Chronique de la quinzaine - 14 février 1861

Chronique n° 692
14 février 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février 1861.

Constatons avant tout le premier effet, l’effet général qu’a produit en France l’ouverture de la saison politique. On peut dire que le retour des parlemens, des assemblées, s’accomplissant à peu près partout à la même époque dans la portion vraiment civilisée de l’Europe, c’est le passage des ténèbres à la lumière. Le gouvernement public succède alors au gouvernement secret. Qui ne voit les avantages de la publicité ainsi substituée au mystère ? Les gouvernemens rendent compte à l’opinion publique de la politique par eux pratiquée dans l’interrègne parlementaire. L’opinion publique n’est pas seulement éclairée par les communications qui lui sont faites : elle est appelée à jouer un rôle actif, elle juge la politique passée et préjuge la politique future. La perspective de cette reddition de comptes à laquelle il faut nécessairement arriver envers l’opinion a dû ou a pu exercer une influence salutaire sur la conduite antérieure des gouvernemens ; les appréciations que l’opinion est appelée à émettre sur le présent exerceront une influence certaine sur l’avenir. Voyons pour la France quel a été jusqu’à présent le résultat de l’inauguration de la session législative. Deux sortes de préoccupations agitaient diversement l’esprit public parmi nous : les préoccupations excitées par la situation de l’Europe, par la direction ou les résolutions éventuelles de notre politique étrangère, — chapitre touchant lequel nous étions peu informés, ou auquel nous ne comprenions pas grand-chose, — en un mot par la question de paix ou de guerre, et les préoccupations moins vives, il le faut reconnaître, et à coup sûr moins inquiètes, causées, par la situation intérieure, par la question de savoir ce que signifiait au juste et ce que deviendrait à l’usage le programme du 24 novembre. Sur la question extérieure, les révélations qui ont accompagné l’ouverture des sessions en France, en Angleterre, et l’on peut ajouter en Prusse, ont grandement soulagé l’anxiété générale et ont rassuré notablement l’opinion ; sur la question intérieure, nous ne sommes point encore suffisamment édifiés, et nous demeurons dans une incertitude qui entretient la curiosité avec laquelle nous attendons les débats de l’adresse au sénat et au corps législatif.

Occupons-nous d’abord de la question intérieure. Nous le redisons : la portée du décret du 24 novembre reste encore fort vague. Cela ne nous étonne point, et nous croyons en apercevoir la raison. Le décret du 24 novembre n’a fait qu’accroître dans une certaine mesure les prérogatives du corps législatif. Or, selon nous, l’efficacité réelle des prérogatives accrues du corps législatif est subordonnée à deux questions qui ne sont point touchées dans le décret du 24 novembre, à la question électorale et à la question de la liberté de la presse. Dans son discours aux chambres, l’empereur a tracé ce que l’on peut appeler sans manquer au respect l’idéal de la constitution actuelle développée par le décret de novembre. Pour mieux faire comprendre ce qu’est le corps législatif dans l’esprit de la constitution, l’empereur a jugé utile de montrer par comparaison ce qu’il n’est pas. Il a en conséquence évoqué le souvenir de nos anciennes chambres des députés d’avant 1848. Le corps législatif ne ressemble point à ces chambres. Elles étaient élues par le suffrage restreint, le corps législatif émane du suffrage universel ; elles comptaient dans leur sein un grand nombre de fonctionnaires, ce qui donnait au gouvernement une action directe sur leurs résolutions, tandis que le corps législatif né, possède aucun fonctionnaire public. Cette comparaison pourrait assurément donner lieu à quelques observations. Nous ne nous prononçons pas sur la question théorique de savoir s’il n’y a pas dans un pays où la classe des fonctionnaires occupe une si large place une sévérité excessive à exclure absolument les fonctionnaires de la représentation. Sans revenir sur ce point autrefois si ardemment controversé, ne peut-on rappeler que plusieurs officiers de la maison de l’empereur font partie du corps législatif ? Entre leur situation et celle des fonctionnaires, la différence est-elle bien grande ? Si la différence existe, nous serions disposés à l’interpréter à l’avantage des fonctionnaires. L’empereur en effet étant responsable, la nature des choses, l’honneur ne commandent-ils pas aux députés attachés à sa maison, à sa personne, de voter les projets de loi présentés en son nom par ses ministres ? N’est-il pas évident au contraire que, dans les cas douteux où la conscience du député le porterait à donner un vote d’opposition, l’opinion attendrait avec plus de confiance et accueillerait avec plus de faveur un tel vote de la part d’un député magistrat que de la part d’un député chambellan ? Passons sur cette chicane subalterne. On pourrait encore faire remarquer que, la fonction de député étant aujourd’hui rétribuée, l’ancien grief que l’on avait contre la présence des fonctionnaires salariés dans les chambres n’aurait plus de fondement, ou retomberait sur le corps législatif tout entier. On reprochait aussi à l’ancien système de faire pour le député de sa conduite parlementaire un moyen de parvenir aux fonctions élevées. Les députés actuels ne sont pas à l’abri de ce reproche, que nous ne craignons point de déclarer injuste, puisqu’on pourrait en citer plusieurs depuis 1852 qui sont devenus conseillers d’état ou préfets, et dont le passage au corps législatif a été une sorte de stage au seuil de la carrière administrative ; mais, pour déterminer la véritable indépendance et la vraie valeur du corps législatif, il n’est pas nécessaire de s’arrêter à ces minuties : il faut remonter à son origine même, aux conditions qui entourent l’élection, à la façon dont s’exerce le suffrage universel.

Là est la question neuve, la question vivante, qui, sans être indiquée dans le programme du 24 novembre, en sort immédiatement et nécessairement. L’indépendance essentielle du corps législatif est dans l’entière liberté des élections. Ce n’est pas tout de proclamer le suffrage universel comme le principe d’une constitution : le suffrage universel n’est point un dogme idéal ; dès qu’il entre dans la pratique du gouvernement d’un peuple, il a le sort des choses humaines, il peut à l’application subir les influences et les déviations les plus diverses ; malgré la sonorité et le retentissement du mot, la chose peut être profondément altérée. À ne consulter que notre propre expérience, ne connaissons-nous pas des suffrages universels de plus d’une sorte ? Le suffrage universel qui a fonctionné depuis 1848 jusqu’à la fin de la république est-il le même que celui qui a régné ensuite ? Ce qui nous donne, nous ne dirons pas courage, le mot serait ridicule pour nous et blessant pour le pouvoir, mais confiance en posant ces questions, c’est cette phrase du discours impérial : « Le corps législatif est nommé directement par le suffrage universel, et ne compte dans son sein aucun fonctionnaire. » Nous voyons dans cette déclaration, venant à la suite du décret du 24 novembre, une juste raison de compter que l’entière liberté des élections dépend désormais du zèle des citoyens. Nous croyons que le système suivi jusqu’à présent dans les élections devra être amendé sérieusement par l’administration. Deux traits principaux caractérisaient ce système : d’une part la désignation de candidats du gouvernement, de candidats de l’empereur au choix populaire, de l’autre toute l’autorité, toute l’influence de l’administration employée par elle au profit de ses candidats. Les conséquences de ce système sont aujourd’hui connues. Il avait établi dans l’esprit public une étrange équivoque ; aux yeux de la foule, privée des lumières d’une presse libre, le fait de la désignation de la candidature gouvernementale se confondait presque avec une nomination indirectement accomplie par le gouvernement. De là d’un côté des abus d’influence administrative qui ont été plus d’une fois signalés, et l’indifférence en matière électorale se propageant parmi les esprits indépendans, qui sont la sève des pays libres, et au sein des populations. Les uns manquaient de ressort pour tenter une lutte inutile, les autres s’abstenaient de donner à un résultat qu’ils supposaient décidé d’avance un concours qu’ils croyaient superflu. Çà et là quelques efforts isolés essayaient de remuer cette inertie. Alors on voyait s’engager des polémiques d’où sortaient des révélations peu édifiantes sur nos mœurs et nos pratiques électorales. À propos d’un de ces épisodes qui donna lieu à un procès scandaleux, un avocat, un orateur célèbre, membre aujourd’hui du corps législatif, M. Jules Favre, put s’écrier : « Voilà, un des fragmens du miroir brisé où la France peut se contempler. » Depuis, d’autres informations ont été portées devant le public à la suite d’autres luttes, et il est remarquable qu’à mesure que l’esprit public tend à renaître, les pièces de l’instruction de nos pratiques électorales se multiplient ; d’autres fragmens du miroir brisé dont parlait M. Favre se retrouvent et se rapprochent ! Nous avons en ce moment sous les yeux deux documens de ce genre : la protestation de M. Léonce Guiraud contre l’élection de M. Dabeaux dans l’Aude, et un mémoire adressé au conseil d’état par M. Clapier à l’appui du pourvoi contre l’arrêté du conseil de préfecture qui a repoussé la protestation relative aux élections municipales de Marseille. Si les faits rapportés dans ces documens étaient exacts, s’il était vrai par exemple que dans l’Aude certains maires se fussent permis, dans le dépouillement des votes, le sans-façon que M. Guiraud leur reproche, s’il était vrai qu’à Marseille on eût fait voter les douaniers et les employés de l’octroi par escouade sous l’œil et le commandement de leurs officiers, que l’on eût distribué de faux bulletins et fait voter de faux électeurs, il faudrait reconnaître qu’une des plus pressantes nécessités de notre régime politique serait d’inculquer dans certaines régions administratives le respect du suffrage universel. On ne respecte pas le suffrage universel quand on l’altère, quand on le violente, quand on affecte de le guider impérieusement par l’emploi des influences administratives, quand on ne le place pas dans les conditions où il peut agir avec le plus complet discernement et la plus entière liberté. À quoi servirait à l’empereur de constater avec orgueil qu’il n’y a point de fonctionnaires dans le corps législatif, si la part prise par les agens du pouvoir aux élections était telle que les députés pussent passer, même à tort, pour être nommés indirectement par le gouvernement ? Qu’aurait-on gagné à écarter les fonctionnaires de la chambre, si au sein du corps électoral une partie des fonctionnaires pouvaient appliquer à la direction du suffrage toute la force qu’ils tiennent du pouvoir exécutif, et si l’autre était contrainte de se prêter avec docilité à une direction semblable ? Le mal ne serait que déplacé ; on n’aurait fait que le refouler sur le point où ses ravages seraient le plus déplorables, c’est-à-dire dans l’organe suprême de la souveraineté, dans la source des pouvoirs publics.

