que dans un premier discours M. Buffet avait signalé le péril révolutionnaire comme tout aussi redoutable et plus rapproché que le péril bonapartiste : il disait tout simplement ce qu’il pensait, en choisissant, il est vrai, une singulière occasion, et sans remarquer que par cela même il créait une sorte de diversion. Dès que M. Gambetta commettait la faute de se précipiter dans la lutte avec une irréflexion fougueuse, de prendre pour son parti ce qu’on disait des menées révolutionnaires et d’élever une question ministérielle, M. le vice-président du conseil, emporté à son tour, n’a pas hésité. Il a redoublé de raideur devant les attaques dont il était l’objet, accentuant son attitude et celle du ministère tout entier, repoussant toutes les accusations d’équivoque, défiant ses adversaires de proposer un vote de censure, et leur adressant cette sommation hautaine : « Si vous n’osez pas porter à cette tribune cette motion nette, franche, directe de non-confiance dans le ministère, je vous dirai que c’est vous qui créez l’équivoque. » Puisqu’on en venait là, M. le vice-président du conseil, entraîné par la vivacité de la lutte, voulait évidemment réduire la gauche radicale à s’avouer vaincue ou à déclarer ouvertement son hostilité contre le ministère. Pour le coup cette fois, la diversion était complète, le bonapartisme avait disparu dans la mêlée, il était si bien oublié qu’il a fallu l’intervention de M. Bocher pour rappeler l’objet du débat au dernier moment, lorsque déjà un membre de la droite, profitant de la confusion, venait de présenter une motion de confiance qui a fini par réunir 444 voix.

Qu’est-ce à dire ? Est-ce l’absolution de l’empire et la preuve des complaisances de M. le vice-président du conseil ou de l’assemblée pour le bonapartisme ? Ce serait, nous n’en doutons pas, une iniquité de faire peser sur M. le vice-président du conseil l’injurieux soupçon d’avoir cherché à couvrir le bonapartisme, de lui avoir préparé volontairement cette diversion dont il a profité. Non, M. Buffet, ministre de la république constitutionnelle, n’est point un bonapartiste déguisé, et ce qu’il a dit dans ses discours n’est après tout rien de plus que ceci : « je me suis fait une règle constante de me préoccuper de tous les périls et de ne pas faire de l’un d’eux une diversion à l’autre, » ce qui ne signifie nullement que M. le ministre de l’intérieur ait les yeux fermés sur les menées impérialistes ; mais il y a une fatalité dans ces situations confuses, et sans le vouloir M. Buffet a paru venir en aide au bonapartisme dans l’embarras. Il a eu des mots malheureux qui dépassaient probablement sa pensée, et en fin de compte il a eu la mauvaise chance d’avoir avec lui dans sa majorité ces bonapartistes qu’on l’accusait de protéger, qui, après avoir été sur le point d’être frappés, se sont retrouvés parmi les victorieux du scrutin. Fortune compromettante assurément, que M. le vice-président du conseil a eu le tort de ne point redouter assez dans son ardeur fébrile contre le radicalisme, et c’est ainsi que, par la faute de tout le monde, cette campagne assez mal conduite, dénaturée dans le feu du combat, a fini, non pas précisément au profit du bonapartisme, comme on le dit, mais par un vote qui n’est que l’expression d’un grand trouble, qui a rendu une apparence de vie à l’ancienne majorité conservatrice reconstituée pour la circonstance.

La conséquence de ces péripéties et de ces évolutions parlementaires, on l’a vue aussitôt. Le vote du 15 juillet, on peut le dire, avait implicitement tranché une question des plus graves devant laquelle on s’était arrêté jusque-là, que le gouvernement lui-même semblait envisager comme tous les esprits libéraux, la question de la dissolution définitive ou d’une prorogation nouvelle de l’assemblée. Sans doute, rien n’était changé en apparence, les conditions restaient les mêmes. Le lendemain comme la veille, la dissolution prochaine de l’assemblée était la conséquence naturelle de tout un ensemble de choses. Il y a un moment où aucun pouvoir ne peut se dérober à la loi commune. L’assemblée de Versailles est dans la cinquième année de son existence, elle a passé par bien des épreuves, et rien ne peut faire aujourd’hui qu’elle ne soit moralement arrivée au terme de sa carrière. Elle a mis ses dernières forces dans ces lois constitutionnelles qu’elle vote encore péniblement chaque jour, qui donnent une organisation régulière à la France, et il est bien clair qu’un pays ne peut pas rester suspendu entre le provisoire agité d’une assemblée omnipotente en déclin et un régime légal indéfiniment ajourné. Tout ce qu’on pouvait faire, c’était de calculer les jours de grâce nécessaires pour que l’assemblée pût régler ses dernières volontés, voter les choses essentielles, le budget, la loi électorale, comme elle a déjà voté la loi sur les pouvoirs publics, la loi sur le sénat. Tout semblait corroborer cette nécessité d’une application prochaine des institutions acceptées.

Oui, tout cela était moralement et logiquement vrai le lendemain du 15 juillet comme la veille ; ce qu’il y avait seulement de changé, c’était cette situation parlementaire où un coup de scrutin est venu ragaillardir les vieux conservateurs de la droite qui ne passent pas pour désirer une dissolution, qui aimeraient mieux se proclamer immortels que de décréter leur mort prochaine. À quel sentiment ou à quel calcul obéissent-ils ? Quelques-uns ont la mélancolique certitude de ne pas revenir ; d’autres ont une certaine peur de l’inconnu, beaucoup ne se rendent pas compte à eux-mêmes de la raison de leurs répugnances. Ceux qui gardent obstinément de vagues espérances monarchiques et qui ne voient qu’avec une impatience chagrine l’organisation d’une république, même d’une république conservatrice à laquelle ils ne croient pas, ceux-là surtout s’efforcent de gagner du temps. Que peut leur donner le temps ? Ils ne le savent pas eux-mêmes, ils se figurent qu’ils se réservent ainsi l’imprévu et qu’en restant à Versailles ils suspendent la prescription de leurs espérances. C’est une illusion qu’ils se font et à laquelle ils sacrifient l’intérêt du pays. Ils avaient presque perdu courage il y a quelques semaines, le vote du 15 juillet a ravivé leur confiance, et le premier gage de la victoire de la veille a été une proposition de prorogation. Il y a un député, M. Malartre, qui a le monopole de ces sortes de propositions et le privilège d’arriver tous les ans à l’heure voulue, au moment psychologique. M. Malartre n’a pas manqué cette année au lendemain du 15 juillet, et comme il ne marchande pas avec les vacances, il proposait tout simplement à l’assemblée de s’ajourner au 30 novembre, il aurait même étendu la prorogation, s’il l’avait fallu, jusqu’à l’année prochaine. Il y a eu, il est vrai, quelques autres propositions tendant à rapprocher la dissolution et les élections. Il faut l’avouer, ces motions, médiocrement combinées, faiblement soutenues, n’ont point eu de succès, et l’assemblée, pleine de complaisance pour elle-même, a fini par décider qu’elle se séparerait le 4 août, pour revenir à Versailles le 4 novembre. C’est la conséquence de ces dernières luttes parlementaires qui ont jeté le désarroi dans les partis, troublé toutes les combinaisons, et qui lèguent une situation fausse à tout le monde, à commencer par le gouvernement, réduit plus que jamais à dégager sa politique de toutes ces confusions, auxquelles il n’est malheureusement pas étranger.

