Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1902

Chronique n° 1697
31 décembre 1902


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

LES AFFAIRES DU VENEZUELA


31 décembre.


Il y a quelque dix ans, lorsque éclata l’un de ces scandales qui viennent périodiquement troubler et affliger notre pays, de mauvaises langues prétendaient que, dans les antichambres ministérielles et les couloirs du Parlement, on feignait d’être ailleurs et de mettre une curiosité anxieuse à se demander : « Que se passe-t-il donc à Caracas ? » Aujourd’hui encore, en des circonstances qui malheureusement ne font que trop penser à celles-là, c’est une question que l’on peut se poser d’autant plus légitimement que, cette fois, il se passe à Caracas des choses sérieuses, et même graves, où sont intéressées trois ou quatre des plus grandes puissances du monde, et desquelles, par conséquent, on ne saurait nulle part distraire son attention.

Le point de départ de toute l’affaire est naturellement une révolution. Nous disons « naturellement » parce que le Venezuela est l’un des États de l’Amérique du Sud où se vérifie le mieux cette « loi » des Républiques espagnoles d’aller d’insurrections en pronunciamientos, comme s’il fallait coûte que coûte tailler de la besogne à ces généraux improvisés et inoccupés dont on assure, en plaisantant à peine, qu’Usa sont plus nombreux que leurs soldats ; qui, en tout cas, sont presque aussi nombreux que les sous-officiers ; et qui, ne trouvant que rarement à employer leur activité ou à faire briller leurs talens au dehors, se retournent vers le dedans et, plutôt que de ne pas faire la guerre, aiment mieux déchaîner guerre civile sur guerre civile. Là, dans ces Républiques du plein soleil, entre le tropique et l’équateur, s’est exagéré le type espagnol, s’est exaspéré le mal espagnol ; là s’est développée jusqu’à l’état aigu l’espèce d’« ingouvernabilité » de la race que les ambassadeurs florentins relevaient déjà à la charge des Espagnols du XVIe siècle. Le Venezuela, pour sa part, n’a eu garde de manquer à ces traditions, par lesquelles, s’en étant séparée par tout le reste, l’Amérique du Sud se rattache à la mère patrie ; et, si l’on en croit le compte qu’en a fait le propre ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni, lord Lansdowne, il en serait, depuis soixante-dix ans, à sa cent quatrième révolution : à peu près une et demie par an.

Ce qui est sûr, c’est que l’année qui finit en a vu deux, ou, sinon deux révolutions distinctes, au moins une révolution en deux temps et comme en deux actes. Un ancien ministre des Finances, M. Matos, transformé subitement en « général » Matos, a levé contre le président Cipriano Castro,


Juste retour. Monsieur, des choses d’ici-bas,


ce même étendard de la révolte qu’accourant jadis de ses montagnes des Andes, le général Castro avait levé contre le président Andrade. A son tour, il a enrôlé et entraîné contre le tyran une « armée libératrice ; » — les armées révolutionnaires sont toujours, tant que durent les révolutions, des armées libératrices ; ce n’est que plus tard que l’on s’aperçoit qu’une autre armée et une autre révolution sont nécessaires pour se libérer du libérateur. Après mille vicissitudes, que seul un Hurtado de Mendoza serait digne de raconter : — guerra larga de varias sucesos, tomas y desolaciones de ciudades populosas, — tantôt battant, tantôt battu, longtemps menacé, puis soudain victorieux, au bout de plusieurs mois de lutte, le président Castro paraissait avoir triomphé de ses adversaires, et il rentrait dans sa bonne ville de Caracas, au son tonnant et carillonnant du canon et des cloches.