Mettre en relief et entourer de garanties le principe de la liberté électorale est le premier devoir du corps législatif, car son honneur et son crédit autant que son indépendance y sont attachés. L’on est autorisé à croire que plus le corps législatif apportera de vigilance et de zèle dans la défense de la liberté électorale, mieux il répondra aux intentions du gouvernement, telles qu’on peut les lire dans l’interprétation naturelle et loyale des paroles de l’empereur. La liberté de la presse est si étroitement liée à la liberté électorale et à l’action organique du suffrage universel, qu’il est impossible, que le corps législatif la passe sous silence dans la discussion de l’adresse. Les principes et les intérêts sur lesquels s’appuie la liberté de la presse sont nombreux et divers. Pour que les journaux soient libres, il faut qu’ils puissent prêter des organes à tous les intérêts et à tous les droits légitimes qui existent dans le pays. Ce n’est donc pas sur le système répressif qui la régit que l’on doit décider si la presse est où n’est pas libre ! La première condition de la liberté des journaux, c’est que les citoyens soient libres de fonder des journaux en satisfaisant aux règles égales et communes établies par la loi. Lorsque la création d’un journal dépend d’une autorisation ministérielle, la presse est sous le régime du privilège et du monopole : il peut arriver, il arrive infailliblement que des intérêts légitimes, des causes légales, viennent à manquer des organes qui leur seraient utiles ou nécessaires. Cela s’est vu depuis la législation de 1852 : si d’une part des intérêts personnels peu estimables ont pu parfois se servir des journaux existans, si le type d’un Vernouillet a dû, dans la comédie à la mode, paraître vrai au public, tout le monde sait qu’il a été impossible, dans la constitution actuelle de la presse, à des intérêts considérables et respectables, ayant de profondes racines dans le pays, qui avaient été longtemps regardés comme se confondant avec des intérêts publics de premier ordre, d’exposer, de soutenir, de défendre leur cause par la voie des journaux. Nous faisons allusion aux intérêts protectionistes. Nous ne sommes point protectionistes, avons-nous besoin de le dire ? mais nous avons rougi pour notre pays, nous avons regretté pour la cause de la bonne économie politique, que la législation de la presse ait mis des opinions sincères, des intérêts si nombreux et si divers, dans l’impuissance de faire entendre publiquement leur voix dans la presse parisienne au moment où des décisions si graves étaient prises contre le système protecteur. Si, dans l’ordre des affaires matérielles, on a pu se convaincre qu’il était regrettable que la liberté des journaux fît défaut, combien cet état de choses n’est-il pas plus durement ressenti dans l’ordre des intérêts moraux et politiques ! Le journal n’est pas seulement un indispensable moyen d’information et un moyen puissant d’éducation populaire, il peut être surtout un organe vital d’association pour les idées comme pour les intérêts. C’est même, dans l’état de notre civilisation, l’instrument d’association à la fois le plus efficace et pour l’ordre public le plus inoffensif. Chaque jour, par le journal des milliers d’intelligences sont rapprochées et mises en communication ; elles savent que les impressions qu’elles en reçoivent sont partagées, elles sentent qu’elles marchent vers un but commun avec une association d’amis inconnus ; elles puisent dans ce sentiment une force contre l’ennui, la stérilité, le désespoir de l’isolement individuel ; elles.se fécondent à ce contact invisible ; elles agissent, elles vivent. Dans un pays comme la France, placé entre deux conditions sociales dont tout le monde s’accorde à signaler le péril et à déplorer l’excès, — d’une part une centralisation absorbante, de l’autre l’émiettement des individus en poussière, — vouloir entraver ce moyen de combinaison, de rapprochement, d’association, que le progrès de la civilisation a mis si naturellement à notre portée dans la liberté des journaux, nous paraît un contre-sens incompréhensible. L’anomalie est encore plus extraordinaire, si l’on se place dans l’esprit de nos institutions, si l’on reconnaît et si l’on respecte le principe du suffrage universel. Quoi ! en masse nous sommes le peuple souverain, et pris individuellement ou par groupes homogènes, nous, fractions du souverain, nous n’avons pas le droit de nous éclairer à notre guise, de nous informer aux sources qui nous plairaient, d’échanger nos idées avec ceux qui pensent comme nous, de nous concerter par une voie qui ne fait courir aucun danger à l’ordre public ! Le journal qui nous conviendrait, qui nous serait nécessaire, demeurera un rêve, si un ministre ne lui donne pas la permission d’exister ! Ou il faut renoncer à toute logique, ou nous devons reconnaître que nous sommes des souverains dépourvus du principal attribut de la souveraineté. Privé de la liberté de la presse, le suffrage universel perd son organe essentiel. La liberté de la presse aura assurément d’éloquens avocats dans la discussion de l’adresse du corps législatif. L’argument de droit leur sera fourni par le principe du suffrage universel ; l’argument de fait leur sera donné par les refus qui ont récemment, accueilli plusieurs demandes d’autorisation adressées au ministre de l’intérieur. Un de ces solliciteurs malheureux, M. C ; -L. Chassin, vient de mettre le public dans la confidence de sa mésaventure. Il a donné là un bon exemple. Il est bon, dans une juste cause, d’enregistrer et de compter ses défaites, par chacun de ces revers est un pas accompli vers le triomphe final.

Nous avons parlé des deux questions intérieures que nous avons le plus à cœur : la liberté des élections et la liberté de la presse. Elles effacent toutes les autres, car la solution qu’elles recevront déterminera le caractère du rajeunissement donné aux institutions, actuelles par le décret du 24 novembre 1860. Nous espérons d’ailleurs que ce mouvement de progrès imprimé à la constitution, lors même qu’il serait moins rapide que nous ne le voudrions, hâtera le moment des solutions libérales. Le gouvernement, au surplus, a montré, par le rapport sur la situation de l’empire, et surtout par les documens diplomatiques qu’il a soumis aux chambres, qu’il veut donner aux débats de l’adresse une base sérieuse. Nous n’examinerons point ce vaste inventaire de la situation du pays, où chaque département ministériel a fourni son contingent. Les divers articles de ce long message à la façon américaine ne présentent point un égal intérêt. Parmi les chapitres qui concernent l’intérieur, l’exposé financier est celui auquel on s’attache de préférence. Les chambres ne sauraient faire un meilleur usage des loisirs que nous donne la paix générale, assurée au moins pour cette année, que de tirer notre situation financière au clair. Si l’on ne regarde qu’aux budgets ordinaires, le rapport serait plus satisfaisant qu’on ne s’y serait attendu, puisque le budget de 1862 sera présenté en équilibre ; mais les données manquent pour estimer l’importance des crédits extraordinaires. Un aperçu des sommes probables auxquelles ces crédits s’élèveront pour les années 1860 et 1861 serait nécessaire pour qu’on pût se rendre un compte précis de la situation financière. Un aperçu semblable sera sans doute présenté pendant la discussion de l’adresse par celui des ministres sans portefeuille qui sera chargé de parler sur les finances. Quoi qu’il en soit, on doit, dans le corps législatif, faire ses préparatifs pour donner cette année au pays une discussion approfondie, complète et claire du budget.