Les voyages des souverains jouent de notre temps un certain rôle dans la politique, et on en profite même quelquefois pour faire voyager les princes où ils ne vont pas, pour imaginer des rencontres qui n’ont jamais eu lieu. C’est ainsi que les nouvellistes de Berlin, peut-être pour en suggérer la pensée, ont récemment raconté que le roi de Bavière s’était rendu sur le passage de l’empereur d’Allemagne pour lui rendre ses hommages. L’entrevue n’eût point été certainement dénuée de signification à la veille des élections bavaroises, dont les préliminaires passionnaient les esprits, elle eût été promptement exploitée par les partis. Il n’y a qu’un malheur, c’était une invention des nouvellistes de Berlin ; le roi de Bavière ne s’est point déplacé pour se porter à la rencontre de l’empereur Guillaume, il est resté tranquillement chez lui, ne prenant parti ni pour les libéraux ni pour les catholiques dans les élections qui viennent de se terminer sans provoquer aucun trouble, sinon sans soulever bien des émotions. Le scrutin a définitivement prononcé en effet, et le résultat n’a pas peut-être entièrement répondu aux espérances que les catholiques entretenaient. Le fait est que les libéraux ont obtenu un certain succès. Ils ont été aidés sans nul doute par l’habileté avec laquelle le ministère avait découpé les circonscriptions électorales ; ils ont pu réussir, surtout dans les villes et particulièrement à Munich, où le premier élu est un magistrat, M. Durrschmidt, connu pour une brochure d’un esprit tout libéral sur les ordres religieux. Parmi les autres élus du parti libéral, on compte M. de Schlœr, le banquier M. de Schauss, le baron de Stauffenberg, de même que parmi les catholiques on compte le baron d’Ow, ancien président de la chambre, M. Langlois, parent de Dœllinger, M. Jœrg, des prêtres, des chanoines. En définitive, il y a 79 catholiques et 77 libéraux ; la chambre nouvelle est partagée en deux camps presque égaux.

Évidemment ce n’est point là ce que les catholiques avaient rêvé, ils avaient espéré mieux ; ils ont une majorité si faible, si précaire, qu’ils ne peuvent guère songer à s’emparer du pouvoir ; aussi ne se montrent-ils pas absolument satisfaits. Les libéraux purs, les Allemands de leur côté, ne sont pas non plus très contens malgré les avantages réels qu’ils ont obtenus ; ils comprennent que leur politique de fusion complète et absolue de la Bavière avec l’Allemagne a une limite et un frein dans l’assemblée nouvelle telle qu’elle est composée. Le ministère seul ne paraît pas trop se plaindre d’une chambre où les partis sont trop également divisés pour menacer son existence, et où il peut trouver encore après tout un point d’appui contre les pressions trop fortes de la politique de Berlin. Au milieu de ces élections, où naturellement on s’est servi de toutes les armes comme dans toutes les élections de tous les pays, une lettre de M. le prince de Hohenlohe, ambassadeur d’Allemagne à Paris, semble avoir été invoquée en témoignage et avoir exercé une certaine influence. M. le prince de Hohenlohe paraît croire que les Français ont été particulièrement préoccupés des élections bavaroises, et qu’ils céderaient à la vieille illusion de compter « trouver des alliés en Allemagne, » dans le cas d’un succès des ultramontains bavarois. M. l’ambassadeur d’Allemagne à Paris appelle cela justement « un danger. » Il fait, il est vrai, exception en faveur du gouvernement, composé d’hommes « qui ont trop d’amour pour la paix et trop de perspicacité politique pour se laisser entraîner à faire la guerre par l’illusion d’une ligue des peuples catholiques ; » mais il ajoute que « la nation française s’exalte facilement, et il serait regrettable qu’une victoire des ultramontains éveillât des espérances qui ont déjà produit une fois un funeste effet sur l’esprit du peuple français. » M. le prince de Hohenlohe est un esprit grave et mesuré sans malveillance pour notre pays : s’il n’a point d’autres inquiétudes que celles qu’il exprimé dans sa lettre, il peut être tranquille. La France n’aurait point triomphé de la victoire des ultramontains bavarois, quand même cette victoire eût été plus complète ; elle n’aurait point songé surtout à y voir le gage d’une prochaine ligue des peuples catholiques pour faire la guerre à l’Allemagne. Nous n’ignorons pas que dans les réunions électorales de Munich les orateurs catholiques n’ont pas été les derniers à déclarer que la Bavière devait remplir tous ses engagemens envers l’empire. Nous savons à quoi nous en tenir, et, puisque les Allemands nous croient si facilement enclins à nous faire illusion sur ce qui se passe en Allemagne, ils devraient de leur côté ne pas se méprendre sur ce qui se passe en France, sur les vrais sentimens de notre pays, que les élections bavaroises peuvent intéresser sans l’émouvoir positivement, sans l’exalter outre mesure.

La politique de l’Europe s’étend à l’orient comme à l’occident. Bien des questions en effet ne cessent de s’agiter dans cet empire turc où se poursuit la lutte séculaire de toutes les influences, où fermentent tant de passions de race, de religion, de nationalité, et ces questions prennent alternativement, quelquefois simultanément, la forme d’incidens diplomatiques ou d’insurrections locales ; elles reparaissent comme pour rappeler à l’Europe qu’il y a là, dans ces régions orientales, un inextricable et éternel problème. Ces jours derniers encore, c’est à propos d’un traité de commerce négocié entre le gouvernement roumain et l’Autriche.