Il est vrai que ces cloches, le clergé s’était refusé à les sonner, et que le Président avait dû y faire pourvoir par sa police ; ce qui n’était pas un excellent signe. Cependant, la discorde s’était mise au camp des conjurés ; la révolution elle-même s’était divisée. A la suite d’une querelle entre le général Matos et l’un de ses principaux lieutenans, le général Rolando, on annonçait que le général Matos s’était retiré, mais non sans avoir passé ses pouvoirs au général Hernandez, l’Estropié, et Mocho, ainsi nommé ou surnommé à cause d’une blessure qu’il avait reçue au bras dans une précédente campagne.

Quoi qu’il en fût, les télégrammes officiels devenaient ou redevenaient dithyrambiques : maintenant qu’il s’estimait consolidé, le président Castro haussait le ton jusqu’au défi : « Les petits peuples, faisait-il dire par la presse à sa dévotion, les petits peuples, au moyen de leur armée et de leur marine, ont aussi la force et peuvent la faire sentir. On ferait bien de ne pas mettre le président Castro dans l’obligation d’agir et de procéder avec énergie, car on pourrait en souffrir. » Qui, on ? Ni plus ni moins que l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, et un peu les États-Unis, la France, la Hollande, mêlés à des titres divers et par certains de leurs nationaux à ces histoires vénézuéliennes, car voilà le mauvais côté de la civilisation moderne : avec l’extrême facilité des communications et l’appât d’un commerce plus étendu, il y a partout des gens de partout ; les peuples à présent se compénètrent, et l’on ne peut plus se battre entre soi sans risquer par là même d’en blesser d’autres et de se voir contraint à des réparations coûteuses.

On avait appris vers le milieu de juin que le président Castro venait de déclarer confisqués les biens provenant de la succession d’un de ses prédécesseurs, l’ancien président de la République Guzman Blanco, et que le représentant de la France à Caracas, notre consul M. Quiévreux, avait dû protester contre la saisie de ces biens, dont une partie appartient à M. le duc de Morny, du chef de sa femme, fille de Guzman Blanco. Le l’établissement de nos relations diplomatiques avec le Venezuela était tout récent, si récent que la légation de France à Caracas était encore vacante ; et ce nouvel incident faisait craindre une nouvelle rupture. D’autre part, la révolution s’était, comme d’ordinaire les révolutions, abandonnée à toutes sortes d’excès. En vingt endroits, et notamment à Barcelona, beaucoup de propriétés avaient été détruites ; vingt-neuf maisons de commerce, la plupart étrangères, et quinze maisons particulières, saccagées ; des perquisitions, opérées ; et de l’argent extorqué aux habitans terrorisés, sous promesse d’épargner leur vie et celle des leurs. Cela se passait en août. En septembre, lesdits révolutionnaires faisaient sauter les ponts du chemin de fer allemand de Valencia à Caracas et deux ponts du chemin de fer anglais de Caracas à la Guayra. Aussi révolutionnaire qu’eux, le gouvernement faisait plus fort. Le navire vénézuélien le Réstaurador s’avançait sous pavillon américain et bombardait Ciudad-Bolivar, le grand port de l’Orénoque, occupé par les insurgés ; il s’en tirait avec des excuses, en saluant le drapeau étoilé. Ce qui n’empêchait pas le président Castro de faire arrêter en octobre à Carupano notre agent consulaire, qu’il ne relâchait que sur une protestation vigoureuse. La Hollande y joignait la sienne pour la saisie de deux goélettes ; et, avec l’Angleterre, elle demandait l’abolition des droits différentiels de 30 pour 100 sur les marchandises venant des Antilles.

Cette longue liste de griefs se grossissait de tout un paquet de créances demeurées depuis longtemps irrécouvrables. L’Allemagne, entre autres, réclamait au Venezuela un certain nombre de millions soit prêtés, soit engagés dans la construction de ce chemin de fer de Caracas à Valencia, dont, précisément, l’insurrection venait de ruiner les ouvrages d’art ; soit enfin exigés en dédommagement de pertes subies par des sujets allemands. Le gouvernement vénézuélien commençait par repousser de telles réclamations ; il leur déniait tout fondement légal : ses tribunaux, selon lui, et ses tribunaux seuls, apprécieraient. Au surplus, il ne prétendait pas ne rien devoir, et ce qu’il devait, il le paierait quand il pourrait ; mais il ne pourrait point tant que la révolution déchirerait le pays, tant que la guerre civile ne serait pas achevée, tant que l’ordre n’aurait pas ramené la prospérité.

