Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1902

Chronique no 1675
31 janvier 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier.


Nous avons signalé, dans notre dernière chronique, le discours que M. Waldeck-Rousseau venait de prononcer à Saint-Étienne, en promettant d’y revenir plus tard. Et nous y revenons en effet. Mais ce discours n’est pas de ceux qui résistent à un recul de quinze jours, et il parait déjà bien loin dans le passé. On s’était attendu à un acte politique important ; on s’était trompé. L’ambition de M. Waldeck-Rousseau n’a pas eu, pour cette fois, d’autre objet que de donner aux députés de sa majorité l’esquisse du discours qu’ils pourront prononcer eux-mêmes devant leurs électeurs. Il a démontré que tout était bien ; que nos finances étaient prospères ; que jamais la France n’avait été plus forte, ni plus respectée au dehors ; que la législature écoulée avait été féconde en œuvres importantes, et qu’aucune autre dans le passé ne l’avait été davantage. Et puis, on avait sauvé la République ! Mais tout cela a paru bien rétrospectif, et c’est surtout de l’avenir que l’opinion se préoccupe en ce moment. Quel sera-t-il ? Quelles sont les réformes nouvelles que les candidats de demain peuvent promettre de réaliser ? Là-dessus, M. Waldeck-Rousseau est resté muet. Il a donné l’impression d’un homme qui, ayant fini sa tâche, n’en aperçoit pas devant lui une nouvelle à entreprendre. Il a très vivement, quelquefois même très violemment, attaqué ses adversaires, qu’il a affecté de confondre tous avec les nationalistes. Il a répété qu’il n’avait accepté le pouvoir que parce que personne n’en voulait, et qu’il y avait appelé les socialistes parce que les modérés lui avaient refusé leur concours. On sait aujourd’hui à quoi s’en tenir sur la valeur de ces assertions : n’importe, elles sont toujours bonnes à répéter. Le malheur est que tout cela est vieux et ne nous apprend rien. Aussi, au bout de quinze jours, avons-nous de la peine à retrouver nos souvenirs déjà atténués et nos impressions fugitives. Le discours de Saint-Etienne est un de ceux que les uns applaudissent de commande et que les autres sifflent, mais que tous ont oublié le lendemain. Toutefois il en reste un mot, sur lequel nous aurons à revenir dans un moment. M. Waldeck-Rousseau, parlant de l’application de la loi sur les associations, a dit qu’il n’était pas disposé à se payer « de vaines apparences et de subterfuges. » Il y avait là une menace : on verra comment elle a été exécutée.

Mais, si le discours de M. Waldeck-Rousseau a été une déception, il n’en a pas été de même de celui de M. Millerand. M. Millerand n’a pas parlé à Saint-Étienne. Il a attendu que M. le président du Conseil fût reparti pour Paris avec M. Decrais, et il s’est rendu alors à Firminy, avec M. le général André et M. de Lanessan. La comète ministérielle s’était dédoublée : chacun s’en était allé de son côté, avec sa queue. On avait remarqué, non sans quelque surprise, que M. le président du Conseil n’avait pas dit un mot du socialisme. Un oubli, de sa part, était d’ailleurs impossible, car M. Ledin, maire de Saint-Étienne, dans la réception à la Préfecture, avait pris soin de lui rappeler que cette question passe aujourd’hui avant toutes les autres. M. Ledin est un socialiste. Il se rappelait sans doute les discours, si différens de ceux d’aujourd’hui, que M. Waldeck-Rousseau prodiguait à la veille des élections dernières dans tout le département de la Loire, et à Saint-Étienne même : ils lui étaient restés sur le cœur. Le socialisme y était accusé de faire une « œuvre de mort. » « Notre parti, disait alors M. Waldeck-Rousseau, est, avec un sens que rien ne peut obscurcir, républicain et conservateur. » La réponse s’est fait al tendre, mais elle est arrivée à son heure, c’est-à-dire à un moment où M. Waldeck-Rousseau ne pouvait pas y répliquer. Quand M. Ledin l’a tenu devant lui à la Préfecture, il a commencé par lui déclarer que « la vieille et absurde formule : — La République sera conservatrice ou elle ne sera pas, — était absolument dénuée de signification. » M. Waldeck-Rousseau n’a pas bronché : il avait à côté de lui M. Millerand, qui le surveillait. Fort de ce silence : « La République, a continué M. Ledin, ne saurait évoluer ailleurs que vers le socialisme, que nous avons l’honneur de défendre et de servir, puisqu’il n’est autre chose que la pleine justice matérielle avec ses conséquences intellectuelles et morales. » Il fallait pourtant que M. Waldeck-Rousseau répondît quelque chose : qu’allait-il dire ? Il a dit que « si les hommes poursuivent le progrès social par des voies différentes, c’est une preuve que la liberté que la République leur a donnée, et l’ampleur même des projets qu’ils forment, est tout à l’honneur de l’humanité. » Quelle différence entre cette phraséologie de comice agricole et ses discours d’autrefois, si vifs, si précis, si lumineux ! Mais il ne pourrait pas les renouveler aujourd’hui : encore une fois, M. Millerand était là. M. Waldeck-Rousseau parlait de manière à ne pas déplaire à M. Millerand, et M. Millerand se taisait en attendant que M. Waldeck-Rousseau lui eût laissé le champ libre.

