Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1902
14 décembre 1902
Avant de congédier les Chambres, et de quitter lui-même Paris pour aller demander aux électeurs sénatoriaux de la Charente-Inférieure le renouvellement de son mandat, — que nous pouvons compter qu’ils ne lui refuseront pas, — M. le président du Conseil, ministre de l’Intérieur et des Cultes, a voulu se signaler par deux nouveaux coups d’éclat. Il a supprimé le traitement d’un archevêque et de deux évêques, à la suite et comme sanction d’un arrêt du Conseil d’État déclarant qu’il y avait abus « dans l’écrit intitulé : Pétition à MM. les sénateurs et MM. les députés en faveur de la demande d’autorisation faite par les Congrégations ; » et il a déposé, tant à la Chambre des députés qu’au Sénat, six Projets de lois relatifs aux « demandes en autorisation formées par les Congrégations. » Il eût peut-être, et même assurément mieux fait d’appliquer « les lois existantes » aux « inscrits maritimes » de Marseille ! Mais M. le président du Conseil, ministre de l’Intérieur et des Cultes, a sa manière à lui d’entendre la justice et le gouvernement : il n’applique pas à ses amis les « lois existantes ; » et, en revanche, quand il n’en existe pas contre ses adversaires d’assez draconiennes et d’assez iniques, il en fabrique ! et pourquoi se gênerait-il, s’il est en effet aussi sûr de l’approbation de sa majorité parlementaire que de la complaisance de son Conseil d’État ?
Il y aurait beaucoup à dire sur l’arrêt du Conseil d’État ; et, de quelque façon qu’on torture l’article 4 de la loi du 18 germinal an X, — ce sont les « articles organiques, » — on ne réussira pas à lui faire dire, en bon français, qu’une Pétition soit un « concile, » ou un « synode, » ou une « assemblée. » Cet article 4 est ainsi conçu : « Aucun concile national ou métropolitain, aucun synode diocésain, aucune assemblée délibérante n’aura lieu sans la permission expresse du gouvernement : » ces termes sont limitatifs ; et un « concert, » en admettant qu’il y ait « concert » dans la pétition des évêques, n’est pas plus un a concile, » qu’une entente n’est un synode. On soutiendrait, avec autant de bon sens et de franchise, qu’un « journal » ou une Revue, dont les rédacteurs s’inspirent d’une pensée commune, sont un « complot » ou une « conjuration ; » et peut-être, aussi bien, s’en avisera-t-on quelque jour. Car toutes les libertés se tiennent, et celle du Radical ou de la Lanterne est plus solidaire qu’on ne le croit de la liberté des évêques et des Congrégations. Mais de la Pétition de l’Episcopat français, puisque notre collaborateur, M. Francis Charmes, ici même et ailleurs, — dans le Journal des Débats, — a dit tout ce qu’il y avait à dire, comme aussi de l’arrêt du Conseil d’État, nous n’y reviendrons pas, et nous n’en aurions pas seulement reparlé s’il n’était intéressant de savoir ce que le ministère et la direction des Cultes y ont vu d’abusif et de vraiment « damnable. »
On s’était imaginé, je ne sais trop comment, ni sur la foi de quels conseillers, que l’on réussirait, si l’on savait s’y prendre, à diviser la cause des évêques de celle des Congrégations. Les évêques sont des hommes, et les Congrégations ne sont pas composées uniquement de saints. Quelques Congrégations se sont montrées parfois envahissantes, et il est arrivé que des évêques aient eu des « difficultés » avec elles ! On s’était donc imaginé que les Congrégations ne trouveraient pas grand appui dans l’épiscopat, ni surtout dans le clergé paroissial, avec le sentiment de qui les évêques eux-mêmes sont bien obligés de compter ; et, en effet, dans cette question où il y allait du fond même du catholicisme, si les évêques s’étaient tus, c’était un grand pas de fait vers la réalisation d’une « Église nationale. » Une « Église nationale, » — entendez une Église asservie, quasi laïque, dont les dignitaires ne seraient que de simples préfets, — c’est le rêve de tous