Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1919

Chronique no 2083
31 janvier 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Une deuxième prolongation de l’armistice conclu avec l’Allemagne le 11 novembre 1918 a été signée à Trêves le 16 janvier. Par elle, l’expiration en est reportée de nouveau à un mois, soit au 17 février, et il est encore stipulé d’ailleurs que cette deuxième prolongation elle-même pourra être étendue jusqu’à la conclusion des préliminaires de paix, toujours « sous la réserve d’approbation des gouvernements alliés. » Pendant la prolongation de l’armistice, l’exécution des clauses de la convention du 11 novembre, incomplètement réalisées, devra être poursuivie et exécutée. Les clauses incomplètement réalisées » sont avant tout, comme dans la première période, celles relatives à la remise du matériel de chemins de fer. Les 5 000 locomotives, les 150 000 wagons qu’elle a dû promettre, voilà ce que lAllemagne a le plus de peine à livrer ; et l’explication que M. Erzberger en donne est probablement plus impudente qu’ingénue. « Le peuple allemand, déclare-t-il, a rempli les conditions d’armistice dans la limite du possible. Là où ces conditions n’ont pas été remplies, nos adversaires en sont presque seuls responsables ; ainsi, notamment, dans la question de la remise du matériel de transport. Au 5 janvier, les Alliés ont pris livraison de 1 821 locomotives et de 63 304 wagons, alors que 4 907 locomotives et 105 523 wagons leur avaient été offerts. »

Il faut s’entendre : parce que « le peuple allemand » a été dressé à prendre des vessies pour des lanternes, ce n’est pas une raison pour qu’il ait la prétention de nous faire prendre aujourd’hui de la ferraille pour des wagons et des locomotives. La vérité perce, comme malgré elle, dans un autre passage de la protestation de M. Erzberger : « L’exécution des livraisons est tombée avec la démobilisation de l’armée dans l’Ouest, c’est-à-dire au moment où la révolution avait le plus besoin des chemins de fer. » Mais c’est le moment aussi où nous en avions le plus grand besoin, et il conviendrait de ne point oublier que la plus grande partie de ce matériel allemand est exigible, sans débat et sans délai, en substitution ou en restitution du matériel français et belge qui nous avait été volé. Évidemment, il y a une chose à laquelle l’Allemagne n’était pas habituée, mais à laquelle il faudra bien qu’elle se plie : c’est à être traitée en vaincue. Pour qu’elle s’y fasse, il suffira que nous acquérions, nous, et que nous ne perdions plus l’habitude de traiter en vainqueurs. L’Allemagne a vécu quarante-huit années de ses victoires de 1864, de 1866 et de 1870 : loin de nous toute pensée d’imiter son arrogance, sa dureté, sa mauvaise foi ; mais ce n’est plus sur les positions de 1870 que le monde va se reconstruire et vivre ; c’est sur celles de 1918. Entre ces deux dates, qui marqueront à jamais dans l’histoire, il y a eu la guerre, et l’Allemagne serait mal fondée à s’en plaindre, puisqu’elle l’a cherchée, l’a voulue, l’a rendue inévitable. Qu’elle subisse donc la loi qu’elle-même a faite et la destinée qu’elle-même s’est faite.

Mais n’a-t-on pas senti, dans le langage de M. Mathias Erzberger, un changement de ton ? Il ne le prenait pas si haut le 11 novembre, ni même le 17 décembre ! Non seulement il proteste maintenant, mais il attaque, il accuse : « Le peuple allemand veut la paix. Les gouvernements alliés ont voulu autre chose. » Il ose affirmer que « les Français ont violé systématiquement la convention. » Leur attitude en Alsace-Lorraine a « rempli d’indignation » les bons Allemands, scrupuleux observateurs des formes et des procédures juridiques. Protestation contre le régime des communications d’une rive à l’autre du Rhin, protestation contre la dictature financière et économique de l’Entente. Au lieu de répondre aux questions qu’on lui a posées, M. Erzberger en pose à son tour, ou, plus exactement, avant son tour. Il en pose trois. « Quand lèverez-vous le blocus ? — Quand allez-vous nous rendre nos prisonniers ? — Quand serons-nous en état de signer les préliminaires de paix ? Plus de six fois, le gouvernement allemand a demandé à faire une déclaration au sujet de la conclusion de la paix préliminaire, il n’a reçu aucune réponse. » Comme on le voit, c’est assez aigre. Et cela continue par de grandes phrases, pour s’achever presque par de gros mots. « Le peuple allemand, prononce M. Erzberger, est en droit de considérer que cette manière d’agir rend impossible une réconciliation entre les peuples, et que, pour une pareille attitude, il n’y a ni oubli ni pardon. »

