Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1907

Chronique no 1817
31 décembre 1907


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre.


Il est encore douteux que le Sénat, quelque bonne volonté qu’il y mette, puisse terminer la discussion du budget assez tôt pour qu’on échappe à l’obligation de voter un douzième provisoire. La tâche de la haute assemblée s’est trouvée, cette année, particulièrement difficile. Le budget était notoirement en déficit : pour le remettre en équilibre, au moins en apparence, la Chambre a voté au dernier moment, dans une séance de nuit, sans étude préalable et sans débat, un certain nombre d’impôts nouveaux, qui lui ont été présentés et qu’elle a acceptés au petit bonheur. Ce n’est d’ailleurs pas le seul expédient auquel elle ait eu recours. Sur la proposition du gouvernement, elle a voté deux mesures empreintes du plus pur empirisme, qui avaient pour objet de diminuer les dépenses de l’année prochaine, et dont l’une au moins devait, par compensation, aggraver celles des années suivantes. La première consistait à déplacer la date du paiement des pensions, de manière à gagner un mois en 1908, malheureusement au prix de la violation d’un contrat ; la seconde, à opérer une péréquation à des primes à payer à la marine marchande, en les étendant à un nombre d’années plus considérable et en diminuant ainsi le versement à opérer l’année prochaine, malheureusement au prix d’un véritable emprunt qui aggravait en fin de compte les charges du contribuable. Le détail de ces opérations serait peut-être déplacé dans notre chronique : il suffit d’en indiquer le caractère. La Commission des finances du Sénat n’a pas hésité à condamner et à rejeter ces procédés dignes d’un fils de famille en détresse ; mais alors, le déficit a reparu.

La Commission ne s’en est pas tenue là. Elle a examiné, d’un peu plus près que ne l’avait fait la Chambre, les impôts nouveaux votés par celle-ci dans la précipitation du dernier moment ; elle en a admis quelques-uns, en leur faisant subir certaines retouches ; elle en a écarté d’autres ; elle aurait pu sans inconvéniens se montrer encore plus sévère pour eux. En effet, tous ces impôts sont mauvais, bien qu’ils le soient dans des proportions inégales, et rien ne les justifie dans un moment de prospérité fiscale comme celui où nous sommes. Le budget de 1907 n’était pas plus en équilibre, lorsqu’il a été voté, que ne le sera celui de 1908 à son point de départ ; mais il y a été remis par l’accroissement des recettes, qui s’est élevé à 150 millions au-dessus des prévisions initiales. Comme l’a dit M. Ribot à la Chambre, c’est le pays seul qui, par son travail toujours plus productif, a corrigé les défauts de notre budget. Le gouvernement et les Chambres peuvent s’en féliciter, ils n’ont aucun droit d’en tirer vanité : la manne est tombée du ciel, ou plutôt s’est levée de la terre sans aucune participation de leur part. Mais comment se fait-il qu’en pleine paix, en dehors de toute perturbation politique ou sociale, au milieu d’une richesse grandissante, on se trouve acculé à la nécessité d’établir des impôts nouveaux ?