ceux qui, depuis un siècle passé, n’osent pas attaquer ouvertement « la superstition. » Mais, ce rêve administratif, que M. le président du Conseil l’ait nourri, lui qui jadis a porté la soutane, — et c’est même pour cela, je pense, qu’on nous l’a mis aux Cultes, — voilà qui est un peu surprenant ! Que lui a-t-on donc appris au séminaire ? En tout cas, la Pétition des évêques, si modérée dans la forme, et si claire, si ferme dans le fond, est venue lui démontrer l’inanité de ses espérances ; — et, de là, sa grande colère. Soixante-quatorze archevêques et évêques lui ont enlevé son principal argument : c’est celui dont on nous a rebattu depuis trois ans les oreilles, et qui consiste à dire qu’en expulsant les Congrégations, on ne « touche pas » à la religion catholique ; on n’en gêne pas « le libre exercice ; » on ne témoigne à son égard d’aucun esprit de haine ou d’hostilité. La Pétition de l’Épiscopat est venue démontrer publiquement le contraire. Sous des conditions à débattre entre le Saint-Siège et le gouvernement, et, par exemple, sous la loi d’un Concordat qu’il n’eût tenu qu’à notre gouvernement de négocier, — comme le fait l’Espagne en ce moment même, comme l’ont fait les États-Unis pour les Philippines, — les Congrégations sont essentielles à la vie du catholicisme et au « libre exercice » de la religion. On n’y saurait toucher sans toucher à la religion même. C’est ce que nous ont rappelé les évêques. Et M. le président du Conseil le sait bien ; et parce qu’il le sait bien, c’est pour cela qu’il a déféré la Pétition des évêques au Conseil d’État ; et parce que la Pétition dérangeait ses plans ou ses argumens, c’est encore pour cela qu’après avoir obtenu l’arrêt de son Conseil d’État, il a supprimé le traitement de l’archevêque de Besançon, de l’évêque d’Orléans, et de l’évêque de Séez.
Il y a tout juste dix ans que, dans cette même Revue[1], M. Georges Picot dénonçait et démontrait l’illégalité de ces « suppressions de traitement. » Rien ne les autorise que le droit du plus fort, odieux de soi, mais plus odieux encore quand, comme aujourd’hui, c’est un séminariste laïcisé qui l’applique. Les évêques ne sont pas des « fonctionnaires, » et leur traitement n’est pas un « traitement, » mais une « indemnité » ou une « compensation. » Pour s’en convaincre, on n’a qu’à se reporter aux articles 13 et 14 de la « Convention du 26 messidor an IX : » c’est le nom que les « décrets » du Conseil d’État donnent au « Concordat. » « Article 13. Sa Sainteté, pour le bien de la paix et l’heureux rétablissement de la religion catholique, déclare que ni Elle ni ses successeurs ne troubleront en aucune manière les acquéreurs des biens ecclésiastiques aliénés, et qu’en conséquence la propriété de ces mêmes biens, les droits et revenus y attachés, demeureront incommutables entre leurs mains ou celles de leurs ayans cause. — Article 14. Le gouvernement assurera un traitement convenable aux évêques et aux curés dont les diocèses et les paroisses seront compris dans la circonscription nouvelle. » Ces deux articles sont évidemment la condition l’un de l’autre. Supposé d’ailleurs que le « traitement » des curés et des évêques en fût un, il différerait de tous les autres traitemens, de celui du magistrat ou de celui du professeur, en ce qu’il ne procède ni de la munificence, ni de la bonne volonté, ni d’une décision unilatérale de l’État, mais d’un contrat synallagmatique et d’un traité international. En le supprimant, — et, à ce propos, pour en faire quoi, pour en affecter le montant à quels usages ? — c’est donc, à proprement parler, le « droit des gens » que l’on viole. On ne le violerait pas autrement si l’on prétendait passer outre aux stipulations d’un instrument diplomatique ou d’un traité de commerce. Et toute la différence est que, comme on le viole au détriment de quelqu’un qui ne peut pas se défendre, l’iniquité de la mesure, et sa brutalité, s’aggravent ici d’une lâcheté.