Cet ancien magister mérite un coup de baguette sur les doigts. Réconciliation ? Oubli ? Pardon ? Ici encore, les rôles sont étrangement intervertis. L’Allemagne n’a ni à oublier, ni à pardonner ; mais, au contraire, à faire oublier, à se faire pardonner. Quant à une réconciliation, pour en parler, même comme d’une possibilité, il est un siècle ou un demi-siècle trop tôt, dans les hypothèses les plus favorables. Il s’agit, pour l’instant, de faire la paix, une paix juste, une paix durable, mais qui ne sera juste et durable que si c’est une paix forte. C’est encore la nature de l’Allemagne, du peuple allemand, de l’homme allemand, qui nous y oblige. Il ne conçoit, ne connaît et ne comprend la justice que par la force. Les bornes que nous devons et que nous saurons y mettre sont en nous, elles ne sont pas en lui. Nous aimons donc à croire que si M. le maréchal Foch a consenti à supprimer la pénalité qu’il avait décidé d’infliger à l’Allemagne pour la non-exécution de ses engagements concernant la livraison du matériel de chemins de fer ; si, à la place de ces wagons et de ces locomotives en supplément, il a préféré réclamer des machines et instruments agricoles, il l’a fait pour donner satisfaction à des nécessités plus urgentes, du point de vue français, et pas plus ému des rodomontades de M. Erzberger qu’il n’avait été touché de ses jérémiades. Les autres clauses ajoutées le 16 janvier se rapportent à la situation des prisonniers russes encore retenus en Allemagne, que tous les récits dépeignent comme très misérable ; à la remise complète et immédiate de tous les sous-marins qui peuvent prendre la mer, » à la destruction ou au démontage de tous ceux « qui ne peuvent pas être livrés (et l’activité au moins singulière des arsenaux allemands prouve que la précaution n’est pas superflue) ; » à la « restitution du matériel enlevé dans les territoires belges et français ; » à la « mise de la flotte de commerce allemande sous le contrôle et sous le pavillon des puissances alliées et des États-Unis pendant la durée de l’armistice, » — « pour assurer le ravitaillement en vivres de l’Allemagne et du reste de l’Europe ; » — et le coup porté à l’orgueil germanique par cette dernière condition en peut être un peu amorti ; mais il est stipulé que « cet accord ne préjuge en rien la disposition finale de ces navires, » et l’Allemagne, dont la piraterie a tant de crimes à racheter, doit se dire que la phrase est à double tranchant. Enfin, la prolongation de l’armistice comporte une clause nouvelle d’occupation territoriale. « Le haut commandement allié se réserve dès à présent d’occuper, quand il le jugera convenable, à titre de nouvelles garanties, le secteur de la place de Strasbourg constitué par les forts de la rive droite du Rhin, avec une bande de terrain de 5 à 10 kilomètres en avant de ces forts. » De la sorte, par la convention du 16 janvier après celle du 13 décembre, la ligne d’occupation se trouve renforcée sur le Rhin à ses deux extrémités : au Nord, près de la frontière hollandaise, au Sud, vers Strasbourg, — avec, dans l’intervalle, Cologne, Coblence, et Mayence, au coude rentrant du fleuve, — se sont abattus et s’appliquent, pour ainsi parler, les deux poings qui maintiennent l’Allemagne. Le sentiment populaire, qui s’exprime symboliquement, eût souhaité, à cause des usines Krupp, l’occupation d’Essen. L’autorité militaire ne l’a point estimée utile ; et, en effet, le cas échéant, tout se passerait comme si Essen était occupé, la cité infernale étant sous le feu de nos canons et presque à la pointe de nos baïonnettes : l’atteindre serait l’affaire d’un pas et d’un geste. Mais ce qu’il est intéressant de retenir de ce désir obscur, c’est le profond instinct des puissances de trahison que renferme l’âme allemande : c’est la vision de sa duplicité, de sa fausseté, de sa perfidie. Jamais, avec elle, le moment ne vient de lâcher la main ; moins que jamais il n’est venu, à présent qu’il s’agit de dicter à l’Allemagne une paix qui repose sur des sanctions pour le passé, sur des garanties pour l’avenir.

