Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1875

Chronique n° 1038
14 juillet 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 juillet 1875.

L’autre jour, pendant le voyage qu’il vient de faire à travers les contrées ravagées du midi de la France, M. le président de la république a rencontré le maire d’une assez grande ville, qui s’est cru obligé de le saluer d’un très honnête discours, de lui parler du chemin de l’honneur et de la gloire, de la défense de l’ordre. À cette harangue, M. le maréchal de Mac-Mahon aurait répondu avec une bonhomie toute militaire : « Merci, mais ce n’est pas ça, je suis venu pour visiter les inondés… » La réponse du soldat-président, pour n’avoir point été officiellement enregistrée, ne paraît pas moins vraie, elle est surtout expressive et de circonstance.

Que de choses du temps auxquelles le mot pourrait s’appliquer ! À ceux qui font de la politique avec des déclamations et des banalités équivoques, à ceux qui multiplient les diversions compromettantes autour des lois les plus graves, à ceux qui cherchent avant tout des satisfactions de parti ou de secte, à ceux qui s’épuisent en conférences oiseuses ou en stériles tactiques, et quelquefois au gouvernement lui-même, on pourrait dire aussi : Ce n’est pas cela ! Il s’agit d’abord du pays et de ses intérêts les plus impérieux, de la réalité qui nous presse, de tout un régime à régulariser, de la sécurité du lendemain à préparer dans des conditions équitables, de tout un ensemble d’œuvres pratiques à terminer sans arrière-pensée ; il s’agit d’aller droit aux choses sérieuses, de savoir fixer la mesure de ce qu’on veut et de ce qu’on doit faire, pour éviter de perdre du temps, pour échapper à la tyrannie des incidens inutiles. Effectivement ce serait là un programme assez simple, naturellement tracé par les circonstances, presque imposé à un parlement dont les heures sont nécessairement comptées ; mais non, il vaut mieux livrer des batailles de partis sur l’enseignement supérieur, au risque de surcharger d’aggravations une loi qui est déjà par elle-même une très délicate expérience. Il vaut mieux faire comme M. Louis Blanc, aller dans les réunions démocratiques prononcer des harangues pour fêter l’anniversaire de la naissance de Garibaldi et pour proclamer les droits de l’absolu en face des transactions constitutionnelles qui ont été récemment consacrées. Il vaut mieux soulever des incidens, se livrer à toute sorte de délibérations intimes pour savoir si on se prononcera sur la dissolution avant ou après le vote de la loi électorale, s’il y aura une crise ministérielle à propos du scrutin d’arrondissement ou du scrutin de liste. On n’est jamais au bout des discussions irritantes ou inopportunes, et c’est ainsi que passent des jours qui pourraient sûrement être mieux employés quelquefois par une assemblée pénétrée d’un plus juste sentiment de sa situation et de la situation du pays.

C’était, à vrai dire, une question de savoir si cette loi sur l’enseignement supérieur, qui vient d’être votée définitivement, qui pendant quelques jours a partagé et passionné l’assemblée, n’aurait pas dû être renvoyée à un parlement nouveau, au lieu d’être une sorte d’acte testamentaire d’une chambre arrivée au terme de son existence, épuisée de divisions. Puisqu’on y tenait, il fallait du moins imprimer à cette grande réforme le large et libéral caractère d’une transaction faite pour rallier tous les esprits sincères. Il y avait un double intérêt : la loi aurait obtenu ainsi une immense majorité, et par cela même elle eût défié d’avance toute réaction. Malheureusement cette œuvre, depuis longtemps préparée par une commission dont M. Laboulaye était le rapporteur, destinée à vivifier l’instruction par la liberté, à stimuler l’enseignement public par la concurrence, cette œuvre s’est compliquée en chemin de tant de corrections, d’additions ou d’amendemens improvisés qu’elle a fini par être comme un succès de parti.