Alors, se sentant maître de la situation, il a parlé en pleine liberté. Après avoir remercié de leur présence les deux collègues qui l’entouraient : « Ils offrent, a-t-il dit, au ministre socialiste que je suis, l’occasion de définir une fois de plus, en toute clarté et en toute précision, le caractère et la portée de la collaboration socialiste à l’œuvre gouvernementale. » Grave question, sur laquelle le parti socialiste lui-même est profondément divisé. Les uns approuvent l’entrée de M. Millerand dans un ministère bourgeois, les autres la condamnent et la flétrissent. Quelques-uns ont dit qu’il fallait regarder le fait accompli comme exceptionnel, et qu’il ne se renouvellerait pas. Mais que pensait M. Millerand lui-même des ardentes polémiques qui se sont produites autour de son portefeuille ? Acceptait-il l’opinion que sa présence dans le ministère était un fait anormal, expliqué par les circonstances où le cabinet actuel s’est formé, et qui n’était pas destiné à se renouveler ?

À cette question, sa réponse a été catégorique. « Ce serait, a-t-il dit, se leurrer étrangement que de tenir le fait pour un incident ou un accident sans lendemain comme sans précédent. Il n’était, au fond, que la conclusion logique et nécessaire de l’altitude observée et de la conduite suivie depuis de longues années par le parti socialiste français. » Cette attitude, cette conduite, M. Millerand s’est efforcé de les préciser, et il n’y est guère parvenu, car elles ont été très confuses, et tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, suivant que telle ou telle influence prévalait dans le parti. Il a tout approuvé, en bloc, comme disait l’autre, et, faisant l’éloge de l’esprit politique si souvent manifesté par les socialistes : « Ils montraient, a-t-il affirmé, qu’ils étaient résolus à assumer toutes les responsabilités qu’implique, pour un parti digne de ce nom, l’acceptation loyale de la participation à la vie publique. Par quel sophisme distrairait-on de ces responsabilités les plus lourdes et les plus fécondes ? Et n’est-il pas évident que le parti socialiste, s’il veut rester un parti, n’a pas plus le droit de se dérober de propos délibéré aux charges et aux responsabilités du gouvernement que le parti républicain ne serait autorisé à lui en interdire systématiquement l’accès ? » En d’autres termes, M. Millerand entend que la brèche qu’il a faite au gouvernement reste ouverte. Il y est passé le premier, apportant avec lui tout son programme, mais résigné à n’en appliquer pour le moment qu’une partie. D’autres viendront ensuite et réaliseront le reste, morceau par morceau. Mais le gouvernement, une fois ouvert aux socialistes, doit le rester toujours. Telle est du moins la prétention de M. Millerand. Au moment où le ministère s’est formé, devant le scandale de cette coalition hétérogène qui allait depuis M. Decrais et M. Caillaux jusqu’à M. Millerand et M. Baudin, on disait qu’elle s’était faite seulement pour liquider l’Affaire, la triste et fâcheuse Affaire qui pesait si lourdement sur le pays. Le lendemain, chacun reprendrait sa liberté, se retrouverait avec son programme demeuré intact, et le ministère se séparerait. Nous ne l’avons pas cru, et les faits nous donnent raison. Les ministres se cramponnent au pouvoir. Nous oublions l’affirmation pittoresque de M. le général André qu’il ne s’en ira que « les pieds devant. » Mais celle de M. Millerand a une autre portée. La maison est à nous, assure-t-il : du moins nous y avons un appartement, et nous ne le céderons à personne. Quant à ceux de son parti qui douteraient encore de l’efficacité de sa participation aux affaires : « J’ose croire, leur dit-il, que l’expérience qui vient de se poursuivre, les résultats qu’elle a apportés aux travailleurs, et dont le bilan sera prochainement établi, ne contribueront pas peu à maintenir le parti socialiste dans la voie des réalisations pratiques, par lesquelles s’annonce et se prépare son avenir. » Le bilan des résultats acquis sera prochainement établi : qu’est-ce que cela signifie ? Nous reprochons à M. Waldeck-Rousseau de n’avoir pas parlé du socialisme dans son discours ; M. Millerand le lui reproche aussi. Nous y signalons une lacune ; M. Millerand la signale à son tour. Hé quoi ! dans cette longue énumération des bienfaits du gouvernement actuel, M. Waldeck-Rousseau aurait-il oublié quelque chose ? Il faut le croire. Il n’a pas établi le bilan des avantages remportés par les socialistes ; mais M. Millerand est là pour réparer cette omission ; il le fera sous peu. Et nous craignons que la liste qu’il aura à dresser ne soit, sinon plus longue, au moins plus sérieusement substantielle que celle dont M. Waldeck-Rousseau a donné l’illusion aux républicains sans épithète. C’est ainsi qu’à l’avant-veille des élections, les deux fractions du gouvernement dressent leurs états de services. Au pays de juger lesquels sont le mieux remplis.

Nous constatons avec plaisir qu’il ne parait pas aussi disposé à se prononcer dans le sens socialiste, que M. Millerand et ses amis le croient, ou essaient de le faire croire. Depuis qu’ils sont au pouvoir avec lui, les socialistes n’ont pas fait, au point de vue électoral, autant de progrès que de bruit. Déjà, aux élections dernières, — c’était, il est vrai, avant le ministère actuel, — ils avaient éprouvé des échecs sensibles dans la personne de leurs orateurs et de leurs chefs de file principaux, tels que M. Jules Guesde, M. Gabriel Deville et M. Jean Jaurès. Depuis, malgré leur entrée triomphale dans le gouvernement, leurs succès ont été modestes, et ils viennent même d’éprouver dans le Nord un échec retentissant. Aux élections des conseils généraux qui ont eu lieu au mois de juillet dernier, ils ont présenté des candidats dans un nombre assez considérable de cantons, et ces candidats n’ont pas été très heureux. Mais rien n’égale la catastrophe de Roubaix.

