Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1861

Chronique n° 691
31 janvier 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 janvier 1861.

Nous avons moins de plaisir aujourd’hui que nous n’en éprouvions, dans ces derniers temps, à nous occuper de nos affaires intérieures. Nous avions espéré que le système des avertissemens serait abandonné, au moins dans la pratique, si l’on ne croyait point encore le temps venu d’en abolir le principe. M. de Persigny nous avait apporté l’amnistie des avertissemens ; c’était une espérance de liberté pour la presse, bien plus encore qu’un acte de clémence, que nous avions saluée dans cette mesure. Depuis lors, c’est-à-dire depuis bientôt deux mois, l’administration de M. de Persigny avait conservé une aimable virginité en fait d’avertissemens de journaux. Voilà qu’aujourd’hui un avertissement ab irato frappe une feuille hebdomadaire. Certes la sincérité de l’indignation que témoigne M. de Persigny dans sa lettre au conseiller d’état chargé d’appliquer les avertissemens ne nous est point suspecte. M. de Persigny est convaincu que le principe du gouvernement a été non-seulement discuté, mais outragé, dans l’article dénoncé et mulcté ; mais plus ferme à cet égard était la conviction de M. le ministre de l’intérieur, et plus, ce nous semble, il y aurait eu de raisons de déférer cet article à la justice ordinaire du pays. Pas plus que les ministres, les tribunaux assurément ne voudraient se rendre coupables envers l’état en tolérant l’outrage contre le principe du pouvoir, et ils ne seraient certes pas moins habiles que d’autres à découvrir un tel outrage. Il y aurait même, à employer la juridiction ordinaire, cet avantage, que les tribunaux, dans leurs jugemens en matière de presse, visent les passages des écrits qu’ils condamnent. Le jugement n’est plus dès lors une mesure de répression, il prend un caractère véritablement préventif ; les écrivains connaissent ce qu’il ne leur est pas permis d’écrire, leur loyauté et leur prudence sont éclairées, et ils ne demeurent point pétrifiés dans cette vague stupeur qui redoute un danger dans le moindre mouvement. Pour nous, qui avons toujours aimé à rendre justice aux intentions de M. de Persigny, nous ne nous laisserons point étourdir par ce coup de tonnerre, M. de Persigny ne dit-il pas dans sa lettre qu’il demeure convaincu que « la liberté de discuter les actes de l’autorité est aussi utile au gouvernement qu’au public ? » Les avertissemens donnés aux journaux étant des actes de l’autorité, il s’ensuit logiquement, d’après la déclaration du ministre, qu’ils pourraient être discutés à l’avantage du public et du gouvernement lui-même. Le débat en ce cas, diront quelques esprits chagrins, suivrait le jugement au lieu de le précéder ; c’est vrai, mais il aurait encore une grande utilité, puisqu’il ferait la lumière. Ce serait rendre hommage à la sincérité de M. de Persigny que de le prendre au mot à propos même de l’avertissement à l’occasion duquel il nous reconnaît le droit de discuter librement les actes de l’autorité. Nous ne le ferons pas, non par crainte d’aucun péril, mais par ménagement pour la position personnelle de M. le ministre de l’intérieur. M. de Persigny est évidemment plus libéral que le milieu où il vit ; ses allures, favorables à un mouvement en avant, ont effarouché un certain monde autour de lui.

On le devine à l’accent même de sa lettre au conseiller d’état ; on le pressent lorsqu’on entend parler, dans un récent document officiel, de cette opinion publique qui se serait, dit-on, redressée à l’encontre des fausses interprétations auxquelles le décret du 24 novembre aurait donné lieu. Dans toutes les causes, autour du pouvoir, au sein des partis, il y a toujours des zélateurs excessifs dont tous les chefs d’opinions ont à subir, à dominer, à vaincre les fatigantes obsessions. Écoutez-les : ils sont les amis les plus dévoués du régime ou de la cause ; ils en sont les conservateurs-nés. Braves gens, mais faibles cervelles, leur caractère est digne de toute estime ; leurs intentions sont pures, mais leurs conseils irrités et parfois irritans sont peu comptés par les sages. Nous connaissons probablement depuis plus longtemps que M. de Persigny cette nature de tempéramens conservateurs avec lesquels nous présumons qu’il est aux prises. Il n’est pas d’ailleurs nécessaire d’être au pouvoir pour être affligé d’un tel cortège. Pour nous souvenir d’être modestes, nous n’avons qu’à regarder autour de nous. Quelles extravagances d’opinion et de langage le spectacle des événemens italiens n’a-t-il pas inspirées par exemple à plusieurs de nos meilleurs et plus illustres amis ! Soyons indulgens pour ces indiscrétions et ces inconséquences d’un zèle mal éclairé, mais ne nous en laissons pas étonner au point de perdre l’identité de nos opinions, la suite logique de nos principes, et le sang-froid dans l’action. Nous ne recommandons pas à M. le ministre de l’intérieur d’autres préceptes que ceux que nous nous efforçons nous-mêmes d’observer, et en même temps nous savons faire la part des obstacles qu’il rencontre sur sa route.

S’il nous était permis de nous approprier les hardiesses d’images de M. le président du sénat, nous prendrions pour nous une part de ces « illusions oublieuses » qu’aurait fait naître, suivant lui, le programme du 24 novembre. Nos lecteurs nous sont témoins que nous avions apporté une grande modération dans nos espérances ; nous sommes pourtant forcés d’avouer que nous avions espéré plus que M. le président du sénat ne nous semble le permettre. Au surplus, dans l’appréciation des conséquences naturelles de l’acte du 24 novembre, nous nous étions fondés bien moins sur des conjectures théoriques que sur la force des choses, agissant d’après les données qui venaient d’être posées. Nous conservons donc le droit d’en appeler de certaines conclusions du rapport de M. Troplong à l’expérience et à l’avenir. Pour éclaircir le dissentiment qui nous sépare de M. le président du sénat, nous choisirons deux des points les plus importans traités dans son rapport : la discussion de l’adresse et la part d’intervention faite à la presse dans le travail des assemblées délibérantes.

La question de l’adresse, c’est la question parlementaire elle-même. Tout le monde comprend et sent qu’en acquérant le droit d’adresse, nos deux assemblées, le sénat et le corps législatif, obtiennent du même coup cette influence sur la direction du pouvoir exécutif qui, qu’elle soit exercée avec réserve ou avec énergie, est l’essence même de ce système que l’on appelle le gouvernement parlementaire. Dans ce droit d’adresse, se combinant avec la nécessité des événemens qui peuvent amener ou le gouvernement à élargir l’action des chambres, ou celles-ci à prendre en leurs mains une plus grande part d’autorité, sont virtuellement comprises toutes les prérogatives que peuvent avoir à réclamer des assemblées parlementaires. La question, pour le moment, est purement théorique, nous le savons, et nous ne dissimulons pas combien nous avons peu de goût à reprendre ces questions de théorie constitutionnelle qui ont été trop souvent et trop stérilement agitées en France depuis soixante-dix ans. Cependant ce n’est pas nous qui soulevons cette discussion spéculative ; M. Troplong l’aborde lui-même, et ce n’est rien moins que la théorie de la monarchie impériale que le président du sénat a voulu établir dans la première partie de son rapport. L’examen de cette théorie s’impose donc à nous. À nos yeux, les explications de M. Troplong sont incomplètes, et la justesse de ses conclusions nous paraît infirmée par les omissions qui lui sont échappées dans ses prémisses.

Le président du sénat définit le régime actuel « une hiérarchie, qui, sans être le pouvoir absolu, place au sommet de l’édifice le gouvernement du monarque s’appuyant sur des institutions représentatives, et à sa base le suffrage universel, comme un recours toujours ouvert dans le cas de nécessité publique. » Puis, après avoir illustré cette définition de réminiscences historiques et de souvenirs contemporains, il conclut en ces termes : « Ceci posé, il nous paraît évident que l’adresse d’aujourd’hui ne saurait avoir le caractère et les effets de l’adresse d’autrefois. Celle-ci signifiait que les ministres devaient être choisis par les chambres avant d’être nommés par le roi ; elle signifiait que le roi était gouverné et ne gouvernait pas… Aujourd’hui l’adresse, au lieu d’être un champ de bataille, ne sera qu’une information loyale et patriotique sur les besoins du pays, etc. »

Nous croyons devoir écarter de la discussion, comme nous avons omis dans la citation, les passages du rapport de M. Troplong qui s’appliquent à la personne de l’empereur et à l’origine de son pouvoir. Les argumens fondés sur les qualités personnelles ne sont pas de mise dans la discussion d’une théorie constitutionnelle. M. Troplong est un jurisconsulte trop éminent pour ne pas savoir mieux que nous que les institutions, pas plus que les lois, ne sont des actes de confiance dans les hommes, qu’elles sont faites plutôt en défiance de leurs défauts et de leurs vices. L’empereur en rédigeant la constitution et en travaillant à l’améliorer, le sénat, le corps législatif, l’opinion publique, en s’efforçant d’interpréter la constitution, de la comprendre, d’en fixer le sens et d’en régler la pratique, doivent s’élever au-dessus des considérations personnelles et accidentelles du présent, car il s’agit apparemment de faire un ouvrage qui s’applique à toutes les personnes et à toutes les situations, et qui s’adapte au génie et à la civilisation d’un peuple. Ramenée à ses termes abstraits, que nous offre donc la constitution actuelle ? Au-dessus de tout, le peuple souverain, puis le pouvoir délégué par ce peuple souverain à un prince et à sa famille sous la réserve de la responsabilité du prince ; enfin la représentation du peuple ayant une triple expression, le chef de l’état, le sénat nommé par l’empereur, le corps législatif élu par le peuple. Nous n’entrons point dans le détail des attributions des divers pouvoirs ou corps représentatifs : nous prenons ces élémens avec le caractère qu’ils tiennent de leur origine. Ou nous renierons notre intelligence, ou nous croirons qu’un peuple qui a délégué le pouvoir exécutif, et qui entretient et renouvelle incessamment sa représentation dans des assemblées dont l’une a seule le droit de voter l’impôt, est un peuple qui a les moyens de se gouverner lui-même, ou du moins y peut aspirer. On est encore plus autorisé à penser ainsi surtout depuis le programme du 24 novembre. Ce programme a fait cesser une anomalie singulière : le peuple était bien représenté, mais il n’était informé qu’incomplètement ou indirectement des délibérations de ses représentans. Désormais, grâce à la publicité des chambres, les assemblées parleront et agiront sous l’œil du peuple, et seront par conséquent en communication directe avec lui. Toute lacune entre le mandant et les mandataires sera comblée. Ce n’est pas tout : en même temps que la représentation nationale se trouve ainsi mise en communication directe avec le peuple par la publicité de ses discussions, cette représentation fait un pas en avant vers le pouvoir exécutif, elle entre en un contact plus direct avec ce pouvoir au moyen du droit d’adresse. Que l’on donne le nom que l’on voudra à ce système d’institutions ; si l’on veut se laisser duper par les mots, que l’on proscrive le mot parlementaire, nous le voulons bien : nous qui mettons des choses avant les mots, nous voyons dans ces institutions sincèrement et activement pratiquées les élémens du gouvernement de la nation par la nation, c’est-à-dire du régime de liberté politique poursuivi par le système parlementaire.

