Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1919

Chronique n° 2082
14 janvier 1919


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




On prévoyait bien que les nouvelles élections donneraient au gouvernement britannique une forte majorité ; mais le résultat a dépassé encore les espérances. Quand nous disons les « nouvelles élections, nous ne voulons pas dire seulement : les élections « dernières ; » « nouvelles, « les élections anglaises l’ont été dans tous les sens et dans la pleine acception du mot. Corps électoral nouveau, procédure nouvelle, programme nouveau. Pour la première fois, la Grande-Bretagne et l’Irlande faisaient l’expérience du suffrage universel ; non pas de ce que, depuis 1848, on était convenu d’appeler, par extension et amplification, le suffrage universel, et qui, presque partout, ne comprenait que la partie masculine de la population, au-dessus d’un certain âge et sous certaines conditions, mais d’un suffrage aussi universel que possible, accordé également aux femmes et aux hommes, et n’excluant guère que les mineurs des deux sexes. Par là, le nombre des électeurs s’était trouvé porté d’un coup à près de vingt-deux millions d’inscrits, qui font le corps électoral le plus gigantesque qu’on ait jamais connu.

Lorsque, chez nous, il y a soixante-dix ans, les électeurs passèrent de 240 000 environ à environ 8 millions, se multipliant en un jour trente-deux ou trente-trois fois par eux-mêmes, l’État en fut violemment et profondément secoué : son équilibre fut déplacé, sinon détruit ou rompu. Rien de pareil dans les élections anglaises du 14 décembre. On ne se souvient pas d’en avoir vu de plus calmes, de plus correctes, et en quelque manière de plus conservatrices. Il est vrai que, des 22 millions d’électeurs inscrits, la moitié à peine a participé effectivement au scrutin. Sont-ce les voix des soldats retenus sur le continent qui ont manqué ? Sont-ce des électeurs tout frais qui n’ont eu guère de souci du présent royal qu’on leur avait fait ? Ou, au contraire, sont-ce d’anciens électeurs blessés de n’avoir plus qu’à exercer un droit au lieu de jouir d’un privilège ? Seraient-ce les femmes qui, même dans le premier feu électoral, n’auraient pas déployé une extrême ardeur, comme on pouvait le supposer en constatant qu’à part la comtesse Markievicz, la » comtesse Verte, » la druidesse du Sinn-Fein, en Irlande, aucune d’elles n’a été élue ? (Mais il faudrait d’abord prouver que les femmes auraient voté de préférence pour des femmes, et c’est une démonstration que nous laissons à de plus experts en psychologie féminine.) Est-ce enfin un trop grand changement dans les habitudes ? Jadis les élections anglaises se faisaient lentement, et comme se diluaient, à différentes dates, en différents lieux, ce qui permettait aux multi-propriétaires d’aller et venir voter successivement dans les divers collèges où ils avaient des intérêts : ils n’étaient pas accoutumés à cette manifestation massive de l’opinion publique, dans tout le royaume, à la même heure. Ou bien, d’autre part, est-ce l’espèce de « respect humain » de gens inhabiles ou peu hardis à faire un geste qu’ils n’avaient pas appris plus jeunes ? A quoi s’ajouterait cet effet général de détente, de dépression, d’abandon passif et indifférent, qui succéda naturellement à de trop longues périodes d’un trop dur effort. Quoi qu’il en soit, le fait est que 49 p. 100 seulement des électeurs inscrits se sont présentés aux urnes : ainsi s’est maintenue la tradition qui n’a, en tout pays et en tout temps, reçu que de très rares démentis ; à savoir que les Chambres, sauf des exceptions que l’on compterait sur les doigts, ne représentent à l’ordinaire, sous le régime du suffrage universel comme sous celui du su tirage restreint, qu’une minorité, non pas du peuple entier, ce qui va de soi, mais du corps électoral même.