Roubaix est une des villes saintes et un des châteaux forts des socialistes. Depuis longtemps, la municipalité leur appartenait, et ils s’y croyaient indéracinables. A la vérité, aux élections dernières, M. Jules Guesde, député de la 7e circonscription de Lille, avait été battu par M. Motte ; mais ils considéraient cette mésaventure comme accidentelle et provisoire, et espéraient prendre bientôt leur revanche. L’occasion s’est offerte à eux de tâter le terrain, sans attendre les élections d’avril ou de mai prochain. Après la suppression de l’octroi de Roubaix, il a fallu voter des taxes de remplacement, et, comme on devait s’y attendre, le conseil municipal a choisi les plus conformes aux principes socialistes : elles pesaient sur les industriels supposés riches, et par conséquent sur l’industrie elle-même, dans des conditions qui ont paru inacceptables à la Chambre des députés. Elle a refusé de les autoriser. M. Motte, qui est homme de résolution et d’action, à la parole vive et forte, a déterminé l’opinion de la majorité. Qu’a fait le conseil municipal de Roubaix ? Il a donné sa démission, convaincu qu’il serait réélu, et que cette première victoire aurait une influence considérable sur la bataille électorale de demain. Mais les choses ont tourné tout autrement. A la liste socialiste du Conseil municipal, M. Motte et ses amis ont opposé une liste républicaine modérée, et c’est celle-ci qui l’a emporté. Un coup aussi imprévu a frappé les socialistes d’un étonnement dont ils ne reviendront pas de sitôt. Ils attribuent leur mésaventure aux divisions du parti, et concluent à la nécessité d’une discipline de plus en plus rigoureuse. Nous avons une autre explication : c’est qu’il suffit de voir les socialistes à l’œuvre pendant quelque temps pour en être complètement dégoûté. Ce qui s’est passé à Roubaix s’est passé aussi ailleurs, par exemple à Saint-Denis, près Paris ; et si, ce qu’à Dieu ne plaise ! on faisait l’expérience d’une administration socialiste dans toutes les communes de France, toutes les communes de France ne tarderaient pas à en avoir assez. Quoi qu’il en soit, les socialistes ne sont pas aussi sûrs du terrain électoral qu’ils affectent de le proclamer, et les élections qui s’apprêtent pourraient bien leur réserver des surprises désagréables. En attendant, celles de Roubaix ont été la meilleure réponse qu’on pouvait faire au discours de M. Millerand à Firminy.

Nous avons relevé, dans celui de M. Waldeck-Rousseau à Saint-Étienne, une phrase sur laquelle nous avons promis de revenir : c’est celle où M. le président du Conseil déclarait, à propos de la loi sur les associations et de la manière dont elle serait exécutée, que le gouvernement ne se contenterait pas de « vaines apparences et de subterfuges. » Il y avait là l’annonce de quelque chose ; mais de quoi ? On n’a pas tardé à le voir.

Les radicaux, les socialistes, enfin les partis avancés sur lesquels s’appuie de préférence le ministère actuel, ont eu une grosse déception au sujet de cette loi. Leur but principal, en la soutenant et en la votant, était de supprimer les établissemens d’enseignement congréganiste, et, comme c’est surtout à ces maisons d’enseignement libre qu’ils en voulaient, plus qu’aux œuvres charitables ou aux couvens eux-mêmes, leur prétention était de les fermer immédiatement. Or, pas une seule ne s’est fermée. Ce résultat négatif, au moins sur ce point, d’une loi qu’elle avait crue plus efficace, a produit une vive irritation dans les rangs de la majorité. Le ministère a reçu des injonctions très impérieuses : il fallait qu’il fit quelque chose.