Parmi les communications faites aux chambres par le gouvernement, celles qui sont relatives aux affaires étrangères dépassent naturellement en importance toutes les autres, et ce sont celles sur lesquelles devait avant tout se porter la curiosité publique. La première impression que l’on a reçue de la lecture de ces dépêches a inspiré généralement la confiance dans le maintien de la paix. On s’est convaincu à l’examen de ces pièces que la paix est l’objet des vœux sincères des diverses puissances, et l’on a considéré comme un gage significatif donné au maintien de la paix le memorandum adressé par M. Thouvenel au cabinet russe au moment de l’entrevue de Varsovie. Le premier article de ce mémorandum : « Dans le cas où l’Autriche serait attaquée en Vénétie, la France est résolue à ne donner aucun appui au Piémont, » ne plaçait pas seulement la France hors de cause dans la perspective d’une nouvelle lutte entre l’Italie et l’Autriche ; elle était le frein le plus puissant qui pût être mis aux aventureuses impatiences de la péninsule. La France par là défendait au Piémont de tenter une agression en Vénétie. Devant cette interdiction, il était impossible qu’un homme aussi avisé dans ses audaces que l’est M. de Cavour n’ajournât pas indéfiniment toute entreprise nouvelle contre l’Autriche. L’engagement catégorique pris par la France vis-à-vis des souverains réunis à Varsovie succédant à cette fameuse note du mois d’août, où lord John Russell recommandait si vertement à M. de Cavour de ne point toucher à la Vénétie, c’était plus qu’il ne fallait pour rendre sage le cabinet piémontais. Toutes les communications échangées par les puissances réunies à Varsovie relativement au mémorandum français ont abouti aux conclusions les plus satisfaisantes pour nous. L’Autriche résignée écartait d’elle-même cette perspective d’une attaque du Piémont que laissaient voir les quatre points français. La Prusse ne cachait pas son contentement ; elle nous savait gré de notre modération, lorsque M. Thouvenel avait donné l’assurance que la France n’entendait pas considérer les arméniens de précaution que pourrait faire la confédération germanique dans l’éventualité d’une guerre éclatant entre le Piémont et l’Autriche comme incompatibles avec l’abstention que la France exigeait de l’Allemagne. La Russie, dont il serait injuste de méconnaître les bons offices dans cette transaction, était enchantée d’avoir, en nous rendant service, assuré le maintien de la paix entre les grandes puissances. Quant à la France, elle pouvait définir parfaitement, dans une dépêche adressée par M. Thouvenel à M. de Montebello, l’attitude qu’elle comptait garder devant la révolution italienne. « Nous n’approuvons pas tout ce qui se passe en Italie ; notre conscience désavoue les moyens employés, et notre raison, d’un autre côté, ne nous permet pas de nous y faire les champions des régimes détruits. Que sortira-t-il de là ? Nul ne le sait, et il serait téméraire de se tracer d’avance une conduite arrêtée. Consacrer tous ses efforts à prévenir une guerre générale et désastreuse pour la civilisation, tâcher que les grandes puissances de l’Europe, grâce à une entente intelligente et loyale, préparent une solution à de redoutables problèmes, voilà à mon avis le but que doivent se proposer les cabinets, et l’œuvre à laquelle nous sommes prêts à concourir. » Ces sages paroles étaient écrites le 27 octobre ; à la fin de décembre, elles avaient rallié à la même conduite toutes les grandes puissances continentales. Russie, Prusse, Autriche s’entendaient avec nous sur ce point ; elles convenaient avec nous que les circonstances ne permettaient pas de fixer les termes d’un accord qui pût fournir à un congrès les bases d’un arrangement des affaires d’Italie. Maintenir entre soi les bons rapports et ne rien faire qui pût ajouter aux complications, cette résolution commune à laquelle arrivaient les quatre puissances continentales et à laquelle les avait conduites le mémorandum de M. Thouvenel n’était pas seulement un succès honorable pour notre diplomatie, c’était un résultat heureux pour l’Europe, à qui il devait rendre la sécurité en lui présentant une puissante garantie de paix. Lorsque M. de Cavour connut le dénoûment de cette transaction, qui se terminait à la fin de l’année dernière, il prit nettement et fermement son parti de la paix. Un doute subsistait encore dans les esprits : M. de Cavour serait-il assez puissant en Italie pour y contenir les élémens révolutionnaires ? La question paraît aujourd’hui tranchée par les élections italiennes. Les nécessités de la situation seront comprises par la grande majorité des Italiens, et M. de Cavour, soutenu par une majorité éclairée et modérée, pourra tourner cette année toute l’application de l’Italie sur elle-même, sur l’organisation de ses ressources, sur le travail de fusion qu’elle doit maintenant accomplir entre ses populations si récemment réunies.

Tel est, parmi les divers épisodes éclairés par les dépêches publiées dans le livre jaune des affaires étrangères, celui sur lequel nous nous arrêtons le plus volontiers. D’abord il en est sorti cet heureux résultat de la paix assurée pour cette année, et il est permis d’espérer que l’influence favorable de la sécurité qui nous est ainsi rendue pourra s’étendre plus loin encore ; ensuite on est autorisé à y voir un effet marqué de l’influence de la France ; enfin ce succès diplomatique a été obtenu par des moyens simples et droits qui ne laissent aucun regret mêlé à l’estime que l’on ressent pour l’habile négociateur français. Nous ne rappellerons pas les autres épisodes ; il en est deux néanmoins qui, dans les circonstances actuelles, offrent un vif intérêt. Nous voulons parler des affaires de Rome et des affaires de l’Italie méridionale. Nous n’avons plus grand’chose à dire du rôle joué par la France dans ces transactions. Nous y avons eu, on le sait, une position qui parfois a paru un peu fausse, et qui, dans tous les cas, a été souvent pénible : l’application, les bonnes intentions, les habiletés de style du ministre français ne peuvent nous le faire oublier. Il y a là des contradictions que nous ne sommes point assez fins pour concilier entre le principe de non-intervention professé par nous et la façon dont nous le pratiquons. Nous n’avons jamais été partisans de l’occupation de Rome par nos troupes ; mais, puisque notre drapeau était là, nous avons vu avec une amertume extrême qu’on l’y fît assister à l’invasion des Marches et de l’Ombrie par les Piémontais. Nous ne faisons pas de l’intervention quand nous occupons Rome, et non-seulement Rome, mais le patrimoine de saint Pierre ; nous n’en faisions pas quand nous faisions reculer poliment certains corps piémontais au-delà des lignes que nous nous étions tracées ; nous n’en aurions pas fait lorsque nous étions décidés, si seulement l’Angleterre eût voulu joindre son escadre à la nôtre, à empêcher Garibaldi de passer de Sicile en terre ferme ; nous n’en avons pas fait non plus en gardant pendant quatre mois notre escadre devant Gaëte, et nous en aurions fait si nous eussions averti les Piémontais que nous ne pouvions pas leur laisser passer la Cattolica… Nous sommes trop délicats ou nous ne sommes point assez subtils pour distinguer ces nuances. Il y a surtout dans ces événemens un moment déplaisant : c’est celui où le ministre des affaires étrangères oppose, par une circulaire aux agens diplomatiques, un démenti explicatif à une calomnie fondée sur des paroles attribuées au général Cialdini, et qui tendaient à faire croire que l’empereur, à Chambéry, avait donné son approbation au plan de l’invasion des états romains par les Piémontais. C’était sur des hypothèses bien différentes des prétextes qui furent donnés à l’entreprise piémontaise que l’empereur avait été appelé par les envoyés sardes à se prononcer. On ne voit pas sans un fâcheux étonnement les paroles d’un souverain ainsi travesties par la jactance indiscrète de ceux qui ont eu l’honneur de l’approcher.