Elles s’aggravent encore d’une maladresse. Je n’ai pas l’honneur de connaître l’évêque de Séez, mais je connais Son Éminence le cardinal Perraud ; je connais l’archevêque de Besançon, sous la présidence duquel il m’est arrivé plusieurs fois de prendre la parole ; et je connais l’évêque d’Orléans. Je sais que, jadis, à Rome, où il était alors, l’intervention de l’évêque d’Orléans dans l’affaire des Assomptionistes, a été aussi décisive que prompte, et que loyale. Je me rappelle que naguère l’archevêque de Besançon présidait ce « Congrès de Bourges, » dont les conséquences, qui sont loin d’être épuisées, ont été considérables. Et, en effet, il joint ensemble deux qualités qui se contrarient d’ordinaire chez la plupart des hommes, et même chez quelques prélats : la fermeté du caractère, et la modération de l’esprit. Que dirai-je du cardinal Perraud, « ancien élève de l’École normale, » membre de l’Académie française, dont les Œuvres, — y compris son Eloge de Monseigneur Dupanloup, — sont là pour attester que jamais évêque ne mêla moins les choses de la politique à celles de la religion ? Mais qu’importent toutes ces choses à M. le président du Conseil ? Puisqu’il n’y a qu’un pays au monde où l’on puisse avoir l’idée de confier un « ministère des Cultes » à un séminariste qui a jeté sa soutane « par-dessus les moulins ; » et que ce pays est la France ; et que ce séminariste, c’est lui, M. le président du Conseil en profite pour satisfaire des rancunes qui ressemblent à l’exaspération d’un remords ; et, parvenu de la politique, il se donne la jouissance, grossière, mais entière, de faire sentir le poids de son pouvoir à des évêques, à des archevêques, à des cardinaux !
Le même sentiment se retrouve dans les six Exposés des motifs dont M. le ministre des Cultes a fait précéder ses « Projets de lois relatifs aux demandes en autorisation formées par les congrégations. » Ces Projets de lois sont au nombre de cinquante-huit en tout, dont on n’en a soumis que quatre seulement au Sénat, et les cinquante-quatre autres à la Chambre. Pourquoi cela ? C’est le secret de M. Combes. Trois d’entre eux, trois en tout, concluent à l’autorisation et regardent les « Pères Blancs d’Algérie ; » la Congrégation des « Missions africaines de Lyon, » — sur laquelle un lecteur curieux de renseignemens consultera, de préférence à l’Exposé des motifs de M. Combes, le beau livre du Père Piolet sur les Missions catholiques françaises au XIXe siècle ; — et enfin la Congrégation des « Frères Saint-Jean de Dieu. » M. Combes, bon prince, a bien voulu reconnaître « un caractère incontestable d’utilité » aux écoles des Pères Blancs, dans lesquelles « sont amenés à notre civilisation et à notre langue les enfans indigènes ; » et M. Combes, médecin, a consenti que les « Frères Saint-Jean de Dieu » continuassent d’hospitaliser, dans neuf de leurs maisons, « des malades souvent dangereux et toujours difficiles à traiter. »
Il s’est montré plus sévère aux Salésiens et aux Chartreux. Pour les Chartreux, nous dirons très franchement qu’étant nous-mêmes de ceux qui ne croient pas très nécessaire qu’une Congrégation de religieux « travaille » dans les alcools, et fabrique, sous le nom de liqueurs, des élixirs, ou peut-être des poisons multicolores, il n’y avait donc, tout simplement, qu’à les autoriser sous la condition de ne plus distiller de « chartreuse, » même verte. On ne fait pas aux gens un grief de ce que l’on peut d’un mot les empêcher de faire. Pour les Salésiens, nous renverrons le lecteur à la lettre où M. Anatole Leroy-Beaulieu, notre confrère et collaborateur, a relevé « l’inconvenance » des motifs développés par M. Combes dans le préambule du Projet de loi qui les frappe. D’une œuvre telle que celle de dom Bosco, honorée et récompensée, en 1900, par un jury international « composé d’hommes dont personne ne saurait mettre en doute la compétence et l’impartialité, » on ne dit pas, sans le prouver, « qu’elle n’a rien de commun avec la charité, » et « qu’elle n’est qu’une exploitation de l’enfance et de la crédulité publique, en même temps qu’elle constitue un péril pour le commerce et l’industrie privée. » C’est le langage de M. Combes qui « n’a rien de commun » avec la modération qu’on est en droit d’exiger d’un ministre. Mais ce sont aujourd’hui d’autres Congrégations qui nous intéressent ; ce sont les vingt-huit Congrégations qui « ont pour but avoué l’exercice delà prédication, » ce sont les vingt-cinq Congrégations ou « agrégations » « qui se livrent à l’enseignement, » — Eudistes et Maristes, Oratoriens et Dominicains ; — et c’est, dans les deux Exposés des motifs qui les concernent, en bloc ou en tas, que l’on trouve les choses les plus extraordinaires, en même temps que les preuves du plus fâcheux état d’esprit.