Ces impôts, tels qu’ils ont été votés par la Chambre, sont au nombre de trois. Le premier double d’un seul coup la taxe sur les opérations de Bourse. Les deux autres sont pires. L’un frappe « les bénéfices qui, par suite de dispositions statutaires, sont distribués à toutes personnes participant à l’administration, à la direction ou à la gestion des sociétés, compagnies et entreprises » visées dans la loi du 29 juin 1872 ; l’autre frappe « les intérêts des sommes déposées dans les sociétés, compagnies ou entreprises quelconques, industrielles ou civiles. » Ce dernier a paru absolument inadmissible : il atteint tous les dépôts faits dans toutes les sociétés de crédit, même lorsqu’ils n’ont d’autre objet que de procurer au déposant des facilités de conservation ou de paiement en dehors de toute opération commerciale. La Commission des finances du Sénat l’a rejeté purement et simplement. Elle s’est montrée plus clémente pour le premier. Pourquoi ? La raison qu’en a donnée le rapporteur, M. Poincaré, est que M. le ministre des Finances l’a défendu avec une extrême insistance ; mais cette raison est-elle suffisante ? La Commission a composé avec le ministre ; elle a craint de lui infliger un échec trop sensible ; elle n’a pas voulu le battre sur tous les terrains. Elle a d’ailleurs laissé entendre que l’impôt soulevait beaucoup de critiques. Il en est une qui se présente, en effet, à tous les esprits. La loi du 29 juin 1872, à laquelle l’impôt a la prétention de se rattacher comme une conséquence à son principe, est celle qui a frappé le revenu des valeurs mobilières d’une taxe de 3 pour 100, relevée depuis à 4 pour 100. Comment se fait-il, s’est-on demandé, que les parts de bénéfice attribuées aux administrateurs, aux directeurs, aux gérans d’une société, aient échappé jusqu’ici à cette taxe ? La réponse est très simple ; elle a été faite à diverses reprises par les tribunaux devant lesquels la question a été portée : c’est que ces parts de bénéfice, dues au travail des administrateurs, directeurs, etc., ne sont pas de simples revenus de valeurs mobilières, assimilables par exemple à ceux des actions d’une société. La prétention de combler une lacune dans l’application de la loi du 29 juin 1872 ne saurait donc se soutenir : nous sommes bel et bien en présence d’un impôt nouveau. Assurément, les Chambres ont le droit de le voter, mais au moins faut-il qu’elles se rendent compte de ce qu’elles font. La Commission des finances du Sénat a transigé, comme nous l’avons dit plus haut : elle a accepté que la nouvelle taxe frappât les administrateurs des sociétés, compagnies ou entreprises, mais non pas leurs directeurs, ni leurs gérans. En effet, pour les directeurs, encore bien plus que pour les administrateurs, il ne s’agit évidemment pas ici d’un revenu de valeurs mobilières, et, en mettant en cause les gérans, on risquait d’atteindre tous les employés, et de gêner ainsi le développement de la participation aux bénéfices, alors que le sentiment général est qu’il convient, au contraire, de l’encourager.

Bien que sa condescendance pour M. le ministre des Finances l’ait amenée à faiblir sur ce point, la Commission a fait une œuvre saine, loyale, empreinte de fermeté, et qui lui fait honneur. Une grande partie de cet honneur revient à son rapporteur général, M. Poincaré, qui, cette fois encore, a dit au pays la vérité. Il ne s’est pas contenté de dénoncer le mal ; il en a indiqué les causes principales, qui sont toutes dans le mauvais fonctionnement de nos institutions parlementaires, et c’est bien ce qui rend ce mal si difficile à guérir. Pour le réformer, il faudrait nous réformer nous-mêmes. Mais si nous laissons de côté pour le moment ces considérations tirées de l’ordre politique et moral, à quelle conclusion financière M. Poincaré est-il arrivé ? C’est à reconnaître que le budget est en déficit, et qu’il l’est d’une manière irrémédiable. S’il y a des remèdes, on ne les a pas trouvés, ou, si on les a trouvés, on a renoncé à les appliquer, tant on les a jugés amers. Où est donc la différence entre le budget de la Chambre et celui du Sénat ? Elle est en ceci, que la Chambre a accumulé les efforts, d’ailleurs les plus maladroits, pour masquer le déficit, et que le Sénat en a fait aveu sans détours. Ce déficit s’élève à une soixantaine de millions. Puisqu’on renonce à le faire disparaître au moyen d’économies qui semblent impossibles, ou de le combler au moyen d’impôts nouveaux qui restent insuffisans, l’emprunt s’impose : on émettra, a dit M. Poincaré, des obligations sexennaires. Qui sait, cependant, si on en aura besoin ? Ne sommes-nous pas dans la période des vaches grasses ? Pour peu qu’elle se prolonge, les choses s’arrangeront automatiquement : une fois de plus le pays jettera dans le plateau des recettes les fruits de son travail pour remettre en équilibre le fléau de la balance. Souhaitons-le. Si cette réussite se produit, nous aurons été plus heureux que sages. Compter sur le hasard pour réparer ses fautes est assurément une détestable politique. C’est la nôtre, cette année. M. Poincaré s’y est résigné ; mais il a conseillé de ne pas recommencer.