La Conférence, qui va tout de suite en jeter les fondements, et avec du temps, en construire l’édifice, a tenu le samedi 18 janvier, au ministère des Affaires étrangères, à Paris, sa première séance. Cette séance a été solennellement ouverte par M. le Président de la République ; il y a trouvé l’occasion de prononcer un discours excellent, digne en tout point de compter parmi les meilleurs de l’heureuse série où brillent d’un pur éclat ses harangues mémorables de Metz et de Strasbourg. Un tel discours vaut non seulement par sa forme, ce qui serait peu, mais par son fond, par la vigueur de la pensée, par l’ampleur et la netteté des vues politiques. Il est admirablement français pour toute sorte de raisons, et premièrement pour celle-ci, qu’il est admirablement clair, modéré, raisonnable, équilibré, précis. M. Poincaré a commencé, dès le remerciement de l’exorde, à mettre en leur valeur, dans le règlement universel des comptes, les titres particuliers de la France. Si, d’un consentement unanime, Paris a été choisi comme siège des travaux de la Conférence, c’est que Paris, a dit M. le Président de la République, est « la ville que, pendant plus de quatre années, l’ennemi a prise pour son principal objectif militaire et que la vaillance des armées alliées a victorieusement défendue contre des offensives sans cesse renouvelées. » M. Raymond Poincaré se plaît à voir dans cette décision « un hommage de toutes les nations représentées à un pays qui a, plus encore que d’autres, connu les souffrances de la guerre, dont des provinces entières, transformées en vastes champs de bataille, ont été systématiquement ravagées par l’envahisseur, et qui a payé à la mort le tribut le plus lourd. » Le Président ne manque pas de le rappeler : « Ces énormes sacrifices, la France les a subis sans avoir la moindre responsabilité dans l’épouvantable cataclysme qui a bouleversé l’univers. » Le sang versé à flots (ce n’est pas, hélas ! une image) ne saurait retomber sur elle. Aucun des alliés n’est davantage ni coupable ni responsable. A chacun d’eux, M. Poincaré rend, en termes appropriés, ce témoignage, qui est, en substance, le même pour tous : dans la guerre, ils n’ont voulu, comme ils ne veulent, dans la paix, que la justice. « Mais, fait observer avec force M. le Président de la République, la justice n’est pas inerte ; elle ne prend pas son parti de l’injustice ; ce qu’elle réclame d’abord, lorsqu’elle a été violée, ce sont des restitutions et des réparations, pour les peuples et les individus qui ont été dépouillés ou maltraités. En formulant cette revendication légitime, elle n’obéit ni à la haine, ni à un désir instinctif et irréfléchi de représailles : elle poursuit un double objet, rendre à chacun son dû et ne pas encourager le recommencement du crime par l’impunité. Ce que la justice réclame encore, sous l’influence des mêmes sentiments, ce sont des sanctions contre les coupables et des garanties efficaces contre un retour offensif de l’esprit qui les a pervertis. Et elle est logique en demandant que ces garanties soient données, avant tout, aux nations qui ont été et qui peuvent être encore le plus exposées à des agressions ou à des menaces, à celles qui ont maintes fois risqué d’être submergées sous le flot périodique des mêmes invasions. » Ainsi M. le Président de la République a évoqué, avant qu’elle s’ouvrit, « l’esprit » de la Conférence de la paix, qu’un mot suffit à définir : ce doit être l’esprit de la victoire. « Cette victoire est totale, puisque l’ennemi n’a demandé l’armistice que pour éviter un irrémédiable désastre militaire ; et, de cette victoire totale, il vous appartient de tirer aujourd’hui, dans l’intérêt de la justice et de la paix, les conséquences totales. » A la Conférence de la paix forte, seule paix juste et durable, il ne peut y avoir de place ni de jour pour des compromis, pour des combinaisons d’idées confuses et de volontés flasques. Il faut avoir sans cesse l’idéal devant les yeux, mais ne pas oublier que nécessairement on a derrière soi, sous soi, sur soi, et devant soi encore, tout autour de soi, des réalités.