« Demain, » disait le président Castro, mañana ; et il atermoyait, il chicanait, il répondait par d’autres griefs. Quoi d’étonnant, s’il ne venait pas à bout de l’insurrection ? elle avait, insinuait-il, les sympathies secrètes, ou même déclarées, des puissances, parce que son chef, M. Matos, avait osé promettre ce à quoi il n’aurait jamais voulu consentir, quant à lui : l’institution d’un contrôle étranger sur les finances nationales. Et ce n’étaient pas des sympathies inactives ou platoniques : en échange de ces complaisances, les autorités anglaises de la Trinité, — le général Castro les en accusait formellement, — avaient d’abord suscité ou favorisé la révolution, puis l’avaient ravitaillée par les expéditions du navire flibustier le Ban Righ, qui jetait de temps en temps sur les rives de l’Orénoque des armes et des provisions. Que si, se défendant et hâtant de son mieux la pacification, il décrétait le blocus de l’embouchure de ce fleuve et des côtes vénézuéliennes, les mêmes puissances, les grandes puissances, par un abus scandaleux de la force, soutenaient que ce blocus n’était pas effectif, et s’en souciaient comme si de rien n’était. L’Angleterre avait abusé bien plus scandaleusement encore ; elle avait occupé l’île de los Patos, considérée par elle comme une dépendance de la Trinité, par le Venezuela comme terre vénézuélienne. Qui donc avait endormi les farouches gardiens de la doctrine de Monroë ? Lui, cependant, président Castro, en face de la révolution, il représentait le gouvernement régulier, en face de l’étranger l’indépendance nationale, et en face de l’Europe coalisée l’intégrité, l’inviolabilité du continent américain. C’étaient de grandes causes et qui, s’il devait succomber. valaient bien une grande chute ! A mesure, d’ailleurs, que la fortune lui revenait et que la situation se dessinait en sa faveur, il espérait un peu plus chaque jour qu’il ne succomberait pas, et, sous l’empire de ces dispositions, à la fin de novembre, il avisait l’Angleterre, l’Allemagne, la France, l’Italie, la Hollande, et indirectement les États-Unis, de prendre garde à ne pas le mettre « dans l’obligation d’agir. »

Mais il avait tant dit et répété qu’il paierait « demain, » et que « demain, » ce serait quand l’insurrection serait abattue ; il disait maintenant si fièrement que c’en était fait des conspirateurs et des traîtres, que la révolution était en pièces et les révolutionnaires en morceaux ; il faisait sonner avec une telle allégresse les cloches et tonner avec une telle solennité les canons pour la paix, que les puissances, impatientes, croyant arrivé ce « demain » qu’elles avaient redouté peut-être de ne voir arriver jamais, toutes ensemble, sans tarder, présentaient leur note, parlant, suivant leur caractère et leurs inclinations, plus ou moins impérieusement. C’est le 14 novembre qu’un décret présidentiel avait réinstallé à Caracas le siège du pouvoir exécutif. Le 25, la Grande-Bretagne adressait un ultimatum au gouvernement vénézuélien. Elle lui signifiait d’avoir à verser immédiatement une indemnité convenable à ceux des sujets de Sa Majesté qui avaient été lésés par sa faute, durant la dernière guerre ou antérieurement, et à donner, de plus, des garanties de sécurité pour l’avenir. Un délai de quinzaine lui était imparti, à l’expiration duquel, s’il n’avait pris un arrangement satisfaisant, l’Angleterre rappellerait son représentant à Caracas et romprait toute relation diplomatique.