Quelle sera, au point de vue du développement des esprits, l’influence de la loi nouvelle ? On croit toujours à la fécondité de l’émulation, à l’efficacité de la concurrence des établissemens libres. On invoquait déjà ces raisons il y a vingt-cinq ans ; la loi de 1850 a été faite pour relever l’instruction secondaire, et les études n’en ont été, que nous sachions, ni plus florissantes, ni plus solides. La vérité est que nul ne peut dire ce qui résultera de la liberté qui vient d’être proclamée. Au point de vue politique, il est bien clair que la droite a poursuivi avec une opiniâtreté singulière un triomphe d’opinion, et que si elle n’a pas mis dans la loi tout ce qu’elle aurait voulu, elle y a introduit tout ce qu’elle a pu. Elle n’a pas même pris la peine de déguiser ses arrière-pensées et ses intentions ; elle s’est proposé d’assurer à l’église des moyens d’action de plus, de prendre en quelque sorte un gage sur l’avenir par l’éducation, de combattre par l’enseignement religieux l’enseignement laïque, et c’est M. Chesnelong qui l’a dit avec une redoutable naïveté : « Vous ne voulez pas de nos écoles pour vos enfans, eh bien ! nous ne voulons pas de vos écoles pour les nôtres. » M. Chesnelong a dit cela d’un ton dégagé comme la chose la plus naturelle du monde ; il ne s’est pas aperçu qu’en parlant ainsi il dévoilait la conséquence la plus périlleuse de la loi nouvelle, le danger de scinder l’éducation intellectuelle du pays, de susciter dans une même société des esprits ennemis, des générations étrangères les unes aux autres, animées peut-être les unes à l’égard des autres d’incurables défiances. Ces écoles dont M. Chesnelong ne veut pas, dont il parle si légèrement en les représentant comme des foyers d’ignorance et de matérialisme, ce sont les écoles publiques où jusqu’ici les enfans de tous les Français ont grandi ensemble. Si toute cette jeunesse a été dispersée dans des maisons différentes, religieuses ou laïques, d’instruction secondaire, elle se confond encore dans les cours, dans les facultés, dans toutes les écoles supérieures ; elle retrouve par la familiarité, par l’échange des idées, par les études poursuivies en commun, cette habitude de solidarité jusque dans la contradiction qui est le lien national, et voilà ce qu’on s’expose à rompre en prolongeant par système, par emportement de croyance, la séparation dans les études supérieures ! « Vous ne voulez pas de nos écoles, nous ne voulons pas des vôtres. » On nous permettra de dire que c’est la plus délicate comme la plus audacieuse expérience tentée sur l’intelligence française.

Assurément, si la liberté de l’enseignement supérieur avait pu être compromise, elle l’aurait été par ces étranges défenseurs qui n’ont rien négligé pour rendre la tâche difficile au rapporteur, M. Laboulaye, qui se sont efforcés de toute façon, tantôt par un amendement, tantôt par un simple mot, de dénaturer, d’attirer pour ainsi dire à eux cette grande réforme, de lui imprimer le sceau de leurs opinions ou de leurs préjugés. Si la loi peut courir encore des risques, même après avoir été votée, c’est que, par une imprévoyance dangereuse, on a tout fait pour atteindre l’état dans son rôle, dans ses juridictions nécessaires, dans son autorité supérieure. Qu’on accorde aux facultés, aux universités libres, tous les droits qu’on voudra, le droit d’avoir des chaires de toute sorte, des professeurs aussi bien que des ressources indépendantes, le droit d’acquérir la personnalité civile par une déclaration d’utilité publique, c’est une condition de la liberté, il n’y a rien à objecter ; mais évidemment cette liberté s’arrête là où commence le droit supérieur, inaliénable, de la puissance publique, et ici cette limite, nettement tracée par la nature des choses comme par les traditions, c’était la collation des grades. À vrai dire, c’était la chose essentielle dans la loi, c’est le point autour duquel s’est livrée la bataille la plus sérieuse et la plus décisive. Tout a fini par une transaction, dira-t-on, un biais a été heureusement trouvé. Les facultés libres ne donnent pas des grades, elles ne font pas des avocats, des médecins ou des ingénieurs ; elles seront de moitié dans un jury mixte d’examen, les professeurs libres concourront avec les professeurs officiels dans la distribution des diplômes. Il n’est pas sûr, et l’expérience de la Belgique le prouve, que le système des jurys mixtes soit un moyen efficace de relever les études. Dans tous les cas, c’est peut-être une satisfaction d’amour-propre pour les facultés officielles, qui peuvent se dire qu’elles gardent au moins ainsi une partie ou une apparence de leur ancienne juridiction ; en réalité, on ne peut s’y tromper, c’est la diminution, l’effacement de la puissance publique, et ce qu’il y a d’assez étrange, c’est que dans cette discussion passionnée l’état n’a point trouvé un secours des plus actifs parmi ceux qui sont particulièrement chargés de le représenter.