Mais cette partie du recueil des documens diplomatiques s’applique à des faits consommés, et sur lesquels il est maintenant oiseux de revenir. On y peut lire cependant avec intérêt et avec profit les causes intimes de la chute des pouvoirs qui ont succombé. La cour de Rome n’est-elle pas victime de son immuable fatalisme, de sa résistance à toute réforme, à toute concession opportune, bien plus encore que de l’agression piémontaise ? Le malheureux roi de Naples, que sa résistance à Gaëte a rendu l’objet de toutes les sympathies, n’a-t-il pas succombé sous la démoralisation et la corruption qu’avait entretenues l’absurde et malfaisante politique de son père plutôt que sous les coups des bandes garibaldiennes ? Il y avait un principe intime et irrémédiable de mort en Italie dans tout ce qui est tombé devant le Piémont et le mouvement unitaire. On en demeure convaincu à la lecture des dépêches des ministres de France à Rome et à Naples. Quels que soient donc les regrets que l’on doive à de respectables infortunes, quel que soit le blâme que méritent quelques-uns des moyens qui ont été employés par la politique italienne, les esprits sensés doivent prendre leur parti de ce qui est irrévocablement accompli, ne songer qu’à ce qui est possible dans l’avenir et cesser de s’épuiser en récriminations rétrospectives. Quelques anciens libéraux français, qui semblent avoir perdu la tradition de l’esprit politique et l’instinct des opinions de toute leur vie, feraient bien de ne point se laisser emporter à la dérive sur les épaves des naufrages qui viennent d’avoir lieu en Italie. Certes ce n’est point à ceux qui se sont associés avec élan à la révolution de 1830, ce n’est point à ceux qui ont travaillé avec foi à faire sortir de cette révolution un gouvernement libéral et régulier, de décourager en Italie, malgré les incorrections d’un début fatalement tumultueux, une tentative semblable, à laquelle concourent de nobles passions nationales, de hautes intelligences, de fermes et probes caractères. Nous reconnaissons que l’inertie où est tombée depuis dix ans en France la vie politique a dû enlever aux esprits, dans l’appréciation des questions extérieures surtout, l’aplomb, l’assurance, la justesse. Il y a pourtant un signe qui ne trompe pas et qui devrait suffire pour remettre dans leur voie les libéraux hésitans. Tous les partis libéraux en Europe sont solidaires ; si nous voulons ne point nous égarer dans nos jugemens sur la cause que nous devons aider en Italie, nous n’avons qu’à regarder celle qui a les sympathies des libéraux dans les pays où la vie politique est demeurée active. En Angleterre, en Belgique ; le libéralisme soutient la cause italienne. En Allemagne même, ne venons-nous pas de voir le parti libéral donner à cette cause un témoignage décisif de sympathie ? M. de Vincke ne vient-il pas de faire voter à une chambre prussienne une déclaration qui répudie toute idée d’antagonisme entre l’Allemagne et l’Italie dans sa constitution nouvelle ? Des libéraux qui, en France, ne feraient pas des vœux pour que l’Italie assure son avenir par les libres institutions qui lui ont été déjà si utiles feraient schisme avec le libéralisme européen, et paraîtraient désavouer leurs principes.

Le grand événement de l’Allemagne a été dans ces derniers temps l’amendement de M. de Vincke à l’adresse de la chambre prussienne. D’abord, dans la commission de l’adresse, M. de Vincke, avait essayé d’obtenir une rédaction plus forte que celle que la chambre vient d’adopter : il y disait que l’unité de l’Italie est un intérêt européen. Cette rédaction n’avait été repoussée dans la commission qu’à la majorité d’une voix. M. de Vincke l’a présentée à la chambre sous une forme différente : « La chambre déclare qu’il ne serait de l’intérêt ni de la Prusse ni de l’Allemagne de s’opposer à la consolidation progressive de l’Italie. » L’Italie sans doute a le profit de cette déclaration, qui n’a été combattue par M. de Schleinitz qu’en des termes qui n’impliquaient aucune hostilité contre le mouvement italien ; mais la manifestation de M. de Vincke n’est pas née seulement d’un sentiment d’affection internationale, le sentiment anti-autrichien y est pour une grande part. Il faut reconnaître que tous les hommes éminens du parti libéral n’ont point suivi M. de Vincke dans son hostilité contre l’Autriche. Un membre très judicieux du parti démocratique, répondant aux préoccupations de ceux qui croient que l’hégémonie prussienne hériterait de tout ce que perdrait l’Autriche dans la confédération, leur a fait observer que l’écroulement de l’empire d’Autriche ne laisserait point un vide absolu, et que ses provinces allemandes se réuniraient à l’Allemagne méridionale, tandis que ses autres provinces formeraient un état slave dont le voisinage ne serait point commode pour la Prusse. La sagesse serait que la Prusse pût former une alliance sincère avec l’Autriche, mais avec cette Autriche régénérée dont M. de Schleinitz a parlé. La régénération de l’Autriche, voilà le problème ardu qui se dresse devant l’Allemagne et devant l’Europe. L’Autriche pourra-t-elle se régénérer ? Qui oserait le prédire en ce moment ? Elle traverse en effet l’épreuve la plus critique, placée entre un régime qui vient d’être aboli et des institutions nouvelles qui sont en préparation, dont elle n’a point encore coordonné l’ensemble, et qui vont fonctionner au milieu des difficultés les plus graves. L’Autriche avait été jusqu’à présent une véritable fédération de populations hétérogènes, dont le lien était un pouvoir politique absolu, servi par une armée imposante. Il s’agit d’en faire une fédération ayant pour lien un système représentatif nouveau et compliqué. Même dans des confédérations qui parlent la même langue, et dont toutes les parties sont régies par des institutions locales analogues, on voit, par l’exemple actuel des États-Unis, combien l’unité est difficile à maintenir à travers l’antagonisme acharné des intérêts et des passion rivales. On dirait en cet instant qu’une seule force, la force centrifuge, agisse sur les élémens de l’empire autrichien : la force de cohésion sera-t-elle dans le statut que prépare en ce moment M. de Schmerling, qui s’applique avec une énergie digne du succès à concilier dans les nouvelles institutions les garanties de la liberté avec l’unité de l’empire ?

Ce qu’on peut dire de mieux de la situation des États-Unis telle que la font entrevoir les dernières nouvelles, c’est que le conflit violent, la lutte armée entre les états séparatistes et le pouvoir fédéral ont été ajournés, et que l’on peut espérer que l’on maintiendra jusqu’à l’inauguration du nouveau président cette trêve dont nous parlions il y a quinze jours. C’est beaucoup dans la crise politique traversée par l’Union de gagner du temps pour la paix. Il semble que ce temps doive profiter aux pensées de transaction et de compromis. Déjà en effet un des états les plus importans de l’Union, la Virginie, intermédiaire naturel par sa position géographique entre le nord et le sud, cherche à s’interposer entre les deux partis extrêmes. Un de ses citoyens les plus distingués, l’ancien président Tyler, a pris l’initiative de cette œuvre de conciliation. Il est pourtant difficile de comprendre, de ce côté de l’Atlantique, sur quelle base on pourrait s’accorder. Le sud veut plus de garanties qu’il n’en possédait pour la conservation du droit de propriété appliqué à l’esclavage ; les états du nord sembleraient tout au plus disposés à rétablir l’ancien compromis du Missouri, que le sud lui-même avait répudié comme insuffisant.