Cette faible moitié, ces 49 pour 100 des électeurs inscrits, envoient à la Chambre des communes, en tout, 707 députés. De ce total de 707 sièges, les partis qui se sont ralliés à l’appel de M. Lloyd George et qui, autour de sa personne, ont noué la coalition, occuperont à peu près les deux tiers, soit 471 : l’opposition n’aura 235, mais il est probable qu’ils ne seront pas tous occupés, les 70 Sinn-Feiners élus dédaignant de paraître à Westminster. Le noyau de la coalition gouvernementale, d’un volume et d’un poids considérables, est formé par les « unionistes, c’est-à-dire par des hommes que leurs souvenirs, à défaut de leurs tendances, rattachent à l’ancien parti conservateur ; entre eux et leurs voisins de groupement le néo-torysme a fait le pont : sur 471 membres de la coalition ministérielle, ils sont 334, 127 libéraux, la fraction du parti qui avait suivi M. Lloyd George, lorsqu’il s’était séparé de M. Asquith, et 100 travaillistes, de ceux qui n’ont jamais composé avec les nécessités militaires complètent le chiffre. L’opposition se décompose ainsi : 38 libéraux fidèles au leadership de M. Asquith ; 48 unionistes indépendants, qui n’ont pas vaincu en eux toute méfiance envers les idées ou les allures, ante bellum, de M. Lloyd George, 56 membres du Labour Party inclinés aux rêveries pacifistes, 7 nationalistes irlandais, légalitaires, non révolutionnaires.

Le succès de la coalition est absolu ; c’est plus que la victoire, c’est le triomphe. Mais qu’est-ce qui triomphe ? Il n’y a pas à s’y méprendre : c’est la politique de guerre de M. Lloyd George. C’est la façon dont il a conçu, conduit et terminé la guerre. Le scrutin du 14 décembre signifie satisfaction pour le passé, confiance pour l’avenir ; mais premièrement, par-dessus tout, pour le passé le plus récent et pour le plus prochain avenir ; en termes concrets et précis : pour la guerre et pour la paix, une guerre heureuse, une bonne paix, une guerre bien faite, une paix qui ne peut manquer de l’être. Parmi ces unionistes qui se sont rangés moins sous la bannière de M. Lloyd George que sous le drapeau national tenu par lui, il en est peut-être qui ont eu d’autant plus de mérite à accomplir cet acte de discipline salutaire qu’ils n’ont pas tout à fait chassé leurs vieilles craintes ou leurs vieilles préventions. Je me rappelle, personnellement, un dîner où mon voisin de table m’entretint toute la soirée des dangers que faisaient courir à l’Angleterre les « fantaisies financières » de M. Lloyd George, alors chancelier de l’Echiquier : il en était à ce point convaincu qu’il allait commencer, le lendemain, une campagne de meetings pour les dénoncer ; et j’eus quelque peine à décliner l’invitation pressante d’y assister. Rien ne saurait rendre l’accent de sincérité et d’épouvante avec lequel mon interlocuteur s’efforçait de me montrer, au bout de cette course précipitée, au bas de cette pente irrésistible, l’abîme. Il est aujourd’hui ministre, — l’un des plus importants et des plus dévoués, — dans le cabinet de M. Lloyd George. L’amour de la patrie a fait ce miracle. L’adversaire d’hier a comparé les abîmes : il a compris que le premier à franchir était l’abîme de la guerre, et, comme la volonté de M. Lloyd George était la flamme qui marchait devant la colonne, il a suivi. Suivre était le moyen de savoir.