L’état n’est point resté sans défense, il est vrai. Il a été peut-être préservé de plus cruelles blessures par M. Laboulaye, il a été habilement et chaleureusement défendu, il y a quelques semaines, par M. Jules Ferry, et tout récemment encore il a trouvé un défenseur instruit, décidé, dans un homme de talent, M. Lepetit, doyen de la faculté de droit de Poitiers. Jusqu’au dernier moment, il y a eu des tentatives : en désespoir de cause, et comme pour sauver l’avenir, un professeur distingué de Montpellier, M. Bouisson, a proposé de réserver une période de douze ans pendant laquelle l’état continuerait de conférer exclusivement les grades. Quant à M. le ministre de l’instruction publique, il a fait véritablement une singulière figure au milieu de ces débats. Un peu trop absorbé peut-être dans le sentiment de son rôle de législateur constitutionnel, M. Wallon a paru oublier ou il ne s’est point suffisamment souvenu qu’il était professeur, qu’il appartenait depuis longtemps à cet enseignement supérieur traité en ennemi. Il a représenté assez bien au courant de toute cette discussion un membre du gouvernement dans l’embarras, cherchant une opinion, inépuisable en complaisances pour la droite, évitant de se porter au combat avec résolution, avec autorité, et allant tout au plus jusqu’à se réfugier à demi dans quelque honnête et timide réserve. M. Beaussire revendiquait-il pour l’état le titre « d’université de France ? » Mon Dieu ! M. Beaussire avait droit à tous les éloges ; « grammaticalement » il pouvait avoir raison, « historiquement » il avait tort : le titre d’université a toujours appartenu à tout le monde, et rien n’empêche qu’à côté de l’université de France il n’y ait l’université de Lyon, l’université de Marseille, l’université de Toulouse. S’agissait-il des jurys mixtes et du droit de partage dans la distribution des grades ? Hélas ! la question est délicate ; les jurys mixtes ne sont pas sans valeur, ils ne sont pas non plus sans inconvéniens, enfin c’est toujours au nom de la puissance publique que les diplômes seront conférés, le sceau de l’état y sera. Il ne faut pas se brouiller en se montrant trop difficile, — et voilà pour sûr l’état bien défendu ! Il est presque abandonné par ceux qui auraient dû saisir cette occasion si naturelle de relever sa cause, et c’est d’autant plus triste qu’à l’heure où nous sommes, dans la situation troublée de la France, l’état est la dernière autorité morale, la dernière garantie d’impartialité au milieu des opinions extrêmes qui se disputent en quelque sorte l’âme nationale, qui se font une arme de tout, même de l’enseignement, qui ne cherchent que la domination, fût-ce aux dépens de l’instruction de la jeunesse.

Oui, les partis en sont là, ils ne craignent pas d’abuser des intérêts les plus sacrés pour leurs ambitions implacables, et même de faire intervenir l’étranger dans leurs querelles. Est-ce qu’on ne vient pas de le voir ? — Prenez garde, disent les uns, si vous ne votez pas cette loi, la France reste livrée à l’influence de l’enseignement révolutionnaire et matérialiste. C’est la défaite irrémédiable de tous les principes conservateurs. La dernière occasion est perdue ; la démagogie triomphe par l’éducation comme dans les élections prochaines, et l’Europe n’attend que cela pour savoir ce qu’elle doit faire à l’égard de notre pays. — Réfléchissez, disent les autres, si vous votez cette loi, tout est compromis. Le prince Gortchakof l’a dit, il regarde avec curiosité si la France sera définitivement cléricalisée. Le prince de Hohenlohe ne le cache pas, M. de Bismarck n’attend que le vote pour savoir s’il peut désarmer. La loi sur l’enseignement supérieur, c’est l’abaissement définitif de la France, c’est une économie de 500,000 hommes pour l’Allemagne. — Au milieu de toutes ces passions contraires, de quel côté veut-on que se tourne le pays, s’il n’a pas la sauvegarde d’une autorité impartiale et protectrice, de l’état maintenu dans ses prérogatives, gardant son droit de direction ou de modération, défendant la société civile, la France contre tous les excès et tous les fanatismes ?