Pénétrés de cette idée, nous regrettons que M. Troplong se soit abandonné à d’anciennes réminiscences. Pourquoi voir le régime parlementaire dans la prétention qu’auraient les chambres de désigner les ministres au choix de la couronne ? Pourquoi évoquer la vieille métaphysique qui s’est épuisée sur la maxime : « le roi règne et ne gouverne pas ? » Cette maxime reposait sur le principe de l’irresponsabilité royale. Les événemens ont prouvé que cette maxime en France était une fiction, que c’étaient les rois qui chez nous étaient responsables et non les ministres. Le souverain actuel a renoncé à cette fiction, et il a posé avec éclat dans la constitution le principe contraire de la responsabilité du chef de l’état. Quant à nous, nous voyons précisément dans la reconnaissance, dans la revendication de cette responsabilité par le souverain, une nouvelle force ajoutée à l’assemblée élue par le peuple, à la chambre des députés. Comment entendre en effet la responsabilité du souverain ? Est-il possible de la définir, de la régulariser par une loi ? De 1830 à 1848, on a toujours attendu la loi organique gratuitement annoncée par la charte, et qui devait fixer la responsabilité ministérielle en lui donnant une sanction pénale. Cette loi était inutile : c’était aux votes des chambres que se mesurait pratiquement la responsabilité ministérielle. On ne songe évidemment aujourd’hui ni à préparer ni à demander une loi sur la responsabilité du souverain. Nous croirions faire injure aux auteurs et aux théoriciens de la constitution de 1852, si nous leur supposions la pensée de n’avoir prévu d’autre sanction à cette responsabilité que le cas extrême d’une révolution. Aujourd’hui pour le souverain, comme autrefois pour les ministres, la responsabilité raisonnable et pratique est dans le contrôle des chambres ou dans le recours au pays. Nous l’avons dit, il ne peut y avoir encore à cet égard qu’une discussion théorique ; mais, si le cas de conflit entre le pouvoir exécutif et l’assemblée législative venait à se présenter, n’est-il pas évident qu’un souverain honnête et sensé céderait ou au vœu manifesté des chambres, ou à la volonté de la nation consultée ? Pour n’avoir pas d’application actuelle, il s’en faut, suivant nous, que l’interprétation que nous donnons à la constitution étendue par le décret du 24 novembre soit indifférente et oiseuse. Cette interprétation nous paraît élever le caractère et la mission du corps législatif ; par là, elle tend à réveiller l’émulation politique dans le pays. Pourquoi se faire un monstre des conséquences d’un tel réveil ? Pourquoi évoquer le fantôme des ambitieux se disputant les portefeuilles dans les luttes des partis ? Il n’est pas certain que les ambitions les plus dangereuses qu’il y ait à redouter dans ce temps-ci soient les ambitions politiques, et il n’est pas douteux que ce sont les plus désintéressées. Les dépositaires du pouvoir ne semblent pas exposés aux vexations d’une concurrence bien vive. Chez un peuple dont on a beaucoup parlé dans ces derniers temps, chez les Américains, on sait le peu de faveur sociale qu’obtient la classe des politicians. Nous craignons que les mœurs en France n’inclinent au même dédain pour la profession politique ; nous connaissons trop de gens qui préfèrent au mandat de député une place dans le conseil d’administration d’un chemin de fer ou d’une institution de crédit. Nous sommes en train d’apprendre en ce temps-ci que la plus grande et la plus retentissante influence ; celle même que préfèrent la hauteur du talent et la dignité du caractère, se peut acquérir en dehors du pouvoir. L’ambition d’être ministre a cessé, depuis 1848, d’échauffer les têtes. Quand donc on ne se préoccuperait que d’un intérêt, le recrutement du personnel du pouvoir, il ne faudrait pas hésiter à attirer les talens et les ambitions dans les chambres, et à grandir pour cela les attributions et la puissance de nos assemblées.

Sur la question de la presse, nous serons peut-être moins éloignés qu’on ne le supposerait d’abord de l’honorable rapporteur. Ce n’est que par un côté que la question de la presse touche au sénatus-consulte soumis aux délibérations du sénat. Il s’agissait uniquement en effet du mode de réglementation de la publicité que les journaux pourront ou devront donner au compte-rendu des séances des assemblées. M. le président du sénat a émis, à la vérité, sur la presse moderne certaines considérations générales auxquelles nous ne saurions nous rallier. Ici encore nous avons rencontré des souvenirs historiques, suivant nous, assez peu opportuns. À quoi bon rappeler que nous avons la liberté des livres et des brochures, et que la presse, sous cette forme, a eu autrefois assez de puissance pour saper les sociétés et renverser les trônes ? À ce compte, nous ne voyons pas pourquoi on nous laisserait encore la liberté de publier des livres et des brochures, de nous servir d’une arme si efficace pour le mal. Ce qui est incontestable, c’est que livrés, brochures, journaux quotidiens, ont pu être employés comme instrumens dans les commotions politiques, mais n’ont jamais été les causes mêmes de ces ébranlemens. Il y a eu bien des révolutions dans le monde avant la découverte de l’imprimerie, de même que les peuples et les rois n’ont pas attendu, pour se dépouiller et s’entre-détruire, l’invention de la poudre et les canons rayés. Les journaux sont la forme moderne de la vulgarisation des faits et de la transmission de la pensée la mieux accommodée aux besoins de notre temps, dont elle a été la création naturelle et spontanée. Le journal est une forme, un instrument, un moyen, comme la machine à vapeur, comme le chemin de fer, comme le télégraphe électrique. Cet instrument ne trouve son application la plus puissante, la plus profitable au public, que dans la libre concurrence. Laissez agir cette concurrence, et vous verrez bientôt que le journal le plus populaire et le plus accrédité sera celui qui répondra le mieux aux intérêts et à l’esprit de la société, celui qui aura le mieux compris la loi de l’offre et de la demande, celui qui aura su se faire le véritable journal du public. Au lieu de cela, érigez les journaux en monopoles, faites-leur payer le privilège du monopole en restrictions politiques, et vous engourdissez un des plus énergiques ressorts de la vie nationale, vous altérez au détriment de votre pays et de vos contemporains un moyen d’éducation et d’association intellectuelle qui leur est pourtant aussi nécessaire dans l’ordre moral que le sont la vapeur et l’électricité dans l’ordre matériel. C’est avec ces idées de bon sens pratique, avec ces inspirations de l’esprit moderne, que la question de la presse périodique devrait enfin être attaquée et résolue parmi nous ; mais ce n’était point le sujet que M. Troplong avait à traiter : il s’agissait de déterminer les rapports de publicité entre la presse et les chambres. — Dans quelles proportions les comptes-rendus devraient-ils être publiés par les journaux ? Les journaux pourraient-ils se mêler par leurs articles aux débats engagés devant les chambres ? — Nous ne sommes point mécontens des solutions données par M. Troplong à ces questions. Les journaux devront publier ou la séance ou la discussion entière d’une question telle qu’elle aura été reproduite par la sténographie du Moniteur. On évitera ainsi les comptes-rendus falsifiés par l’esprit de parti. En Angleterre, la liberté seule a suffi pour imposer aux journaux la reproduction complète des discussions parlementaires ; il est fâcheux qu’une prescription légale ait été nécessaire en France pour assurer ce résultat. Cette prescription entraînera, pour les journaux qui voudront publier les comptes-rendus, un surcroît de frais. Cette augmentation de dépenses est pour eux une question d’Intérêt commercial qui se trouve d’ailleurs largement compensée par le monopole dont la législation actuelle de la presse leur donne le profit commercial. Une question plus délicate était celle de savoir si les journaux pourraient publier des articles sur les séances des assemblées. Des articles sous forme de comptes-rendus ? Non. Nous ne regrettons point, pour notre compte, de n’avoir pas à rencontrer dans les journaux d’articles semblables. Ici encore nous n’exprimerons qu’un regret, c’est qu’il ait été nécessaire de prononcer une interdiction légale, et qu’on n’ait pas cru qu’en France, comme en Angleterre, le public suffirait pour dissuader les journaux de traiter les séances parlementaires comme des représentations théâtrales, et d’en tracer de légers, frivoles, fantasques récits, à la façon des feuilletons dramatiques ; mais entre ces comptes-rendus capricieux et stériles et la discussion des opinions soutenues par les députés ou les sénateurs, il y a loin. La distinction paraît avoir été saisie par un honorable sénateur, M. Bonjean, qui avait même proposé un amendement au sein de la commission pour l’établir dans la loi. L’amendement n’a point été admis par la commission, d’abord à cause de la difficulté que l’on éprouverait à définir la distinction existante entre un compte-rendu et une controverse d’opinion, ensuite parce qu’une telle définition aurait paru mieux placée dans une loi sur la presse. Quoique la question demeure indécise, nous oserons dire que le langage de M. Troplong ne nous décourage point. « Tout reste subordonné aux circonstances, » dit l’honorable rapporteur à propos du droit qu’auraient les journaux de discuter les opinions des orateurs dont ils auraient publié les discours. Il ajoute : « La raison et la bonne foi disent ce qui est permis beaucoup mieux que des définitions ordinairement périlleuses. « Il y a donc quelque chose de permis. En effet, des discours imprimés ne deviennent-ils pas semblables à des articles de journaux ou à des brochures ? L’on y trouvera tantôt des informations, des autorités utiles à la conduite d’une controverse, tantôt des assertions peut-être mal fondées et contestables. Comment ne serait-il pas permis aux journaux, soit de se fortifier des unes, soit d’opposer aux autres des objections légitimes ? C’est une affaire de raison et de bonne foi. Peut-être certains journaux persisteront-ils, à l’endroit des discours des députés ou des sénateurs, dans cette réserve timide qui équivaut à une sorte de conspiration du silence ; ils allégueront le danger de l’incertitude où demeure encore la limite de leur droit. Nous ne saurions approuver une telle affectation de timidité. Dans le doute, la conduite généreuse pour la presse, c’est de ne point s’abstenir. Elle témoignera ainsi, dans la raison et la bonne foi de l’administration, d’une confiance qui deviendra communicative, et qui ne peut point n’être pas payée de retour. Lors même que la liberté-de discussion que saurait ainsi gagner et mériter la presse ne plairait pas toujours à l’administration, comment croirait-on qu’une discussion loyale ou une contradiction polie pût jamais amener pour riposte un acte de sévérité du pouvoir ?