Pour l’y aider, des groupes d’action se sont constitués, soit à la Chambre des députés, soit au dehors, et ont commencé une campagne acharnée contre la liberté d’enseignement. A la Chambre, M. Carnaud, ancien instituteur, député des Bouches-du-Rhône, a formé un groupe de l’enseignement, qui a levé sa bannière contre la grande commission présidée par M. Ribot. Les projets que cette commission a finalement arrêtés, et sur lesquels elle a réussi à se mettre d’accord avec M. le ministre de l’Instruction publique, — projets très importans que nous aurons à étudier bientôt, — ne répondent en rien, on s’en doute, aux desiderata de l’extrême gauche. Elle y voit et y dénonce un trompe-l’œil, une mystification, une simple manœuvre pour détourner l’attention des objets plus graves qu’elle poursuit. En dehors de la Chambre, une ligue, qui s’est mise sous le patronage du nom de Condorcet, a également ouvert le feu. Le Sénat n’a pas voulu rester étranger à ce mouvement, et le docteur Béraud, sénateur de Vaucluse, élu aux dernières élections de 1900, a déposé une proposition de loi qui a un double objet : établir ce qu’on appelle le stage scolaire, c’est-à-dire l’obligation, pour tous ceux qui se destinent à l’enseignement supérieur, de faire les trois dernières années de leurs études dans les établissemens de l’État, et la suppression de ce qui reste de la loi de 1850, connue sous le nom de loi Falloux. Or, il n’en reste qu’une chose : le principe même de la liberté de l’enseignement secondaire ; tout le reste a disparu. Chacune des parties de la proposition de M. Béraud forme un tout complet, et l’ensemble forme un non-sens. Si l’on supprime la liberté de l’enseignement secondaire, l’obligation du stage n’a plus d’objet ; et, si l’on impose le stage, encore faut-il maintenir la liberté pour les basses classes. Mais nous n’entrerons pas, pour aujourd’hui, dans l’examen des propositions diverses qui se produisent depuis quelques semaines avec une étrange abondance : nous nous contentons d’en signaler la tendance générale, qui est la guerre, faite cette fois d’une manière ouverte et directe, à la liberté d’enseigner. Où ce mouvement nous conduira-t-il ? Certainement à rien de décisif avant les élections prochaines, et la suite dépendra de ces élections. C’est donc au pays à défendre lui-même ses libertés. S’il ne les défend pas, personne ne pourra y réussir sans lui, encore moins contre lui. Les radicaux et les socialistes lui soumettent la question, et l’invitent à la résoudre. Voilà pourquoi ils ont commencé et ils continuent une vaste agitation, dont le but est d’obliger tous les candidats à prendre position au sujet de la liberté d’enseigner : il faudra qu’ils disent nettement s’ils la veulent ou s’ils ne la veulent pas.

En tout cela, que fait le gouvernement ? Rien jusqu’ici : il ne se prononce pas, il attend. Mais, en attendant, il essaie de donner à ses amis des satisfactions partielles. On a donc appris, un matin, qu’une instruction judiciaire était ouverte contre un certain nombre de congréganistes, ou plutôt d’anciens congréganistes, accusés, les uns d’avoir prêché dans les églises de Paris, les autres, dit-on, d’avoir continué de professer dans des établissemens libres d’enseignement supérieur. La thèse de M. le procureur de la République, ou plutôt du gouvernement dont il est ici l’organe, est celle-ci : — Les congréganistes poursuivis sont toujours congréganistes, malgré la dispersion apparente de leur congrégation. En fait, ils n’ont pas obéi à la loi du 1er juillet 1901, et surtout ils ne se sont pas conformés à l’interprétation qui lui a été donnée par une circulaire subséquente de M. le ministre de l’Intérieur. Cette circulaire, en date du 14 novembre dernier, s’appuie sur l’article 2 du décret-loi du 3 messidor an XII, pour énumérer les conditions dans lesquelles un congréganiste sera valablement sécularisé. « Elles peuvent, dit le document, se formuler de la manière suivante : 1° On ne peut admettre l’entrée dans le clergé paroissial d’un sujet faisant partie d’une congrégation existant encore, quel que soit le lieu où elle s’est transportée. C’est ainsi qu’on ne pourrait, par exemple, accepter la sécularisation des membres de la Compagnie de Jésus, alors même que celle-ci n’existerait plus en France sous forme d’agrégations compactes. 2° La sécularisation ne peut être accordée qu’aux prêtres rentrés dans leur diocèse d’origine, pour y vivre conformément aux lois et sous la juridiction unique de leur ordinaire. 3° Enfin, la sécularisation ne doit jamais s’effectuer sur place, c’est-à-dire au lieu même où existait la congrégation, de manière que l’opinion publique ne puisse s’y tromper et que la congrégation ne puisse pas se constituer sous une autre forme. »

Nous ne connaissons pas assez bien la situation des congréganistes en cause pour pouvoir la discuter au point de vue juridique : il appartiendra aux tribunaux de résoudre la question qui leur est soumise. Les congréganistes, — ce sont, parait-il, des jésuites, — déclarent qu’ils ont été régulièrement relevés de leurs vœux par le Souverain Pontife, et ils en font la preuve. Que faut-il de plus ?