La Roumanie, liée par la vassalité à la Porte ottomane, avait-elle le droit de négocier directement ce traité avec l’Autriche ? Si le droit existe, il résulte apparemment des conventions qui ont créé le nouvel état roumain à la suite de la guerre de Crimée, et en bonne justice ce serait aux puissances qui ont créé cet état d’interpréter en commun l’œuvre commune. Il paraît que tout cela est changé, l’Autriche, la Russie et l’Allemagne ont jugé à propos de trancher la difficulté en reconnaissant à la Roumanie le droit de négociation directe. La Porte a protesté, l’Angleterre n’a pu faire autrement que d’approuver les protestations de la Turquie, et la France, sans se laisser entraîner dans ces controverses, a partagé l’opinion de l’Angleterre ; mais on a passé outre, et le traité a été signé. C’est précisément là-dessus qu’une conversation vient de s’engager dans la chambre des pairs d’Angleterre. Lord Stratheden a interpellé le gouvernement, il a revendiqué tous les droits de souveraineté pour le sultan et même contesté assez vivement la légalité des conventions commerciales récemment conclues entre la Roumanie et l’Autriche ; en un mot, il a soutenu une fois de plus la vieille thèse anglaise de l’intégrité de l’empire ottoman. Lord Derby a répondu assez légèrement, en ministre désabusé et sceptique d’une puissance qui en a vu bien d’autres depuis quelques années, en homme persuadé que dans ce temps-ci « les traités ont la vie courte, » que cette affaire roumaine n’est pas plus extraordinaire que bien d’autres choses, et qu’à vouloir l’exagérer, à vouloir faire trop de bruit, on aurait risqué de se donner beaucoup de ridicule sans profit. Le fait est qu’après avoir été réduite, il y a quatre ans, à biffer de sa propre main les conventions sur la Mer-Noire, la diplomatie anglaise ne peut pas se prendre aujourd’hui d’une passion bien vive pour les droits de suzeraineté de la Porte sur les principautés danubiennes. Tout s’enchaîne : l’Angleterre recueille les fruits de sa politique, elle voit périr peu à peu l’œuvre de Crimée sans pouvoir la défendre. De cette œuvre, qui avait déjà disparu à moitié dans les malheurs de la France, il ne restera bientôt plus rien, — rien, si ce n’est cette éternelle question d’Orient renaissant sous d’autres formes, et alors qui sait si la Roumanie elle-même, après avoir secoué ce qui la gêne dans ces traités d’il y a vingt ans, ne sera pas conduite à regretter les garanties qui la protégeaient contre de puissans voisins ?

Non, sans doute, cette question des droits de la Roumanie n’est point aujourd’hui une grosse affaire européenne, et lord Derby a pu la ramener à des proportions plus modestes. Elle n’a d’importance que parce qu’elle se lie à tous les mouvemens des principautés turques, à cette situation générale où s’accumulent tant d’élémens incandescens, où éclatent si souvent des troubles comme ceux qui mettent aujourd’hui l’Herzégovine en feu. Ces troubles ont-ils été provoqués par des aggravations d’impôts, par les exactions des autorités turques ou par les violences féodales des beys ? Sont-ils nés d’une explosion des passions religieuses et nationales habilement surexcitées par une propagande incessante ? Toujours est-il qu’il y a eu déjà des meurtres, des collisions sanglantes, qu’une portion de la population est sous les armes, tandis que l’autre partie émigré dans les principautés voisines, et que le gouvernement turc est obligé d’envoyer des troupes, un véritable corps d’armée pour combattre l’insurrection. Un moment, pendant son récent séjour en Dalmatie, l’empereur d’Autriche s’était interposé à Constantinople en faveur de ceux qui avaient donné le premier signal du mouvement, et on a pu croire que tout allait s’apaiser. Il n’en a rien été, l’insurrection au contraire n’a fait que s’étendre, se développer, et aujourd’hui elle semble recevoir des secours du Monténégro, comme de la Serbie, comme de la Croatie. C’est là ce qu’il y a de grave en effet. Par sa position entre le Monténégro, la Bosnie, la Serbie et la Croatie autrichienne, l’Herzégovine peut ne point rester un foyer isolé. La cause des insurgés est la cause de tous les Slaves du sud du Danube ; pour tous, l’ennemi à combattre est toujours le même, c’est le Turc, et les gouvernemens du Monténégro, de la Serbie, peuvent avoir de la peine à contenir leurs populations inflammables.

Il y a quelque chose de mieux : l’Herzégovine a autrefois appartenu à l’ancien royaume de Croatie, elle a gardé ce souvenir vivant, et aujourd’hui les insurgés invoquent l’empereur d’Autriche comme leur roi, comme le protecteur naturel de leur indépendance reconquise ; ils semblent avoir pour mot d’ordre le retour à l’ancien royaume croate. De tout cela peuvent naître certainement des complications, surtout si la Turquie prétendait contraindre la Serbie, le Monténégro à réprimer toutes les complicités que les insurgés peuvent rencontrer dans ces pays. Des mesures coercitives ou des menaces de la Porte ottomane contre le Monténégro ou la Serbie susciteraient indubitablement de sérieuses difficultés européennes. On n’en est pas là pour le moment, les conseils de modération ne manqueront pas à Constantinople, et il est bien certain que de son côté l’Autriche n’est nullement disposée à favoriser l’insurrection de l’Herzégovine ; elle a envoyé au contraire des forces sur sa frontière pour empêcher la propagation de l’incendie. Il y a bien des raisons pour que l’Autriche ne se prête en aucune façon, ni directement ni indirectement, à ces agitations slaves. D’abord elle n’est point intéressée à voir surgir des complications qui pourraient remettre tout en question dans ces contrées de l’Orient, où elle a autant de périls à courir que d’avantages à espérer. De plus le premier ministre de l’empereur François-Joseph est un Hongrois, et ce n’est pas le comte Andrassy qui favoriserait au sud du Danube des mouvemens dont le premier résultat serait d’exalter le patriotisme croate, de rompre le lien par lequel la Croatie reste jusqu’ici rattachée à la Hongrie. Tout se réunit donc pour que les insurgés de l’Herzégovine restent livrés à leurs propres forces, pour que cette insurrection nouvelle ne soit qu’une de ces explosions périodiques qui laissent depuis longtemps une traînée de sang et de feu dans l’histoire de l’Orient.

CH. DE MAZADE.

REVUE MUSICALE.