L’Angleterre, par la bouche de la reine, a témoigné pour les États-Unis, dans cette perturbation qui met en question leur existence, une sympathie qui n’était point seulement remarquable par la noblesse du langage, mais par la sincérité du sentiment ; les inquiétudes que la crise d’Amérique inspire au commerce anglais sont assurément plus vives que celles que la situation du continent peut lui causer. L’opinion anglaise a paru accueillir avec satisfaction l’exposé que lord John Russell a présenté de sa politique étrangère dans la discussion de l’adresse. Le cabinet anglais a eu cet avantage d’être tout d’une pièce dans sa politique italienne, d’avoir vu se réaliser purement et simplement ce qu’il désirait, et d’avoir satisfait le public, dont il suivait l’impulsion. Quelques coups de boutoir lancés à l’adresse de la politique française avec cette raideur naïve et cette simplicité altière qui caractérisent lord John Russell n’ont pas peu contribué aux applaudissemens que lui ont donnés ses compatriotes ; mais pourquoi lui en garderions-nous rancune ? Lord John est aussi fervent que nous dans son attachement à la paix ; il fait des vœux pour que nous ayons un souverain aussi peu ambitieux que Louis XV et un ministre aussi peu belliqueux que le cardinal de Fleury. Il nous harcèlera sans doute un peu sur l’occupation de Rome ; mais peut-être une de ces brochures qui, selon son mot, sont devenues de nos jours des événemens lui donnera-t-elle bientôt satisfaction. Au demeurant, il est devenu plus coulant sur l’affaire de Syrie, et a fini par accepter la conférence, dont la réunion est annoncée pour un jour de la semaine prochaine.

E. Forcade.


REVUE MUSICALE.


Le théâtre de l’Opéra-Comique vient de faire une bonne rencontre, il a trouvé ce qu’il cherchait en vain depuis bien longtemps, ce que cherchent tant de gens et tant d’administrations, un succès, mot magique qui ouvre toutes les portes, adoucit tous les cœurs, talisman redoutable à qui rien ne résiste, surtout en France. Ayez du succès, n’importe de quelle nature il soit, et vous serez recherché, courtisé, choyé, aimé peut-être, au moins pendant toute une semaine. Le succès que nous sommes heureux d’annoncer aujourd’hui est le résultat de trois facteurs : de M. Auber d’abord, qui a fait la musique, de M. Scribe, qui a tracé le canevas et écrit les paroles, et du public parisien, qui s’est montré ce qu’il est souvent, intelligent, courtois et plein de bon vouloir pour le compositeur délicieux qui l’amuse et le charme depuis quarante ans. Oui, avant le lever du rideau, le public qui assistait à la première représentation de la Circassienne au théâtre de l’Opéra-Comique avait décidé que l’auteur de trente chefs-d’œuvre, que le musicien délicat, facile et élégant qui a le mieux exprimé la grâce, la galanterie aimable et l’esprit parisien dans ce qu’il a de plus fugitif et de plus séduisant serait l’objet d’un respect mérité, et qu’on le traiterait comme l’enfant chéri de la maison. Les choses se sont passées comme le public l’avait décidé, et rien n’y a fait, ni l’imbroglio souvent nuageux de M. Scribe, ni des situations scabreuses qu’on, n’aurait pas tolérées dans une autre circonstance, pour empêcher le succès de la Circassienne, dernière production d’un musicien fertile en miracles, et qui vient de prouver, à l’âge de quatre-vingts ans, qu’il n’y a que les sots qui vieillissent.

Il n’est pas facile de conter au lecteur l’histoire d’un officier russe, nommé Alexis Zoubof, qui, se trouvant en garnison dans un village lointain, au pied du Caucase, s’ennuie et ne sait de quelle manière passer son temps. Pour alléger le poids des heures qui s’écoulent si lentement, Zoubof raconte à ses camarades, réunis en cercle autour de lui, qu’en sortant des pages, où il a été élevé à Saint-Pétersbourg, il reçut une lettre d’une grande dame qui habitait un château à la campagne. Elle lui disait que, se trouvant seule pour le moment et ayant besoin d’une dame de compagnie, il serait facile à un jeune homme encore imberbe de se présenter chez elle sous un déguisement féminin, sans éveiller le moindre soupçon. Zoubof accepte la proposition, s’habille en femme et se rend chez la comtesse. Là survient bientôt un général russe, beau-frère de la comtesse, une espèce de brute à demi sauvage qui n’a jamais rien aimé, et qui s’éprend pour le jeune page travesti d’une passion furieuse. La comtesse se voit forcée de faire disparaître Zoubof le plus tôt possible. Telle est l’histoire que raconte à ses camarades le lieutenant Alexis Zoubof, lorsqu’arrive de Saint-Pétersbourg le peintre de la cour, Lanskoï, un boute-en-train et un ami de Zoubof. On s’embrasse, on s’explique sur les motifs de cette heureuse rencontre, et on décide que, pour passer agréablement le temps, on n’a rien de mieux à faire que de jouer la comédie. — Quelle comédie pourrait-on jouer, sans décors, sans costumes et sans femmes ? — J’en ai une là, répond Lanskoï, qui vient de Paris ; c’est une comédie en un acte de Marsollier, musique de Dalayrac, et à deux seuls personnages, intitulée Adolphe et Clara. — C’est une idée admirable ! s’écrie-t-on, et le lieutenant Zoubof a toutes les qualités nécessaires pour représenter le rôle de Clara. La gageure est acceptée, et au moment où le lieutenant Zoubof revient sur la scène, habillé en femme, il se trouve face à face avec le général Orsakof, qui vient inspecter l’armée du Caucase. Ce général est précisément celui qui est devenu amoureux de la prétendue dame de compagnie de sa belle-sœur. Il la retrouve dans le lieutenant Zoubof, déguisé en Circassienne, et cette rencontre va donner lieu à une complication d’incidens qui est le fort et le faible de l’imaginative de M. Scribe. Toute la scène du second acte se passe dans le sérail d’un prince du pays, Aboul-Kazim, où la fausse Circassienne est conduite prisonnière ainsi qu’une nièce du général Orsakof, la belle Olga, dont le lieutenant Zoubof est amoureux depuis longtemps. Cet amour, qui est du reste partagé, double l’intrigue de la pièce, qui se dénoue, tant bien que mal, par le mariage de Zoubof, devenu colonel, avec la nièce et la pupille de cet imbécile de général Orsakof, qui jusqu’à la fin reste épris et amoureux à lier de la prétendue dame de compagnie de sa belle-sœur. Cette persistance d’une passion sauvage et tant soit peu équivoque a failli compromettre la réussite de l’ouvrage, si, comme nous l’avons déjà dit, le public n’eût décidé d’avance que la Circassienne serait un succès, et le succès fut. C’est par les détails de la mise en scène, par l’entrain de certains épisodes, par des mots plus ou moins spirituels, par la hardiesse de ses dénoûmens, que M. Scribe sauve le plus souvent l’invraisemblance de ses comédies d’intrigue, que nous sommes toujours étonné de voir mettre en musique. Eussions-nous le génie créateur que Dieu nous a refusé, il nous aurait été impossible de trouver une idée sur la plupart des libretti qui ont si heureusement inspiré M. Auber. Ces deux hommes étaient prédestinés à la longue et féconde alliance qui dure depuis un demi-siècle, au grand contentement du public français et de celui d’une grande partie de l’Europe.

Parler de M. Auber est chose facile et agréable pour un critique qui n’a point emprisonné son goût dans une école particulière, ni dans une forme exclusive de l’art. S’il nous convenait de répondre à des contradicteurs subalternes et sans autorité qui veulent bien quelquefois nous prendre à partie dans leurs menus propos, nous leur prouverions aisément que jamais un artiste de mérite ne nous a trouvé insensible à ses efforts, et que personne n’a l’enthousiasme plus facile que nous pour les choses et les hommes qui méritent d’être admirés. Si les injures ne peuvent jamais être prises pour des raisons, les éloges débités à tout venant et à tout propos, sans honte et sans remords, ne seront jamais confondus avec les appréciations d’une critique mesurée qui respecte son lecteur, qui sait d’où elle part et le but qu’elle veut atteindre. La France a pu produire de plus grands musiciens que M. Auber, tels que Méhul par exemple et surtout Hérold ; mais elle n’a jamais rencontré un compositeur plus sympathique à son humeur volage et légère, mieux inspiré de son esprit aimable, gai et frondeur, et plus apte à exprimer en musique, non le sentiment profond de l’amour, qui n’est guère dans son tempérament, mais cette fleur de galanterie qui règne dans la langue et dans la nation depuis la formation de la société polie. L’auteur du Domino Noir, de Fra Diavolo, de la Muette et de trente ouvrages connus et devenus populaires est une imagination riante et facile, un musicien élégant rempli de mélodies heureuses, un harmoniste exquis, un bel esprit tempéré de grâce, un galant conteur de propos aimables, qui ne se fâche de rien et se console aisément, qui vous amuse et vous enchante sans transports et sans grands éclats de rire.