A cet égard, le discours prononcé par M. Antonin Dubost, au déjeuner que le Sénat a offert à M. le Président Wilson, vaut également d’être cité : l’accent en est à la fois discret et énergique : ce sont bien les paroles qui convenaient ; répétons-le, c’est bien là, dans le moment où nous sommes, la parole française : « Nulle part, a dit le Président du Sénat au Président de la Confédération américaine, nulle part votre magnifique ambition de substituer à l’équilibre périodiquement rompu des forces matérielles l’arbitrage définitif des forces morales ne pouvait rencontrer plus d’enthousiasme qu’en France. Mais croyez aussi que nulle part dans le monde n’est un pays qui plus que la France soit soumis à une fatalité aussi redoutable, celle de subir directement la poussée séculaire d’une race de proie, race qui semble elle-même poussée par quelque obscur, quelque ancestral besoin de migration. » Même lorsque l’ordre nouveau aura été construit selon les nobles formules du Président Wilson, même alors, cet ordre nouveau devra toujours s’appuyer sur une force quelconque dont la France sera, en définitive, la sentinelle la plus avancée et la plus exposée : « Nous croyons fermement avec vous, Monsieur le Président, a repris M. Antonin Dubost, qu’un nouvel ordre mondial, et peut-être une harmonie mondiale, sont possibles, où la patrie française sera enfin libérée du cauchemar de l’invasion, la patrie française pour laquelle près de quatorze cent mille hommes tiennent encore de donner leur vie. »

Ces réalités cruelles, ces fatalités, la réponse de M. Wilson montre assez que son idéalisme, si haut et si large qu’il soit, ne l’entraîne pas à les méconnaître : il se défend de les ignorer : « Nous savons, assure-t-il, les longs périls au travers desquels la France a passé. La France a pu penser quelquefois que, pour nous, ces périls étaient lointains et que nous n’en comprenions pas toute la gravité. Nous les avons toujours connus, nous les avons suivis. Il est vrai qu’il nous était impossible de comprendre à certains moments combien ces périls étaient terriblement proches. Pendant ces années d’angoisse, angoisse que nous avons tous partagée, il n’est pas douteux que l’anxiété de la France a été suprême. C’était elle qui se tenait debout comme une sentinelle à la frontière de la liberté. » De cette constatation, le Président des États-Unis, dans sa droiture, tire une conséquence qui paraît être sa conclusion : « Si le danger qui a menacé la France dans le passé pouvait être permanent, la France resterait la première exposée au péril. Mais beaucoup d’éléments nouveaux doivent l’aider à se rassurer. Nous voyons devant nous naître un monde nouveau. Ce monde s’est éveillé à la communauté de ses intérêts. Il sait que son avenir même en dépend, l’avenir des institutions libres et celui de la civilisation. Il sait que, si le péril dans lequel la France a vécu devait se continuer, la menace serait pour le monde) entier. Contre elle, ce n’est pas seulement la France, c’est le monde entier qui doit s’organiser. » Et aussitôt la conclusion de M. Wilson se dessine, se resserre : « Dans l’hospitalité que je reçois, dans les paroles qui m’accueillent, je ne vois pas seulement votre aimable bienveillance et votre cordialité fraternelle. J’y vois aussi un dessein, j’y vois une pensée dirigeante. Cette pensée, c’est que nous devons nous tenir fortement les uns les autres, c’est que nous devons nous aider les uns les autres. Ceux qui ont combattu pour la liberté, ceux qui l’ont défendue et sauvée, sont liés par un serment de ne jamais se séparer. » Traduite en langage politique concret, dans un texte et dans un acte, si cette affirmation signifie, comme il est évident que c’est ce qu’elle veut dire, que la France ne sera plus seule désormais à monter la garde sur le Rhin, que toutes les nations alliées ou associées et la Ligue qu’elles se proposent de former, coopéreront à cette surveillance de haute police ; qu’elles ne seront jamais plus absentes ou trop éloignées de cette ligne où de tout temps a chancelé et trébuché la paix du monde ; si, sur ce point, il faut entendre que, provisoirement du moins et jusqu’à ce que se soit constituée une nouvelle Allemagne, non réfractaire, non étrangère à l’Europe nouvelle, au monde nouveau, la rive gauche du Rhin sera tenue sous une occupation militaire internationale ; et si, contre le péril permanent, la défense aussi devient permanente, si contre la menace allemande se dresse, sans limite dans la durée, dans l’espace et dans l’effort, la grande alliance ou association occidentale ; si tout cela est voulu, convenu, écrit signé et fait, l’idéal et la réalité se rejoignent : nous pouvons aspirer au ciel, sans craindre que la terre ne s’entr’ouvre sous nos pieds ; nous pouvons essayer de nous élever à la politique des anges, sans oublier, pour notre perte, à quelle espèce d’hommes nous avons affaire, en la personne, jusqu’ici incorrigible, immuable, imperfectible, du peuple allemand.