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Nous voici donc en possession d’un troisième théâtre lyrique. La subvention de 100,000 francs est maintenue, le directeur nommé, il ne s’agit plus désormais que de s’entendre sur ce qu’on y jouera, car ce qu’on n’y jouera pas, nous le savons presque d’avance. Ainsi les traductions seraient, paraît-il, exclues du répertoire ; ce puissant fonds de réserve, où l’ancienne scène du Châtelet puisa jadis de si beaux élémens de fortune, serait interdit à l’administration actuelle, qui, laissant à l’Opéra Don Juan et le Freischütz, à l’Opéra-Comique les Noces de Figaro, devrait strictement s’en tenir à ne représenter que les ouvrages de nos jeunes compositeurs, programme en vérité bien dangereux pour un théâtre auquel M. Gounod a déjà retiré ses œuvres, et qui partant se trouverait sans ressources au premier échec. L’expérience de l’opéra populaire ne nous a que trop démontré l’an passé comment tournent les parties qu’on engage en dehors de toute prévision rationnelle. Que de temps souvent s’écoule avant qu’un grand succès se déclare ! En attendant il faut vivre, et c’est avec le répertoire que la maison peu à peu s’achalande. Le répertoire de l’ancien Théâtre-Lyrique, c’était Faust et Roméo et Juliette, Oberon, le Freischütz et les Noces de Figaro, Faust appartient aujourd’hui à l’Opéra, Roméo et Juliette à l’Opéra-Comique, et si les traductions manquent aussi, que devenir ? Cet établissement d’une troisième scène lyrique est, nous dit-on, surtout fait pour les jeunes. Jouer les jeunes, à merveille, mais n’y a-t-il que ce moyen de leur rendre service et n’est-ce rien que de former en même temps leur goût et de leur mettre devant les yeux les grands modèles ? Pour nous, loin d’enlever au Théâtre-Lyrique ce privilège, nous aimerions mieux l’ôter à l’Opéra et à l’Opéra-Comique, assez riches de leur propre bien ; d’ailleurs l’intérêt même de ces jeunes compositeurs exige que leurs ouvrages soient vaillamment exécutés ; or quelle meilleure école que les chefs-d’œuvre pour dresser des chanteurs et leur communiquer cette force de conviction de plus en plus rare par le train d’opérette où nous sommes ? M. Arsène Houssaye entre au jeu avec la subvention ordinaire, plus 95,000 francs restant sur l’ancien exercice, mais tout est à créer, personnel et matériel ; comment engager une troupe, préparer en si peu de temps la campagne d’hiver ? Tout au plus pourrait-on songer à de simples exhibitions ; le moment en effet s’y prêterait assez. Entre la saison de Londres et celle de Saint-Pétersbourg, peut-être la Nilsson et la Patti consentiraient-elles à donner quelques représentations ; mais ce ne serait toujours là qu’une aventure sans rapport avec les véritables destinées d’un théâtre dont un nouveau directeur devra naturellement prendre à charge de restaurer le brillant passé.

L’Opéra continue à jouir des bénéfices d’une situation exceptionnelle ; on ne s’y endort pas néanmoins, et l’administration travaille en vue des temps où la salle ne suffira plus à faire seule tout l’intérêt et toute l’attraction du spectacle. Les débuts d’été vont leur cours, nous en avons constaté d’assez heureux, les débuts de Mlle de Reszké dans Ophélie par exemple. On nous en promet beaucoup d’autres, ce qui témoigne d’une activité dont le public ne se plaindra pas, condamné qu’il était à ne jamais changer de doublures ; l’ancienne administration avait en effet la mauvaise habitude de stéréotyper en quelque sorte ses distributions de rôles ; une fois les premiers sujets partis, le répertoire tombait inévitablement aux mains du même personnel, et médiocrité pour médiocrité mieux vaut encore voir passer des figures nouvelles, sans compter cette chance qu’on a de découvrir un vrai talent dans le nombre.

La reprise de Don Juan aura lieu vers la rentrée d’octobre ; la Krauss chantera dona Anna, ce grand rôle qu’elle a chanté d’abord en allemand, puis en italien, et qui certainement lui vaudra chez nous son plus beau triomphe. Celle qui fut à Ventadour ce que nous l’avons entendue ne saurait manquer de grandir encore dans la splendide mise en scène qu’on lui prépare avec un don Juan tel que M. Faure et Mme Carvalho pour Zerline. Ensuite viendra le ballet de Sylvia. « Regarde, c’est Endymion et la Lune, » dit Méphistophélès à Faust dans l’intermède des évocations. Autant il s’en peut dire de cette fantaisie néo-grecque dont M. Léo Delibes écrit la musique et qui nous montrera au dénoûment le tableau de Girodet mis en action. Puis, comme il faut que la loi et les prophètes s’accomplissent, la Jeanne d’Arc de M. Mermet fera son apparition. Heureux homme dont la partition arrive ainsi devant le public, déjà grosse de tout un cycle de destinées bruyamment parcourues ! Jeanne d’Arc fut d’abord offerte à M. Perrin, et tout porte à croire qu’elle aurait eu le sort du Noé d’Halévy, que nous avons vu vers la même époque ce pauvre Bizet s’épuiser à parachever en pure perte ; mais l’étoile de M. Mermet voulut que M. Halanzier fût appelé à diriger notre première scène. À dater de cet avènement, plus d’incertitudes, les répétitions commencèrent et se poursuivaient sous les auspices les plus favorables quand l’incendie éclata. M. Mermet reçut le coup en philosophe, et bien lui en prit, puisqu’en définitive aujourd’hui les choses tournent à son avantage. Sa Jeanne d’Arc aura l’insigne privilège d’être le premier grand opéra représenté dans la nouvelle salle, et le rôle principal, sujet de tant de perplexités, sera finalement créé par Gabrielle Krauss. Qui fera la belle Agnès Sorel ? Jusqu’à présent, Mme Carvalho semble hésiter, et son refus déciderait le théâtre à s’adresser à l’une des deux jeunes débutantes qui vont se produire. On a parlé de Mlle Bloch. Ce bruit n’a rien de sérieux, la partie d’Agnès étant écrite dans les cordes élevées du soprano. S’il avait pu être question d’un rôle pour Mlle Bloch, c’eût été de celui d’Isabeau de Bavière, lequel a disparu de la pièce par suite des nouveaux remaniemens.