L’ouverture de la Circassienne n’est pas une des meilleures qu’ait écrites M. Auber, qui en a fait de si jolies. Composé d’un motif gracieux que l’auteur utilisera plus tard au second acte, ce morceau symphonique ne mérite pas d’être autrement remarqué. Le premier chœur, que chantent des soldats russes attablés sous une espèce de hangar tout couvert de neige, contient une jolie phrase, qui, reprise par la voix de ténor du lieutenant Zoubof, se développe avec grâce. Le second chœur, chanté par les mêmes soldats, — Bravo ! bravo ! — est mieux encore, et la fin surtout, où le premier motif est rafraîchi par une modulation furtive dans le mode mineur, est d’un effet ravissant. La petite romance d’Adolphe et Clara est très habilement encadrée dans un ensemble dont la péroraison est d’une tournure fort élégante. Une romance dans laquelle le lieutenant Zoubof, surpris sous son déguisement de Circassienne, conjure le vieux général Orsakof de faire grâce à un pauvre sous-officier qu’il veut faire fusiller, cette romance délicatement ouvrée, — Si vous m’aimez, — est très bien adaptée à la voix presque féminine de M. Montaubry, qui la chante avec beaucoup d’art ; mais la situation du personnage est si fausse qu’on s’impatiente qu’un pareil sentiment soit exprimé par un homme à un vieil imbécile de son sexe. Un duo pour basse et ténor entre le général et la fausse Circassienne est très bien aussi ; mais je préfère le joli quatuor que provoque l’arrivée de la nièce du général, la belle Olga. En voyant la prétendue Circassienne que son oncle lui présente, et qu’il lui offre comme une compagne utile dans une contrée aussi éloignée, Olga s’écrie : « C’est étonnant comme elle ressemble à l’officier de la garde dont nous avons soigné les blessures ! » Ces mots de surprise, c’est étonnant ! ramenés plusieurs fois sur une phrase spirituelle, donnent lieu à une scène piquante et à un morceau d’ensemble dialogué avec infiniment d’art. Surpris tout à coup par une troupe de Circassiens ennemis, l’officier Zoubof est fait prisonnier dans son déguisement de femme. Un vieil eunuque qui se trouve de la partie regarde avec joie la beauté piquante dont il va enrichir le harem de son maître, le prince Aboul-Kazim. Cette situation comique est rendue par un petit finale qui est un chef-d’œuvre de gaieté musicale, et qui rappelle de loin le finale du premier acte de l’Italiana in Algieri. Les exclamations de l’eunuque, lancées dans le vide par sa voix glapissante, forment un trait d’union des plus heureux entre les différentes parties du tissu harmonique, qui se renoue ainsi plusieurs fois d’une manière habile. Ce finale et tout le premier acte, dont il résume la situation, me paraissent à la hauteur de ce que M. Auber a écrit de plus heureux. Le second acte est beaucoup moins important, et se ressent du lieu où se passe la scène, le sérail du prince Aboul-Kazim. Une fois cependant qu’on a accepté la donnée de cette mascarade un peu trop prolongée, il y a dans le second acte des incidens qui ne manquent pas de gaieté. Nous avons remarqué le premier chœur des femmes du harem, qui est joli ; une romance pour voix de ténor que chante Zoubof, toujours empêtré dans son déguisement ; l’air de baryton où le prince Aboul-Kazim exprime sa fureur guerrière, air facile et mélodique, que M. Troy dit avec talent ; un autre chœur des femmes du sérail qui essaient de se révolter, et l’air de danse qui est emprunté à l’ouverture ; Le troisième acte, qui est le plus faible de tous, offre encore un air de bravoure pour voix de soprano écrit avec infiniment d’élégance, de jolis couplets que M. Couderc débite avec autant d’esprit que de tact, et un agréable nocturne entre les deux amans, la belle Olga et Zoubof, qu’on est heureux enfin de voir dans un costume de son sexe.

Tels sont les différens morceaux qui nous ont paru mériter une mention particulière dans la dernière partition de M. Auber, qui se recommande encore plus par l’élégance et la facilité générale du style que par des idées saillantes et nouvelles. Si les deux derniers actes de la Circassienne avaient égalé le premier, M. Auber aurait écrit, à quatre-vingts ans, l’un de ses meilleurs opéras. Le finale, le quatuor : C’est étonnant, la romance : Si vous m’aimez, le second chœur du premier acte, sont des morceaux remarquables tant au point de vue purement musical qu’à celui de la vérité scénique.

L’exécution de la Circassienne est aussi bonne que possible avec le personnel que possède le théâtre de l’Opéra-Comique. M. Montaubry se tire avec beaucoup de talent du rôle très difficile de Zoubof et de son costume embarrassant de Circassienne. Il passe alternativement de la voix de poitrine à la voix de tête flûtée, qui lui est nécessaire pour simuler adroitement les intonations délicates de l’autre sexe. Si M. Montaubry se fatigue et tombe malade, comment fera-t-on pour le remplacer ? M. Couderc est charmant de gaieté dans le personnage du peindre Lanskoï, qu’il joue, avec tant d’esprit. Seule, Mlle Monrose ne nous satisfait pas entièrement dans le rôle gracieux d’Olga, dont elle chante les différens morceaux avec plus d’effort que de facilité. Nous ne voudrions pas affliger une artiste de talent dont nous avons apprécié ici les qualités aimables ; mais il faut avertir Mlle Monrose que les difficultés vocales ne s’excusent et ne deviennent un plaisir de l’art que lorsqu’elles semblent un jeu de la nature et de la fantaisie. « Dites-moi cela en prose, si le rhythme du vers ne vous est pas facile. » Les chœurs et l’orchestre complètent un bon ensemble.

Quel que soit le sort réservé plus tard à la partition de la Circassienne, qui a été achetée le soir même de la première représentation, ce qu’il est bon de noter en ce temps-ci, c’est incontestablement une œuvre distinguée et digne en partie du maître dont elle couronne dignement la vie, je veux dire du plus fécond, du plus charmant et du plus jeune des compositeurs français.

Le Théâtre-Lyrique, que nous voudrions voir échappé à la crise qui menace son existence fragile, a donné tout récemment encore, le 8 février, un opéra en trois actes, Madame Grégoire, dont la musique est de M. Clapisson. Cette Madame Grégoire, de MM. Scribe et Boisseaux, n’a de commun que le nom avec la bonne femme chantée et créée par Béranger. La Madame Grégoire du Théâtre-Lyrique est une espèce de Fanchonnette qui voit tout, qui entend tout et qui se mêle de tout, même de politique. Son cabaret, à l’enseigne du Vert-Galant, devient le rendez-vous d’une foule de conspirateurs qui veulent renverser Mme de Pompadour, pour mettre à sa place la femme du lieutenant de police, Mme d’Assonvilliers. Je ne raconterai pas par quels fils conducteurs la conspiration est déjouée par la sémillante Mme Grégoire, qui sauve la monarchie… et l’innocence de Mme d’Assonvilliers. Si M. Clapisson s’y était prêté un peu plus qu’il ne l’a fait, la pièce, qui ne manque pas absolument d’intérêt et de gaieté, aurait pu réussir. M. Clapisson est pourtant un compositeur de talent qui a rencontré dans sa vie un bon nombre d’idées franches, naturelles et plus vivantes que distinguées. Son opéra de la Fanchonnette a obtenu un succès qui n’est pas encore épuisé. Il n’a pas été aussi heureux dans Madame Grégoire, où nous avons remarqué au premier acte un trio, — Mais voici le soir, — fort agréable, et le sextuor qui sert de finale. À l’acte suivant, il y a une romance pour voix de ténor qui est jolie, les couplets drolatiques d’un baragouineur suisse :

Dieu ! qu’ça serait doux !


puis le finale, morceau trop sérieux, ce nous semble, trop étoffé pour le caractère des personnages et la situation vulgaire où. ils se trouvent. On peut signaler au troisième acte un trio syllabique qui est bien en situation. À tout prendre, si le rôle fringant de Mme Grégoire avait été confié à Mlle Girard au lieu de Mlle Roziès, qui a une voix sèche et un talent dépourvu de naturel, l’ouvrage dont nous venons de parler aurait pu avoir un meilleur sort. M. Clapisson est un habile imitateur de M. Auber, qui traîne à sa suite une nombreuse famille qu’il nourrit assez maigrement, gardant tout pour lui.