La modération n’est point aisée, nous en convenons, au milieu de ces conflits de partis qui n’écoutent que leurs passions ou leurs préjugés ; elle est d’autant plus difficile qu’elle est exposée aux assauts des radicaux de toutes les couleurs. Si à droite il y a de naïfs fanatiques qui veulent absolument cléricaliser la France malgré elle, à gauche il y a surtout les révolutionnaires à outrance, les excentriques qui veulent la démocratiser à leur manière. Qu’est-ce à dire ? Il s’est trouvé des républicains sensés, éclairés par l’expérience, qui acceptent la république telle qu’elle est aujourd’hui, qui consentent à sanctionner de leur vote les lois constitutionnelles telles qu’elles sont proposées par le gouvernement et par une commission parlementaire. N’est-ce point de leur part une vraie trahison ? M. Louis Blanc n’a pu encore en revenir, et après un discours qui n’a eu qu’un médiocre succès dans l’assemblée de Versailles, il est allé porter ses doléances dans une salle de la banlieue, au milieu d’un auditoire plus facile à convaincre.

Il y a deux choses dans ce discours. M. Louis Blanc a tenu à fêter l’anniversaire de la naissance de Garibaldi ; il a exalté surtout le héros de Caprera pour son expédition d’Aspromonte, par laquelle il se serait proposé de « délivrer » Rome. M. Louis Blanc oublie que c’étaient des Français qui alors occupaient Rome, et que, si l’Italie est libre, la France y a peut-être autant contribué que Garibaldi. C’est une étrange manière de respecter le sentiment national que d’exalter un homme pour ses entreprises contre des Français qui ont affranchi son pays ; mais ce n’est là qu’un détail, un préliminaire. Le véritable objet de M. Louis Blanc est de chanter un hymne à « l’absolu » personnifié en Garibaldi, et un peu aussi représenté par lui-même sans doute, de protester contre la « politique pratique » de ces républicains aveugles de l’assemblée qui ont la simplicité de se payer d’un mot, qui se tiennent tranquilles parce qu’ils ont une apparence de république. Quel est donc l’idéal de M. Louis Blanc ? Quel est le régime qu’il voudrait instituer ? Est-ce la république du banquet de la salle Ragache, où, pour rester en pleine démocratie, on commence par ne pas vouloir de président du festin ? Est-ce la république qu’il inaugurait autrefois au Luxembourg ? Est-ce la république des assemblées tumultueuses et des clubs incendiaires, une république qui ne tiendrait compte ni des intérêts nationaux ni des intérêts conservateurs de la France ? À ce prix, M. Louis Blanc risque fort de n’avoir pas de sitôt sa vraie république, ou si par malheur il l’obtenait, s’il gagnait cette triste victoire, ce serait pour retomber rapidement dans ce cercle de déchaînemens anarchiques et de coups d’état qui a été si souvent la fatalité de la France. M. Louis Blanc peut se moquer des républicains avisés qui n’ont pas des familiarités avec l’absolu. Ceux-ci ont sur lui l’avantage d’avoir compris que la meilleure manière de faire vivre la république, c’était de ne pas l’identifier avec l’agitation en permanence, de lui donner avec des assemblées régulières « un gouvernement qui ne fût pas trop en désaccord avec les traditions, les instincts et les besoins du pays. » C’est M. le vice-président du conseil qui parlait ainsi dans la dernière discussion de la loi des pouvoirs publics en combattant la politique de M. Louis Blanc, et en vérité M. Buffet traçait le meilleur programme du régime actuel.

C’est bien là en effet le moyen le plus efficace d’échapper à l’anarchie et aux coups d’état ; c’est la politique la mieux faite pour rendre vaines toutes ces tentatives du bonapartisme militant et remuant, auquel l’assemblée vient d’infliger une leçon de plus en invalidant l’élection de M. de Bourgoing. On aurait pu, il est vrai, ne point attendre quatorze mois pour en venir là. La commission parlementaire a voulu pousser jusqu’au bout les enquêtes qu’elle avait commencées sur toutes les menées bonapartistes aussi bien que sur l’élection de la Nièvre. La vérité s’est faite, l’élection a été cassée, et le parti est jugé. L’assemblée, il faut lui rendre cette justice, n’est ni révolutionnaire ni bonapartiste. Elle n’a plus aujourd’hui qu’à oublier ses querelles, à finir en paix, en mettant sa dernière pensée et ses derniers efforts dans l’affermissement d’un régime régulier où démagogie et empire ne soient plus que des factions désavouées par le pays.