Dans un mémoire adressé à la commission du budget[1], M. Halanzier s’attaque vigoureusement à ces théories spécieuses à l’aide desquelles on poursuit bien moins l’intérêt vital de notre académie nationale que la réalisation de certains rêves d’intendance générale et de haut protectorat exercé par un seul sur toutes nos grandes scènes subventionnées. « On allègue contre moi, s’écrie-t-il, deux griefs principaux : le premier consiste à dire que je ne suis pas ce qu’on appelle un directeur-artiste, le second vise la situation exceptionnellement prospère de l’Opéra, comme si de ces deux griefs le second ne réfutait pas le premier, étant admis généralement que la prospérité d’une entreprise théâtrale ou autre ne saurait être que la conséquence d’une bonne administration. » Après quoi, le directeur actuel ouvre carrément la discussion et démontre par des argumens clairs comme les chiffres qu’il a fait ce que les autres n’ont point fait. « M. Émile Perrin touchait une subvention de 900,000 francs, moi, j’en ai 800,000 et je m’en contente. Voudrait-on par hasard comparer sa troupe à la mienne ? Commençons, » et tout de suite il vous dresse un tableau synoptique. Vous aviez quatre ténors, j’en ai neuf. Vos soprani, combien étaient-ils ? Sept ; moi, j’en compte seize. Quatre étoiles se partagent l’admiration : la Patti, la Krauss, Christine Nilsson, Mme Carvalho ; sur les quatre, deux m’appartiennent par de longs traités ; des deux autres, l’une s’est fait entendre pour la première fois en français sur la scène de l’Opéra, grâce à mon initiative, et l’autre eût inauguré la nouvelle salle sans une maladie persistante. Ainsi lancé, rien ne l’effraie, il aborde le chapitre de la Stolz, de la Waldmann, et vous parlera même de Verdi. N’a-t-il pas offert au maître d’aller s’entendre avec lui pour monter Aïda ? N’a-t-il pas entre les mains pour appuyer son dire une lettre de l’illustre musicien, qui s’excuse en termes assez médiocrement flatteurs à l’égard des anciennes administrations ? « J’ai été si peu satisfait toutes les fois que j’ai eu affaire avec votre grand théâtre que dans ce moment je ne suis pas disposé à tenter une nouvelle épreuve. Il se peut que plus tard je change d’avis ; mais à présent je n’aurais pas le courage d’affronter encore une fois toutes les tracasseries et les sourdes oppositions qui dominent dans ce théâtre, et, dont je conserve un pénible souvenir. » Que signifient ces mots : sourdes oppositions, tracasseries ? il y a donc des directeurs-artistes capables d’éloigner de notre première scène des hommes de la valeur de Verdi ? </noinclude> Ce plaidoyer pro domo sua vous saisit par sa verte allure et porte en soi je ne sais quoi de convaincant que n’a point d’ordinaire l’éloquence étudiée des donneurs de belles paroles. Vous vous laissez prendre à ce ton honnête et fruste d’un homme fils de ses œuvres, que le travail et l’intelligence ont seuls amené au poste qu’il occupe, et qui, tout en défendant sa situation non moins enviée qu’enviable, trouve moyen d’avoir de l’esprit et de divertir la galerie aux dépens d’une des plus amusantes inventions du langage contemporain. Autrefois on se contentait de savoir son affaire et de bien gouverner son théâtre. Pour un directeur, posséder des notions d’art était quelque chose de si simple qu’on ne s’en occupait même pas. Aujourd’hui nous avons fractionné l’espèce en toute sorte de variétés intéressantes ; il y a le directeur-artiste, le directeur homme d’esprit, le directeur homme du monde. Qui ne se souvient de Nestor Roqueplan et de ses incartades ? Il riait au nez des gens qui venaient pour lui parler d’affaires, leur tapait sur l’épaule en s’écriant : Voyez-vous, mon cher, les affaires après tout ! C’était le directeur homme d’esprit ; il faisait des mots, et pendant ce temps son théâtre allait à la diable. N’importe, les mésaventures ne le déconcertaient pas, et les catastrophes, loin de nuire à son avancement, y profitaient. Plus il avait de théâtres tués sous lui, et plus on lui en offrait à gouverner, tant fut intelligente et sérieuse à toutes les époques la sollicitude de l’administration supérieure chargée de veiller aux intérêts de l’art. La ruine des Variétés lui servait à se hisser à l’Opéra-Comique, et quand il avait le plus spirituellement du monde mis l’Opéra-Comique sur le flanc, on se pressait de livrer l’Opéra en pâture à ses joyeusetés humoristiques. Scribe a fait une comédie qui s’appelle la Camaraderie ; le public ne sait pas quels fléaux peuvent être pour les lettres comme pour les beaux-arts certains hommes ainsi doués et qui, par leurs rapports personnels, acquièrent une influence qu’ils n’obtiendraient jamais par leur mérite. Sous quelque régime que ce soit, ils déjeunent avec les ministres et dînent avec les bureaux, s’arrangent de manière à vivre en communauté de plaisirs avec tout ce qui, de près ou de loin, touche à l’officiel, et, quand il s’agit d’accorder un privilège, on leur donne le pas sur les plus capables. Édifiant spectacle auquel il semble que la sottise humaine ne demande pas mieux que de prêter la main ! Nestor Roqueplan fut assurément le plus mauvais directeur de théâtre ; des Variétés au Châtelet en passant par l’Opéra-Comique et l’Opéra, tous les chemins qu’il a foulés se sont effondrés, et cela n’empêche pas les badauds d’invoquer chaque jour son nom et de réclamer un directeur-artiste lorsque vous les mettez en présence d’un homme qui se contente de reconstituer son théâtre et d’en maintenir les recettes au maximum, ce qui est pourtant bien aussi une manière de faire de l’art quand les ouvrages que l’on représente se nomment Guillaume Tell ou les Huguenots. Hegel prétendait que ce qui rend la critique un métier si difficile à exercer, c’est la multiplicité d’élémens contradictoires, d’avance à demeure chez le critique, et qui viennent obscurcir le miroir de sa perception. L’axiome a du vrai, et chacun fera bien de se l’appliquer en abordant le nouvel ouvrage de M. Gevaert : Histoire et théorie de la musique de l’antiquité[2]. Ici en effet la première difficulté qui vous arrête, l’élément contraire par excellence, c’est le manque de connaissances nécessaires à la discussion. Que sait-on de certain en ce qui concerne la musique des anciens, où sont les sources d’informations ? Nos renseignemens, c’est à des ouvrages non techniques que nous sommes obligés d’aller les demander. « Il reste dans nos connaissances, écrit l’auteur dès sa préface, une lacune énorme qui ne pourrait être comblée que par la découverte inespérée de quelques compositions remontant à la période classique de l’art grec. » L’unique fragment que nous possédions, la mélodie d’une demi-strophe de Pindare, n’a guère qu’une authenticité douteuse, et c’est là un morceau d’ailleurs trop peu étendu pour qu’on en puisse tirer de grandes clartés ; reconstituer sur de simples apparences de vérité, conjecturer, voilà donc l’unique ressource. Supposons que l’invasion des barbares au Ve siècle n’eût épargné aucun édifice antérieur au siècle d’Auguste, et que, pour étudier l’architecture grecque, nous n’eussions que les théories de Vitruve d’une part et de l’autre quelques constructions médiocres des IIe et IIIe siècles ; tel est le problème qui s’offre à l’historien de la musique gréco-romaine, et, pour essayer d’en sortir, il se dira, dans l’absence de toute tradition positive, que, la musique primitive de l’église latine devant nécessairement n’être autre que celle de la Rome contemporaine, c’est à la liturgie qu’il faut s’adresser pour obtenir quelques notions ; la psalmodie, la préface, le pater, les antiennes des Heures, sont composés sur une trentaine de mélodies-types que l’on pourrait appeler les thèmes fondamentaux de la musique chrétienne et qui nous représentent sans aucun doute les formes mélodiques les plus en vogue dans le monde romain au Ier siècle de notre ère.