Il faut, dit le décret de messidor, qu’ils se retirent dans leurs diocèses, pour y vivre conformément aux lois et sous la juridiction de l’ordinaire. Soit : cette prescription est, en effet, dans le décret ; toutefois elle n’y est pas exactement dans les termes reproduits par la circulaire ministérielle, car la circulaire dit « diocèse d’origine, » et le décret dit « diocèse » tout court. Il y aura lieu de déterminer comment cette prescription devra être interprétée. Mais des deux autres, qui sont dans la circulaire, nous ne voyons pas la moindre trace dans le décret, et nous le comprenons d’autant mieux que Napoléon, qui avait l’esprit très lucide, n’avait pas l’habitude de mettre des contradictions, ni des absurdités dans les siens. Quelle situation la circulaire du 14 novembre 1901 fait-elle aux jésuites, qu’elle nomme et qu’elle prend pour exemple ? Elle décide souverainement que la sécularisation de l’un d’entre eux, ou plutôt d’aucun d’entre eux ne saurait être acceptée, alors même que la congrégation n’existerait plus en France sous forme d’agrégations compactes, si elle continue d’exister ailleurs, quel que soit le lieu où elle s’est transportée. C’est mettre à la sécularisation d’un jésuite une condition impossible à remplir. Tout ce que peut faire la congrégation, en France, c’est de se dissoudre. Mais exiger, pour qu’elle y soit dissoute valablement, qu’elle se dissolve aussi dans tous les autres pays du monde qui échappent à notre souveraineté, est une prétention si exorbitante et même si peu sérieuse, qu’on se demande si tel est bien le sens de la circulaire de M. Waldeck-Rousseau. Il est pourtant difficile de lui on trouver un autre. Et que dire de la troisième obligation imposée aux congréganistes qui voudront être régulièrement sécularisés ? « La sécularisation, dit la circulaire, ne doit jamais s’effectuer sur place, c’est-à-dire au lieu même où existait la congrégation. » Où donc s’effectuera-t-elle, si c’est là le diocèse d’origine du congréganiste ? Il faut bien que ce malheureux soit quelque part. Dites-lui, une bonne fois, où il doit être. Mais, pour Dieu ! ne le condamnez pas à être à la fois dans deux endroits différens. La circulaire n’a qu’un but, qui est, au moins pour un certain nombre de congréganistes, de faire de leur sécularisation un problème aussi difficile à résoudre que celui de la quadrature du cercle. Mais en a-t-elle le droit ? C’est ce que nous contestons avec la loi du 1er juillet 1901, et même avec l’article 2 du décret de messidor an XII, qui ne disent rien de pareil. La robe du congréganiste est-elle donc une tunique de Nessus qu’il est impossible de dépouiller ? Cette opinion peut se soutenir, mais ce n’est pas celle de la loi du 1er juillet, dont la circulaire interprétait beaucoup plus correctement le texte et l’esprit lorsqu’elle disait : « Le fait d’avoir appartenu à une congrégation ne constitue pas une sorte de diminutio capitis à l’égard de l’ancien congréganiste, et ne le retranche pas sans doute à tout jamais de la vie ecclésiastique en paroisse. » Dès qu’il est sécularisé, il rentre dans le droit commun. Mais si, en lui imposant l’obligation de la sécularisation, on en établit pour lui l’impossibilité, il faut choisir, pour qualifier cette attitude, entre la mauvaise foi, ou, comme nous l’avons dit plus haut, l’absurdité.