De tous les grands fracas du printemps, il ne reste plus pour le moment en Allemagne que de vagues rumeurs, des entrevues impériales toujours interrogées avec curiosité, des voyages princiers, un deuil à Vienne et les élections bavaroises. Berlin est maintenant désert, et les journaux teutomanes n’ont d’autre ressource que d’imaginer des fables sur les relations personnelles de M. de Gontaut-Biron avec la cour de Prusse. L’empereur Guillaume fait ses cures habituelles à Ems ou à Gastein pendant que M. de Bismarck est allé se reposer à Varzin. L’empereur Alexandre, regagnant la Russie, est rejoint sur la route par l’empereur François-Joseph, qui lui fait cortège pendant quelques heures en wagon. L’impératrice d’Autriche et l’archiduc Albert viennent respirer l’air salin de nos côtes de l’Océan à l’abri de l’hospitalité française, qui ne leur manquera pas. Ainsi vont tout doucement les choses, tandis que de ce monde des vivans et des royautés disparaît un vieux souverain qui a porté la couronne des Habsbourg, et dont on ne parlait plus depuis longtemps, l’empereur Ferdinand.

C’était comme une image survivante et oubliée d’un passé qui est déjà bien loin. L’empereur Ferdinand avait plus de quatre-vingts ans, depuis plus d’un quart de siècle il avait cessé de régner. Il avait succédé en 1835 à l’empereur François Ier, l’antagoniste, bien inégal par le génie, de Napoléon, — le père de Marie-Louise. Au milieu des révolutions de 1848, il avait abdiqué en faveur de son neveu François-Joseph, qui avait alors dix-huit ans et qui règne encore. L’histoire de l’Autriche de ce siècle est écrite dans ces trois noms d’empereurs. François Ier, c’est encore, au moins jusqu’à 1805 et par le souvenir, l’Autriche du vieux saint-empire. Ferdinand, c’est l’Autriche de la confédération germanique et de la sainte-alliance, assoupie dans les douceurs de Vienne, gouvernée par M. de Metternich. François-Joseph, l’empereur régnant, c’est l’Autriche éprouvée et transformée, exilée de l’Allemagne, réconciliée avec la Hongrie, ayant encore à faire sa paix avec la Bohême, c’est l’Austro-Hongrie avec ses blessures, ses embarras et ses nouveautés libérales, sa constitution, ses parlemens multiples. L’empereur Ferdinand n’était pas de ce monde nouveau. Après son abdication, il s’était retiré dans le vieux château historique de Hradschin, à Prague, où il vivait en solitaire, étranger à la politique, s’occupant, dit-on, de ses fleurs, faisant le bien avec simplicité, vieillissant doucement auprès de l’impératrice, qui était une princesse de Savoie, et ayant mérité de son vivant d’être appelé « le débonnaire. » Depuis 1848, il n’avait plus revu Vienne, qu’il aimait ; il n’y est rentré que mort au milieu de la pompe des funérailles impériales. Jamais, depuis qu’il avait quitté le trône, le bon souverain n’avait fait autant de bruit que le jour où il a disparu de ce château de Hradschin, dont il était l’hôte si peu bruyant.

Les Tchèques honorent sa mémoire comme pour saisir une occasion de plus de revendiquer leurs droits en rappelant que ce fut le dernier roi de Bohême couronné à Prague, et d’ingénieux nouvellistes, qui mettent la politique partout, veulent maintenant nous prouver que nous venons d’assister à une représentation de haute diplomatie donnée par les héritiers de toutes les couronnes autour d’un catafalque. Le prince impérial d’Allemagne, le grand-duc héritier de Russie, le prince Humbert d’Italie, se sont en effet rendus aux funérailles, ils se sont rencontrés à Vienne, et il est bien clair que c’est là une manifestation nouvelle de l’alliance des empereurs et rois de l’Europe. C’est un gage de l’alliance dans l’avenir comme dans le présent ; évidemment, les princes héritiers ont dû aller tout exprès à Vienne pour se jurer mutuellement, par les mânes de l’empereur Ferdinand, qu’ils seront toujours d’accord ! Rien de mieux en vérité. Les Allemands, qui saisissent toutes les occasions de donner un certificat de longue vie à une alliance dans laquelle ils voient leur œuvre et leur garantie, les Allemands se trompent étrangement, s’ils croient émouvoir ou piquer la France en lui montrant tantôt les entrevues de Berlin, tantôt les entrevues de Vienne ou le prochain voyage de l’empereur Guillaume à Milan. Les entrevues, les fêtes princières, ne changent pas la nature des choses ; les mirages s’évanouissent, les affaires restent avec les embarras pour tout le monde, et, sans rien exagérer, on peut dire que les élections qui se préparent en Bavière, qui commencent demain, sont pour le moment une des affaires sérieuses de l’Allemagne.