En outre, il apparaissait bientôt que l’Allemagne, penchait, à son habitude, vers la manière forte. Dès l’origine du conflit, elle s’était prononcée, comme en témoignaient les articles de la Gazette de Cologne, lors de l’arrestation de l’agent consulaire français à Carupano, pour une solution nette et complète, avait hé partie avec l’Angleterre et avec elle combiné une action commune au Venezuela en vue d’y faire prévaloir de concert leurs droits et leurs intérêts. Une escadre impériale recevait l’ordre de se rendre dans les eaux vénézuéliennes, et d’y rallier les croiseurs déjà détachés pour y faire la police maritime et couvrir de leur protection, le cas échéant, les sujets allemands qui en auraient besoin. Désormais il s’agissait de bien autre chose que d’une opération de police, même rude : il fallait régler tous les comptes, tout d’un coup, et tout de suite.

En ces conjonctures plus que délicates, le président Castro se rejetait alors vers les États-Unis, qui, eux aussi, avaient pu avoir à se plaindre de lui et, eux aussi, avaient pu prendre quelques précautions contre lui, mais qui, pensait-il, oublieraient vite ses torts, si l’Europe se plaçait envers eux dans le tort incomparablement et infiniment pire d’offenser la doctrine de Monroë, de manquer au premier de leurs principes, consacré et posé par un siècle d’histoire comme la condition même de leur existence, comme la règle même de leur politique : l’Amérique aux Américains. A la Maison-Blanche, on affectait de ne pas entendre, et, sans doute pour ne pas encourager le général dans une résistance entêtée, on lui laissait entendre, on lui faisait même expressément savoir que « la doctrine de Monroë n’a nullement pour objet de protéger les républiques sud-américaines dans les tentatives qu’elles peuvent faire pour se soustraire à leurs engagemens ; » et qu’en conséquence on avait « informé l’ambassadeur d’Angleterre que les États-Unis ne font pas la moindre objection à ce que la Grande-Bretagne saisisse les douanes vénézuéliennes, à l’effet d’assurer le paiement des indemnités dues à ses nationaux. »

Vainement le président Castro revenait sur ce point, qu’il jugeait décisif : l’occupation par les autorités anglaises de l’île de los Patos, — n’y avait-il pas là violation du sol américain ? — les États-Unis se contentaient de la déclaration de l’ambassadeur d’Angleterre, que « la Grande-Bretagne n’a pas l’intention de s’établir à demeure sur le territoire du Venezuela ; » et, comme la même déclaration était faite par l’Allemagne, ils ne pouvaient, concluaient-ils, que rester neutres.

L’intervention armée des deux puissances, Angleterre et Allemagne, se dessinait très vigoureuse : six vaisseaux anglais, six vaisseaux allemands ; et, en Allemagne, on déplorait que l’amirauté ne fît pas davantage et n’en envoyât pas trois de plus, ainsi qu’il en avait été question. De toute manière, on voulait que le différend avec le Venezuela fût tranché une bonne fois par ce qui tranche une fois pour toutes, par l’épée. « Autrement, disaient les Berliner Neueste Nachrichten, le seul résultat aura été d’endurcir le président Castro dans son insolence et de lui permettre peut-être de se vanter de nouveau d’avoir repoussé les navires de guerre allemands avec quelques tonneaux de bière. »

Un peu refroidi dans son espérance de voir les États-Unis interposer entre les alliés et le Venezuela la doctrine de Monroë, le Président faisait appel au sentiment national, à cet orgueil de race toujours vivant dans toute population de sang espagnol, à cette chevalerie qui ne déteste pas et recherche même avec une noble folie les batailles disproportionnées ; et la grandiloquence de son langage n’allait pas sans une certaine grandeur de desseins et de pensées. Après s’être qualifié, lui et les siens, de « héros du droit » et avoir qualifié les autres, les partisans du général Matos, de « mercenaires assassins, soudoyés pour le malheur du Venezuela, » subitement il les amnistiait, il tentait de se les réconcilier, il leur montrait et il offrait de leur confier le drapeau, générosité qui sans doute n’était pas exempte de quelque calcul : se servir du danger de la patrie pour se sauver de la révolution.