La question de savoir si un congréganiste l’est encore, et toujours, même lorsque, dans la sincérité de sa conscience, il croyait ne l’être plus, n’a pas seulement des conséquences au point de vue de la régularité de son accès à la vie ecclésiastique en paroisse. Le parquet de la Seine lui interdit le droit de prêcher : lui interdira-t-il également celui de dire la messe ? On pourrait tout aussi bien aller jusque-là ; mais sans doute on ne le fera pas, parce que la chose n’a en soi aucun intérêt. Il n’en est pas de même du droit d’enseigner : ici se dressent toutes les préoccupations dont nous avons déjà parlé, et qui prennent un nouveau degré d’énergie à la veille des élections générales. La thèse du procureur de la République tend à enlever le droit d’enseigner à tous ceux ou à la plupart de ceux qui ont appartenu à une congrégation non autorisée. Mais les autres, ceux qui ont appartenu et qui continuent d’appartenir, soit à une congrégation autorisée, soit à une congrégation qui a demandé à l’être, quelle sera leur situation ? Examinons les deux cas. L’article 14 de la loi du 1er juillet 1901 enlève le droit d’enseigner à tout membre d’une congrégation non autorisée. Cela paraît très clair ; mais ce qui ne l’est pas, ou ce qui ne l’est plus, c’est de savoir, pour un ancien congréganiste, s’il l’est encore ou s’il a cessé de l’être : il faudra attendre sur ce point la décision des tribunaux. Quant aux membres des congrégations qui ont déjà obtenu, ou qui ont régulièrement demandé l’autorisation, assurément ils peuvent enseigner ; du moins, aucun texte législatif ne le leur interdit ; mais M. le ministre de l’Instruction publique, par une circulaire qu’il a adressée aux inspecteurs d’Académie le 11 septembre 1901, a invoqué l’article 13 de la loi sur les associations pour soutenir que la congrégation à laquelle ils appartiennent ne peut pas ouvrir un établissement nouveau sans une autorisation préalable du Conseil d’État.

L’histoire de cette circulaire, et de ses suites, serait intéressante à raconter. On affirme que, lorsqu’il en a eu connaissance, M. Waldeck-Rousseau en a été quelque peu embarrassé : il se rappelait les paroles qu’il avait prononcées devant la Chambre, à la séance du 18 mars dernier, paroles qui étaient de tous points contraires à l’interprétation de M. Leygues. Alors s’est établie, avec des fortunes diverses, avec des hauts et des bas, une lutte d’influence entre le ministère de l’Instruction publique et le ministère de l’Intérieur. M. Waldeck-Rousseau a tantôt résisté et tantôt cédé : il a fini par capituler.