Tous les érudits connaissent l’ouvrage de Westphal sur la musique des Grecs, publié il y a dix ans en Allemagne. Ce grand travail fut pour M. Gevaert le trait de lumière, il voulut d’abord simplement le traduire ; mais, à mesure qu’il avançait, lui-même découvrait des aspects nouveaux, des faits qui corroboraient ou rectifiaient les idées de Westphal. « Mon livre, dit quelque part M. Gevaert, est écrit pour les musiciens, » et c’est en effet l’énorme intérêt de la chose. Westphal n’est qu’un grand philologue, souvent lourd et confus ; non moins savant et non moins philologue, M. Gevaert a sur son guide en ces parages difficiles l’avantage d’être partout et toujours un artiste, et je recommande à ceux qui voudraient s’en convaincre d’étudier le chapitre Harmonie et Mélopée, où sont exposés les élémens constitutifs de la musique des anciens depuis le son jusqu’à la mélodie. Notre musique ayant pour intervalles fondamentaux les tons et les demi-tons, ce fut longtemps une question controversée de savoir si les Grecs n’avaient pas des intervalles moindres ; la théorie de M. Gevaert ne permet aucun doute à cet endroit, et nous apprenons par lui la manière dont ils se servaient de ces quarts de ton considérés par les uns comme une sorte de mystification, par les autres comme un reste de barbarie. Il nous explique, disons mieux, il nous révèle la nature et l’origine du genre enharmonique, où il est fait usage d’intervalles plus petits que le demi-ton, et nous démontre comment ce genre a pu être considéré par Aristoxène comme le plus parfait. On sait aussi que la musique moderne ne comprend que deux modes, le majeur et le mineur ; la théorie des modes anciens, beaucoup plus nombreux que les nôtres, retrouvée par Westphal, emprunte à la définition de M. Gevaert une autorité toute nouvelle, et son analyse comparée des vieux chants nationaux et liturgiques la fait passer du domaine de l’hypothèse dans celui de la science : nous savons, grâce à lui, ce qu’étaient ces harmonies dont nous entretiennent si souvent Plutarque et les poètes de la Grèce et de Rome. Citerai-je la partie historique traitée en maître et dans un style ignoré la plupart du temps des musiciens ? Il y a tel chapitre sur l’enseignement musical dans l’antiquité qu’il faudrait pouvoir reproduire tout entier. Le poète grec était également compositeur de musique dans l’acception la plus large du mot, lui-même inventait les mélodies et l’accompagnement instrumental, destinés à l’exécution publique de son œuvre poétique ; l’épopée, chantée au temps d’Homère, l’était encore à l’époque historique. Hésiode fut exclu du concours pythique, parce qu’il n’avait point appris à accompagner le chant par la cithare. L’union personnelle du poète et du musicien tend à se dissoudre seulement vers la fin de l’âge classique. On reprochait à Euripide de faire composer la musique de ses drames par Iophon, le fils de Sophocle, et poète tragique lui-même, et par Timocrate d’Argos ; mais jusqu’aux derniers jours de l’art grec les faits de ce genre restent à peu près isolés. Tyrtée, Alcée, Simonide, Pindare, Eschyle, furent tenus par leurs contemporains pour des compositeurs de premier ordre. L’importance qu’ils attachaient à la partie musicale de leur œuvre nous est attestée dans maint passage où ils mentionnent le mode et l’instrumentation employés dans le morceau. Le vieil Archiloque invente un accompagnement différent de la partie mélodique, Sappho découvre le mode mixolydien, Lasos perfectionne la polyphonie des flûtes ; Sophocle introduit le mode phrygien dans les airs de la tragédie, le poète dramatique Agathon fait usage le premier du genre chromatique ; enfin n’oublions pas que les plus grands poètes lyriques, Alcman, Stésichore, Simonide, exerçaient une fonction publique d’un caractère essentiellement musical et très honorée dans l’antiquité : celle de maître de chœurs.