Ce n’est pas à dire que le véritable abîme franchi, tous les fossés seront comblés, que la voie sera droite et lisse, le terrain parfaitement plan. Mais la seconde leçon des élections anglaises est que maintenant, et pour longtemps, le moyen de servir est de s’unir. Le vieux libéralisme en sort écrasé dans son chef et dans ses membres. M. Asquith lui-même est battu, et ses principaux lieutenants, M. Mac Kenna, M. Runciman, sir John Simon, M. Herbert Samuel, Travelyan, M. Gulland, M. Outhwaite, M. Tennant, partagent son échec. Point de doute ; l’instinct et le sentiment populaires leur ont fait payer, malgré les titres qu’ils s’étaient acquis par ailleurs, leurs hésitations et ce qu’il a semblé y avoir d’un peu vacillant dans leur énergie, durant les deux dernières années : ce qu’il y a eu aussi d’un peu étroit dans leur intelligence de la situation, et d’archaïque dans leur conception du monde. A l’autre extrémité des bancs de l’opposition où les 38 survivants du libéralisme orthodoxe sont relégués, ils ne retrouveront pas non plus, dans le troupeau des 66 séides du Labour Party, ni le Prophète, M. Arthur Henderson, ni ses compagnons, M. William Anderson, M. Ramsay Macdonald, M. Philippe Snowden ; ils n’y trouveront ni M. Sidney Webb, en dépit de sa notoriété, ni miss Mary Mac-Arthur, Mrs Anderson en vertu de son mariage ; ils y verront, en revanche, auprès de M. Barnes, membre du cabinet de guerre, M. Ben Tillett, M. Thomas, secrétaire du syndicat des « cheminots » qui ne sont pas hostiles à la coalition. M. Havelock Wilson, qui dressa le syndicat des gens de mer contre toute compromission avec les assassins de femmes et d’enfants y seront comme le témoignage vivant de ce que l’Angleterre a voulu et le vivant reproche de ce qu’elle n’a pas pardonné. Le Labour Party, dans son ensemble, avait nourri de grandes illusions. Il présentait, selon la tactique habituelle des socialistes, beaucoup plus de candidats qu’il n’espérait en faire passer, ce qui n’est pas fait pour le succès étant fait pour la propagande. Néanmoins, sur 376 candidatures, il escomptait peut-être 150 ou 200 élections ; les 66 qu’il a obtenues en dehors de la coalition et contre elle autorisent à dire qu’à tout le moins il est contenu. Et, pour lui encore, dans la plupart des cas, le critérium a été l’attitude sur les questions de la guerre et de la paix : il est battu, sinon comme « travailliste, » mais comme pacifiste à contre-temps ou à outrance, ce qui s’interprète « défaitiste, » et comme internationaliste impénitent, ce qui est le crime inexcusable aux yeux d’une nation qui se reprend à vivre après avoir été menacée de mourir. Des deux partis opposés en tout le reste qui gisent à terre, l’un, l’ancien parti libéral, est puni pour avoir pensé et agi comme s’il n’y avait que le point de vue anglais, l’autre, le jeune Labour Party, est averti sévèrement pour penser et agir comme s’il n’y avait pas un point de vue anglais.

Au résumé, les élections du 14 décembre marquent la fin du parlementarisme anglais de type classique, qui appartient désormais à l’histoire ; non seulement pour qu’un des deux grands partis entre lesquels alternait le pouvoir fondé sur une majorité homogène, compacte et stable, disparait presque totalement ; mais parce que les conditions elles-mêmes de ce parlementarisme, — les conditions sociales de ce régime politique, — n’existent plus. Entre les whigs et les tories, il y avait des différences d’opinion, il n’y avait pas de différences de condition et d’éducation, pas de différences de vie : les uns et les autres étaient issus du même milieu, souvent des mêmes familles, avaient été façonnés et polis aux mêmes manières. L’introduction brutale, l’irruption d’une classe nouvelle, d’une nouvelle couche, sous la forme de soixante-dix députés du Labour Party, va faire évoquer et éclater ce moule fragile et. désuet. A l’instrument nouveau, M. Lloyd George réserve sagement un nouveau travail, et c’est en quoi il est juste de dire de son programme qu’il est nouveau et de sa politique que c’est un renouvellement. Au vrai, il veut continuer dans la paix sa politique de guerre, confirmée et sanctionnée par la victoire ; mettre dans le régime parlementaire nouveau la largeur et l’ampleur qu’y mettent des conditions sociales nouvelles, avec l’ardeur qu’y a mise la guerre, le souffle qu’y met la victoire, la hardiesse généreuse qu’y doit mettre la paix. Il a proposé à la nation britannique, qui l’a acclamé, de faire payer à l’Allemagne ses méfaits, de prendre contre leur retour offensif des précautions radicales, de se donner un gouvernement énergique, de rendre plus intense la production industrielle, de répandre le bien-être ; « programme de réformes, de force et de prospérité. » Programme de paix « fraîche et joyeuse, » programme de paix franche et sérieuse, qui exige de la solidité et de la durée. C’est une vaste, une immense entreprise ; mais cette guerre a tout agrandi à sa propre échelle. Il n’y a plus de petites nations, ni de petits problèmes. Il n’y a plus de place pour une petite politique. M. Lloyd George s’élance vers les solutions de l’avenir avec une vision puissante de la réalité. Souhaitons que l’épine irlandaise, en s’envenimant au talon de l’Angleterre, ne le force point à se retourner et à s’arrêter dès le premier pas.