Nous serons sans doute mieux éclairés encore et plus raffermis sur ces points importans par les prochaines discussions de l’adresse, par celle surtout de la chambre des députés. Nous sommes si près de l’ouverture de la session que nous n’insisterons pas sur les diverses questions intérieures qui doivent être la matière des débats de l’adresse, et que nous n’aurons pas l’impertinence et l’affectation de tracer le programme de ces intéressantes controverses parlementaires, attendues par le public avec curiosité.

Les questions extérieures, nous le constatons avec plaisir, prennent depuis quelques jours un aspect plus rassurant. Nous voulons parler du moins de celles qui inspiraient naguère de si vives inquiétudes, et qui menaçaient de faire naître au printemps une nouvelle guerre en Italie. Nous avons expliqué, il y a quinze jours, dans quels termes la lutte allait s’engager en Italie, et de quelle importance serait le résultat des élections générales qui allaient s’accomplir dans la péninsule. Le parti de l’action voulait la guerre immédiate avec l’Autriche, le tiers-parti, sans prendre une attitude si téméraire, empruntait des forces et en prêtait à son tour au parti de l’action. M. de Cavour, sans rien retrancher au programme de l’indépendance italienne, voulait contenir le mouvement pour fortifier l’Italie à l’intérieur, pour en concentrer les ressources et en fondre les populations dans le cadre des institutions parlementaires, pour conduire les résolutions de sa politique avec bon sens, en consultant la situation de l’Europe, en prenant enfin les précautions qui, au prix de la patience, assurent le succès. Les nouvelles déjà reçues des élections italiennes montrent que l’Italie n’a pas démenti le bon sens et la perspicacité dont elle a fourni à l’Europe des preuves si surprenantes depuis deux ans, et qu’elle donne raison à la de M. de Cavour. On est donc fondé à croire qu’il n’y aura pas ce printemps de guerre en Italie. Garibaldi, que l’imagination des nouvellistes faisait sortir de Caprera, n’a point quitté sa retraite, et il est vraisemblable que, si la Hongrie ne lui offre pas la chance de diversion qu’il attendait d’elle contre l’Autriche, il saura s’accommoder d’une année de repos et attendra l’occasion au lieu de la brusquer. Du reste, si l’activité sérieuse de l’Italie a de quoi s’occuper dans l’organisation de l’administration, dans le rétablissement d’un gouvernement régulier à Naples et en Sicile, dans la préparation de son armée et de sa flotte, on doit convenir que la pâture ne manquera point cette année dans la péninsule à cette activité fiévreuse, à cette effervescence d’imagination et d’émotions qui sont propres aux partis révolutionnaires. La politique de M. de Cavour a dû tirer un grand profit de la retraite de notre escadre quittant les eaux de Gaëte. Cependant le jeune et infortuné roi de Naples, sans nourrir d’illusions, sans conserver d’espoir, mais détourné par le corps diplomatique de cesser sa passive résistance, reste à Gaëte et soutient un siège que les Piémontais conduisent avec moins de promptitude et de vigueur qu’ils ne l’avaient espéré d’abord. Tant que le roi tient à Gaëte, il est difficile au Piémont de dominer, d’étouffer les élémens de perturbation qui s’agitent dans le royaume de Naples. La résistance de Gaëte aura pourtant un terme, et probablement ce terme n’est plus éloigné. Une fois la résistance napolitaine vaincue, un autre objet se présente à la révolution italienne. Le pape est encore à Rome : il y est parce que nos troupes l’y gardent. Toute là question est de savoir si elles y resteront, et combien de temps encore elles occuperont la ville que le catholicisme considère comme sa métropole, et où l’Italie veut placer sa capitale. Nous ne voulons point risquer de prédictions à ce sujet, nous n’avons pas de goût non plus à rentrer dans les récriminations auxquelles peut fournir matière l’entreprise du Piémont sur les États-Romains ; mais, en songeant à Rome, nous ne pouvons plus nous empêcher de regarder la chute du pouvoir temporel comme un fait accompli. Qu’est-ce que la prolongation de cette agonie uniquement attachée à la présence ou au départ d’une troupe française ? La destinée s’accomplira. Appuyés au-principe de non-intervention, nous n’avons pas plus de raison de demeurer à Rome que nous n’en avions de stationner devant Gaëte. De même que nous avons quitté Gaëte, nous abandonnerons Rome. Nous serons conduits à cet acte par des raisons identiques : plaintes et instances des Italiens, plaintes et instances de l’Angleterre, épuisement des moyens d’existence du gouvernement pontifical. Cette perspective de Rome devrait donner aux Italiens la patience d’attendre une année encore l’entreprise contre Venise. Une année Naples, l’autre Rome, la suivante Venise, une capitale par an, n’est-ce point marcher assez vite ? Nous le répétons, c’est un fait accompli : on en a le sentiment même autour du pape. Nous le laissons passer sans plainte et sans joie, en partageant la stupeur avec laquelle le reste du monde le contemple, et comme le reste du monde, nous ayons l’espoir que ce nouveau gâteau donné à l’Italie la contiendra dans ses bornes pendant au moins, une année, et l’empêchera de risquer la paix de l’Europe dans un conflit avec l’Autriche.

Quand les chances de la paix augmentent en Italie, diminueraient-elles du côté de l’Allemagne ? On. a paru le craindre un moment en assistant aux difficultés qui assiègent l’Autriche en Hongrie et qui pouvaient donner naissance à une guerre de nationalités ; on l’a redouté, à lire certains passages des harangues prononcées par le roi de Prusse à son avènement ; on l’a supposé en voyant renaître entre l’Allemagne et le Danemark, cette fatigante querelle du Holstein, qu’il n’a jamais été possible de faire comprendre au public. Ces appréhensions se sont calmées ou vont se dissipant. L’agitation hongroise, paraît-il, saura se contenir dans les limites légales, et se transformera en lutte parlementaire quand la diète sera réunie. Mieux éclaircies, les paroles du roi de Prusse ont paru s’appliquer aux menaces de révolutions et d’insurrections de nationalités plutôt qu’à des perspectives de guerre européenne. La question holsteinoise elle-même ne paraît pas devoir entraîner de complications bien graves : elle se décompose en deux questions, la question du Holstein et du Lauenbourg et la question du Slesvig. Le Holstein et le Lauenbourg font partie de la confédération germanique ; le Slesvig est en dehors de la confédération. Il s’ensuit qu’il y a matière à compromis entre l’Allemagne et le Danemark. Celui-ci peut résister avec fermeté aux ingérences de l’Allemagne dans le Slesvig, et il peut en même temps faire preuve de modération en ne résistant point, sur le différend holsteinois, à la juridiction fédérale. On peut donner amicalement ce conseil au Danemark, car le Holstein appartient non-seulement au roi de Danemark, mais il appartient à la fédération germanique ! Le peuple danois doit demeurer étranger aux différends qui s’élèvent entré son roi, duc de Holstein, et la diète de Francfort, sur les questions relatives au gouvernement intérieur du duché, il est vrai qu’entre le Holstein et le Slesvig il existe des communautés d’intérêts et d’institutions, et qu’il est difficile de, modifier l’administration d’une de ces provinces sans que l’autre en soit affectée. Il est vrai encore que le Danemark, gouvernement et nation, est libéral, tandis que le parti qui se plaint dans le Holstein et le Slesvig est un petit parti féodal de hobereaux : il est vrai qu’à ce titre le Danemark est digne des sympathies des nations occidentales ; mais on ne peut aller au-delà du témoignage de ces sympathies, quand le roi de Danemark est lié, comme duc de Holstein, par des traités et une loi fédérale : on ne peut que conseiller au gouvernement danois de se montrer conciliant dans l’affaire du Holstein et de maintenir son droit dans celle du Slesvig. Quant aux sentimens de l’Allemagne et de la Prusse à notre égard, nous serions injustes si nous n’en voulions pas voir l’expression satisfaisante dans les termes de l’adresse où les députés prussiens félicitent le nouveau roi, avec des protestations pacifiques, des négociations ouvertes entre la France et la Prusse pour la conclusion d’un traité de commerce.

Il y a longtemps que nous ne nous étions occupés de la paisible Hollande. Ce pays sensé et pratique a ordinairement le bonheur de ne point faire trop parler de lui. Il faut rendre hommage cependant aux hommes distingués et laborieux dont l’intelligence maintient dans ces tranquilles contrées la saine énergie de la vie politique et la prospérité matérielle. Nous ne pouvons, à ce point de vue, nous dispenser de mentionner les modifications qui viennent de s’accomplir dans le cabinet de La Haye. L’ancien ministre des colonies, M. Rochussen, vient d’être remplacé par M. Cornets de Groot, autrefois conseiller des Indes, et qui fut, il y a quelques années, secrétaire-général du département dont il prend la direction. On augure bien de l’activité de ce ministre appliquée à l’administration coloniale, si importante pour la Hollande. Le ministre des affaires étrangères, M. de Zuylen de Nyevelt, a donné sa démission et a été remplacé par M. de Goes. Mais c’est un fait malheureusement plus grave que des remaniemens ministériels qui cette fois appelle sur la Hollande l’attention et la sympathie de l’Europe. Nous voulons parler de l’effroyable inondation qui a submergé, sur une étendue de 16, 000 hectares, l’un des plus beaux districts de la Gueldre. Les misères où ce désastre a plongé d’industrieuses populations ont été racontées par les journaux, et ont provoqué en Hollande même, dans l’honnête et généreuse Belgique, des manifestations de charité auxquelles, nous en sommes sûrs, la France ne manquera pas de se joindre.