La discussion générale du budget au Sénat a consisté tout entière dans l’exposé de la situation qui a été faite par lui. M. le ministre des Finances ne lui a répondu que pour la forme, d’une manière partielle et évasive, et sans se faire aucune illusion sur le sort qui l’attend. Le Sénat votera les solutions que sa Commission lui propose. Mais que pensera le pays, lorsqu’il comprendra que l’ère des plus-values, et des plus-values les plus considérables qu’on ait vues depuis longtemps, concorde avec celle des budgets en déficit ?


Au moment où nous écrivons, le Sénat discute les budgets spéciaux. La discussion du budget des Affaires étrangères a été intéressante : elle a permis à M. Pichon de faire un exposé complet de notre politique, exposé qui, dans sa bouche, devait être un peu optimiste, mais qui a été cependant exact. Notre politique extérieure est conduite avec plus de prudence que notre politique intérieure. L’affaire du Maroc est celle qui nous préoccupe le plus. M. Pichon n’a pas caché qu’elle durerait longtemps, et il a laissé entendre que, pas plus que nous, il ne prévoyait comment elle évoluerait. Mais nous n’en parlerons pas davantage aujourd’hui : elle a été l’objet d’une étude approfondie dans une autre partie de la Revue.

Nous attendons la discussion du budget de la Guerre avec l’espoir que le Sénat ne commettra pas la même faute que la Chambre, et qu’il opérera la disjonction de la question des 28 et des 13 jours. Depuis que nous en avons parlé, il y a quinze jours, un événement d’une signification très grave s’est produit. Le Sénat avait renvoyé l’étude de la question à la Commission de l’armée, qui a pour président M. de Freycinet et pour vice-président M. Alfred Mézières, deux hommes dont nul ne peut contester la compétence en matière militaire, non plus que le dévouement aux intérêts de l’armée, qu’ils ne distinguent pas de celui de la patrie. On sait le rôle que M. de Freycinet a joué en 1870-1871 à la délégation, et, depuis, au ministère de la Guerre : quant à M. Mézières, il a été, pendant de longues années avant de devenir sénateur, élu et réélu à la présidence de la Commission de l’armée à la Chambre des députés, et a acquis dans l’exercice de cette haute fonction une autorité hors de pair. Aussi l’émotion a-t-elle été extrêmement vive lorsqu’on a appris, un soir, que M. de Freycinet avait donné sa démission de président, et M. Mézières de vice-président. Pourquoi ? Parce que, contrairement à leur avis, la Commission de l’armée avait décidé en principe la réduction de la durée des périodes d’instruction militaire. On ne pouvait pas attribuer leur résolution à un mouvement d’impatience irréfléchie qui n’est ni de leur caractère, ni de leur âge. M. de Freycinet, en particulier, avait apporté son concours à la Commission de l’armée dans l’œuvre délicate, difficile, infiniment périlleuse, de la réduction du service militaire à deux ans : il ne saurait donc être suspect à la majorité du Sénat. Pour rester d’accord avec elle, il a poussé l’esprit de conciliation aussi loin que possible ; mais il est arrivé à une limite que son patriotisme lui a interdit de franchir. A ses yeux, le service de deux ans ne peut être appliqué sans détriment pour l’armée que dans des conditions très précises, et l’une d’elles est précisément le maintien intégral des périodes d’exercice de 28 jours pour la réserve et de 13 jours pour la territoriale. Il l’a dit à la Commission avec l’éloquence simple et pénétrante qu’on lui connaît. Il espérait sans doute, et nous espérions comme lui que la Commission serait frappée de ce qu’il y avait d’énergique et de résolu dans son opposition, opposition dont il n’a jamais abusé et dont il n’a même usé que lorsque le devoir impérieux de le faire s’est imposé à sa conscience. Mais la Commission a passé outre et s’est prononcée pour la réduction des périodes militaires. Alors M. de Freycinet a déclaré qu’il ne se sentait plus l’autorité nécessaire pour diriger ses travaux, encore moins pour parler désormais en son nom : il a donné sa démission de président. M. Mézières l’a suivi dans sa retraite. La Commission s’est montrée émue, touchée, troublée ; elle a prodigué à MM. de Freycinet et Mézières les marques de son estime, de sa considération, de son affection ; elle a refusé de pourvoir aux vacances que leur démission avait produites ; elle a espéré que tout s’arrangerait au commencement de l’année et de la session prochaines, et son espoir se réalisera peut-être. Mais il ne s’agit pas ici pour nous de questions de personnes ; il s’agit des choses elles-mêmes et, certes, il n’y en a pas de plus graves. M. Mézières a toujours été l’adversaire du service de deux ans, mais M. de Freycinet en est partisan. Il affirme aujourd’hui que ce service n’est possible qu’avec le maintien des 28 et des 13 jours. Sa voix se perd dans le désert. Voilà le fait.