C’est seulement à dater de la bataille de Chéronée, fin de l’indépendance grecque, que M. Gevaert constate la séparation de la poésie et de la musique, on commence à écrire des vers pour la lecture privée, la production musicale si abondante naguère semble s’arrêter complètement. De loin en loin, les écrivains nous parlent encore de quelque virtuose habile, chanteur ou instrumentiste ; mais l’histoire ne nous apporte plus le nom d’aucun compositeur grec après Timothée. Non toutefois que l’exercice de la musique fût négligé ; au contraire, Alexandrie, désormais siège intellectuel de cet empire cosmopolite, avait une population passionnée pour les arts et les cultivant elle-même avec ardeur. L’orgue, si grandement en faveur aux temps de l’empire romain, est une invention du mécanicien Ctésibius. « Mais, remarque judicieusement le savant directeur du conservatoire de Bruxelles, cette culture post-classique a déjà tous les caractères qui apparaissent aux basses époques : le goût de l’extraordinaire, du colossal, le développement outré des genres les plus vulgaires, une tendance générale vers l’obscénité. L’exercice de la profession de musicien, autrefois l’apanage des prêtres, des sages, des meilleurs de la nation, est tombé aux mains d’histrions, de courtisanes ; le chant et la danse ne sont plus que les raffinemens de la débauche d’une société corrompue. » Je ne sais, mais voilà un tableau qui me paraît nous ressembler beaucoup ; cet art tombé aux mains des histrions et des courtisanes, cette obscénité musicante et dansante, m’est avis que nous connaissons tout cela de fort près. L’antiquité se résigne alors à vivre sur ses anciens chefs-d’œuvre, on le voit, toujours un peu comme chez nous ! Après la floraison de l’art vient l’époque de la critique, de la théorie, des recherches historiques et scientifiques, qui se personnifie principalement dans Aristoxène de Tarente, partisan exclusif de la tradition. Ce célèbre musicien philosophe serait ainsi ce que nous appelons aujourd’hui un critique d’art. Les dilettanti de la Rome impériale, eux aussi, préféraient les compositions des anciens maîtres grecs à celles des contemporains. Denys d’Halicarnasse nous apprend que la partie musicale de l’Oreste d’Euripide était encore connue de son temps, les nomes et les tragédies que Néron chantait en public à Rome et à Naples étaient des compositions grecques du temps de Timothée. Ptolémée nous montre sous Marc-Aurèle une technique très raffinée. La virtuosité, l’érudition, marquent la période relativement brillante encore qui s’étend de Domitien à Septime-Sévère. À défaut de poètes et de compositeurs dignes de ce nom, des artistes de talent parcourent le monde romain, interprétant les chefs-d’œuvre des siècles passés ; on recueille, on classe, on commente, sur les ruines de l’art vivant s’élève une littérature musicale. « Presque tous les traités que nous possédons datent de cette période, Pollux appartient au règne de Commode, Athénée à celui de Septime-Sévère, Alypius, Bacchius, Aristide, semblent avoir vécu avant le milieu du IIIe siècle ; le compilateur du traité anonyme est contemporain de Porphyre ; enfin Martianus Capella écrit dans les dernières années qui précèdent l’avènement de Constantin. » C’est à cette dernière date qu’il convient de placer l’extinction définitive de l’ancienne musique gréco-romaine, en ce sens au moins que la technique élevée, les traditions, la notation, sont tombées en désuétude. Après avoir parcouru le cercle entier de ses transformations, la musique est revenue à son point de départ : la pratique simple, empirique du chant et du jeu des instrumens. Ce long espace peut se diviser en deux grandes périodes : l’une, qui se termine avec le règne d’Alexandre, est la période de l’art créateur, l’autre, presque stérile en production, est celle des théoriciens. La première a pour unique théâtre le pays des Hellènes, la seconde embrasse toutes les nations riveraines de la Méditerranée, et c’est aux travaux de ses écrivains que nous devons la connaissance du système théorique désormais remis en pleine lumière.

Tel est le livre de M. Gevaert, livre de conscience et de haute érudition, où pas un mot n’est avancé qu’il ne soit appuyé de preuves tirées des textes originaux, et qui, même en dehors de la science pure, saisit le lecteur par l’intérêt du discours et l’ingéniosité des points de vue. J’y trouve cependant un passage qui me laisse l’esprit en suspens et me semble en somme peu consolant pour l’avenir même de cette science, dont l’auteur s’évertue à réédifier le monument. Parlant d’une certaine méconnaissance volontaire de l’art antique et du préjugé malveillant que cette méconnaissance implique à l’endroit de la musique des anciens, M. Gevaert s’écrie : « S’il était vrai que les compositions d’Olympe, tenues pour divines pendant des siècles, ne dussent être pour nous que pure bizarrerie, de quel droit croirions-nous à la perpétuité des créations d’un Bach, d’un Haendel, d’un Beethoven ? Ces chefs-d’œuvre auxquels nous devons des jouissances si élevées deviendraient donc fatalement à leur tour des énigmes pour nos descendans ? Mais alors la musique ne serait qu’un fantasque jeu de sons, sans but sérieux, sans racines dans le passé, destiné à s’évanouir dans le vide, et digne à peine d’être compté parmi les arts ! » Et presque aussitôt il ajoute, oubliant ce que cette conclusion peut avoir de contradictoire à son exorde : « En définitive, — et ceci a de quoi nous faire réfléchir, — les seuls monumens musicaux qui jusqu’à présent aient traversé les siècles appartiennent à la mélodie homophone. J’ai, en ce qui me concerne, la ferme conviction que les œuvres de nos grands maîtres résisteront aux vicissitudes des temps, mais il faut bien reconnaître que l’épreuve est encore à faire. Les merveilleuses créations de Palestrina, le dernier et le plus illustre représentant de la polyphonie vocale du moyen âge, n’existent plus que pour les érudits, tandis que les humbles cantilènes de saint Ambroise résonnent encore tous les jours dans nos temples et sont le seul aliment artistique de milliers de chrétiens. « C’est en effet de quoi nous faire réfléchir, car si l’humble mélodie doit seule traverser le cours des siècles, que signifient ces conquêtes de l’instrumentation moderne, et que vaudra près des postérités lointaines cet énorme appareil symphonique dont notre âge se fait tant de gloire ? Se figure-t-on ces organes puissans et multiples de notre orchestre, — témoins muets d’un art évanoui, — ne servant plus qu’aux inductions hypothétiques du savant qui les étudiera, comme les Westphal et les Gevaert étudient de nos jours les instrumens de l’Assyrie, de l’Égypte et de l’antique Grèce, représentés sur les monumens ? Et penser que cet art, en sa superbe, s’intitule : musique de l’avenir, quand c’est lui qui, selon toute prévision, disparaîtra le premier ; penser que peut-être un jour il en sera des Bach, des Haendel et des Beethoven comme il en est à cette heure des Olympe et des Simonide, et que d’un temps de richesses harmoniques, de combinaisons et de sonorités instrumentales tel que le nôtre, il ne survivra que des cantilènes, — Voi che sapete, Casta diva, — tremblotant comme l’étoile matinale au-dessus de l’abîme où la Symphonie avec chœurs aura sombré !

Alfred de Vigny eut un moment l’idée d’écrire un drame sur Mozart. Cette âme altière et tendre, sans cesse en travail de rêverie et de compassion, se sentait attirée vers le divin héros. Non point qu’Alfred de Vigny fût le moins du monde musicien, il n’était même pas dilettante ; mais la musique à ses yeux, c’était l’art, et nous savons qu’à cette bienheureuse époque l’art enflammait tous les esprits. Il n’y avait guère de conversation sur Shakspeare qui ne vous conduisît à Raphaël et à Michel-Ange pour se terminer par Mozart. À toujours entendre parler de Don Juan, à toujours en parler lui-même, le chantre d’Éloa. avait voulu connaître l’auteur, et ne songeait désormais qu’à émouvoir le public au martyrologe de cet homme de génie, bien autrement digne d’intérêt qu’un Chatterton. Un soir qu’en nous promenant nous causions du sujet : — C’est beau à faire, nous dit-il ; j’ai maintenant mon personnage, je le sens, je le vois, mais je cherche l’action, l’anecdote, et ne trouve pas ! N’est-il donc rien de spécialement dramatique dans cette vie, en somme si poétique et si romanesque ? Par exemple, quel compte pensez-vous qu’on puisse tenir de cette accusation d’empoisonnement qui pèse sur la mémoire de Salieri ?