L’objet ou les objets de la Conférence étant expressément déterminés par les voix les plus autorisées, elle a fixé sa méthode : « Pour mener à bien cette tâche immense, lui a dit M. Poincaré, vous n’avez voulu admettre, tout d’abord, à ces grandes assises, que les nations alliées ou associées, et, pour autant que leurs intérêts seront engagés dans les débats, les nations demeurées neutres. Vous avez pensé que les conditions de la paix devaient être arrêtées entre nous avant d’être communiquées à ceux contre qui nous avons ensemble combattu le bon combat. » Parmi les nations alliées ou associées elles-mêmes, une distinction a été faite, qui s’est marquée pratiquement par le nombre des délégués admis à les représenter. Les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie et le Japon se sont réservé à chacun cinq sièges : les autres pays en ont obtenu chacun trois ou chacun deux. Le critérium semblait devoir être la part prise effectivement à la guerre ; en dernier ressort, la mesure de l’intérêt que chacun peut faire valoir dans les arrangements qui s’élaborent est la considération qui a prévalu. Il eût été pourtant inique et imprudent de ne pas tenir compte de certains titres. La Belgique et la Serbie, à qui l’on n’avait accordé que deux représentants, ont réussi, sur leurs réclamations pressantes, à en avoir trois. Mais l’exception a confirmé la règle ; et, en posant cette règle, la Conférence a divisé le monde en « Puissances à intérêts généraux » et « puissances à intérêts particuliers. » Comment, en effet, aurait-on continué à dire, à l’ancienne mode, les « grandes » et les « petites » Puissances après avoir si souvent proclamé, avec le Président Wilson, l’égalité en droit de toutes les Puissances grandes et petites. On a donc pris une autre manière d’exprimer une situation de fait qui n’a pas changé. Les cinq Puissances à intérêts généraux, États-Unis, Grande-Bretagne, France, Italie, Japon, se sont trouvées naturellement constituées en directrices de la Conférence, chacune d’elles y ayant au reste, malgré leur égalité théorique, des délégations numériquement inégales. La Grande-Bretagne, tirant argument du rôle glorieusement actif joué dans la guerre par ses Dominions, a fait composer à ses propres délégués, aux cinq plénipotentiaires qui représentent spécialement le Royaume-Uni, une escorte formée de dix autres membres, deux par Dominion, auxquels pourraient encore s’adjoindre l’émir Faïçal et son second, pour le jeune royaume arabe du Hedjaz : au total, dix-sept représentants. Les délégués des deux Amériques du Centre et du Sud gravitent moralement dans l’orbite des États-Unis de l’Amérique du Nord. On n’aperçoit pas le motif qui a empêché la France d’être, par analogie, accompagnée au moins de ses protectorats, Tunisie et Maroc. Il n’importe guère, dira-t-on, car, quel que soit le nombre des délégués, chaque Puissance, au vote, n’aura qu’une voix, et les décisions mêmes ne seront pas prises à la majorité. La Conférence n’est point une assemblée parlementaire ; il n’y aura de résolution que sur les points où l’unanimité aura été acquise ; et cela nous promet des jours et des lendemains. Mais, s’il n’importe guère pour la décision, il importe beaucoup pour la discussion. Heureusement, le règlement adopté prévoit des commissaires ou conseillers techniques, que la Conférence pourra entendre pour s’éclairer.