Nous continuons à savoir assez mal ce qui se passe à Berlin. Il s’y passe trop de choses trop vite, et il y a, pour que nous les voyions bien, trop de rideaux, dont un rideau de fer, interposés. Surtout il y a un voile trop épais de brume révolutionnaire. Le propre d’une révolution, étymologiquement, — revolvere, — c’est qu’elle « tourne » et qu’elle se renverse, et l’on en mesure la violence à la vitesse des tours. A ce compte, la révolution allemande est en pleine fureur. Il est donc impossible de prévoir, huit jours à l’avance, ce qu’elle produira, et prudent de n’en tracer la marche que sous les plus expresses réserves.

A peine avait-il semblé, l’autre quinzaine, que le gouvernement présidé par Ebert, de quelque étiquette qu’il le revêtît, prenait le dessus, que presque aussitôt on l’a cru sur le point d’être jeté à terre. Le mardi 24 décembre, une collision sanglante avait lieu devant le château et jusque dans ses écuries entre les marins venus de Kiel, de Wilhelmshafen, de Hambourg, — les plus bolchevistes des bolchevistes allemands, — et la 3e division de cavalerie, dévouée au Directoire des mandataires du peuple, qui les a attaqués avec du canon. Après un bombardement de quelques heures, les assiégés ont négocié un accord et se sont retirés, ayant perdu une soixantaine des leurs, tués ou blessés. L’autorité qu’il faut bien, par comparaison, qualifier de « régulière, » — en tout cas, la moins irrégulière des autorités de fait qui se sont élevées en Allemagne depuis le 9 novembre, — paraissait l’avoir emporté, et le conflit s’être terminé par la défaite et la capitulation de l’émeute, mais pas du tout, ou pas tout à fait. On n’a pas tardé à apprendre qu’il n’y avait pas eu capitulation, mais retraite sans conditions débattues, et pour ainsi dire avec les honneurs de la guerre, en ce sens que les mutins, avant de se retirer des appartements royaux au préalable visités de très près, avaient imposé la destitution du commandant de la place de Berlin, Wels, coupable de leur avoir refusé le versement immédiat de 80 000 mark. Auparavant, ils avaient fait une sortie en armes, occupé le bâtiment de l’Université, envahi la Chancellerie même, décrété d’arrestation non seulement Wels, qu’ils avaient, à la sueur froide de tout son corps, criblé de plaisanteries macabres, mais Ebert, Landsberg et Barth en personne, comme ils eussent fait Scheidemann, Haase et Dittmann, avec eux, sans distinction de majoritaires et d’indépendants, s’ils les avaient rencontrés. Le commandant de place s’était vu substituer dans ses fonctions un jeune lieutenant, le camarade Fischer, de sa profession civile « théologien catholique. » Mais la fausse prison des directeurs n’avait duré que de courts moments ; un revirement de plus les avait rétablis dans leurs fauteuils qui sont comme la monnaie d’un trône, et les marins, contraints de céder, ou leurs amis, ne se faisaient pas prier pour le constater : « Le boucher Wels a dû s’en aller, écrivait le journal de Liebknecht, la Rothe Fahne (le Drapeau rouge), mais Ebert et la clique révolutionnaire (lire plutôt, ce qui est bien plus dans le ton de la feuille et dans la pensée de l’auteur, « réactionnaire ») restent par malheur au gouvernement. »