Comment en serions-nous surpris ? Ne disions-nous pas, il y a quinze jours, qu’obéissant à une poussée instinctive contre laquelle elles étaient sans défense, les Chambres acceptaient d’abord toutes les conditions qu’on déclarait indispensables à la réduction du service militaire, puisqu’elles gardaient la réduction et en supprimaient les conditions ? Nous assistons une fois de plus à cet affligeant spectacle. Le gouvernement seul pourrait peut-être, sinon empêcher, au moins ralentir la désagrégation de notre armée ; mais il faudrait pour cela qu’il eût une opinion forte et du caractère, et il en est aujourd’hui absolument dépourvu. On l’a entendu à la Chambre déclarer, bien mollement il est vrai, mais enfin déclarer que le maintien des périodes importait à la défense nationale. Battu au Palais-Bourbon, il avait une ligne de retraite du côté du Luxembourg, et il aurait pu, ou plutôt il aurait dû y faire une défense honorable : il a préféré capituler. Soyons justes : que peut devenir un sénateur, c’est-à-dire un homme qui a derrière lui des électeurs désireux de voir faire à leurs fils, ou de faire eux-mêmes dans la réserve le minimum de service militaire, que peut-il devenir lorsque le gouvernement, représenté par le ministre de la Guerre, vient dire, avec l’autorité, sinon avec la compétence qui lui est propre, qu’il n’y a pas d’inconvénient à ce que le service soit encore réduit ? Le sénateur, à moins qu’il ne soit M. de Freycinet ou M. Mézières, est réduit au silence, S’il voulait parler, s’il voulait résister, l’électeur ne manquerait pas de lui dire : — Eh quoi ! vous êtes plus militaire que le ministre de la Guerre ; vous prétendez connaître mieux que lui les besoins de l’armée ; quelle infatuation, quelle obstination sont les vôtres ! — Que répondre à ce discours ? Il ne servirait à rien de rappeler que le ministre a dit la veille le contraire de ce qu’il dit le lendemain : le suffrage universel n’entend et ne retient que ce qui lui plaît. Un sénateur est donc désarmé lorsqu’il n’est pas couvert par le ministre, et qu’il ne peut pas prétexter des hauts intérêts de la défense nationale, que celui-ci invoque et défend. La capitulation du gouvernement rend inévitable et fatale celle du Parlement. Si M. le général Picquart avait demandé avec énergie à la Commission du Sénat, et au Sénat lui-même, de maintenir telles quelles les périodes militaires, il aurait entraîné l’opinion de l’Assemblée, et si alors, avec la force nouvelle qu’il aurait acquise, il était revenu devant la Chambre en lui demandant de procéder à un nouvel examen de la question, qui sait ce qui serait arrivé ? En tout cas, le ministre aurait rempli son devoir. Mais M. de Freycinet et M. Mézières ont seuls rempli le leur, et nous avons la tristesse de dire que ce n’est pas assez. Ils ne sont pas ministres ; ils ne sont pas le gouvernement ; leur autorité ne tient qu’à leur personne. Pour nous c’est beaucoup ; leur autorité nous apparaît fort supérieure à celle d’un ministre de hasard ; mais les parlementaires ont besoin d’un répondant officiel devant les électeurs. Ce répondant leur a fait défaut au Sénat. Le ministre a cédé, la Commission a cédé, le désastre est complet. Et nous tremblons pour l’avenir. Si c’est là, en effet, ce que les Chambres imaginent au surlendemain des élections dernières, qu’inventeront-elles à la veille des élections prochaines ? Quelle diminution imposeront-elles encore à notre armée ?