La première question inscrite à l’ordre du jour a été celle qui concerne la responsabilité des auteurs de la guerre : « Je n’ai pas besoin de vous en exposer la raison, a dit M. Clemenceau : si nous voulons établir le droit dans le monde, nous pouvons dès aujourd’hui, puisque nous avons la victoire, appliquer les sanctions du droit. Nous vous les demanderons contre les auteurs des crimes abominables commis pendant la guerre. » La seconde question abordée est celle de la Société des Nations. M. Léon Bourgeois, qui est chargé de l’élucider, a déjà conféré ou s’apprête à conférer à ce sujet avec M. le Président Wilson, lord Bryce. lord Robert Cecil, et d’autres. Plusieurs rencontres ultérieures sont prévues. De Rome va venir un secours précieux, M. Scialoja, juriste de sens latin, à l’esprit ferme et pensétrant. A Dieu ne plaise que nous médisions de la future société ou ligue des nations ; moins encore des sanctions à poursuivre contre les auteurs de la guerre. Nous avons toujours pensé et écrit ici, avant que la victoire et la paix fussent en vue, qu’un immense progrès serait réalisé si l’on arrivait à établir, pour des crimes comme celui de l’empereur Guillaume, de l’état-major allemand et de la nation allemande, des sanctions pénales de droit international. Mais enfin le public a l’impression, — et peut-être n’est-ce pas pure irrévérence, vieille habitude de fronde, peut-être ne se trompe-t-il pas tout à fait, — que la Conférence s’engage sur l’accessoire et évite, esquive ou écarte le principal. S’il ne s’agissait d’une réunion aussi majestueuse, on dirait familièrement qu’elle « tourne autour du pot. » Sans doute, c’est l’urne du Destin, sur laquelle nul ne doit porter une main téméraire. Néanmoins, il faudra bien en soulever le couvercle et en répandre le contenu. Sanctions pénales, Société ou Ligue des Nations, soit, qu’elles soient, adveniant ! Mais les questions territoriales ? Ne sont-elles pas les questions préliminaires ? Ne sont-elles pas, à parler très exactement, en architecte ou en maçon, les questions fondamentales ? Sinon, si elle ne les a pas traitées et résolues au préalable, la Conférence ressemblera à un homme qui veut bâtir, et à qui il ne manque que le terrain.