Tous les ans, le Théâtre-Italien de Paris donne en plein carnaval un spectacle douloureux qui a quelque analogie avec la passion de notre Seigneur Jésus-Christ. C’est le génie de Mozart, représenté par son fils consubstantiel Don Juan, qu’on y crucifie, qu’on insulte et qu’on déchire à belles dents devant un public de philistins. Une demi-douzaine de mangeurs de macaroni, qui n’ont jamais rien compris à cette musique divine, s’acharnent à la travestir et à conspuer la révélation d’un idéal auquel ils ne sautaient s’élever. C’est M. Mario qui a porté cette année à l’innocente et glorieuse victime les plus rudes coups, et il a été parfaitement secondé par le reste de la cohorte. Mme Penco seule, représentant dona Anna, a pleuré toutes les larmes de ses beaux yeux, et s’est agenouillée repentante aux pieds du supplicié. Cela se passe non plus sous Ponce Pilate, mais sous le gouvernement de M. Calzado, à qui l’on donne 100,000 francs par an pour livrer à la risée publique le plus parfait chef-d’œuvre de la musique dramatique ! Et nunc erudimini vos !

P. Scudo.

P. S. Les vers du Tasse que nous avons cités dans le dernier numéro de la Revue sont trop connus pour qu’on n’ait pas redressé la faute d’impression qu’on nous a fait commettre :

Chiama l’abitator dell’ombre eterne.


ESSAIS ET NOTICES

M. Alexandre Holinski, l’auteur d’un ouvrage sur la Vie Sud-Américaine, dont nous voudrions dire quelques mots[1], a visité l’Orient avant de parcourir l’Amérique hispano-portugaise, et les souvenirs du vieux monde l’ont suivi dans son exploration du nouveau continent. Que de contrastes, et cependant aussi quelle triste ressemblance ! D’une part, de vieilles sociétés qui représentent tout ce que l’humanité a conservé des anciens âges, de l’autre des peuples nouveaux constitués d’hier à peine, et qui n’ont pour ainsi dire ni passé ni tradition ; mais des deux côtés l’anarchie est semblable. Les causes sont différentes, les effets sont les mêmes. L’Asie et l’Afrique souffrent d’une immobilité qui enchaîne les bras comme les intelligences et glace tout principe de vie. L’Amérique est la proie d’une activité désordonnée qui use les forces du pays dans une agitation stérile. Pour les républiques de l’Amérique méridionale comme pour les vieux empires de l’Asie, le résultat, c’est l’anarchie et l’impuissance. Voici pourtant où la similitude cesse, et reconnaissons-le à l’avantage des jeunes sociétés de l’Amérique du Sud : c’est que pour l’Asie le mal semble irrémédiable, ou que du moins une transformation complète est nécessaire dans l’ordre politique, social et religieux, pour la faire entrer dans le mouvement de la civilisation moderne, tandis que les républiques hispano-portugaises, reliées à l’Europe civilisée par l’origine, les mœurs, les tendances d’esprit, n’ont qu’à se replier sur elles-mêmes et à se réconcilier avec les idées de repos et de tranquillité pour devenir prospères et florissantes.

Telle est l’impression que laisse la lecture de l’excursion de M. Holinski dans la république de l’Equateur. Ce n’est pas toutefois qu’il se soit proposé de tirer de ce qu’il a vu des enseignemens ni des conclusions politiques ; il n’a voulu peindre que des scènes de la vie sud-américaine, et si, devant les révolutions dont il est impossible de ne pas se trouver spectateur dès qu’on y met le pied, M. Holinski exprime des opinions et des jugemens, ce n’est point son but : il raconte plus qu’il ne discute. Je l’en félicite, j’avoue même que quelques-unes de ses appréciations m’auraient fait craindre qu’il ne voulût aborder trop sérieusement les questions politiques. Son indulgence pour certaines doctrines un peu trop aventureuses, son parti-pris contre quelques idées anciennes, qui méritent pour le moins des ménagemens, et par exemple un goût un peu trop prononcé pour Voltaire, voilà des indices qui m’eussent inquiété, si M. Holinski eût entrepris de faire une histoire de la république de l’Equateur ; mais, nous le répétons, il s’en est tenu à raconter en voyageur plutôt qu’en politique les pronunciamientos auxquels il a assisté, et ce sont les mœurs plus encore que les idées qu’il a voulu peindre. C’est donc là ce qu’il faut chercher dans le récit de son voyage de Guayaquil à Quito, ainsi que de son séjour dans ces deux villes, et le lecteur le suivra volontiers dans ses descriptions, semées de détails quelquefois un peu libres, mais généralement rapides et sans prétentions.

M. Holinski se trouvait à Guayaquil au mois de juillet 1851, lorsque s’accomplit le pronunciamiento qui porta le général Urbina au pouvoir, à la place du général Neboa, et il a raconté en témoin oculaire cette péripétie, qui pourra nous donner une idée de la manière dont s’accomplissent les événemens de ce genre, si profondément entrés dans les habitudes des états de l’Amérique méridionale, le président Diego de Neboa avait pris la résolution de se rendre de Quito à Guayaquil. Pourquoi ce voyage ? « À cette question, dit M. Holinski, les uns répondaient qu’il allait chercher ses enfans, afin de les ramener lui-même dans la capitale. D’autres, mieux renseignés, racontaient qu’il se rendait aux instances réitérées du général Urbina, commandant militaire de Guayaquil. » Ce chef, comme l’indique M. Holinski, et comme on peut le voir également dans l’Annuaire des Deux Mondes de 1851-52, avait lui-même engagé le président à venir, par sa présence, calmer les esprits mécontens des symptômes d’hostilités qui menaçaient d’éclater entre la république de l’Equateur et celle de la Nouvelle-Grenade. Neboa se rendait donc à Guayaquil, sur les sollicitations amicales du gouverneur Urbina, qui avait ordonné de brillantes fêtes. « À défaut de palais spécial, ajoute M. Holinski, on avait décoré la plus belle maison de la ville. Des arcs de triomphe en bois peint avaient été dressés tout le long de la route que devait suivre le magistrat suprême, et un bal public était destiné à compléter les réjouissances qui se préparaient. Le 17 juillet, le président devait faire son entrée à Guayaquil. Il avait laissé à Bodegas ses maies et ses chevaux, et, descendant la rivière de Guayaquil en chaloupe, il se proposait d’arriver au coucher du soleil. En même temps Urbina envoyait un détachement de cinquante soldats au-devant de lui. L’officier qui le commande le rencontre et l’aborde en lui disant : Président, je vous arrête. — Au nom de qui ? — Au nom du chef suprême, le général Urbina. — Oh ! j’aurais dû m’en douter. » — « Neboa, continue M. Holinski, ne songea nullement à opposer une résistance d’ailleurs inutile, et son escorte fraternisa avec le détachement des insurgés. À la tombée de la nuit, il passa comme prisonnier sous les mêmes arcs de triomphe qu’il s’attendait à traverser comme premier magistrat de la république. Au lieu des discours officiels et des acclamations de la foule, il ne rencontra qu’une froide indifférence. On le relégua ensuite à bord d’un navire de guerre qui fit voile avec des instructions tenues secrètes pour une terre lointaine où le prisonnier devait être rendu à la liberté, mais condamné à l’exil. Neboa n’avait donc fait que donner dans un piège. La garnison s’était prononcée en conférant l’autorité provisoire au général Urbina, qui, sous les apparences des fêtes destinées à Neboa, avait tout préparé pour lui-même. » Une réunion populaire consacra le fait accompli en acclamant le général Urbina pour président. Le pronunciamiento était terminé à Guayaquil et ne tarda pas à être imité dans toute la province. Quito même n’opposa aucune résistance, et la république tout entière apprit qu’elle s’était librement et héroïquement donné un nouveau président. « Au moins, dira-t-on, n’y eut-il pas de sang versé ! » Sans doute ; mais si les révolutions s’accomplissent aussi facilement dans la plupart des états de l’Amérique hispano-portugaise, elles ne sont pas toujours, ni partout, aussi inoffensives. Et cette instabilité, indépendamment de toute autre considération, n’est-elle pas le plus affligeant de tous les maux, la cause principale de cet état fâcheux dans lequel languissent des sociétés qui n’auraient pourtant besoin que de tranquillité et de calme pour atteindre à un degré inouï de prospérité ?