De l’échauffourée des 23-24 décembre et des jours suivants, le Directoire se tirait en apparence rassis et raffermi, comme il s’était tiré de la Conférence générale des comités d’ouvriers et de soldats. Ses partisans avaient pu craindre que devant cette Conférence, séance tenante, la scission ne se fît entre les majoritaires et les indépendants, trois contre trois, et que le gouvernement ne se cassât par moitié. Au grand étonnement de plusieurs, il en était sorti complet. Le nouvel organisme d’État paraissait même en être sorti mieux lié en ses diverses parties. La « Conférence des comités d’ouvriers et de soldats, » — tel était son titre officiel, — avait élu, avant de se dissoudre, un « Comité central de la République socialiste allemande, » auquel l’ancien Comité exécutif des comités d’ouvriers et de soldats de Berlin avait transmis ses pouvoirs. Composé comme l’est son bureau, présidé par le majoritaire Leinert (de Hanovre) qu’assistaient trois autres bons majoritaires, Cohen (de Reuss), Hermann Müller et Schaefer (de Cologne), avec adjonction, pour figurer l’élément militaire, d’un délégué du front oriental, nommé Wagner, soit quatre majoritaires et peut-être cinq sur cinq, le Comité central semblait destiné logiquement à renforcer et non à contrarier ou gêner « le gouvernement d’Empire. » Comme, d’autre part, le Directoire l’avait emporté dans tous les scrutins de la Conférence générale, comme il avait réussi à faire adopter par elle, outre le principe de la convocation d’une Assemblée nationale, l’élection de cette Assemblée à la date la plus rapprochée, si le gouvernement n’était pas inébranlable, s’il ne cessait pas d’être attaqué, il semblait, à tout prendre, qu’il s’enracinât. Mais justement à l’heure où l’on pensait que le péril de scission était écarté, les trois indépendants abandonnaient le Directoire. Crise qui eût pu être plus grave, si l’on n’avait trouvé d’autres indépendants pour les remplacer. On en a trouvé au moins deux : Noske, réputé pour sa décision, Wiessel, dont on ne dit rien ; un troisième, Lœbe, de Breslau, s’est excusé, et l’on cherche dans les affaires de Silésie une explication de son refus. A considérer les faits sous cet angle quasi constitutionnel ou parlementaire, et, si tout se passait en arrangements, en combinaisons, en conciliabules, la position du gouvernement d’Empire demeurerait aujourd’hui ce qu’elle était hier, et le moins qu’on en pourrait dire serait qu’on n’aperçoit pas de raisons de la croire affaiblie.

Mais l’article de la Rothe Fahne, dans les lignes qui font suite à celles que nous avons citées, pose la question comme elle doit être posée, comme elle se pose réellement : « Il nous faut, ajoute-t-il, poursuivre l’œuvre commencée. Les soixante-dix victimes de la contre-révolution ne doivent pas être tombées en vain. Il faut armer le peuple : la formation d’une garde rouge est une nécessité urgente. » Cela n’est pas vrai uniquement de Liebknecht et du groupe Spartacus. Cela est vrai aussi, au même degré, à un degré plus haut encore, du Directoire d’Ebert et de Scheidemann, du gouvernement, puisque les voilà face à face, Spartacus et lui, et qu’ils se disputent non seulement la Chancellerie d’Empire, non seulement la salle du Landtag prussien, mais la rue. Les minoritaires, les indépendants, qui errent d’un camp à l’autre, transfuges de l’un, repoussés par l’autre, ne forment, dans l’intervalle, qu’un tampon. Pour parler à l’allemande, la question est devenue entre eux, un Machtfrage, une question de force. Au lendemain du jour où légalement, parlementairement, le Directoire était consolidé, il provoquait une manifestation du peuple de la capitale, à laquelle, naturellement, Liebknecht ripostait par une contre-manifestation, à moins que ce ne fût le cortège majoritaire qui répondît, en contre-manifestation, à la manifestation de Liebknecht. Les deux cortèges ne se rencontrèrent pas ou ne se heurtèrent que par leurs avant-gardes et leurs serre-files. Il n’y eut que peu de mal. Mais c’est jouer avec le .feu. Dès qu’on se met à jouer ce jeu-là, il faut être prêt à le jouer à fond.