La Chambre a achevé de discuter et elle a voté la loi relative à la dévolution des biens ecclésiastiques. Nous l’avons dit, cette loi est inique, et elle viole par sa rétroactivité tous les principes de notre droit. C’est une de ces mesures d’exception et de spoliation, comme d’autres régimes en ont pris sans doute ; mais ce n’est pas une excuse pour la République : elle ne devrait pas aller chercher des exemples et des excuses dans les époques de bon plaisir. Les temps sont changés, sinon les hommes, et le progrès des mœurs a rendu plus odieux des actes qui autrefois le paraissaient moins. Aussi la loi sur la dévolution des biens ecclésiastiques a-t-elle produit un effet fâcheux, et, parmi ceux qui l’ont votée, il semble bien que beaucoup ne l’aient pas fait sans répugnance. Mais la crainte d’être taxés de cléricalisme, mère de tant de lâchetés, a été chez eux plus forte que tout. Quant à M. le ministre des Cultes, qui s’est montré jadis mieux inspiré, il n’a usé dans tout ce débat que de deux argumens : l’un est précisément que d’autres régimes avaient fait ce qu’il proposait de faire ; l’autre est que, si les catholiques perdent les biens dits ecclésiastiques, c’est leur faute. Pourquoi n’ont-ils pas accepté la loi de 1905 ? Pourquoi n’ont-ils pas formé d’associations cultuelles ? Nous répondrons à M. Briand qu’on peut trouver de tout dans le passé : cependant, nous ne nous rappelons pas qu’une loi ait encore frappé de nullité des procédures entamées, peut-être même des jugemens déjà rendus. La loi nouvelle innove : au lieu de s’appuyer sur des précédens, elle en crée un, et le plus dangereux de tous. Pour ce qui est des associations cultuelles que les catholiques n’ont point formées, parce que le Pape leur a interdit de le faire, elle n’a rien à voir dans cette affaire. S’il en était autrement, on pourrait rappeler à M. Briand ses propres paroles, au temps où il disait que les catholiques avaient le droit de ne pas bénéficier des avantages que leur donnait la loi de 1905, et où il cherchait, avec un véritable esprit de libéralisme et de tolérance, à adoucir pour eux les effets de leur résolution. Mais M. Briand a changé d’humeur. Dans le cours de cette discussion, il a eu l’air d’un homme qui se venge d’avoir été méconnu et maltraité. Nous aimions mieux son autre manière.