Les insurgés, du reste, n’y étaient pas pris : leur chef, M. Matos, escomptait le même péril, en sens contraire. « L’Angleterre et l’Allemagne vont se saisir des douanes : bien ! se disait-il, bueno ! c’est autant de ressources que Castro n’aura plus ; qu’il perde le nerf de la guerre, et c’est la révolution qui l’emporte, cette révolution qu’il s’est vanté trop tôt d’avoir réduite, qu’il avait provoquée par sa tyrannie, et que son aveuglement, son ambition insensée, la frénésie de son égoïsme charge de tant et de si effrayantes complications ! » Ainsi, pour tous deux, le point de vue intérieur commandait le point de vue extérieur, et ce point de vue intérieur se confondait presque avec le point de vue personnel : pour le général Castro, la fin de la révolution, c’était le salut de la patrie ; et pour le général Matos, le danger de la patrie, c’était le succès de la révolution.

En attendant, n’ayant pu refaire, même contre l’ennemi national, l’unité sous son commandement, et sentant en quelque sorte déjà le poids de la puissance anglo-allemande, dont les forces se concentraient tout près de sa capitale, à la Guayra, le président Castro épiloguait afin de gagner du temps, afin surtout de donner aux États-Unis le temps de se réveiller et de réveiller la doctrine de Monroë sommeillante ; peut-être qu’à la fin, tout de même, les États-Unis supporteraient mal cette flotte de douze ou quinze vaisseaux de guerre, la plus considérable que l’Europe se soit jamais permis de rassembler dans la mer des Caraïbes !... En effet, une vague inquiétude gagnait l’opinion américaine ; quinze vaisseaux, n’était-ce pas beaucoup pour contraindre le Venezuela à payer ses dettes, et n’y avait-il pas quelque chose là-dessous, quelque chose comme le secret désir de faire impression sur l’Amérique du Sud tout entière et d’éprouver la portée et la résistance de la doctrine de Monroë ? L’américanisme s’inquiétait, l’impérialisme s’agitait, la presse « jaune » grondait et grognait : le Times de New-York criait à l’invasion, à la conquête européennes ; le Sun traçait des limites, formulait des réserves, examinait des hypothèses : « En tout cas, — c’était le dernier mot, — si quelque puissance européenne traite une république sud-américaine comme la France a traité le Mexique, et l’Angleterre l’Egypte, elle aura affaire aux États-Unis. »

Brusquement, le 10 décembre, les faits se précipitèrent. L’escadre anglo-américaine s’empara, dans le port de la Guayra, de la flottille vénézuélienne, composée de quatre ou cinq canonnières, sur huit, dont cinq utilisables, que le Venezuela possédait au commencement de la guerre civile. Les ministres anglais et allemand à Caracas, MM. Haggard et de Pilgrim-Baltazzi, remettaient au gouvernement vénézuéhen un second ultimatum et quittaient la ville, en priant le ministre des États-Unis, M. Bowen, qui acceptait, de se charger de la défense de leurs nationaux.