Visiblement, ostensiblement, les deux partis font leurs préparatifs. Liebknecht et Spartacus appuyés sur les marins, sur les soldats débandés, sur des chômeurs ou des grévistes, toute sorte d’éléments troubles, avec les conseils et le concours de bolchevistes russes, Radek et autres, dont la présence à Berlin est connue et tolérée, dont l’action n’est entravée que mollement. De leur côté, Ebert, Scheidemann, le Directoire, appellent ou rappellent dans la ville et dans ses faubourgs les troupes les plus sûres, les régiments où la discipline, l’esprit de corps, sont le moins atteints, notamment la cavalerie de l’ancienne garde. Hindenburg leur aurait ainsi fourni une centaine de mille hommes. Ils rentrent sous les applaudissements, le casque d’acier couronné de feuilles de chêne, les fusils fleuris, mitrailleuses enguirlandées.

Les bourgeois qui les saluent de leurs « hoch ! » gutturaux n’exhalent pas simplement le soupir de l’orgueil allemand irrité, mais expriment avec ingénuité le besoin, le vœu et l’espoir de l’ordre. A toucher de leurs mains cet appareil encore belliqueux, ils s’estiment sauvés. Ils peuvent l’être, si l’appareil résiste aux influences délétères du milieu, et si l’on ose s’en servir. Mais presque fatalement on sera amené à s’en servir. Le moindre contact peut mettre les armées aux prises. Ce qui est certain, c’est qu’on ne gouverne ni dans la rue ni par la rue. Tant qu’il y a la rue, il n’y a pas de gouvernement. Ou la rue opprime le gouvernement et la Révolution s’exaspère en anarchie ; ou le gouvernement supprime la rue, et la Révolution s’achève en organisation. Une troisième hypothèse à envisager, ou du moins qu’on ne saurait exclure absolument, serait que l’armée de l’ordre intervînt, soit d’un mouvement spontané, soit sous une impulsion secrète, à la fois pour mater la rue et pour rendre à l’Allemagne pangermaniste, à la Prusse des généraux, des junkers et des professeurs, un gouvernement qui leur ressemble plus et où ils se reconnaissent mieux.

Ainsi que l’enfantement de la nouvelle Allemagne, s’il doit et s’il peut y avoir en vérité une Allemagne nouvelle, celui de la nouvelle Europe est partout ou douloureux ou difficile. Une à une les nations slaves sortent des limbes. Quelques-unes d’entre elles nous avaient valu d’assister à ce spectacle paradoxal d’un gouvernement existant avant l’État à gouverner ; et souvent, dans le passé, on avait pu voir des États sans gouvernement, mais ce qu’on n’avait pas encore vu, c’étaient des gouvernements sans États, des États sans frontières fixées et sans territoire défini. Nous vivons dans le temps des anticipations, et, loin de nous en plaindre, nous en sommes heureux. Le Conseil national yougo-slave a proclamé l’union avec la Serbie des pays Slovène, croate et dalmate de l’ancienne monarchie austro-hongroise ; au nom de son père, le roi Pierre, le prince Alexandre devient régent de cet État qui déborde de beaucoup les cadres de la plus grande Serbie, et qui réunit sous le même sceptre des nationalités sœurs, cousines ou voisines, mais distinctes. Comme conséquence de l’union, un ministère unique a été formé, et sous la présidence d’un ministre serbe, M. Protisch, avec deux vice-présidents, Mgr Korosec, Croate, le docteur Trumbitch, Dalmate. M. Nicolas Patchitch présidera la délégation yougo-slave à la Conférence.