L’article 13 de la loi dit bien qu’une congrégation autorisée ne peut créer un nouvel établissement qu’en vertu d’un décret rendu en Conseil d’État ; mais que faut-il entendre par là ? Il y a une loi générale celle de 1886, qui établit les conditions dans lesquelles tout citoyen peut ouvrir une maison d’enseignement primaire : la loi du 1er juillet 1901 enlève-t-elle le bénéfice de cette loi aux membres des congrégations autorisées ? Non, a formellement déclaré M. Waldeck-Rousseau, à la séance du 18 mars dernier, dans sa réponse à une question de M. Denys Cochin. « Quant au droit, a-t-il dit, d’ouvrir des écoles primaires, la Chambre sait à merveille qu’il est réglé par une loi spéciale. S’il s’agit de l’enseignement supérieur, il faut une autorisation ; s’il s’agit de l’enseignement primaire, il suffit d’une simple déclaration. L’école est alors placée sous le contrôle et l’inspection de l’État ; mais l’autorisation d’ouvrir une école primaire ne peut être réglementée que par la législation spéciale à laquelle je viens de me référer. » Et M. le président du Conseil, continuant de préciser sa pensée, concluait en disant : « Les dispositions proposées n’ont absolument rien à voir avec la législation sur l’enseignement, et, jusqu’à ce que celle-ci ait été modifiée, il est bien entendu qu’elle garde toute sa force, et que la loi actuelle n’y touche même pas. » Donc, les congrégations autorisées ne peuvent ouvrir, sans un décret, aucun établissement nouveau, excepté ceux dont les conditions d’ouverture sont réglées par la loi de 1886, c’est-à-dire les établissemens d’enseignement primaire. Voilà qui est clair. Mais on obscurcit à plaisir les choses les plus limpides, et le ministère de l’instruction publique s’est si fort appliqué à obscurcir celle-ci, que le gouvernement, ne sachant plus quel parti prendre, a posé la question au Conseil d’État en lui demandant son avis. Si encore il s’en était tenu là ! Mais il est allé plus loin, et il a interrogé le Conseil d’État, non seulement sur le droit d’une congrégation autorisée, mais encore sur celui de ses membres d’aller à titre particulier, ut singuli, enseigner dans des établissemens libres non dirigés par la congrégation. Ainsi, un laïque ouvre une école primaire et, cela fait, il y appelle, comme instituteur ou comme institutrice, un membre d’une congrégation autorisée, — l’école est-elle de ce simple fait un établissement nouveau de la congrégation ? Il semble bien que la question ne comporte qu’une réponse, et que cette réponse doit être négative. Mais ce n’est pas ainsi qu’a conclu le Conseil d’État. Il a donné au gouvernement qui l’interrogeait la réponse que celui-ci désirait, et qu’il a fait soutenir devant lui par les fonctionnaires de son administration, conseillers d’État en service extraordinaire. Grâce à eux, une majorité, qui n’a été d’ailleurs que de deux voix, — et les commissaires du gouvernement sont beaucoup plus nombreux, — s’est prononcée dans le sens le plus restrictif, et a déclaré qu’un décret était nécessaire, même pour l’ouverture d’une école qui n’appartient pas à la congrégation et qui n’est pas dirigée par elle, dès que quelques-uns de ses membres, ou même un seul, donnent l’enseignement.