C’est maintenant au-delà de l’Atlantique, dans la république qui était hier un des peuples les plus florissans de la terre, qu’il faut voir éclater une perturbation non moins formidable que les ébranlemens que l’Europe avait redoutés pour cette année. Rien n’arrête et il semble que rien ne puisse arrêter désormais le mouvement séparatiste qui déchire l’Union américaine. Les dernières nouvelles d’Amérique sont profondément attristantes. Non-seulement elles nous montrent les états du sud se détachant l’un après l’autre, mais elles nous apportent les discussions du sénat, et, vue à travers les appréciations réfléchies des citoyens les plus éclairés et les plus éminens des États-Unis, la situation, mieux définie, paraît plus sombre encore. C’est surtout en lisant les discours éloquens de M. Hunter, sénateur démocrate de la Virginie, et de M. Seward, chef désigné de la prochaine administration de M. Lincoln, que l’on ressent cette impression douloureuse. Il n’était guère possible de présenter sous une forme plus modérée et plus nette les prétentions du sud que ne l’a fait M. Hunter. Le sénateur virginien déclare que l’union dans les termes actuels du pacte fédéral ébranle et met en péril la condition sociale des états du sud. La propagande abolitioniste du nord, les lois passées par les états de cette section contre l’extradition des esclaves fugitifs, la part inégale faite à l’expansion des états à esclaves dans les territoires qui restent à conquérir à la race américaine, l’élection enfin d’un président imbu des doctrines contraires aux intérêts des états du sud, tout se réunit, suivant M. Hunter, pour imposer à ces états la séparation comme une nécessité de salut social. Une seule chose pourrait, d’après le sénateur virginien, prévenir la dissolution du lien fédéral : ce serait un remaniement de la constitution et la présence au pouvoir de deux présidens, l’un nommé par le nord, l’autre élu par le sud, de telle sorte que les intérêts des deux sections fussent en même temps sauvegardés. L’impossibilité de cette combinaison saute aux yeux ; mais les événemens marchent trop vite pour que le plan de M. Hunter pût même être accepté par les états du sud. Le discours de M. Seward est certes plus éloquent que la remarquable harangue du démocrate. Une mélancolie grandiose en ralentit l’accent. Tout y est parcouru : les conséquences sociales de la rupture de l’union ; comment les séparatistes ne voient-ils pas que la guerre civile suscite l’insurrection servile ? — les conséquences politiques au point de vue extérieur : au lieu d’une grande nation, l’égale des premiers états du monde, l’Amérique morcelée ne présentera plus que des fédérations faibles et incapables de se faire respecter ; — les conséquences politiques au point de vue intérieur : de la guerre civile, des jalousies entre les états, naîtront la nécessité du gouvernement militaire et le despotisme ; — enfin les mesures de conciliation qui pourraient prévenir ce désastreux déchirement. C’est la partie faible de son discours, car c’est dans les esprits bien plus que dans les choses qu’est le mal. « La seule chance de salut qui nous reste, lisons-nous dans une lettre écrite par un Américain, ce serait que l’on pût s’entendre sur une trêve à observer pendant les quarante jours qui nous séparent de la nouvelle présidence. On aurait ainsi du temps pour la discussion, la conciliation et les compromis. Si cette trêve nous manque, la guerre civile, l’insurrection et l’émancipation des esclaves sont inévitables. Les hommes du sud, braves et à demi civilisés, se battront comme des démons et tomberont comme des hommes maudits du ciel. » Le ton peut donner une idée du degré d’exaltation où sont arrivés les sentimens. Pour l’Europe, pour la France, une telle issue ne saurait être indifférente. La France a un grand intérêt au maintien d’une puissance à la fondation de laquelle elle avait si généreusement travaillé, et qui pouvait contribuer au maintien de l’équilibre maritime. En outre ce sont précisément ces états à esclaves qui fournissent à l’industrie européenne la matière première qu’on peut appeler son pain quotidien. On compte par millions les ouvriers qui, en Angleterre, en France, en Europe, vivent de l’industrie du coton. Le déchirement des États-Unis aurait donc immédiatement dans notre hémisphère un retentissement économique et politique épouvantable.

C’est au milieu de cette crise américaine, tout le monde a remarqué ce contraste, que l’Académie française a entendu sortir de la bouche du père Lacordaire une magnifique apologie des institutions américaines. Nous voulons espérer encore que l’Union échappera à la dissolution qui la menace ; mais lors même que le faisceau se briserait, l’éloge de la démocratie américaine n’aurait pas été moins juste. Cette belle machine politique n’aurait pas pu durer plus d’un siècle ; l’imperfection humaine ne l’aurait pas supportée plus longtemps. Qu’importe ? Le grand idéal de liberté politique et d’énergie individuelle dans un grand état aurait été atteint une fois, et il ne serait pas défendu à l’humanité d’espérer dans le succès ultérieur et plus durable de cette grande entreprise. Il ne nous appartient pas de juger en passant cette belle séance académique où un grand orateur religieux était reçu par M. Guizot, qui a pu faire admirer à un auditoire enthousiaste un des maîtres les plus rares de l’éloquence politique ; mais nous ne pouvons nous empêcher de féliciter et de remercier M. Lacordaire de ce témoignage de foi dans l’avenir de la liberté qu’il a donné en l’honneur de la mémoire d’un des hommes de notre temps qui ont eu au plus haut degré la conscience et le souci de l’avenir.

E. Forcade.

REVUE MUSICALE.

La presse ordinaire, en général, nous semble parfois se faire une trop grande idée du pouvoir qu’elle exerce sur l’opinion publique ; elle est trop portée à croire que, sans le concours de ses lumières, sans les débats contradictoires qu’elle soulève chaque jour, sans l’incitation utile que provoquent ses jugemens, le public ne saurait avoir un avis sur les faits et les œuvres qui passent devant ses yeux. En matière d’art surtout, le plus petit journal s’imagine que, sans les quelques lignes qu’il consacre à un tableau, à un livre ou à un opéra nouveau, le public serait fort embarrassé d’en apprécier la valeur, et qu’il attend, avec impatience qu’on lui fournisse les élémens de l’opinion qu’il doit s’en faire. Il y a là une exagération de la puissance de la presse qui est peut-être nécessaire pour éveiller le zèle, de l’écrivain qui se donne la mission de parler au nom de tous ; mais on se trompe si l’on croit que le public se laisse facilement conduire par le premier venu, et qu’il n’examine pas les titres de celui qui prétend l’éclairer et lui imposer ses jugemens. Il y aurait un travail curieux à faire, ce serait d’examiner les hommes et les œuvres qui sont parvenus à conquérir l’estime de l’opinion malgré le silence et même malgré l’hostilité d’une partie des organes de la presse quotidienne, et de les comparer à ces fastueuses célébrités fabriquées par la camaraderie et par les complaisances d’une publicité sans scrupules. On serait étonné d’apprendre à quoi se réduit l’action de la presse qui méconnaît ses devoirs, et combien sont éphémères les réputations qui ne reposent que sur des articles improvisés chaque matin. Un exemple récent va nous prouver que le public sait, au besoin, résister à la pression qu’on voudrait exercer sur son goût et sur son esprit.

Le Théâtre-Lyrique, qui n’est pas heureux depuis quelque temps et dont l’existence est toujours précaire, a donné, le 17 décembre, un nouvel opéra en trois actes : les Pêcheurs de Catane. Toutes les fois qu’on assiste à la première représentation d’un ouvrage lyrique, on est surpris, et l’on se demande comment il est possible qu’une fable absurde comme celle qui se déroule devant vous ait pu être acceptée par le compositeur d’abord, par le directeur ensuite, et par les trente ou quarante personnes qui prennent part à l’exécution. On sort du théâtre accablé d’ennui et confondu que tant d’inepties et de fadaises puissent être représentées devant le public de Paris. Huit jours après, vous voyez une autre pièce avec accompagnement de musique qui vous donne le vertige en vous précipitant encore plus bas dans l’empire de la stupidité et de l’effronterie. Je ne croyais pas qu’on pût imaginer quelque chose de plus niais, de plus monotone et de plus usé que le libretto des Pêcheurs de Catane, mais depuis j’ai vu Barkouf

Le sujet des Pêcheurs de Catane est, à vrai dire, emprunté au charmant récit de M. de Lamartine connu sous le nom de Graziella ; mais on ne peut s’imaginer ce que les auteurs du libretto ont fait de la création du poète. Une jeune fille niaise, qui est restée orpheline, est recueillie par une pauvre famille de pêcheurs, où elle s’éprend d’un sot amour pour un bellâtre qui se nomme Fernand, officier dans l’armée espagnole, et qui appartient à une grande famille de son pays. Nella trouve dans la maison des pauvres pêcheurs, qui est devenue la sienne, un fils, Cecco, avec qui elle est élevée, et qui conçoit pour sa compagne d’enfance une passion discrète et noble qu’il n’ose lui avouer que fort tard, alors que Nella, se croyant trahie par Fernand, veut entrer dans le couvent de l’Annonciade. Elle y entre en effet, et après un an de noviciat elle sort de ce couvent et recouvre sa liberté pendant trois jours avant de prononcer des vœux irrévocables. C’est pendant ces trois jours de liesse, de danses et de tarentelles, que Nella lutte entre l’amour qu’elle a pour Fernand et l’affection profonde que lui témoigne son compagnon d’enfance Cecco, qui se décide à lui avouer tout ce qu’il a dans le cœur. Après une succession de scènes les unes plus niaises que les autres, Nella, qui apprend que Fernand va épouser sa cousine Carmen, devient folle et expire longuement sous les yeux du public fatigué de tant de lieux communs qui traînent sur tous les théâtres depuis trente ans.

C’est Lucie, c’est la Muette, c’est tout ce qu’on voudra avec l’inévitable chœur à boire, avec la ballade, la tarentelle au clair de la lune, avec les apparitions mystérieuses, les ballerines et les tableaux vivans copiés des vieilles gravures qui reproduisent les joyeusetés des peuples du midi au siècle dernier. Il est grand temps que cela finisse, et que la poétique des faiseurs de libretti d’opéras change de fond en comble. Tout le monde est fatigué de ces canevas misérables, écrits sans style, sans goût et sans logique, représentant une succession de scènes plaquées qu’aucun lien intime ne rattache les unes aux autres ; chacun trouve insupportables ces types usés, ces fades amours relevées par les lazzis glacés d’un bouffon stéréotypé, et ces péripéties de mélodrame qui sont plus l’œuvre du machiniste que celle du poète. Oui, je partage l’opinion émise récemment par M. Richard Wagner au sujet de ces poèmes d’opéras qui ne peignent que des situations matérielles, que des groupes sans vie, que des personnages sans âme et sans originalité, et qui n’offrent au compositeur qu’un thème banal pour exercer sa bravoure et celle des chanteurs qui doivent interpréter sa pensée. On se demande toujours, après la représentation d’un opéra nouveau, comment un compositeur de mérite a pu accepter la pièce qu’il a mise en musique, et perdre un temps précieux à illustrer une fable dépourvue de vraisemblance et d’intérêt. C’est que le compositeur pas plus que le directeur du théâtre ne connaissent entièrement le poème dont ils ont accepté la donnée générale. On se réunit, l’auteur de la pièce explique son sujet, il définit le caractère des principaux personnages qui peuvent convenir à tel ou tel artiste de la troupe ; il décrit les scènes importantes, les costumes, les décors et les changemens à vue, et l’on se décide d’après cette explication sommaire, sans connaître un mot du poème. Ce n’est qu’aux répétitions qui ont lieu sur la scène qu’on juge pour la première fois de la vraisemblance, de l’intérêt, du mérite de l’œuvre dramatique qu’on va représenter. Est-il étonnant après cela qu’on nous donne des fables comme les Pêcheurs de Catane ?