Des discours et des manifestes échangés en cette occasion, nous ne noterons qu’une tendance. Tout ce qui, dans ces documents, est effusion de fraternité, joie de se jeter dans les bras l’un de l’autre, fierté de se sentir vivre, est touchant, admirable, et de grand cœur nous y applaudissons. Mais il s’y mêle des récriminations, dont le fond et le ton ne sont pas sans nous inquiéter un peu. Les relations de l’État naissant avec un autre État qui est également notre allié pourraient en souffrir, dès le commencement, au détriment de la commune victoire et pour le dommage de la cause commune. Le Conseil national yougo-slave déplore que l’Italie occupe des pays ou portions de pays non désignés dans la convention d’armistice du général Diaz et du feld-maréchal von Arz ; il fait remarquer que ces occupations coïncident généralement, en les dépassant même çà et là, avec les stipulations du traité de Londres du 26 avril 1915, traité secret, mais par la suite divulgué et connu de tous, où ni la Serbie, ni, à plus forte raison, une Slovénie, une Croatie, une Dalmatie qui n’existaient pas alors comme État, n’ont été parties ; mais que tous ensemble, ce pacte et les actes qui en découlent, lèsent cruellement ses droits.et ses intérêts, ferment ses voies, bornent son avenir, rognent ses destinées. Des écorchures ou des égratignures que des paroles officielles accusent aussi vivement, les polémiques de presse auraient vite fait de les changer en blessures.

L’affaire s’engage mal : il vaut mieux le dire pendant qu’il est temps d’y remédier. Par bonheur, la conciliation n’est pas impossible, pour peu qu’on la veuille. Il se trouve que la déclaration du Conseil national yougo-slave suit presque ligne par ligne la thèse mazzinienne, à laquelle un nombre croissant d’Italiens avait adhéré depuis quelques mois. Mais il faut surveiller chacun chez soi les imprudences de langage et refréner les prétentions démesurées. Nous devinons bien ou nous soupçonnons bien la tactique qu’on suit de part et d’autre en enflant ainsi les demandes : peut-être pense-t-on à se munir d’une monnaie d’échange qu’on jetterait au bon moment sur la table de la Conférence, et moyennant laquelle on se ferait payer ses abandons ou ses concessions, » comme si c’étaient des sacrifices. Mais ce jeu ne serait ni sans risques, ni sans périls. C’est le problème de l’Adriatique qui se pose : et il est délicat, il est ardu ; il n’est pourtant pas insoluble ; pour le comprendre, il suffit de le réduire à ses données vraies ; pour le résoudre, il n’y a qu’à être raisonnable. Il est vrai que ce n’est pas toujours facile.

A l’autre bout du monde slave, ou du moins des pays slaves qu’englobait la monarchie austro-hongroise, l’État tchéco-slovaque se débrouille et s’installe. Il a son gouvernement, une forme positive de gouvernement : une République, avec son président, le professeur Masaryk. Il est en train de se faire son armée, et de lui donner un chef. Il a sa représentation à l’étranger, et, à tout le moins, un embryon de corps diplomatique. Sans doute son aire territoriale était, sauf les lisières allemandes de la Bohême et les enclaves slovaques dans le royaume de Hongrie, moins malaisée à circonscrire que le domaine de l’État yougo-slave. Et puis les Tchèques avaient vécu depuis des années d’une vie nationale intense, qui leur fournit maintenant tout à point les cadres de leur vie d’Etat. Il est regrettable qu’on n’en puisse dire autant de la Pologne. Elle n’a pas un gouvernement, mais deux ou trois, et perd son temps à débattre, sans le décider, lequel est le bon. Au lieu de s’unir dans sa résurrection, et pour sa résurrection durable, ses habitants se déchirent mutuellement de race à race : Polonais contre Lithuaniens, contre Oukraniens, contre Juifs. Même sur ce que la Pologne reconstituée devrait être matériellement, les partis ont une peine infinie et, au prix de cette peine, n’arrivent pas à s’entendre : les partis de droite étalent des ambitions immenses ; les partis de gauche. ne peuvent se concerter ; jusqu’aux comités de propagande, qui se réfutent et se démentent les uns les autres. La Pologne a besoin de faire un grand effort pour vaincre cette fois la fatalité historique qui l’a autrefois perdue, guérir le vice qui, à lui seul, dans le passé, a rendu inutiles toutes ses vertus, les qualités les plus éclatantes, les plus héroïques, modifier en un mot sa diathèse naturelle qui a toujours contenu un grain d’anarchie. Elle en trouvera le secret dans l’action, si elle consent enfin à l’ordonner et à la diriger, comme elle a l’air de l’entreprendre en Posnanie.