Ce n’est même peut être pas directement sous leur aspect territorial que la Conférence ou plutôt les gouvernements des cinq grandes Puissances et leurs experts militaires ont commencé à étudier le problème polonais et le problème russe. On sait à quoi leur méditation a abouti. Pour la Pologne, une Commission de huit membres va être expédiée, afin de se renseigner sur place. Pour la Russie, les Puissances associées invitent, sur la proposition de M. Wilson, « tout groupe organisé qui exerce actuellement ou qui tente d’exercer une autorité politique ou un contrôle militaire, où que ce soit, en Sibérie ou dans l’intérieur des frontières de la Russie d’Europe, telles qu’elles étaient avant la guerre qui vient de s’achever (excepté en Finlande et en Pologne) à envoyer des représentants dont le nombre ne dépasse pas trois pour chaque groupe à l’Ile des Princes (mer de Marmara), » afin de s’expliquer et de se mettre d’accord. Ne critiquons pas, ne récriminons pas ; taisons, dissimulons que cette motion a le grave inconvénient de reconnaître implicitement comme un groupe organisé, avec qui l’on peut avoir des relations, le prétendu gouvernement, le soi-disant parti, au vrai la bande des bolcheviki. Si l’accord s’établit entre tous ces porte-paroles, si seulement ils sortent tous vivants de leur colloque, qu’on ne cherche plus l’emplacement du biblique Eden : le paradis terrestre était dans l’île de Prinkipo. Mais quoi ! On en est là ! On n’en est que là ! A se renseigner ? A recueillir des avis ? A faire des enquêtes ? Mieux vaut le dire, à l’honneur des Puissances alliées ou associées : elles ne se sont pas à ce point laissé surprendre par la paix. Toutes l’ont plus ou moins préparée et fait préparer. Des travaux qu’on dit remarquables, émanant de personnes compétentes, existent : il n’y a qu’à les utiliser.

La paix, comme la guerre, a ses pessimistes. Il n’est pas, dès maintenant, rare de rencontrer des gens qui hochent la tête, haussent les épaules et vous glissent à l’oreille : « La Conférence part mal. » Tout ce qu’il est permis et équitable de dire, c’est qu’elle ne part pas vite, et qu’elle ne part pas droit. Or, nous n’ignorons pas qu’il y a deux écoles, mais nous sommes de celle qui professe qu’il faut faire vite. Ne nous pressons pas, conseille l’autre. La force des choses travaille, et, d’elles-mêmes, les solutions mûrissent. Se hâter, brusquer ? Ou « donner du temps au temps ? » Vieille querelle ; mais à cette heure où l’on se flatte de créer un monde nouveau, rien n’est aussi neuf qu’on le croit. Il n’y a toujours pas une nouvelle terre ni une nouvelle humanité sous le. soleil. En dépit de la publicité de quelques-unes de ses séances, il serait piquant de constater combien les débuts de la Conférence de Paris, même dans les détails du style, rappellent les débuts du Congrès de Vienne : on y parla, ainsi que nous en parlons, de Puissances à intérêts généraux et de Puissances à intérêts particuliers. Il n’est pas jusqu’à la Société ou la Ligue des Nations, dont s’enorgueillit tant la naïveté de ses néophytes, qui n’ait été amorcée et ne soit en germe ou en promesse dans les traités de Westphalie.

Ceux-là ne s’en étonneront pas qui savent que la politique a ses lois à peu près constantes, comme sont à peu près constantes les passions, les aspirations, constants les intérêts, les besoins de l’homme, constant, sous la mobilité de leur surface, le fond des sociétés humaines, et que, par exemple, on retrouve presque littéralement dans le Maha-Bharata les plus fameuses formules de ce qu’on nomme le machiavélisme. Elles ont été pré-machiavéliques, elles seront post-wilsoniennes. Ancienne diplomatie, nouvelle diplomatie, l’essentiel et l’indispensable est d’avoir une politique conforme aux lois éternelles de la politique. Nous n’avons pas le loisir d’attendre que le hasard, les conjonctures, ou, si l’on le veut, les astres, notre étoile, nous en fassent une. En face de nous, à deux pas de nous, de l’autre côté du fleuve, l’Allemagne est battue, mais non abattue. Le résultat des élections auxquelles elle vient de procéder pour se donner une Constituante, qui lui donnera un régime dont l’œuvre capitale apparaît comme devant être de sauvegarder, et, si c’est possible, de renforcer son unité, ce résultat est encore trop incertain pour que nous en tirions des déductions sûres. Le « bolchevisme » n’a pas été tué à Berlin avec Liebknecht et Rosa Luxemburg. Mais l’Allemagne fait visiblement un effort pour se relever, elle en fait un secrètement pour ne pas se relever sans armes ; et il semble que déjà elle regarde, accoudée sur un bras, la Conférence qui délibère.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant :

RENE DOUMIC.