Nous apprenons donc, par l’Exposé relatif aux Congrégations « dont la prédication est le but avoué, » que le « clergé français qui, aux siècles précédens, a brillé avec tant d’éclat dans l’éloquence sacrée, s’est de nos jours déshabitué de la prédication ; » encore qu’il eût, comme le dit M. Combes, « non seulement le droit, mais le devoir d’en garder le monopole. » On reconnaît ici l’intention, que nous signalions tout à l’heure, de diviser la cause des Congrégations de celle du clergé paroissial, et de semer entre eux, si l’on le pouvait, des germes de discorde et d’envie. Divide ut imperes. Mais de quel droit ou à quel titre M. Combes lui-même détermine-t-il avec tant d’assurance les « devoirs » et les « droits du clergé français ? » Ignore-t-il d’ailleurs qu’aux siècles précédens, si « le clergé français a brillé d’un grand éclat dans l’éloquence sacrée, » quelques congréganistes s’y sont également illustrés : Bourdaloue, par exemple, ou Massillon, lesquels, pour avoir été de la Compagnie de Jésus ou de la Congrégation de l’Oratoire, n’en sont pas moins des orateurs « français ? » Pareillement, de nos jours, un Lacordaire, un Ravignan, un Père Hyacinthe. Nous attendrons, quant à nous, pour les traiter d’étrangers, que M. Combes ait décidé qu’un Français cesserait de l’être en revêtant la robe du Jésuite ou du Dominicain. Mais, sans « se déshabituer de la prédication, » si le clergé Français, qui compte aujourd’hui même plus d’un orateur éminent, — et, au premier rang, deux des prélats que M. Combes a frappés, — a cru devoir recourir aux membres des Congrégations « dont la prédication est le but avoué, » c’est que le labeur de la prédication demande tout un homme, et qu’il n’est ni toujours facile, ni possible, souvent, d’en concilier la tâche avec les soins qu’exige l’administration, temporelle et spirituelle, d’un grand diocèse ou d’une cure importante. « Le clergé français, »quoi qu’en dise M. le ministre des Cultes, ne s’est jamais « déshabitué de la prédication. » Mais il n’en a pas gardé le « monopole, » non plus que celui de l’apologétique ou de la confession : d’abord, parce qu’il ne l’a jamais exercé ; et puis, parce que, n’étant pas « monopoleur » de sa nature, il ne voudrait pas l’être au dommage de l’instruction des fidèles et de l’intérêt de la religion.
Car c’est ici le véritable excès ou abus de pouvoir. En proscrivant les Congrégations « dont la prédication est le but avoué, » le gouvernement s’érige en juge des besoins de la religion. Il déclare que 3 000 curés et 31 000 desservans, — ce sont ses chiffres, — devront désormais nous suffire. Là se borneront nos exigences. Plus de « Dominicains » ni de « Rédemptoristes, » de « Salésiens » ni de « Capucins : » M. Combes n’en a que faire ! Et pourquoi, encore une fois, l’a-t-on fait ministre des Cultes, si ce n’est pour qu’il nous imposât, avec ses « exclusions, » ses opinions, ses rancunes, et ses haines ?
Je sais bien qu’il invoque les nécessités de la défense républicaine ! et, effectivement, quels dangers ne font pas courir à la République les « Carmes de Laghet » ou encore « les Chanoines de Latran ! » A Mattaincourt, dans un canton reculé des Vosges, les « Chanoines de Latran, » et sur les hauteurs de la Turbie, à quelque cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer, dans une anfractuosité de la montagne, les « Carmes de Laghet » entretiennent « des centres d’action politique et des foyers de réaction ! » La bonne plaisanterie, s’il ne s’en ensuivait, quand on la traduira prochainement en actes, des proscriptions sans jugement et des exils sans cause ! Mais la meilleure de toutes, je veux dire la plus impertinente ou la plus cynique, est la plaisanterie gouvernementale bien connue qui consiste à s’autoriser « des traditions que les régimes passés ont toujours pris à tâche et à honneur de défendre ! » comme si nous étions « les régimes passés ! » comme si la République ne s’était pas établie sur leurs ruines ! comme s’il était dans leurs traditions qu’un médecin de Pons y devînt président du Conseil ! comme si l’on avait le droit d’invoquer aujourd’hui celles de ces traditions dont le renversement nous a coûté tant de sang ! comme si « la défense républicaine » ne consistait enfin que dans le rétablissement de tout ce qu’on nous avait promis que la République abolirait sans retour ! « Les anciens sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant. » Peu nous importe ce que les « régimes passés » ont « pris à tâche et tenu à honneur de défendre ! » Nous avons voulu la liberté ! C’est à nous de savoir en supporter les inconvéniens, ou, si nous les combattons, de ne le faire qu’au nom, et par le moyen de la liberté même. Nous la devons même à ceux qui nous la refuseraient, s’ils en étaient les maîtres. Je n’ai pas peur de la franc-maçonnerie, s’il m’est permis de lutter contre elle à armes égales, et le fanatisme ne m’effraie pas, — à la seule condition que l’on ne commence pas par mettre de son côté toutes les forces de l’État.