Encore une fois, il ne s’agissait plus pour l’Église, ni pour les catholiques, de la revendication de biens auxquels ils avaient renoncé. C’est là une question résolue. M. Briand lui-même, dans ses anciens discours, n’avait-il pas professé quelque admiration pour le désintéressement des biens de la terre que le Saint-Père avait montré ? Le geste lui avait paru n’être dénué ni de noblesse, ni de grandeur. Les biens des fabriques devaient donc faire retour aux communes, pour être affectés à des œuvres charitables. Sur ce point, pas de contestation. Mais quelques-uns de ces biens étaient le produit de donations ou de legs qui étaient grevés d’une charge précise, à savoir de messes à dire pour les morts : ce cas était du moins le plus fréquent. Si les messes étaient dites, si les conditions du legs étaient remplies, personne n’avait rien à revendiquer. Mais en serait-il ainsi ? Autrefois, M. Briand avait dit oui ; aujourd’hui, il dit non. Il est vrai qu’autrefois il était simple rapporteur de la loi de séparation et qu’aujourd’hui il est ministre ; mais comment s’expliquer que cette différence dans sa situation ait pu en faire naître une aussi profonde dans son opinion ? On a découvert tout d’un coup que les communes, ou que les organisations communales créées en vue d’œuvres charitables, n’avaient pas le droit de faire dire de messes. Il paraît que la loi de séparation s’y oppose. Avant qu’elle eût été votée et promulguée, les communes pouvaient faire dire des messes ; depuis, elles ne le peuvent plus. Cette prétendue conséquence de la loi provient d’une conception très fausse du régime qui en est sorti. Séparer l’Église de l’État ne veut pas dire que l’Église n’existe plus aux yeux de l’État, mais seulement que l’État n’a plus aucune participation morale ou matérielle à son fonctionnement. On croirait vraiment que l’Église a été comme anéantie pour l’État, et que celui-ci ne saurait plus la voir. Tout le monde la verrait, il n’y aurait que lui qui ne la verrait pas. Quoi de plus absurde ? Il y a, en dehors de l’Etat, un grand nombre d’organisations privées, et d’ailleurs légales, qu’il n’a pas à reconnaître, et auxquelles il reste étranger, mais qu’il connaît fort bien et qu’il traite comme des êtres vivans. Il y en aura sans doute beaucoup plus dans l’avenir que dans le passé, grâce à la récente loi sur la liberté d’association. Rien ne s’oppose donc à ce que les communes fassent dire des messes, si elles deviennent héritières de biens affectés d’une charge ecclésiastique. Elles agissent alors en tant que détentrices d’un legs ou d’un don grève d’une charge, et non pas en tant que communes. A supposer qu’elles se fassent, malgré cela, scrupule de faire dire des messes, et il est bien possible que M. Homais éprouve ce sentiment, rien de plus simple : elles n’ont qu’à rendre l’argent à l’héritier naturel qui poursuit la révocation de la donation ou du legs, en alléguant que la condition n’en est pas remplie. Pour peu qu’il soit un honnête homme, l’héritier naturel fera dire lui-même les messes. Il s’agit là, on le voit, d’une contestation de l’ordre privé, dont il convenait d’abandonner la compétence aux tribunaux. Mais M. le ministre des Cultes n’a pas cessé de répéter : Pourquoi les catholiques n’ont-ils pas fait des associations cultuelles ? Nous regrettons qu’ils se soient trouvés dans l’obligation de n’en point faire ; évidemment, ils ne pouvaient pas se soustraire à cette obligation qui, à tort ou à raison, leur était imposée par la plus haute autorité qu’ils reconnaissent ; ils auraient cessé d’être catholiques s’ils ne s’étaient pas inclinés devant l’ordre de s’abstenir qu’ils avaient reçu. Mais quel rapport y a-t-il entre cette question et celle que la loi nouvelle soumettait à la Chambre ? Aucun ! Les orateurs de l’opposition n’ont pas cessé de le répéter, et quelques-uns, comme M. Piou et M. Paul Beauregard, y ont mis une grande éloquence. Rien n’y a fait : la loi de spoliation a été votée.