Le parlement bavarois qui va être renouvelé est celui qui avait été élu en 1869, qui a voté la participation de la Bavière à la guerre de 1870, qui a sanctionné la reconstitution de l’empire germanique. Maintenant que les fumées de la victoire sont un peu dissipées, que les effets de la guerre se font sentir et que des questions nouvelles se sont produites, la situation s’est singulièrement modifiée et compliquée ; une certaine réaction s’est organisée de façon à rendre quelquefois le pouvoir difficile au ministère libéral qui gouverne depuis sept ou huit ans, et, dans ces conditions, le mouvement électoral qui touche aujourd’hui à son terme présente incontestablement un caractère particulier de gravité. Les partis sont violemment dessinés, tout le monde s’est jeté dans la mêlée, à commencer par l’épiscopat, par l’archevêque de Munich, dont le manifeste, sous forme de lettre pastorale, a eu un grand retentissement. En définitive, la lutte est engagée entre les catholiques, autonomistes ou « particularistes » de toutes nuances, dont le mot d’ordre est la résistance à la politique prussienne, et les libéraux-nationaux qui suivent au contraire l’impulsion de Berlin.

Le parti catholique « particulariste, » comme on l’appelle dédaigneusement à Berlin, « patriote, » comme il se nomme lui-même, ce parti n’est pas né précisément de la guerre de 1870 : il avait commencé à se manifester dans le parlement à la suite des événemens de 1866 ; mais c’est surtout après 1870 qu’il a grandi et s’est fortifié en présence de la politique religieuse de M. de Bismarck. D’un autre côté, le sentiment d’indépendance locale a souffert à mesure que se sont révélées les conséquences des récentes transformations. La Bavière n’a connu les avantages de la guerre que par les sacrifices qu’elle a faits, par des surcroîts de charges militaires et d’impôts. Les populations ont été atteintes dans leur bien-être ; on a pu leur montrer cette prestigieuse résurrection de l’empire comme une combinaison allant aboutir, malgré l’indemnité de cinq milliards, à un prochain déficit de budget, c’est-à-dire à la nécessité de contributions nouvelles. Tous ces griefs réunis étaient certainement de nature à parler aux imaginations et à former un programme d’opposition redoutable. La vérité est que cette opposition n’a fait que grossir depuis quelques années, recrutant tous les instincts hostiles, les croyances et les intérêts qui se sentaient menacés. Qu’elle affecte un caractère particulièrement catholique, ce n’est pas bien étonnant dans un royaume où les catholiques sont au nombre de 3,400,000 sur une population de près de 5,000,000 d’habitans ; en réalité cependant, elle n’est pas exclusivement catholique, elle compte des adhérens, même des hommes considérables parmi les protestans, qui forment ce qu’on appelle le parti « national-conservateur. » Appuyée sur les masses, armée de griefs qui touchent l’esprit populaire, cette opposition aurait certainement les plus grandes chances, si, au lieu de l’élection à deux degrés, il y avait le suffrage universel direct.

Le parti national-libéral est moins nombreux sans nul doute ; mais il a pour lui d’abord la force des événemens, la nécessité de la situation, le courant de l’esprit unitaire allemand, le poids des influences de l’empire. Il a aussi pour lui incontestablement l’appui du ministère, dont M. de Lutz est le vrai chef et l’inspirateur. Le ministère a certes inscrit de belles paroles dans le décret qui dissout la chambre ; il a recommandé à toutes les autorités de protéger la liberté des électeurs, de diriger les opérations du scrutin avec la plus stricte intégrité. Seulement il a pris soin de préparer le terrain électoral en commençant par mettre en pratique un système dont l’empire a eu l’initiative et le privilège en France ; il a découpé les circonscriptions, détachant les districts ruraux des centres urbains comme Munich, Passau, Ratisbonne, Augsbourg. C’est ce qui s’appelle rétablir ingénieusement les chances entre les partis. Des deux côtés du reste on ne se fait faute de programmes, d’invectives, de déclamations furibondes. Les catholiques se déchaînent contre le militarisme, contre les impôts, contre les persécutions religieuses, contre « l’empire protestant » que l’ambassadeur d’Allemagne en Angleterre, le comte de Munster, préconisait récemment dans un banquet de Londres. Ils disent avec un de leurs principaux représentans, M. Jœrg, le directeur des Feuilles historiques et politiques, « nous voulons être catholiques et Bavarois, non protestans et Prussiens. » Les libéraux, à leur tour, fulminent contre les ultramontains, qu’ils accusent de préparer la ruine de la Bavière, d’être infidèles à l’Allemagne, de pactiser avec l’ennemi. Dans ces ébats électoraux, le prétendu miracle de Lourdes, l’infaillibilité papale, les pèlerinages, le sacré cœur, jouent un certain rôle d’épouvantail, et la France naturellement est toujours là pour essuyer les derniers éclats de la verve teutonne. C’est contre la France qu’il faut rester armé, « armé jusqu’aux dents ; » il faut se tenir en garde contre la rage de ce « voisin toujours remuant, sur lequel on ne peut jamais compter. » En passant de Berlin à Munich le thème ne varie pas et il paraît qu’il produit toujours son effet.