Les Maîtresses de Louis XV, par MM. de Goncourt.[2]

Le titre de cette publication n’est pas entièrement exact ; on ne doit pas s’attendre à trouver ici un simple groupe de portraits réunis pour amuser cette curiosité de mauvais aloi qu’attirent certaines époques tristement privilégiées. Que d’écrivains n’a-t-on pas vus en effet de nos jours, substituant aux enseignemens élevés de l’histoire les conceptions d’un goût frivole, s’appliquer à réhabiliter successivement Mme de Pompadour, Mme Du Barry, les femmes licencieuses qui composaient la cour du régent, et jusqu’aux princesses de comédie ou déesses d’opéra ! Ces récits superficiels ne se distinguent que par une saveur particulière qui n’est pas précisément celle des bons livres, et la plupart ne méritent que l’oubli. Bien loin d’appartenir à ce groupe d’improvisations où la légèreté le dispute à l’ignorance, le nouvel ouvrage qu’on vient de consacrer aux maîtresses de Louis XV est un essai de réaction contre de si fâcheux et inconvenans badinages. En étudiant davantage le XVIIIe siècle par le côté moral, en examinant les conditions dans lesquelles ont surgi et grandi, jusqu’à prendre place à côté du trône, ces personnalités qui ont fait le scandale d’un long règne, les auteurs ont pensé qu’il y avait de sérieux services à rendre à la vérité historique. Il y a quelques années, MM. de Goncourt publiaient, sous le titre un, peu ambitieux d’Histoire de la Société française pendant la Révolution et le Directoire, un tableau parfois émouvant et dramatique de la période qui s’écoula entre la chute de l’ancienne monarchie et le consulat. Plus tard, ils entreprenaient de raconter la vie de la reine Marie-Antoinette, et dans le tableau qu’ils nous donnaient du salon des Polignac, ils déployaient la plupart des heureuses qualités qui devaient se retrouver à un degré encore supérieur dans ces derniers volumes sur le XVIIIe siècle. Ici en effet on n’a pas seulement à signaler la piquante justesse des appréciations, la vérité de quelques portraits tels que ceux de Marie Leczinska et de M. de Choiseul. Ce qui recommande surtout ces nouvelles études sur le règne de Louis XV, c’est la connaissance laborieusement acquise des moindres détails d’un temps avec lequel l’intelligence des auteurs est dès longtemps familiarisée. S’ils ont voulu prouver que l’histoire anecdotique peut avoir sa valeur, ils y ont réussi ; loin d’éloigner des grandes vérités historiques, leurs recherches, heureusement dirigées, y ramènent l’esprit de leurs lecteurs. Ils n’ont rien oublié des moindres vestiges de ce XVIIIe siècle qu’ils nous font si bien connaître ; les pastels de La Tour, les toiles de Boucher, les terres cuites de Clodion, les merveilles d’ébénisterie de Riesener, les comptes de toilette de la reine de France, tout a trouvé place dans leur livre : ils nous montrent même sous tous ses aspects charmans le pavillon de Luciennes, cette digne petite maison des petits arts du XVIIIe siècle, qui engloutit des millions, et que Fragonard, Rottiefs, Pajou, Greuze, Vanloo, ornèrent à l’envi. MM. De Goncourt ont su être artistes sans altérer l’histoire, et tout en sacrifiant un peu trop, pour donner de la grâce à leur récit, au charme des chroniques intimes, Ils n’en ont pas moins su caractériser avec une judicieuse délicatesse les situations et les hommes.

V. de Mars.

La première partie de notre étude sur la comtesse d’Albany renfermait deux légères erreurs de détail au sujet de M. le comte de Vaudreuil, erreurs insignifiantes au fond, mais que nous nous empressons de rectifier, d’abord parce qu’il faut être exact, même dans les plus petites choses, et surtout parce que la famille de M. de Vaudreuil a paru y attacher quelque importance. Le premier point est relatif à l’arrestation de Charles-edouard en 1748 et au rôle qu’a joué M. de Vaudreuil en cette pénible affaire. D’après le récit de M. de Reumont, combiné avec les documEns contemporains, nous avions cru que Charles-Édouard, arrêté à l’Opéra par M. le duc de Biron, avait été conduit à Vincennes par M. le comte de Vaudreuil, commandant de la gendarmerie. Nous nous trompions : ce n’est pas à titre de commandant de la gendarmerie, c’est à titre de major-général des gardes-françaises que M. de Vaudreuil, obéissant à l’ordre de son colonel, le duc de Biron, arrêtait à l’Opéra le vainqueur de Preston-Pans. M. de Vaudreuil, qui s’était illustré lui-même à Fontenoy en 1745, n’obtint que plus tard le commandement de la gendarmerie. Nous rectifions ce détail puisqu’on le désire, mais nous n’avons pas besoin sans doute de faire remarquer que cette rectification ne change absolument rien au fond du récit. Nous n’avons pas dit en effet que M. de Vaudreuil fût responsable de cette violence. La responsabilité du fait odieux que la France entière, de Voltaire à Chateaubriand, a si énergiquement flétri remonte au gouvernement de Louis XV. Que M. de Vaudreuil ait agi sous un titre ou sous un autre, il a toujours obéi à un ordre supérieur, et son honneur ne saurait être en cause. Le glorieux soldat de Fontenoy chanté par Voltaire et loué par le maréchal de Broglie est donc tout à fait à l’abri des reproches de l’histoire ; la vivacité même très honorable, quoique très inutile, avec laquelle ses descendans ont réclamé contre une interprétation erronée de nos paroles atteste bien que le vaillant gentilhomme, en obéissant à un ordre pénible, dut ressentir au fond de son cœur la douloureuse indignation qui anima en 1748 toute la noblesse française, et qui, un demi-siècle plus tard, arrachait encore des cris de colère à Chateaubriand.

Le second point à rectifier concerne le voyage d’un M. de Vaudreuil en Italie trente-neuf ans après l’arrestation de Charles-Édouard et la visite qu’il crut devoir faire au malheureux prince. Ce M. de Vaudreuil n’était point le fils du major-général qui fut chargé d’arrêter Charles-Édouard, il n’était que son neveu à la mode de Bretagne. Le major-général n’était pas marié en 1748, et quant à la ressemblance qui aurait existé, dit-on, entre M. de Vaudreuil et le major, les portraits de famille sont là pour démentir cette assertion. Ainsi le Milanais Gorani a eu tort de l’affirmer, et M. le baron de Reumont s’est trompé en le répétant. Si Charles-Édouard s’est évanoui en recevant M. de Vaudreuil, ce n’est pas l’aspect de son visage qui a réveillé chez lui les cruels souvenirs de 1748. Est-ce à dire que le fait soit inexact ? Nullement. Joseph Gorani, qui habitait Rome à cette époque, est une autorité sur ce point. On peut donner une explication fausse d’un incident aussi caractéristique, mais certainement on ne l’invente pas. Gorani a su qu’un M. de Vaudreuil s’était présenté chez Charles-Édouard, et que le malheureux vieillard, saisi d’une subite émotion, était tombé évanoui. L’explication qu’il en donne est inexacte ; le fait ne saurait être révoqué en doute. Est-il donc si difficile d’ailleurs de deviner la vérité ? Le nom seul de M. de Vaudreuil, annoncé à l’improviste dans le salon du prétendant, n’a-t-il pu produire l’émotion poignante dont nous avons parlé et l’évanouissement qui en fut la suite ? L’erreur de Gorani n’a donc point d’importance et n’enlève rien à la valeur morale de l’épisode qu’il a raconté : il s’agissait de prouver que Charles-Édouard, en ses derniers jours, avait retrouvé une étincelle d’héroïsme, qu’il s’était réveillé de son engourdissement, qu’il était capable d’émotions généreuses et ardentes ; l’émotion de Charles-Édouard en face de M. de Vaudreuil est un des témoignages que nous avons dû invoquer. Maintenant, que ce M. de Vaudreuil fût le fils ou le neveu du major-général des gardes-françaises, que l’évanouissement du prince ait été causé par une ressemblance de visage ou simplement par l’annonce d’un nom auquel se rattachaient pour lui des souvenirs si pénibles, en vérité cela ne fait rien à l’affaire.

S.-R. Taillandier.

  1. L’Equateur, Scènes de la vie sud-américaine, Paris, Amyot ; 1 vol. in-12.
  2. 2 volumes in-8o, chez Firmin Didot.