On a cru un moment que la majorité, fortement impressionnée par un discours de M. Lhopiteau, allait accepter un amendement de ce député, qui est radical, qui vote habituellement avec le gouvernement, qui ne saurait être taxé de cléricalisme, mais qui croyait néanmoins que rien ne s’opposait à ce que les communes, ou les organisations charitables qui les représentent, versassent l’argent des messes entre les mains des prêtres catholiques. M. Lhopiteau avait raison, et, comme il est juriste, il avait raison dans ce langage du droit qui fait habituellement grand effet sur les assemblées. Si son amendement avait été accepté, tout aurait été sauvé. La volonté des morts aurait été respectée. Mais M. Briand a repris son refrain : — Les catholiques n’ont pas voulu faire d’associations cultuelles ; c’est donc leur faute si... etc., etc. — Et cela a suffi pour faire rejeter l’amendement. Alors, tout a été fini ; le gouvernement a triomphé sur toute la ligne ; la loi a été votée à peu près telle qu’il l’avait présentée. Grâce, toutefois, à une distraction du ministre, M. de La Batut a réussi à y faire entrer une disposition qui met à la charge des communes les frais, non seulement de conservation, mais encore d’entretien des édifices religieux. Frais de conservation, soit, a dit après coup M. Briand ; mais d’entretien, non. Il se propose de reprendre la question devant le Sénat. A dire vrai, nous ne voyons pas très bien comment on peut conserver sans entretenir, et nous nous demandons à qui doivent incomber les frais d’entretien, si ce n’est pas au propriétaire, c’est-à-dire à la commune. Ils auraient pu incomber au locataire, s’il y en avait un ; mais il n’y en a pas. On se rappelle qu’au moment où un contrat de bail allait aboutir entre la préfecture de la Seine et l’archevêché de Paris, le gouvernement, qui s’était d’abord prêté à la négociation, l’a fait brusquement échouer. Dès lors, le curé n’a pas plus de droit dans l’église où il dit la messe que le premier venu qui y entre et qui en sort. Sa situation y est trop précaire pour qu’il puisse y faire des frais quelconques. M. le ministre des Cultes, dans une lettre récente qu’il a écrite à M. le préfet de la Seine, a paru croire que ces questions étaient réglées ; elles ne le sont pas. Elles pourraient l’être aisément, si on s’y prêtait de part et d’autre ; malheureusement, soit du côté de l’Église, soit du côté de l’État, on ne s’y est prêté que d’une manière intermittente, et rien n’a été fait.

Pour en revenir à la loi votée, elle est vraiment une tare sur la République. Les catholiques parlent de spoliation ; l’histoire ne les contredira pas. Si même on se place à un autre point de vue que le leur, à celui du droit, il faut bien reconnaître que toutes les règles en ont été violées avec une obstination froide et impitoyable qu’on ne saurait trop sévèrement qualifier. Il semble, à en juger d’après quelques-unes des paroles qui ont été prononcées dans ce débat, qu’on veuille empêcher l’Église de vivre et les églises de durer. Le Briand d’autrefois ne s’est retrouvé qu’à un moment : c’est lorsque M. Guieysse, revenant à son idée fixe, a proposé de nouveau de mettre les églises catholiques à la disposition de tous les cultes qui voudraient s’y réfugier. M. Briand a maintenu le principe que les églises devaient rester affectées au seul culte qui y était célébré avant la séparation, et il a traité sans le moindre respect M. Guieysse et son idée. M. Guieysse a été battu ; son amendement n’a même réuni qu’une minorité dérisoire ; mais, au train dont marchent les choses, qui sait s’il n’aura pas sa revanche un jour ?


La Perse est décidément très loin de l’Europe. Des événemens considérables s’y passent ; mais il est difficile d’en réunir les élémens et d’en garantir l’exactitude. Le seul point hors de doute est que, depuis quelque temps, la Perse est troublée, et que l’introduction du gouvernement parlementaire semble avoir ajouté au désordre qui y règne plutôt qu’elle ne l’a supprimé. Cela viendra sans doute plus tard. Le gouvernement parlementaire, ayant pour objet de donner au pays lui-même une participation à ses propres destinées, est fait pour produire de bons résultats, pourvu cependant qu’on en mesure l’application aux besoins véritables et aux mœurs de chaque pays. Mais s’il est dans la nature des gouvernemens qui visent à l’autocratie d’empiéter sur les attributions des parlemens, il ne l’est pas moins dans celle des parlemens d’empiéter sur le pouvoir exécutif. Quoi qu’il en soit, la situation ne s’est pas améliorée depuis que la Perse jouit d’une assemblée délibérante, et on comprend que le nouveau shah, qui paraît être énergique, éprouve des accès d’impatience au cours desquels il oublie les sermens multipliés qu’il a prêtés à la Constitution. Ces sermens sont déjà au nombre de quatre : mieux vaudrait qu’il n’y en eût qu’un et qu’il fût bon.