Que sortira-t-il de ce scrutin qui s’ouvre demain, et dont le résultat définitif ne sera connu que dans quelques jours ? Évidemment un succès un peu décisif des catholiques, des « patriotes » bavarois, ne manquerait pas d’une certaine gravité, d’une certaine signification. Ce serait un échec pour la politique de M. de Bismarck. Le ministère de Munich se trouverait dans une situation assez embarrassée. Il ne faut cependant rien exagérer, et les teutomanes de Munich peuvent se rassurer, la France ne se fait aucune illusion sur la portée des élections bavaroises, quel que soit le parti qui triomphe. Le succès des particularistes, des catholiques, peut être un embarras ou un avertissement, il ne peut aller bien loin parce qu’il irait se heurter contre cette force des choses qu’un orateur des réunions électorales résumait récemment en disant : « Un cabinet ultramontain serait peut-être en état de gouverner, mais il serait incompatible avec l’empire. » Il pourrait tout au moins n’être pas longtemps compatible avec M. de Bismarck, — et « cela pourrait nous coûter très cher, » a dit avec candeur l’orateur bavarois. Le roi Louis II lui-même n’est probablement pas fort disposé à engager de telles luttes. Il a bien pu quelquefois montrer de l’humeur contre la prépotence prussienne en s’abstenant d’aller à Berlin, ou en se donnant le plaisir d’aller courir les montagnes pour éviter de rencontrer le prince impérial lorsque celui-ci visitait les troupes en Bavière ; mais le jeune souverain n’a pas l’humeur tenace : depuis quelque temps, il a fait des frais de coquetterie avec M. de Bismarck, et il s’est rencontré tout récemment avec l’empereur Guillaume. Il a rompu en certaines circonstances avec les catholiques ou du moins avec la politique du parti. C’est après tout le roi Louis qui en 1870 a pris l’initiative des démarches auprès des princes allemands pour la résurrection de l’empire, il en subit les conséquences, et, quelle que soit l’issue des élections, il sera bien obligé de suivre, tout au moins dans une certaine mesure, la politique impériale. De toute façon, les catholiques, s’ils triomphent, seront tenus de rester dans certaines limites, ou ils iront au-devant d’une dissolution nouvelle du parlement. Ils sont suffisamment prévenus par tout ce qui se dit à Berlin, et le ministère de Munich est, dit-on, décidé à défendre le terrain jusqu’au bout, fût-ce par un appel nouveau adressé au pays.

Ce n’est point d’élections qu’il s’agit précisément au-delà des Pyrénées, quoique tout concoure à préparer le rétablissement de la monarchie parlementaire par une réunion peut-être prochaine des chambres sous l’empire d’une constitution nouvelle. Pour le moment, l’Espagne en est encore à la période préparatoire, et avant tout il s’agit de délivrer le pays de l’insurrection carliste. C’est la première question, et s’il y a eu jusqu’ici des lenteurs qui s’expliquaient trop par la désorganisation de tous les services publics, tout indique aujourd’hui que la guerre prend un caractère nouveau. Ces quelques mois qui viennent de s’écouler n’ont pas été perdus ; le gouvernement de Madrid les a passés à préparer des moyens d’action ; il s’est occupé de proportionner les forces militaires aux nécessités du plan d’opérations plus général qu’il méditait, et dont l’exécution vient de commencer par une série de succès qui peuvent être décisifs.