La dernière chance du président Castro s’évanouissait. Très irrité, dans le premier moment, il ripostait par une provocation et faisait arrêter, non plus un agent consulaire ou quelques particuliers isolés, mais bien tout ce qu’il pouvait trouver à Caracas de résidens anglais ou allemands, en ajoutant qu’il les garderait comme otages. Il lançait en même temps proclamations sur proclamations. « Si le Venezuela, s’écriait-il, avait refusé de remplir ses engagemens fiscaux, si la justice et la diplomatie avaient épuisé toutes leurs ressources, alors seulement on aurait pu s’attendre à des mesures aussi extrêmes, mais cela ne s’était pas produit. Le fait que le gouvernement n’a jamais augmenté la dette et qu’il a payé tout ce qu’il a commandé pendant la révolution, y compris les trains réquisitionnés pour le transport des troupes sur les chemins de fer allemands, prouve l’honnêteté de son administration et montre ce à quoi les étrangers devraient s’attendre de sa part. » Ensuite il élevait la voix : « Je ne puis honorablement faire davantage, et je ne chercherai pas d’excuses pour désarmer des inimitiés folles. Ce serait se soumettre à des humiliations qui offenseraient la dignité des Vénézuéliens, et qui ne seraient pas en accord avec ma vie publique. La cause de notre dignité nationale est fondée sur nos droits, sur notre sens de la justice, et sur nos relations d’amitié mutuelle et de respect avec les nations étrangères. »

Qu’est-ce que cachait la conduite, à ses yeux inique et brutale, de l’Angleterre et de l’Allemagne ? Au développement de quel plan mystérieux voulait-on faire servir cet étalage insolite de la force ? Le président Castro ne le disait pas, mais il souffrait que le consul du Venezuela à Londres le dît publiquement, reprochât aux Anglais et aux Allemands d’avoir acheté le général Matos et fomenté la révolution. « Nous savons de la façon la plus positive que la Disconto Gesellschaft, la banque allemande bien connue, et un comité révolutionnaire de Londres se tenaient dans la coulisse et avaient établi leur principale base d’opérations dans l’île anglaise de la Trinité. Matos a échoué, et l’on conçoit le mécontentement de ceux qui perdaient ainsi les grosses sommes qu’ils avaient aventurées dans l’affaire. » Toutes ces réclamations, toutes ces notes à payer, fabriquées de toutes pièces ou enflées par tous les moyens, accrues d’intérêts usuraires, il faudrait voir ce qu’elles pèseraient si on les portait devant un tribunal, vénézuélien ou autre ! Mais, quand bien même elles seraient reconnues exactes, est-ce que vraiment on ne pourrait pas, donnant un peu de répit au Venezuela épuisé par ses discordes intestines, en faire le report à plus tard, pas beaucoup plus tard, aussitôt que la paix aurait effacé les maux de la guerre ? Et l’éternel « à demain » revenait : mañana ! La France avait consenti un sursis ; et l’on opposait sa modération aux exigences impitoyables de l’Angleterre et de l’Allemagne.

Pour celles-ci, qu’elles réfléchissent. « Le Venezuela ne peut évidemment songer à se mesurer avec les deux puissances dont les escadres sont en rade de la Guayra, mais il ne serait pas surprenant que la population de Caracas exerçât sur les étrangers de terribles représailles, si, par malheur, un débarquement avait lieu. » Ce débarquement avait lieu malgré tout, et les représailles ne se faisaient pas attendre. A peine un détachement d’infanterie de marine allemand avait-il saisi la douane de la Guayra, que des bandes de manifestans se répandaient dans les rues de Caracas, essayaient d’enfoncer les portes de la légation et du consulat d’Allemagne, aux cris de : « Mort aux Allemands ! » sous l’œil indifférent, sinon bienveillant, de la police. Le drapeau allemand et le drapeau anglais étaient déchirés. Le gouvernement vénézuélien, lui-même et plus directement, prenait sa part de responsabilité. Il frappait d’embargo le chemin de fer anglais de Caracas à la Guayra et le chemin de fer central anglais. Tous les résidens anglais, sauf deux, quatre-vingt-dix-sept membres de la colonie allemande, étaient emprisonnés ; pour ne point parler des étrangers appartenant à d’autres nationalités, molestés « par méprise ; » mais, en ce qui concernait Anglais ou Allemands, il n’y avait pas de méprise : ils répondraient au Venezuela des démarches et des visées de l’Angleterre et de l’Allemagne.