Or, c’est précisément ce que l’on fait, et, si je ne tenais à m’enfermer dans le cercle étroit des Projets de lois de M. Combes, c’est ce qu’il ne me serait que trop facile de montrer. Entre « rouges » et « jaunes, » par exemple, qui ne sait où vont les sympathies du gouvernement, et je m’attends qu’un de ces jours, c’est le gendarme qu’on punira pour avoir essayé de rétablir ou maintenir l’ordre ! Mais, dans la question des Congrégations, c’est à détruire la liberté que s’emploie tout le pouvoir de l’État, et la meilleure preuve que l’on en puisse donner, je la trouve dans l’Exposé des motifs des Projets de lois relatifs aux Congrégations enseignantes.
« Les progrès rapides faits depuis trente ans, et particulièrement depuis les lois de 1882 et 1886, — y lisons-nous, — les sacrifices consentis par la nation, assurent désormais et partout, et dans ses divers ordres, le service de l’instruction publique. » Je n’en crois rien ! Laissons de côté l’enseignement supérieur ! Je ne crois pas que le gouvernement soit en état « d’assurer désormais et partout le service de l’enseignement secondaire ou de l’enseignement primaire ; » et je crois, au contraire, que, si nous l’y voulons mettre, ce sont encore des millions qu’il nous en coûtera. J’admets que nous les accordions : il n’en résultera pas que les « services des institutions confessionnelles, — ce sont toujours les Congrégations, — ne répondent plus à aucune nécessité. » La « nécessité » à laquelle ces institutions ne répondent plus, et même n’ont jamais répondu, c’est le maintien de M. Combes et de sa majorité parlementaire au pouvoir. Il se peut qu’elles n’élèvent point de partisans ou d’électeurs pour eux. Mais il y a d’autres nécessités. Et, par exemple ; si nous voulons que nos enfans soient élevés « chrétiennement, » — ce qui sans doute est notre « droit, » et pour quelques-uns leur « devoir, » — c’en est une, et de quelque importance, à laquelle répond l’existence des congrégations enseignantes. Je veux bien que l’école « nationale » soit « neutre, » et, quoique ne l’étant pas moi-même, je consens, dans l’intérêt du bon ordre et au nom de la tolérance, à la défrayer de mes deniers, pro portione virili ; mais c’est à la condition qu’il puisse y avoir des écoles qui ne soient pas « neutres. » Et vainement dira-t-on que de semblables écoles « ne « pourraient qu’entretenir dans le pays des divisions profondes ! » Car, d’abord, si « l’unité morale, » dont on fait tant de bruit, est sans doute un grand bien, il faudrait cependant que l’on se gardât de la confondre avec l’uniformité. Si quelquefois, d’ailleurs, à force de violence et de persécutions, on a pu pour un temps s’assurer la seconde, l’histoire est là qui prouve que de semblables moyens n’ont jamais pu procurer la première. Et puis, et enfin, qu’est-ce donc que l’on nomme du nom de « liberté de penser, » si ce n’est le droit ou la faculté de penser autrement que ceux qui ne pensent pas comme nous ? Je demande pardon pour la naïveté de la formule, mais je n’en trouve pas qui rende mieux ce que je veux dire ; et, en effet, ce qu’on nous dispute au travers de tous ces sophismes, c’est bien cela, uniquement cela : le droit de penser « autrement ; » — et, bien entendu, de le dire. Pourquoi faut-il, hélas ! qu’il n’y ait rien de plus français ? M. Alfred Fouillée, notre confrère et collaborateur, a écrit tout un livre, et un fort bon livre, sur la Psychologie du peuple français. Lui dirai-je que j’ai craint quelquefois que cette psychologie ne pût se résumer d’un mot ? On serait bien près de la vérité, et on aurait noté l’origine de quelques-unes de nos meilleures qualités, mais aussi de nos pires défauts, si l’on disait que les Français sont une espèce d’hommes qui n’admet pas que l’on diffère d’elle.