C’est M. Aimé Maillart, un musicien de mérite, un artiste sérieux et honorable, qui a eu la faiblesse d’accepter la pièce dont nous venons de parler. M. Maillart, qui est connu par deux ou trois ouvrages qui ont été accueillis avec faveur, surtout les Dragons de Villars, est un de ces hommes pleins d’ardeur, de talent et de bonne volonté, dont il nous serait particulièrement agréable de louer les efforts ; mais il nous est impossible de convenir que, dans les Pêcheurs de Catane, le compositeur n’ait point subi la fâcheuse influence du canevas informe sur lequel il a travaillé. Nous ne dirons rien de l’ouverture, qui manque de caractère, pour signaler le premier chœur que chantent les pêcheurs de Catane, et qui a de la franchise : nous préférons cependant le chœur qui vient après, et qui accompagne la barca.rolle que chante Cecco, l’ami d’enfance de l’héroïne ; mais un morceau tout à fait charmant, aussi bien conçu qu’il est délicieusement accompagné, c’est le quintetto qui succède à la barcarolle de Cecco. La phrase principale, qui est jolie, est ramenée trois fois avec une flexibilité de style qu’on n’avait pas encore remarquée chez M. Maillart. Ce quintetto, qui est aussi musical que scénique, nous paraît être le meilleur morceau de la partition. On remarque encore dans le premier acte une romance pour voix de ténor que débite le triste Fernand, romance parfaitement classique et qui rappelle trop les vieux chefs-d’œuvre du genre, — l’air de danse, qui a de la grâce, la Sicilienne, que chante Nella en s’accompagnant de la mandoline, et toute la scène finale dont les formes sont plus que suffisamment connues. C’est le défaut de la partition que de réveiller trop de souvenirs et de laisser désirer un peu plus d’originalité. Une jolie romance de ténor pleine d’émotion ouvre le second acte : Du serment qui m’engage. Chantée par Fernand, qui n’intéresse personne, la romance est suivie d’une sorte de mélopée dramatique par laquelle Cecco exprime à Nella le sentiment pénible dont son cœur est rempli : Je suis jaloux ! Si M. Balanqué, qui déclame avec talent ce récit, avait une meilleure voix de basse, l’effet qu’il produit serait plus saisissant. J’apprécie fort peu la leçon de vocalise qu’exécute Nella sous prétexte de peindre le vol de l’hirondelle :

Quand l’hirondelle
Revient fidèle
Et de son aile
Chasse les autans.

Ce hors-d’œuvre, qui retarde l’action, ne peut être supportable que dans la bouche d’une cantatrice comme Mme Carvalho, pour qui il a été évidemment composé. Il est temps aussi que les compositeurs nous épargnent ces lieux-communs puérils dont ils ont trop abusé. Quant au finale très bruyant qui termine le second acte, c’est un simple morceau d’ensemble d’une sonorité confuse et exagérée, que la fausse situation des personnages n’explique pas d’une manière satisfaisante. M. Maillart est tombé ici dans un défaut que nous lui avons souvent reproché : il a écrit une page de mélodrame. On peut signaler au troisième acte, qui est le plus faible de tous, un chœur de jolis détails d’instrumentation, et la scène d’agonie, beaucoup trop longue et pas assez saillante pour qu’on ne s’impatiente pas de ce lieu-commun dramatique, devenu impossible depuis le chef-d’œuvre de Donizetti, Lucie. Écrite avec un grand soin et beaucoup de sentiment, la partition des Pêcheurs de Catane, qui renferme plusieurs morceaux distingués, n’affaiblira pas cependant la réputation de M. Aimé Maillart ; nous voudrions pouvoir lui prédire que l’épreuve de la scène sera également favorable à son œuvre. Une élève du Conservatoire sortie cette année de la classe de M. Laget, Mlle Baretti, a débuté par le rôle de Nella, qui ne lui était certes pas destiné dans l’origine. Sa voix de soprano aigu flexible et sa jolie figure l’ont fait bien accueillir, et tout annonce que dans le genre de l’opéra-comique Mlle Baretti pourra obtenir d’honorables succès. Un autre élève du Conservatoire, M. Peschard, qui possède une fort bonne voix de ténor, a fait aussi ses premières armes par le rôle de Fernand, cet insupportable amoureux de deux femmes qui ne sait à laquelle se vouer. La voix de M. Pescharda de l’étendue, assez d’égalité et ne manque pas de charme ; lorsqu’il se sera un peu dégourdi comme chanteur et comme comédien, il ne peut manquer d’être fort recherché.

Il nous faut encore parler de M. Jacques Offenbach. Le destin est plus fort que la volonté des hommes, et, la fable a raison, il est toujours téméraire de dire : « Fontaine, je ne boirai plus de ton eau. » Depuis l’avènement du Papillon à l’Opéra, l’auteur d’Orphée aux Enfers a donné un opéra-comique en trois actes qui répond au nom de Barkouf, et dont la première représentation a eu lieu le 24 décembre. Cette soirée a été curieuse, intéressante, et restera célèbre dans les fastes d’un théâtre où se sont produits depuis un siècle les plus délicieux chefs-d’œuvre de la musique française. De mémoire d’homme et de chien savant, on n’avait jamais rien entendu de semblable, et si je me sers de cette dernière expression, qui peut sembler étrange, c’est que j’y suis autorisé par le héros de la pièce, qui est un chien dogue nommé Barkouf. Tout le monde a trouvé que la musique était admirablement adaptée au sujet, et que M. Offenbach avait pris la nature sur le fait en imitant, de manière à s’y méprendre, les différentes intonations du principal personnage de la pièce de M. Scribe. On ne connaissait pas à M. Offenbach cette veine de pittoresque qu’il vient de révéler si heureusement dans Barkouf. Nous voudrions pourtant garder un peu notre sérieux à propos d’une bouffonnerie qui a étonné jusqu’aux protecteurs de M. Offenbach. On les voyait, tristes et mornes, se renfoncer dans leurs loges, comme s’ils eussent voulu cacher l’impression pénible qu’ils éprouvaient en se disant peut-être : « Voilà donc le ramage de ce beau merle que nous avons élevé à la becquée avec tant de soin ! » C’est qu’il est impossible de s’imaginer, quand on n’a pas entendu la chose, ce que c’est que la musique de Barkouf ! Visiblement embarrassé du cadre où il s’était égaré, M. Offenbach a d’abord essayé de se faire passer pour ermite dans une espèce d’ouverture d’un caractère câlin et pastoral ; mais il a bientôt trahi son incognito par des rhythmes grimaçans et une harmonie qui n’est pas de ce monde. Aussi n’y a-t-il pas eu deux avis, et tout le monde a reconnu la griffe du maître. C’est ce qui explique pourquoi le public, entraîné par l’exemple de ce qu’il entendait, s’est mis à l’unisson de l’œuvre en sifflant comme un beau diable. Telle a été l’issue de la première représentation de Barkouf, qui aura servi du moins à réveiller la conscience publique et à marquer les limites où l’art touche aux tréteaux. Ajoutons, pour l’enseignement de la postérité, que Barkouf a trouvé un éditeur, et qu’il n’y a pas eu dans la presse une seule voix qui ait osé défendre l’œuvre de M. Offenbach, si ce n’est la petite littérature qui relève de son école.

Le Théâtre-Italien, qui se défend le mieux possible contre les difficultés du temps, a donné, le 13 janvier, un nouvel opéra en trois actes de M. Verdi, un Ballo in maschera (un Bal masqué). C’est le dernier ouvrage qu’ait écrit le compositeur lombard, dont la fécondité est à remarquer. Le sujet de la pièce est la mort de Gustave III, roi de Suède, qui fut assassiné dans un bal par Ankaström en 1792. Ce sujet a été traité par M. Scribe et mis en musique par M. Auber, dont l’œuvre commune a été représentée à l’Opéra, sans grand succès, le 27 février 1833. Il est resté de la partition de M. Auber un galop fameux, qui a été bien souvent exécuté sans l’opéra auquel il appartient. L’opéra de M. Verdi était destiné au grand théâtre de Saint-Charles, a Naples ; mais des difficultés absurdes élevées par la censure obligèrent le compositeur et le poète à porter leur ouvrage à Rome, où il a été représenté au théâtre Apollo pendant le carnaval de l’année 1859. Le sujet primitif de la pièce, entièrement imitée du poème de M. Scribe, a été modifié d’une manière fâcheuse par le librettiste italien, M. Somma. La scène ne se passe plus à Stockholm, mais à Boston, et les noms des personnages sont également changés. Il ne s’agit plus d’un fait très connu, de l’assassinat d’un roi de Suède pour des motifs politiques, mais d’un gouverneur de Boston, Ricardo, comte de Warwick, qui séduit la femme de son secrétaire et de son ami, Renato, un créole fort jaloux. Il se noue autour de Ricardo une conspiration quasi politique à laquelle Renato refuse d’abord de prendre part ; mais lorsqu’il apprend que l’ami tout-puissant auquel il a sauvé la vie est l’amant de sa femme, Renato se jette dans les bras des conspirateurs et assassine le gouverneur dans un bal masqué. Ricardo expire lentement sous les yeux des conspirateurs et de son assassin en avouant qu’il a toujours respecté l’honneur de la femme de son ami, et qu’Adelia n’a jamais manqué à ses devoirs.

Tel est le tissu du mélodrame obscur que le librettiste italien a tiré de la pièce de M. Scribe, et dont il a dû défigurer les noms et la donnée historique pour se faire accepter de la censure romaine, qui n’est pas moins intelligente que la censure napolitaine. Quelle misère ! et qu’il a fallu de patience au pauvre peuple italien pour vivre sous de pareils gouvernemens ! Au théâtre de Paris, la scène d’un Ballo in maschera se passe dans le royaume de Naples. M. Mario, qui aspire fortement à descendre du trône de la belle jeunesse qu’il a occupé pendant si longtemps, s’est absolument refusé à porter le costume d’une ville de puritains, comme l’était Boston au commencement du XVIIIe siècle. Et voilà ce que devient la vérité de l’histoire entre les mains des censeurs, des librettistes et des virtuoses italiens ! Encore une fois, M. Richard Wagner a raison de s’élever contre de si monstrueuses licences, et de prétendre que le compositeur ne soit pas condamné à subir les caprices d’un vieux Lindoro.

Nous n’en sommes pas à faire notre profession de foi en ce qui touche le talent de M. Verdi et le caractère général de son œuvre, plus abondante que variée. Nous pensons avoir rendu ici aux qualités incontestables de ce compositeur vigoureux et passionné la juste part d’éloges qui leur revient. Nous sommes si convaincu d’être resté dans la vérité en parlant de l’auteur d’Ernani, de Rigoletto et d’Il Trovatore, que nous poussons l’illusion jusqu’à croire que notre jugement ne sera pas cassé. Quand l’Italie n’aura plus la fièvre et qu’elle pourra envisager de sang-froid l’idole qu’elle encense depuis vingt ans, elle admirera toujours certaines beautés de M. Verdi, sans méconnaître les nombreux défauts qui déparent ses ouvrages. Elle reconnaîtra alors que les réserves d’une saine critique, loin de contrarier l’essor du génie, lui sont un stimulant nécessaire pour agrandir son horizon et pour épurer la forme où il se manifeste. Ne craignons pas de répéter ce que nous avons dit bien souvent ici. Deux choses expliquent le succès exagéré des opéras de M. Verdi : le talent du maître et l’état moral où se trouvait l’Italie lorsque ce chantre des passions extrêmes lui est apparu. L’Italie se préparait alors à accomplir l’œuvre de sa délivrance ; elle voulait être passionnée, remuée, exaltée, et ne voulait plus rire de ce rire bénin, tout domestique, de Cimarosa, ni se laisser aller à l’ironie débilitante de Rossini. Elle trouva dans M. Verdi le musicien qu’il lui fallait, aux accens âpres, aux rhythmes vigoureux, aux mélodies courtes, mais ardentes, aux morceaux d’ensemble pleins d’unissons victorieux, à l’instrumentation fruste, mais puissante et colorée.