Le président Castro, jamais à court d’argumens, et d’autant plus hardi qu’il y découvrait le moyen de reconquérir la faveur populaire, se hâtait de s’en expliquer en son style le plus acerbe : « Les étrangers ont, de leur pied insolent, profané le sol sacré du Venezuela. C’est un acte remarquable dans l’histoire des nations civilisées, sans précédent et sans justification possible. C’est un acte barbare, une atteinte aux principes les plus élémentaires du droit des gens. C’est un acte ignoble, parce qu’il est le résultat d’un mélange immoral et lâche de force et de perfidie,... etc., etc. » De pareils discours, accompagnés de gestes plus vifs encore, ne devaient qu’envenimer le conflit. Le bombardement de Puerto-Cabello, le blocus des côtes vénézuéliennes allaient suivre. L’Italie faisait connaître qu’elle avait de son côté des réclamations à présenter, relatives aux dommages éprouvés pendant les révolutions de 1898 et de 1900, dommages estimés par elle à la somme de près de 3 millions de « bolivars » ou de francs, sans préjudice des réparations dues pour l’insurrection courante ; elle déposait à son tour un ultimatum et à son tour annonçait l’envoi de cinq navires de guerre dans les eaux du Venezuela, rendant par là patente son accession à l’entente anglo-allemande et notifiant de ce fait la formation d’une Triplice nouvelle et occasionnelle. L’heure était venue de se demander comment tout cela finirait ; ou plutôt on ne se le demandait déjà plus, et on ne le prévoyait que trop clairement, lorsqu’un changement se fit jour dans l’opinion américaine vis-à-vis des alliés, et même dans l’opinion anglaise vis-à-vis de l’Allemagne, ou, sans changement véritable, des dispositions s’y condensèrent, qui étaient demeurées jusqu’alors à l’état diffus ; et l’on se mit, aux États-Unis et en Angleterre, à exprimer tout haut ce que jusqu’alors on s’était borné à penser et à murmurer tout bas.

A Washington, on ne dissimulait plus le soupçon, que, dans les derniers événemens et, par exemple, dans le bombardement de Puerto-Cabello, les lois internationales aient été violées : pour le dissiper. Il ne fallait rien de moins que le témoignage du ministre des États-Unis à Caracas, M. Bowen. M. Hay, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, s’opposait officiellement à l’extension aux navires américains du blocus qualifié, par un aimable euphémisme, de « pacifique. » Il soutenait qu’une telle forme de blocus, pour ne pas excéder sa définition, n’est applicable qu’aux bâtimens de l’État bloqué et n’existe pas au regard des neutres ; et il invoquait en faveur de cette opinion non seulement l’avis de jurisconsultes éminens, — ce qui n’eût été que peu de chose, — mais « le droit de protection de la liberté commerciale que la doctrine de Monroë confère aux États-Unis dans les eaux du Nouveau Monde ; » — et c’était beaucoup, car c’était l’apparition de ce spectre que le président Castro s’était efforcé, et inutilement auparavant, de faire se lever, qui se dressait enfin, et, les bras étendus, marquait aux puissances non américaines la ligne qu’il leur serait interdit de franchir.

A Londres, la revue conservatrice, le Spectator, parlait amèrement de la coopération anglo-allemande : « Les Allemands, imprimait-elle, ne seraient probablement pas fâchés que les choses s’embrouillent au Venezuela, ou que le président Castro les embrouille à ce point que tout accommodement soit impossible. Peut-être même le souhaitent-ils... Mais Une faut pas se réjouir de la faiblesse du Venezuela. C’est la faiblesse de résistance de l’Amérique latine, jointe à sa richesse, a son étendue, qui en fait une telle tentation pour l’Allemagne, pour l’Italie, pour tous les peuples à population essaimante. Un Venezuela, grand comme deux fois la France, riche comme plusieurs Antilles, cela serait pour l’Allemagne ce que l’Inde a été pour l’Angleterre ! Avec un tel déversoir et un tel retour de richesses, on viendrait vite à bout du socialisme à l’intérieur. La prépondérance de l’Allemagne serait alors insoutenable en Europe. » De cette prépondérance, de cette hégémonie de l’Allemagne impériale, l’Angleterre ne veut ni ne saurait vouloir en Europe, et, pour ne pas la subir en Europe, elle doit se garder de lui ouvrir les voies hors d’Europe. « Le ciel nous préserve, nous autres Anglais, de servir cette politique ! »