— Je pense que c’est là tout simplement une histoire d’almanach. Que Salieri ait été jaloux de son élève, qu’il ait vu du plus mauvais œil grandir et triompher le bambin qu’il avait formé à ses leçons, cela me paraît clair comme le jour ; mais de ce qu’un homme est envieux, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il soit empoisonneur. Joseph Chénier, lui aussi, fut jaloux d’André, ce qui ne veut point dire qu’il l’ait dénoncé au tribunal révolutionnaire.

— Ainsi vous jugez que le fait doit être écarté en principe ?

— Absolument. S’il s’agissait d’une chose accomplie il y a deux ou trois cents ans, je ne dis pas ; en pareil cas, le théâtre a la manche large, et dans le doute il est permis de ne pas s’abstenir. Ici, c’est une autre affaire : Salieri, Mozart, songez-y donc ! ce sont là presque des contemporains, sur lesquels la fiction ne saurait exercer ses droits qu’en ménageant certaines convenances.

— C’est dommage, reprit Alfred de Vigny après un silence, — grand dommage, car il y avait certainement là un sujet.

Nous nous sommes depuis rappelé souvent cet entretien, et n’en cherchions qu’avec plus d’ardeur à nous renseigner, instruisant à nouveau la cause chaque fois que l’occasion s’en présentait. L’affaire est maintenant jugée, et l’incrimination tragique tombe devant la lecture des mémoires de Moschelès, récemment publiés en Allemagne par sa veuve[3]. Salieri, quel que soit le caractère qu’on lui prête, eut le mérite de former nombre d’élèves, dont plusieurs jusqu’à la fin restèrent ses amis. Hummel, Schubert, sortirent de ses mains, Moschelès se rattachait à cette pléiade ; revenu à Vienne après une longue absence, il apprend que son vieux maître est dangereusement malade à l’hôpital et s’empresse d’accourir. « L’entrevue, écrit Moschelès, fut navrante ; son regard m’effraya, il parlait en phrases entrecoupées de sa mort prochaine, puis tout à coup éclatant : — Il n’y a rien, rien de vrai dans ce bruit infâme ! Vous savez, Mozart, ils racontent que je l’ai empoisonné. Calomnie, atroce calomnie ! Allez, cher Moschelès, et dites au monde entier que c’est le vieux Salieri qui vous a dit, qui vous a juré cela à son lit de mort. »

Moschelès ajoute que son émotion, à lui, pendant cette scène fut terrible, et qu’il eut grand’peine à dérober ses larmes. Chose émouvante et terrible en effet que les paroles de ce moribond poursuivi de visions sinistres et, dans toute l’énergie de la dernière heure, se défendant d’avoir jamais commis un crime matériel alors que sa conscience lui en reprochait peut-être un autre non moins noir ; mais l’envie ne devient un ressort au théâtre que lorsqu’elle s’incarne dans un fait. Cette lutte acharnée, implacable du talent contre le génie était certes un sujet de drame digne de tenter Alfred de Vigny ; mais il eût fallu pouvoir sortir du domaine de la psychologie, s’appuyer sur un acte réel et non sur une de ces fables que la crédulité publique adopte si aisément parce qu’elles symbolisent à ses yeux certains états de l’âme. On avait sous la main le fait brutal, un dramaturge vulgaire n’en eût pas demandé davantage ; Alfred de Vigny hésita ou plutôt il s’abstint, et les mémoires de Moschelès nous montrent aujourd’hui qu’il fit bien.

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L’Unité des forces physiques, essai de philosophie naturelle,
par le père A. Secchi, Paris 1874.


Les corps, disait le savant Boscovich, peuvent être comparés à des édifices qui contiennent des bibliothèques remplies de livres imprimés en caractères extrêmement variés, traitant des sujets les plus divers, et dont les lettres seraient faites avec une infinité de points tellement petits que les plus puissans microscopes permettraient à peine de les distinguer. Même de nos jours la science n’a pas la prétention de lire ces livres, encore moins d’en scruter chaque lettre, tout au plus aspire-t-elle à distinguer un volume des autres. Néanmoins on peut constater que depuis vingt ans, — depuis que la théorie mécanique de la chaleur est entrée pour ainsi dire dans les veines et dans le sang de la science, — un souffle nouveau règne dans les recherches qui ont pour objet les forces naturelles. Après avoir longtemps accumulé des matériaux, on sent que le temps est venu de bâtir, et qu’il est permis dès à présent de tenter la synthèse des phénomènes multiples et complexes que nous offre le monde inanimé. Coordonner le nombre immense de faits désormais acquis, en montrer les liaisons naturelles, en chercher le principe commun, voilà certes une tâche digne des efforts du physicien et du géomètre, et une tâche qui n’est plus hors de portée, si nous en jugeons par le succès des tentatives qui ont été déjà faites dans cette direction. Celle du savant directeur de l’observatoire de Rome mérite d’être citée au premier rang. Le P. Secchi embrasse dans son travail toutes les forces connues, et il les explique toutes par des modes de mouvement de la matière pondérable ou du fluide éthéré. La mécanique moléculaire est donc aujourd’hui dans l’état où se trouvait la mécanique céleste au temps de Kepler : nous connaissons les lois particulières des divers mouvemens qui sont la cause prochaine des phénomènes accessibles à l’observation ; il reste à découvrir la loi générale qui comprend ces lois particulières, qui en renferme le principe, comme la loi de la gravitation universelle embrasse les mouvemens planétaires, la chute des corps, les oscillations du pendule, etc. En attendant que cette révélation vienne dissiper les ombres qui enveloppent encore l’origine et la nature des forces physiques, ce que l’on peut déjà entrevoir à cette heure est immense auprès de ce qu’on savait il y a trente ans, et chaque jour apporte une preuve nouvelle de la fécondité de cette grande idée, que tout dans la nature se réduit au mouvement.

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Le directeur-gérant, C. Buloz.
  1. Exposé de ma gestion de l’Opéra, 1874-1875.
  2. Un volume in-4o. Gand, Annoot-Braeckman.
  3. Notes autobiographiques de Moschelès, publiées par sa veuve, Leipzig 1874.