Chia l’abitator dell’ombre eterne
Il raucco suon della tartarea tromba,
Treman le spazioso atre caverne.


Il y a de ces intonations-là dans Nabucco, I Lombardi, dans Ernani, Il Trovatore et Rigoletto. C’est ce que voulait l’Italie ; aussi a-t-elle, acclamé le barde qui lui communiquait la sainte fureur dont elle est encore pénétrée. Il n’y a pas d’ouverture à l’opéra d’un Ballo in maschera, mais un simple prélude symphonique auquel s’enchaîne un chœur que chantent les courtisans du comte Ricardo, chœur qui est fort joliment accompagné. Le comte, qui survient et qui prend les nombreuses pétitions qu’on lui présente, exprime dans une romanza que le chœur accompagne le sentiment unique qui le préoccupe, son amour pour Adelia. Sans être remarquable, ce morceau remplit bien la place qu’il occupe. Une scène plus saillante est celle où Renato, l’ami et le secrétaire du comte, lui demande de quel chagrin son cœur est pénétré : il en résulte un air, pour voix de baryton, qui n’a rien de bien nouveau quand on connaît les œuvres de M. Verdi, mais qui produit de l’effet, chanté par l’admirable voix de M. Graziani. Différens personnages viennent chez le gouverneur, et sont annoncés par le page Edgar. On apprend au gouverneur qu’on poursuit une pauvre bohémienne nommée Ulrica. Il s’indigne contre cette intolérance de la justice et demande au page ce qu’il pense de la devineresse. Le page, dans une ballade fort gracieuse, décrit l’aspect sinistre de la bohémienne lorsqu’elle accomplit l’acte de prédire l’avenir. Mlle Battu chante cette ballade avec une vivacité piquante. Le morceau d’ensemble qui termine l’introduction et le premier acte, dans la distribution du Théâtre-Italien, est vulgaire, et laisse au public une impression fâcheuse. À l’acte suivant, la scène est transportée dans une contrée sauvage où la devineresse tient ses assises et évoque les esprits. Trois personnages s’y trouvent réunis, Ulrica, Adelia et Ricardo, ce qui donne lieu à un trio, pour soprano, ténor et contralto, d’un bel effet. Sous la partie de soprano, qui développe en notes simples une phrase ascendante pleine d’émotion, les deux autres parties remplissent l’harmonie, tout en conservant chacune un dessin particulier et significatif. C’est très beau comme conception musicale et très dramatique, et c’est là, quoi qu’on en dise, le vrai problème de l’art. Ricardo, qui désire connaître l’avenir qui l’attend, demande à la devineresse de lui dire franchement ce qu’il doit espérer, en chantant une cantilène gracieuse :

Di’tu se fedele
Il fiutto m’aspetta,


et la réponse du chœur à l’unisson encadre heureusement la petite mélodie. Mais un morceau tout à fait remarquable, c’est le quintette qui vient après pour ténor, deux basses, soprano et contralto. Ulrica, la devineresse, a prédit au comte qu’il mourrait assassiné par un ami. Ce pronostic, qui frappe tous les assistans, n’excite chez Ricardo qu’une folle gaieté et un profond dédain de la crédulité populaire. C’est Ricardo qui prépare le thème du quintette par une phrase pleine de désinvolture :

E scherzo od è follia
Si fatta profezia.


Les deux basses, qui sont deux personnages subalternes, préparent le tissu harmonique, au-dessus duquel plane bientôt le soprano du page Edgar, par quelques notes simples et ascendantes qui forment le fil conducteur de l’ensemble. Le chœur se joint aux cinq voix et ajoute une plus grande sonorité à ce morceau de maître. Ce quintette remarquable est plus beau, aussi dramatique et plus développé que le charmant quatuor de Rigoletto. L’acte se termine par un ensemble ou stretta, comme disent les Italiens, très vigoureux. L’acte suivant, qui est le troisième, transporte la scène dans une autre contrée déserte où s’égare, pendant une profonde nuit, la pauvre Adelia. Elle exprime dans un air fort dramatique, qui rappelle certains passages de la Traviata, les sombres pressentimens de son cœur. Mme Penco chante ce morceau avec une émotion sincère qu’elle communique à l’auditoire. Ricardo survient aussi dans ce lieu désolé, et il résulte de cette rencontre des deux amans un duo passionné dont je remarque particulièrement l’andante. La scène se complique par l’arrivée de Renato, le mari d’Adelia et l’ami dévoué du comte, qu’il vient avertir de la conspiration qui menace ses jours. Il fait toujours nuit, et Renato n’ignore pas que Ricardo est avec une femme, sans se douter pourtant que cette femme est la sienne. De cette situation naît un trio, pour soprano, ténor et baryton, très passionné et qui renferme de beaux effets d’unisson qui sont bien dans la manière connue de M. Verdi. Poussé par les prières d’Adelia et les exhortations de Renato, Ricardo s’est enfui. Adelia, le visage couvert d’un voile, reste seule avec Renato, qu’elle a reconnu, tandis que lui ignore toujours quelle est cette femme que le comte a confiée à son amitié. Lorsque les conspirateurs arrivent tous enveloppés d’un manteau pour tuer Ricardo, ils trouvent Renato, qui défend au péril de sa vie la femme mystérieuse qui est la maîtresse de son ami. C’est alors qu’il reconnaît Adelia, sa propre femme ! Cette situation violente est rendue par un quatuor avec chœur où les conspirateurs se moquent de la mésaventure maritale de Renato, pendant que celui-ci et Adelia poussent des cris de douleur. Les ricanemens des conspirateurs ont paru au public de Paris d’un comique équivoque, et l’effet de ce morceau n’est pas heureux. Le quatrième acte renferme un très bel air pour voix de baryton, dans lequel Renato exprime la douleur qu’il éprouve de se voir trahi à la fois par sa femme et par son ami. La première partie de cet air, qui est dans un mouvement lent, est accompagnée par un dessin de basse continue qui a de la noblesse ; mais la phrase mélodique de quelques mesures qui en forme le complément est d’un effet, délicieux, chantée surtout par M. Graziani :

O dolcezze perdute.


Ce passage plein de mélancolie et de tendresse, où Renato fait un retour sur son bonheur passé, est accompagné par deux flûtes dont les doux soupirs se combinent heureusement avec les sons de la harpe. Ce n’est pas la première fois que M. Verdi tempère la violence habituelle de son style par des échappées de lumière d’une grâce élégiaque. Au trio pour trois voix d’homme où Renato s’engage à prendre part à la conspiration ourdie contre Ricardo succède un joli quintette : c’est le page Edgar qui vient inviter Renato et ses amis au bal que va donner son maître. Il se met alors à décrire la pompe de la fête à laquelle il aura le plaisir d’assister :

Che fulgor, che musiche
Esulteran le soglie.


La phrase qui rend le sens de ces paroles est piquante, et Mlle Battu s’y fait justement applaudir. Le morceau se développe avec entrain et légèreté. Je ne dis rien de la romance que chante Ricardo pour signaler la jolie chanson que dit encore le page au milieu du bal où il est poursuivi par Renato :

Saper voreste
Di che si veste.

« Vous voudriez bien savoir, dit-il, sous quel déguisement mon maître assiste à la fête ? » Et il s’échappe par un éclat de rire plein de fraîcheur et d’heureuse insouciance. Au milieu de la foule des masques, parmi lesquels se trouvent les conspirateurs, Ricardo rencontre et reconnaît Adelia, qui lui dit d’une voix tremblante : « Sauve-toi, ou tu es perdu ! » Le duo qui exprime cette situation renferme quelques beaux élans, et il est accompagné par un air de menuet qui ne manque pas de grâce. Enfin Ricardo est reconnu par Renato, qui le tue d’un coup de poignard, et le comte expire lentement sur la scène en déclarant l’innocence de la femme qu’il a aimée, mais dont il a toujours respecté l’honneur. Il y a encore quelques beaux accens dans cette scène finale.

Je pense avoir relevé avec soin tout ce qui m’a paru un peu saillant dans la nouvelle partition de M. Verdi : — au premier acte, le chœur de l’introduction, l’air de Ricardo avec chœur, l’air de baryton que chante Renato et la jolie ballade du page ; à l’acte suivant, le trio entre la devineresse Elrica, Adelia et Ricardo, la chanson de Ricardo, Di’tu se fedele, et le beau quintette qui suit ; au troisième acte, l’air pathétique de soprano que chante Adelia, le duetto pour soprano et ténor, et le trio entre Adelia, Ricardo et Renato ; au quatrième acte, le bel air de baryton, le quintette de l’invitation au bal, la romance du page, le duo entre Adelia et Ricardo, et la scène finale, qui pourrait être plus saisissante.

Le caractère général de la musique d’ un Ballo in maschera diffère en beaucoup de points de celui qui a fait le succès des opéras connus de M. Verdi. Il est évident que le maître s’est préoccupé de modifier sa manière, et qu’il a essayé de donner à son style brusque, hardi et violent une tenue plus modérée, plus de variété et de souplesse dans l’aménagement des effets qui lui sont propres. L’orchestre particulièrement est traité avec plus de soin. On y sent le désir de fondre les couleurs extrêmes dans un discours plus soutenu et de rattacher les instrumens à vent, — surtout les instrumens en cuivre, dont M. Verdi fait un si grand abus, — aux instrumens à cordes, qui sont le fondement de toute bonne orchestration, par des couleurs intermédiaires et adoucissantes. Si le maître ne réussit pas toujours à accomplir le dessein qu’il se propose, il atteint quelquefois son but, et cela suffit pour constater le désir de mieux faire et pour donner au nouvel ouvrage de l’auteur d’Ernani et d’Il Trovatore un intérêt tout particulier. Cette heureuse modification dans la manière d’écrire de M. Verdi se révèle encore par des essais de marches harmoniques opérées par les basses, par une harmonie moins remplie d’unissons, mais avant tout par la création d’un caractère qui est entièrement nouveau dans l’œuvre de M. Verdi : nous voulons parler du jeune page Edgar. Tout ce que chante cet agréable adolescent est plein de grâce et de fraîcheur. C’est comme un rayon furtif de gaieté qui vient adoucir la figure sévère et effleurer les lèvres frémissantes du compositeur lombard, cet Espagnolet de la musique.