Une émeute, due à un incident sans gravité en lui-même, a éclaté à Téhéran, et a opposé l’un à l’autre les deux partis : celui de l’ancien régime et celui du nouveau. Un marchand a été assassiné par des soldats : cela a suffi pour mettre le feu aux poudres dans un pays où, il y a quelques semaines, l’assassinat du premier ministre n’avait pas paru avoir plus d’importance qu’un fait divers. Cette fois, Mohammet Ali shah a arrêté et emprisonné plusieurs de ses ministres, et le parlement, qu’on appelle le Medjhs, a vu là une menace pour lui : il s’est déclaré en permanence et a fait appel à ses partisans pour le protéger. Le shah s’est entouré de son armée, qui semble fidèle, et il a fait appel, lui aussi, aux partisans de l’ancien régime, non seulement dans la ville, mais dans la campagne environnante. Les deux armées se sont trouvées face à face, et on s’est demandé ce qui allait arriver. Jusqu’ici, il n’est rien arrivé du tout : il semble que les deux partis, après avoir mesuré leurs forces, aient jugé plus sage de ne pas pousser les choses à bout. S’il en est ainsi, nous nous en réjouissons. Au premier moment, le Medjlis voulait la déposition du shah, et le shah voulait sans doute la suppression du Medjlis ; mais, ni le shah n’a été déposé, ni le Medjlis n’a été dissous, et puisque cet état de choses se prolonge, il est à croire qu’il pourra s’arranger. Gardons-nous, toutefois, d’émettre des pronostics sur une situation aussi confuse, et attendons les événemens.

On se demande si la publication du récent traité qui a été conclu entre l’Angleterre et la Russie, au sujet des champs d’action où elles se sont trouvées en opposition ou en conflit en Asie, n’a pas été pour quelque chose dans la fermentation subite qui s’est produite à Téhéran. La Russie et l’Angleterre, en délimitant leurs zones d’influence en Perse, avaient en effet quelque peu l’air de s’être partagé le pays. Le patriotisme persan en a été remué et s’en est cru offensé, ce qui est très naturel. Et pourtant, en quoi la situation est-elle changée parce que l’Angleterre et la Russie se sont mises d’accord sur les régions où elles pourraient demander des concessions qu’elles demandaient autrefois et qu’elles s’efforçaient d’obtenir un peu partout ? Un pareil arrangement ne porte atteinte ni à l’indépendance, ni à l’intégrité territoriale du pays. Le gouvernement persan n’en est pas atteint dans sa liberté : c’est pour lui res inter alios acta. Le gouvernement anglais a tenu d’ailleurs à rassurer la Perse sur ses intentions. Quelles que soient les complications actuelles, il a déclaré à la Chambre des communes qu’il n’avait aucune idée d’intervenir en Perse, si la sécurité de ses nationaux y était maintenue, et il a assuré que telles étaient aussi les dispositions du gouvernement russe. Les Persans restent maîtres chez eux : leurs droits y seront respectés, pourvu qu’ils respectent ceux des étrangers. Mais la situation intérieure restera sans doute, pendant quelque temps encore, incertaine et instable. Il est difficile d’acclimater dans un pays le gouvernement parlementaire, même à faible dose ; mais il est peut-être impossible de revenir au gouvernement absolu, quand on y a une fois renonce.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.