Il faut se souvenir que les carlistes atteignaient presque partout l’Èbre et que sur certains points ils le dépassaient. Ils étaient dans le Bas-Aragon et du côté de Valence, dans ce massif montueux du Maeztrazgo, toujours si favorable à la guerre civile. Ils occupaient ainsi une longue ligne faisant face à toutes les forces libérales, et ayant des places fortes dans le Maeztrazgo. C’est de ce dernier côté que le général Jovellar s’est chargé d’attaquer avec l’armée du centre reconstituée ; il devait être secondé d’un côté par le général Martinez Campos opérant en Catalogne, d’un autre côté par le général Quesada opérant en même temps au nord contre la Navarre. On voulait avant tout rejeter les carlistes au-delà de l’Èbre, les refouler dans le Haut-Aragon, vers la frontière de France, en coupant, si on le pouvait, leurs communications. Ce plan a entièrement réussi, puisqu’en quelques jours le général Jovellar est parvenu à s’emparer de la place forte carliste du Maeztrazgo, de Cantavieja ; il a fait 2,000 prisonniers, il a mis la main sur du matériel et sur des établissemens militaires assez bien organisés. Le chef carliste Dorregaray n’a pu résister à cette attaque, il s’est rejeté avec le gros de ses forces dans le Haut-Aragon, poursuivi et harcelé par les troupes de Jovellar. Vainement d’autres chefs dispersés en Catalogne ont essayé de lui venir en aide ou de le dégager ; ils ont été tenus en respect par des troupes de l’armée de Martinez Campos. Du côté de l’armée du nord, le général Quesada a eu des succès peut-être plus décisifs encore. Il s’est avancé de Miranda sur l’Alava, il a rencontré les carlistes, il leur a livré bataille et leur a infligé des pertes sérieuses en les forçant à reculer. Il a dégagé ainsi Vittoria, et il a pu s’avancer dans l’intérieur de l’Alava. Il a déjà occupé la petite ville de Salvatierra et se trouve pour ainsi dire au cœur des positions ennemies, de sorte que les carlistes sont refoulés et resserrés de tous côtés.

Que ces opérations si heureusement inaugurées se poursuivent sans trop de désavantage, la cause du prétendant est fort en péril. Don Carlos du reste en est à ne pouvoir plus dominer qu’avec peine les divisions qui sont dans son camp. Il vient de destituer le général Mendiri, qui commandait ses forces, et ce sont les chefs les plus violens qui l’emportent dans ses conseils comme dans son armée. C’est d’un mauvais augure pour lui et d’un heureux présage pour le gouvernement du roi Alphonse, qui trouve dans le succès de ses généraux le prix du soin qu’il a mis depuis quelques mois à préparer cette difficile campagne.

Tout n’est point fini, il s’en faut, l’action militaire a du moins bien commencé, et, sans détourner son attention de la guerre, le gouvernement de Madrid peut mettre la main à l’œuvre constitutionnelle qu’il a entreprise de concert avec une commission composée de représentans de tous les partis libéraux. Entre la commission et le gouvernement d’ailleurs tout est déjà réglé, les parties essentielles de la constitution sont fixées. Le libre exercice des cultes est consacré, et, si l’on n’est pas allé jusqu’à une pleine et entière liberté des manifestations extérieures, c’est qu’on a cru devoir s’arrêter devant des considérations d’ordre public. Ainsi marche cette délicate affaire de la restauration d’une monarchie libérale que M. Canovas del Castillo a le mérite de poursuivre avec autant de prévoyance que d’habileté, avec autant de résolution que de souplesse. Les difficultés ne lui sont pas épargnées, elles lui viennent parfois de l’extérieur autant que de l’intérieur. Il est très probable que ce n’est pas dans une intention de sympathie qu’on fait courir de temps à autre tous ces bruits sur le mariage du roi ou de la comtesse de Girgenti, princesse des Asturies. Tout récemment encore, on a livré au public cette énigme du prochain mariage de la sœur du roi avec un prince de Hohenzollern qu’on n’a même pas pris soin de désigner. La vérité est que ce sont là des bruits cachant des intrigues, — que la comtesse de Girgenti, jeune femme de vingt-quatre ans, ne semble nullement pressée de voir finir son veuvage, et que le jour où la question sera sérieusement agitée, le gouvernement espagnol trouvera sûrement sans peine un prince libéral, éclairé, dont le nom ne puisse prêter à aucun commentaire ou éveiller des susceptibilités extérieures. L’Espagne a encore d’autres affaires sérieuses avant de s’occuper du mariage de ses princes.

CH. DE MAZADE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.