L’exécution d’un Ballo in maschera n’est pas tout à fait ce qu’elle devrait être au Théâtre-Italien. M. Mario est visiblement insuffisant pour le rôle important du comte Ricardo, et les défaillances de son organe enlèvent à cette partie saillante de l’opéra nouveau l’éclat qu’elle devrait avoir. Mlle Battu se tire avec esprit et gentillesse du rôle du page, qui lui est confié, et Mme Penco chante avec énergie les différens morceaux du personnage d’Adelia ; mais c’est surtout M. Graziani qui produit le meilleur effet dans le rôle de Renato, et qui chante le bel air du quatrième acte,

O dolcezze perdute, avec sa voix ravissante et un goût dont il n’avait pas encore donné des preuves aussi évidentes. On peut dire que, si Rubini était né pour chanter la musique tendre et mélancolique de son compositeur favori Bellini, M. Graziani est l’interprète prédestiné de la mélopée ardente et fougueuse de M. Verdi.

Le Théâtre-Lyrique a donné deux petits opéras en un acte, la Madone et Aslaroth, qui n’ajouteront rien à sa fortune, mais d’où, nous voulons tirer une morale qui nous ramène à notre point de départ, à savoir : que toute réputation d’artiste exagérée par des articles de journaux complaisans ne peut tromper longtemps l’opinion publique, qui n’est point aussi crédule qu’on se l’imagine. L’auteur de la musique de la Madone, qui depuis vingt ans poursuit une véritable chimère, doit être plus convaincu que personne de la vérité de ce principe. On rencontre à Paris, errans dans les salons, bien des génies incompris de cette force qui se font chanter des hosanna in excelsis dans les petits et grands journaux, et à qui nous prédisons le même sort le jour où ils oseront sortir de la pénombre qui les dérobe au jugement du vrai public.

P. Scudo.

REVUE DRAMATIQUE


Les Effrontés, comédie En cinq actes, par M. Emile Augier.

La nouvelle comédie que M. Emile Augier vient de faire représenter au Théâtre-Français a le grave inconvénient de ne donner envie ni de l’attaquer ni de le défendre. En entendant les rumeurs qui se sont élevées parmi toutes les tribus de la société parisienne, depuis Dan jusqu’à Barsheba, le lendemain de la première représentation des Effrontés, nous avons cru qu’un nouvel Aristophane nous était né, et nous sommes accouru pour voir si le carnage était aussi complet qu’on le disait. Nous avons été quelque peu désappointé en constatant que les ravages, étaient moins grands qu’on ne nous l’avait assuré, et nous n’avons pu attribuer qu’à une sorte de colère panique les émotions orageuses et contradictoires que le public avait rapportées de la première représentation. On nous avait promis un champ de bataille couvert de morts ; nous nous réjouissions d’avance de l’horreur de ce spectacle dramatique qui nous est si rarement accordé dans notre société chatouilleuse, où les satiriques n’abondent guère, n’ayant pas la chance d’y faire fortune. En conséquence nous avions récité pour la circonstance notre suave mari magno, et nous nous délections à l’idée de contempler du fond de notre fauteuil les infortunes des nombreuses victimes de M. Augier. Ô déception ! nous n’avons pas vu un seul des morts qu’on nous avait promis, et nous n’avons rencontré qu’un seul blessé, l’agioteur Vernouillet, car nous ne prenons pas pour une victime l’amusant Giboyer, dont l’épiderme est trop endurci probablement pour avoir été traversé par les épigrammes de M. Augier. Nous nous attendions aussi à être contraint de prendre parti soit contre les injustices de l’auteur et les intentions qu’on lui prêtait, soit contre ses accusateurs ; à notre grand regret, nous n’avons pas eu l’occasion de sortir de notre froideur, et nous avons partagé pendant tout le temps les impressions que semblait ressentir le public qui nous entourait. Sa curiosité, fort éveillée par tout le bruit qui s’était fait, semblait ce soir-là s’être refroidie dès les premières scènes, et il écoutait avec une attention un peu triste, mais sans étonnement, les dialogues politiques, philosophiques et sociaux qu’il a plu à M. Augier de lui réciter sur la scène sous le nom de comédie. Pas plus que nous, il ne semblait en veine de passion ; son attitude avait l’air de dire qu’il se trouvait moins intéressé dans l’affaire qu’on ne le lui avait annoncé, qu’il ne se sentait aucune envie de croire son honneur atteint par les fourberies de Vernouillet, et que les incartades socialistes de Giboyer et les épigrammes perfides du marquis d’Auberive, lui étant connues depuis longtemps, n’avaient plus le privilège d’éveiller sa susceptibilité. Non, M. Augier n’est pas l’Aristophane que nous avaient annoncé ses amis ; mais il n’a pas non plus l’âme aussi noire que ses ennemis le prétendaient. Il n’a pas commis tous les péchés qu’on lui prête : il n’a pas flagellé injustement la presse pour avoir mis en scène un directeur de journal sans conscience et un journaliste sans conviction, il n’a pas saccagé la bourgeoisie pour avoir flétri un effronté et puni un parvenu qui a trop vite oublié un passé qu’il n’aurait pas dû oublier, il n’a pas démoli la société moderne pour avoir établi entre un marquis légitimiste et un socialiste de bas étage une conversation politique qui ne conclut ni pour ni contre ladite société.

Nous déclarons donc M. Augier à peu près innocent de tous les crimes qu’on lui prête. Cependant, quoiqu’il ne soit pas si noir qu’il en a l’air, il n’est pas sans reproche, et, en y regardant de près, on découvre que les accusations qui ont été dirigées contre lui ne sont pas sans fondement. On l’a accusé par exemple d’avoir attaqué la presse. Formulée d’une manière générale, cette accusation manque de justesse. On ne peut pas regarder la presse comme attaquée, parce qu’il a plu à l’auteur de mettre en scène un journaliste famélique qui gagne son dîner du soir et son gîte de la nuit en vendant à bon compte des anecdotes scandaleuses ornées de titres alléchans. Giboyer est un type vrai qu’on rencontrerait facilement dans les bas-fonds de la presse ; mais, quoiqu’il soit vrai et vivant, il est en vérité si peu journaliste, que c’est à peine si on peut le regarder comme exerçant cette profession. Si on lui demandait pourquoi il se trouve dans le bureau de la Conscience publique, il pourrait en toute vérité répondre qu’il est là par hasard. Il passait, Vernouillet l’a reconnu et l’a prié d’entrer ; si, au moment où il passait, Vernouillet ne s’était pas mis à la fenêtre, l’intéressant Giboyer serait encore à patauger dans la boue fétide qu’il ramasse aujourd’hui précieusement pour en salir les gens qui déplaisent à Vernouillet. M. Augier peut répondre encore avec raison que le vrai représentant de la presse dans sa comédie n’est pas Giboyer, journaliste d’occasion et de hasard, mais M. de Sergines, le publiciste honnête et consciencieux qui se retire de la rédaction de la Conscience publique lorsqu’il s’aperçoit que le directeur du journal fait un trafic des questions à l’ordre du jour. Enfin nous n’avons pas entendu dire qu’il y eût un privilège garantissant les journalistes contre les épigrammes des auteurs dramatiques. Il serait assez singulier qu’on ne pût se permettre contre les journalistes ce qu’on se permet contre toutes les autres classes et toutes les autres professions de la société. Tout cela est vrai, et cependant M. Augier s’est rendu coupable envers la presse d’une grave injustice en lui attribuant un état de choses qu’elle n’a pas créé, et en transportant cet état de choses dans un temps où il n’existait pas. M. Augier s’élève contre l’invasion dans la presse des hommes de finance, et insinue qu’on devrait prendre des mesures afin d’empêcher que la direction des journaux ne tombât entre leurs mains. Nous n’osons pas dire qu’il ait tort : point n’est besoin de réfléchir longtemps pour voir les inconvéniens qui résultent d’une pareille direction. Nous portons tous en toutes choses les préoccupations qui nous sont habituelles, et il est à craindre qu’entre les mains des gens de finance, la question d’intérêt matériel, les affaires personnelles, le jeu de bourse en un mot, ne l’emportent sur la question d’opinion générale et les intérêts de parti. Il est à craindre que la quatrième page n’empiète sur le corps du journal, et que la politique et la littérature ne soient plus que des annexes du bulletin financier et de la feuille d’annonces, de plus en plus envahissante. Toutes ces craintes sont très fondées, et M. Augier a parfaitement le droit de signaler le mal ; mais il sait sans doute comment le mal s’est produit. L’invasion des financiers dans la presse n’est pas un fait spontané ; ce fait a des causes, et, en cherchant bien, peut-être M. Augier les trouverait-il dans une certaine situation politique à laquelle a voulu mettre fin un décret récent : il est un résultat de l’attiédissement des opinions politiques. M. Augier a l’air de présenter ce mal non comme un accident, mais comme inhérent à la constitution même de la presse, comme un mal général qui aurait existé de tout temps. M. Augier sait bien qu’il n’en est rien, et que le fait qu’il signale est tout récent. De quel droit alors vient-il attribuer à la presse d’un régime tombé un état de choses qu’elle n’a pas créé et qu’elle n’a jamais connu ? Pendant toute la durée du régime sous lequel il a plu à M. Augier, on ne sait pour quel motif, de placer la scène de sa comédie, la presse n’a jamais cessé d’être ce qu’elle doit toujours être : la représentation des diverses opinions qui partagent la société. La direction des journaux n’a pas cessé un seul instant d’être ce qu’elle doit être, c’est-à-dire collective et morale, et n’est pas sortie des mains qui doivent toujours la tenir et la garder. En règle générale, il n’y a plus de presse dès que la direction cesse d’être collective et morale, et que l’argent, au lieu d’être un agent, est un souverain, car alors il n’y a plus que des intérêts individuels qui suivent leur loi naturelle et vont où le gain les appelle. Voilà quels sont en matière de presse la loi et les prophètes. Or, pendant toute la durée du régime sous lequel l’auteur a placé l’action de son drame, cette loi a été en vigueur, et l’on n’a jamais eu l’occasion de recourir à l’étrange remède que propose M. Augier pour guérir le mal signalé par lui, l’institution d’un concours de baccalauréat es journalisme et de doctorat es direction. Si Vernouillet avait voulu avoir un organe de ses intérêts à lui Vernouillet, il aurait été obligé de fonder un journal nouveau moyennant cautionnement ; mais, achetant un journal existant déjà, comme il le fait dans la pièce de M. Augier, il aurait été obligé d’accepter les conditions du parti représenté par ce journal. M. Augier n’a donc pas attaqué la presse en elle-même, mais il s’est rendu coupable d’une injustice volontaire envers la presse d’une autre époque, et cette injustice a semblé s’étendre à la presse elle-même dans son présent, son passé et son avenir.