D’autres organes encore, reflétant d’autres nuances, adaptaient au goût de leur public la fable où le chat tire du feu les marrons qu’il ne mangera pas. Le barde des récentes épopées britanniques, M. Rudyard Kipling, oublieux de la sollicitude amicale qu’il avait, dans la maladie qu’il fit il y a quelques années, rencontrée chez Guillaume II, bouillonnait et couvrait de la lave de ses strophes, — Quidlibet audendi... — « le Goth et le Hun sans honte. » Ceux mêmes que retenait le respect traditionnel et constitutionnel de la majesté impériale et royale n’étaient pas loin de maudire en leur cœur ces entretiens de Sandringham, ces tête-à-tête d’oncle à neveu, cette façon de « pacte de famille » qui se substituait ou se superposait à une politique vraiment nationale. Et, comme on n’en voulait pas rejeter la faute sur l’initiative du roi, on s’en prenait à « l’insuffisance » des ministres. Le moins qu’il faille dire, c’est qu’on se rendait compte en Angleterre que l’on marchait à cause de l’Allemagne, à la suite de l’Allemagne, au profit de l’Allemagne, et que, pour toutes ces raisons, on marchait sans élan.

L’Amérique du Sud franchement impatiente ; les États-Unis moins patiens qu’on ne s’en était flatté ou patiens seulement jusqu’à un certain point ; la Grande-Bretagne peu décidée, du moins pas du tout enthousiaste ; c’étaient des conditions médiocres pour se ruer à fond dans une aventure. Il n’était pas jusqu’à cette faiblesse de l’ennemi, jusqu’à l’inégalité absolue entre la petite république du Venezuela et les trois grands empires ou royaumes, Allemagne, Angleterre, Italie, qui ne rendît une pareille expédition difficile et presque odieuse. Aussi, dès qu’un règlement amiable, une solution pacifique et juridique du différend, dès que l’arbitrage était proposé, il s’imposait.

Restait à choisir l’arbitre. L’Angleterre et l’Allemagne auraient désiré que ce fût le président des Etats-Unis, M. Roosevelt. Le président des États-Unis a préféré que l’on soumît le litige à la Cour de la Haye. Les alliés ont leurs motifs et M. Roosevelt a les siens. L’Allemagne et l’Angleterre craignent que l’arrêt de la Cour de la Haye n’ait pas de sanction ; peu pressées d’éprouver les premières une juridiction dont elles ont été les dernières à approuver le principe même, elles n’eussent pas été fâchées, par surcroît, de lier, en la personne de M. Roosevelt, les mains aux États-Unis. Mais les motifs de M. Roosevelt, quoique contraires, ne sont pas moins bons. Il tient, lui, à ce que les mains des États-Unis demeurent libres, et, pour éviter d’être juge, il s’est constitué partie. Il y a mis une obstination douce, qu’on a sentie irréductible ; l’affaire sera donc portée devant la Cour d’arbitrage, qui fera là un début sensationnel. Nous ne nous perdrons pas en commentaires sur cet événement peut-être mémorable et ses conséquences futures ; nous nous abstiendrons d’en augurer des destinées nouvelles pour l’humanité ; nous nous contenterons de nous réjouir, très simplement et très sincèrement, que les choses aient pris cette tournure, et qu’en ces jours de Noël où fut dite la grande parole : « Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! » la cause de la paix n’ait point été trahie. — Pourvu seulement qu’il y ait sur la terre assez d’hommes de bonne volonté !


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.