Toutes les contrées du Nord, la Finlande, les provinces baltiques, n’ont pas cessé d’être agitées. Il s’y fait et s’y défait sans relâche des États précaires, des gouvernements éphémères, qui passent et tombent. La Russie est un grand, effroyable et peut-être formidable mystère.

Bien plus encore que ce qui se passe à Berlin, nous ignorons ce qui Arrive à Pétrograd et à Moscou. Où en est le bolchevisme, en son œuvre de boue et de sang ? Est-il, comme on l’a dit, haletant, sur ses fins, ou, tout à l’opposé, a-t-il gardé et repris de la vigueur ? De quelles ressources dispose-t-il ? Puise-t-il dans les richesses publiques et privées, qu’il n’est point venu à bout de dilapider, avec des mains d’autant plus indiscrètes qu’il ne se soucie nullement de ne laisser derrière lui que des ruines ? Qu’est-ce que cette « armée rouge » qui serait en train de se constituer, et à propos de laquelle des officines cachées mettent en circulation des rumeurs fantastiques, des bruits dont, jusqu’à plus ample informé, il convient de tenir quelques-uns pour absurdes ? Ce qu’on voit suffit, et ce qu’on voit, c’est que le bolchevisme russe se montre agressif au Nord-Ouest et à l’Ouest, qu’il tente de ce côté un gros effort de propagation et de contamination. Il est urgent de couper les fils. Ni l’Europe, ni le monde même, ne connaîtraient plus de repos si la conjonction s’opérait de l’Allemagne restée, quelque républicaine qu’elle se dise, militariste dans les moelles, et de la Russie bolcheviste, si l’on jetait sous cette machine énorme, qui serait vite remontée, cette masse colossale de matière première. Pour empêcher que la fabrique de poisons ne fonctionne, décidons-nous à éteindre le foyer. Sans entamer une expédition, dont les conséquences seraient malaisées à limiter, on peut le circonscrire, et l’étouffer en l’isolant, par une pression concentrique.

Cette pression mesurée, mais persévérante et croissante, il y a plusieurs mois que nous l’avons recommandée ici, d’après la carte elle-même, et en relevant à la périphérie de l’immense Empire, les points d’où nous étions à portée d’agir. Mais pour l’action convergente qu’il faudrait, peut-être y a-t-il entre les Alliés trop d’intentions, nous ne voulons pas dire divergentes, mais médiocrement coordonnées. Depuis trois ans, et parmi les premiers, nous avons réclamé à cette place, outre l’unité de commandement, l’unité de gouvernement. L’une n’était pas plus nécessaire que ne l’est l’autre. L’unité de commandement nous a fait gagner la guerre ; seule, l’unité de gouvernement pourra nous faire gagner la paix. Certes, il ne faut pas se payer de mots, et « l’unité de gouvernement, » qu’est-ce à dire ? Nous n’accepterions pas, il n’est pas possible d’accepter, et pas une nation n’accepterait, qu’un gouvernement autre que le nôtre, une sorte de sur-gouvernement, parlât et traitât pour nous. Mais personne n’y songe. Il y aurait unité de gouvernement suffisante, au profit commun de l’Entente comme au profit particulier de chacun des associés, dès qu’il y aurait unité de volonté. Et il y aura l’unité de volonté nécessaire, si, dans toute l’Entente et chez chacun de ses membres, nous savons maintenir et raviver l’état d’âme de la victoire. Ne nous faisons pas peur de notre joie et ne faiblissons pas devant notre fortune.


CHARLES BENOIST


Le Directeur-Gérant :

RENE DOUMIC