Heureusement, ce n’est là qu’un avis du Conseil d’État. Il a la valeur morale que chacun veut bien lui attribuer : il interprète la loi, il ne la remplace pas. Si la justice est saisie sous une forme ou sous une autre, elle aura pleine liberté pour se prononcer. Mais, on le voit, tous ces efforts, les uns directs et violens, les autres indirects, subtils et un peu louches, convergent vers la destruction de la liberté de l’enseignement. Les uns veulent seulement la restreindre, la limiter, la gêner ; les autres, la supprimer. Il n’est pas jusqu’au général André qui n’ait révélé l’autre jour ex abrupto à la Chambre un projet de loi qui consiste à refuser des bourses dans les écoles militaires aux élèves des congréganistes : admirable conception, qui rend des mineurs responsables de l’instruction que leur famille leur a fait donner, mais seulement ceux qui sont pauvres, car les riches pourront toujours se passer de bourses et entrer dans les écoles militaires comme auparavant ! Toutes ces tendances, tous ces projets, toutes ces tentatives donnent un sens à la phrase dans laquelle M le président du Conseil a dit, à Saint-Étienne, qu’il ne se contenterait pas de vaines apparences : mais il est à craindre que ce qu’il prend pour des réalités ne soit encore une apparence parfaitement vaine aux yeux de ses amis. Ils demanderont, ils exigeront toujours davantage. Sa destinée semble être de servir de pont au socialisme et au jacobinisme. Il a combattu autrefois le premier, et, s’il a eu à toutes les époques quelques complaisances, il a eu aussi des sévérités pour le second. Aujourd’hui, à peine avait-il quitté M. Millerand dans la Loire, que celui-ci a levé très haut le drapeau du socialisme, auquel il a déclaré qu’il était fidèle dans le gouvernement, comme il le serait après en être sorti. A propos de l’application de la loi sur les associations, on vient de voir les déclarations si formelles que M. Waldeck-Rousseau avait faites à la Chambre ; mais, M. Leygues ayant rétabli à l’encontre la doctrine jacobine, c’est M. Leygues qui a eu raison devant le Conseil d’État. Derrière l’un et derrière l’autre, il y a la poussée chaque jour plus violente du parti socialiste révolutionnaire. Entre la force de résistance du gouvernement et la force d’impulsion de ses amis, il est facile de prévoir quelle sera la plus énergique et la plus persévérante : et c’est là ce qui avive nos inquiétudes, à la veille de ce déchaînement, de cette débauche, de cette surenchère de promesses, que sont toujours chez nous les élections générales.


Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

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