Seconde accusation. M. Augier a-t-il attaqué la bourgeoisie et la société issue de 89 ? — L’accusation a paru d’abord singulière, car M. Augier n’a jamais jusqu’ici manqué une occasion de faire profession publique d’adhésion aux principes, de 89, et il passe généralement pour un libéral de tiers-parti (on aurait dit de centre gauche à l’époque où florissait, d’après lui, le Vernouillet que quelques sceptiques et quelques malveillans se plaisent à placer plus près de nous. Cependant ces professions de foi répétées et ces opinions connues n’ont pu le protéger contre les interprétations les plus contradictoires et les plus singulières. On s’est plu à lui supposer des opinions cachées. Les uns ont vu dans sa pièce des tendances légitimistes, les autres y ont vu des tendances socialistes. Non, M. Augier n’est dans cette nouvelle pièce ni plus socialiste, ni plus légitimiste qu’auparavant ; il n’a pas attaqué la société moderne ni la bourgeoisie, et cependant, chose curieuse, il se trouve que cette nouvelle accusation n’est pas aussi sans quelque fondement. Les opinions contradictoires sur la pièce de M. Augier tiennent à ce qu’il s’est dispensé de conclure. Comme le singe de la fable, il a oublié d’allumer sa lanterne. Cet oubli est-il volontaire ? Voilà toute la question. M. Augier nous dira, il est vrai, qu’il n’était pas obligé de conclure, qu’il n’était obligé, en sa qualité d’auteur dramatique, qu’à rendre fidèlement le caractère et les opinions de ses personnages, et non à prendre la parole en son propre nom, n ayant pas à sa disposition le personnage du chœur antique par lequel cet Aristophane, dont on a rappelé le nom à son sujet, faisait réciter ses parabases. Ici je l’arrête court et je lui dis : « Pardon, vous aviez un moyen ; c’était de charger un des personnages de votre drame de plaider la cause de la société moderne, qui peut se plaindre justement d’être si mal représentée dans votre pièce. Vous nous faites assister à un duel oratoire entre le marquis d’Auberive et le socialiste Giboyer, qui, chacun de son côté, tirent à boulets rouges sur cette société, et entre ces deux ennemis qui plaident habilement et éloquemment, l’un pour la vieille société, l’autre pour une société qui n’existe encore que dans la cité de Néphélococcygie, vous placez, pour représenter et défendre la société moderne et la bourgeoisie française, un vieil imbécile et un effronté qui n’a d’esprit que pour le métier d’escroc. Ils ne trouvent pas un mot à dire pour la défense de la société attaquée, et vraiment je le conçois sans peine. »

La bourgeoisie française a donc jusqu’à un certain point le droit d’accuser M. Augier d’être calomniée par lui, en se voyant si mal représentée et si mal défendue. Il était facile dei trouver pour la société moderne un représentant et un défenseur plus avenans que ces deux spécimens de sottise et d’effronterie. Ce personnage existe dans la pièce, point n’était besoin de l’inventer : M. Augier n’avait qu’à faire clore la discussion par M. de Sergines, qui arrive juste au moment où elle se termine, et à le charger d’exprimer ses conclusions, que je me plais et m’obstine à croire libérales. Pourquoi, imposant silence au bonhomme Charrier, qui ne débite que des platitudes, et à Vernouillet, dont il vient par honneur prendre congé, ne dirait-il pas leur fait aux deux jouteurs politiques ? Il pourrait dire au marquis : Si votre défense entêtée de l’ancienne société et des privilèges attachés au sang signifie seulement qu’il est nécessaire, selon la parole d’un de vos publicistes, qu’il y ait dans une société quelque chose de plus précieux que l’or, je ne vous contredirai pas. S’il ne faut que penser ainsi pour être légitimiste, tous les honnêtes gens seront légitimistes avec vous sur ce point ; mais nous ne nous entendrons plus, je le crains, une fois cette question réservée. Il y a peut-être beaucoup plus de vanité que d’élévation dans le sentiment qui vous anime, car après tout vous avez moins à regretter la réalité que l’apparence de vos privilèges. En droit, vous avez perdu le bénéfice de votre titre ; mais en fait ? La loi ne reconnaît pas de privilège ; mais la réalité qu’elle proclame est illusoire, et la tradition, le souvenir, l’éclat attaché au nom, vous maintiennent en possession de votre ancien pouvoir. Pourquoi vous plaignez-vous tant ? Ne dirait-on pas que les bourgeois vous traitent en parias ? Loin de là, ils vous cèdent partout le pas, qu’ils le veuillent ou ne le veuillent point, dès qu’ils se trouvent en concurrence avec vous, et, soit de bonne grâce, soit en maugréant, ils ne manquent jamais de vous dire, comme vos ancêtres à Fontenoy : « Passez les premiers, s’il vous plaît. » Vos fils l’emportent et l’emporteront longtemps à mérite égal sur les fils de roturiers, et quant à vos titres, que la loi ne reconnaît pas, voilà M. Vernouillet qui vous apprendra cyniquement, si vous ne le savez pas, qu’ils ont une valeur certaine, qu’on pourra évaluer en millions dès qu’il vous plaira. Quant au reproche que vous faites à la bourgeoisie de ne pas payer l’impôt du sang, l’unique impôt (c’est vous qui le dites) que payait l’antique noblesse, je ne sais sur quoi vous le fondiez. Où pensez-vous donc que la France prend ses officiers et ses soldats ? Vous allez vous frottant les mains toutes les fois que vous apprenez un scandale, et vous poussez de toutes vos forces à la dissolution de cette société que vous méprisez. Votre conduite est immorale, et vous me permettrez de trouver que si vous êtes un parfait honnête homme, vous êtes un assez mauvais citoyen. — Puis, se tournant vers Giboyer : Quant à vous, que voulez-vous dire avec votre aristocratie de l’intelligence ? Vous figurez-vous par hasard que vous en faites partie ? Ceux qui font partie de cette aristocratie sont de telle nature qu’en règle générale ils ne réclament rien à la société, et qu’ils perdraient leur temps à la gouverner. Ce mot d’ailleurs, comme il arrive souvent en France, exprime tout simplement d’une manière pompeuse un désir assez modeste. Les Français l’ont employé pour exprimer le vœu d’être administrés aussi bien que possible, et recommander au gouvernement de leur donner les meilleurs préfets qu’on pourrait trouver, sans regarder aux titres qu’ils portent. Ce mot signifie qu’ils aiment mieux être bien administrés par un fonctionnaire roturier que mal administrés par un fonctionnaire titré. C’est l’équivalent du mot qui retentit en Angleterre pendant la guerre de Crimée : the right man in the right place. Ne nous rompez donc plus la tête, et si vous tenez à être un aristocrate d’intelligence, commencez par renoncer au métier que vous faites aujourd’hui.

Tout l’intérêt, de la pièce est dans ces discussions qui remplissent le premier et le troisième acte, lesquels ne sont que de longues conversations qu’on pourrait appeler : Dialogues des vivans sur quelques questions politiques et quelques anecdotes du jour. Il y a des mots heureux et brillans dans ces discussions, mais pleins de trivialité et quelquefois d’un goût douteux. La raillerie de M. Augier à la main solide plus que légère ; elle donne des coups de poing au lieu de donner des soufflets. Le premier et le troisième acte, qui sont les parties capitales de la comédie, n’en sont cependant ni les meilleures ni les plus dramatiques. À notre avis, le second acte, où il expose les ennuis et les contraintes d’une liaison non légalisée, est celui qui fait le plus d’honneur à M. Augier. C’est la même situation que M. Scribe a exposée dans Une Chaîne, mais avec plus d’âpreté, de violence et de vérité. Cependant, même dans ce second acte, M. Augier a commis une erreur inexplicable. Nous trouvons la conduite de M. Henri Charrier bien légère et la marquise d’Auberive bien bonne de ne pas le faire jeter à la porte dès ses premières paroles. Henri s’est rendu chez la marquise pour tâcher de rompre par un stratagème déloyal la liaison qui l’attache à M. de Sergines, aimé de sa sœur. Or la marquise est la propre marraine de Mlle Charrier, elle connaît par conséquent Henri depuis longues années, elle a sur lui une autorité d’amie et presque de marraine : pourquoi donc se conduit-elle avec lui comme une coquette mondaine, et ne l’arrête-t-elle pas dès les premiers mots, si elle n’a pas sérieusement envie de le laisser continuer jusqu’au bout ? L’expédient d’Henri n’est pas heureux, et il ne sert de rien dans la pièce ; il y renonce bien vite, et il a raison de ne pas insister. La scène du bal où la marquise persifle Vernouillet, qui l’a fait insulter dans son journal, et se dresse en face de lui dans toute sa dignité de femme, lorsque Vernouillet essaie de payer d’effronterie et d’insolence, est d’un heureux effet. Il y a vraiment de la noblesse dans le mot de cette femme acceptant publiquement la condition que la vie lui a faite : « Lâche, vous insultez une femme que personne n’a le droit de défendre. » Mentionnons encore au cinquième acte la pantomime désespérée du jeune Charrier, lorsque Vernouillet, qui sollicite la main de sa sœur, repoussé par lui, lui tend un vieux journal où est inséré le procès que gagna autrefois d’une manière infamante M. Charrier père, comme Vernouillet vient de gagner le sien ; cette pantomime est rendue par Delaunay avec beaucoup de naturel et une grande énergie.

Somme toute, la pièce n’est pas, comme on l’avait dit, un progrès de l’auteur ; il a fait aussi bien, et souvent il a fait mieux. Comme drame, elle est décousue, mal jointe, sans aucun plan, sans aucune unité ; comme moralité, elle est équivoque ; âpre et mordante plutôt que sévère et juste. Elle n’est pas assez impartiale pour être une équitable satire de notre société, et elle frappe sur un monde trop restreint pour être une représentation satirique des vices du temps. Aussi frappe-t-elle fort plutôt qu’elle ne porte loin. La pièce répond mal à son titre ; on nous avait promis les Effrontés, et on ne nous en présente qu’un seul, Vernouillet, lequel est insuffisant pour le but que l’auteur se proposait. C’est une légion de Vernouillets qu’il devait nous présenter, des Vernouillets de tout ramage, de tout étage et de tout plumage ; la pièce aurait eu ainsi une importance satirique sérieuse qu’elle n’a pas avec cet unique effronté. Aussi reste-elle, comme satire générale de la société, fort au-dessous d’une pièce célèbre de notre époque : les Faux Bonshommes, qui a le mérite de répondre à son titre et de présenter au choix des spectateurs l’assortiment de mauvais drôles que nous promettait M. Augier, et qu’il ne nous a pas donné.

Émile Montégut.

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