Et c’est bien ce que je vois de plus inquiétant, comme aussi de plus dangereux, dans tous ces Projets de lois, et, plus généralement, dans tout ce qui se passe. Il ne faut pas nous y tromper. Ce qu’une majorité de sectaires, — qui n’est que la majorité parlementaire ou légale, et non pas celle du pays ou de l’opinion, — travaille à s’assurer depuis quelques années, ce n’est pas seulement la possession du pouvoir, avec les avantages ou les bénéfices qu’il comporte, mais c’est encore, et c’est surtout le triomphe de ses idées. Elle a des appétits ; mais elle a aussi un Credo, que, dans un pays catholique et chrétien, on peut appeler un anti-credo. C’est celui du XVIIIe siècle et de l’Encyclopédie. Soumettre la France à cet anti-credo, et, naturellement, pour l’y soumettre, désorganiser systématiquement, détruire, et balayer tout ce qu’on craint qui ne fasse obstacle à sa propagation ; — sacrifier à cet objet tous les autres intérêts du pays, y compris les politiques et les économiques, dont il sera temps de se soucier quand « l’unité morale » sera faite, n’importe à quel prix ; — traiter ses adversaires en ennemis publics, dont l’opposition ne saurait procéder que de leur inintelligence ou de leur mauvaise foi ; — user contre eux, en conséquence, de tous les moyens que permettront les circonstances, et, n’ayant à la bouche que les mots de « justice » et de « vérité, » les faire servir à l’établissement du mensonge et de l’iniquité, tel est le programme ou le plan, légué à nos fanatiques par la tradition révolutionnaire, et dont il se peut bien que tous ceux qui travaillent à le réaliser n’aient pas toujours une conscience très claire, mais pourtant dont la simplicité n’a d’égale que la régularité méthodique avec laquelle, depuis un demi-siècle surtout, l’exécution s’en poursuit. Aussi bien n’a-t-on pas toujours besoin de « comprendre, » ou de « savoir, » pour agir, et, au contraire, il s’est vu plus d’une fois que l’on en fût gêné.
On s’explique aisément, en ces conditions, l’acharnement de la lutte, et que le caractère, en dépit de ceux qui ne le veulent pas voir, en soit essentiellement « religieux. » « Il semble, — disait l’autre jour un « manifeste » adressé par l’Alliance républicaine progressiste aux électeurs sénatoriaux, — qu’on ait pris à tâche, depuis quelques années, d’ébranler les bases de notre état social… en faisant renaître des discordes religieuses qu’on croyait à jamais oubliées ; » et je ne sais pourquoi cette plainte un peu naïve m’a rappelé l’empressement plus naïf avec lequel un homme tel que M. Méline proteste, s’agite, et se débat, c’est le cas de le dire, comme un diable dans un bénitier, toutes les fois qu’on le soupçonne d’incliner vers le « cléricalisme. » Il faudra bien cependant que M. Méline et l’Alliance républicaine progressiste en prennent leur parti : la lutte est « religieuse, » — je ne dis pas « confessionnelle, » — mais « religieuse, » au sens le plus général du mot, et elle ne se terminera que sur le terrain « religieux. » Sachons enfin nous en rendre compte : ce n’est pas aux « Congrégations » qu’on en a comme telles, et ce n’est pas même au « catholicisme ; » c’est à la religion, d’une manière générale, en tant qu’inspiratrice de certaines idées, en tant que régulatrice de l’éducation publique, et en tant que maîtresse de la « mentalité. » Si l’Alliance républicaine progressiste, si l’Union libérale républicaine, si la Ligue de la Patrie française n’ont pas, à notre avis, commis de pire erreur que de ne vouloir pas le voir, il est temps d’ouvrir les yeux. Il est temps de nous rendre compte que, si le catholicisme est une « religion, » la tradition révolutionnaire et le socialisme en sont d’autres, et que rien ne serait plus vain ni plus fallacieux que de s’imaginer qu’on en triomphera par des moyens de l’espèce purement politique.
Ce que l’on s’explique également, c’est l’importance que nous attachons à la « liberté d’enseignement ; » et, en effet, la question est de savoir qui sera maître de l’éducation publique, et, par elle, de la formation des générations à venir.
J’avais tout récemment l’occasion de le faire observer : ce n’est pas pour « enseigner » l’arithmétique ou la géographie que nous avons besoin de la « liberté d’enseignement. » Deux et deux feront toujours quatre, et l’Allemagne sera toujours à l’orient de la France. Nous ne demandons pas non plus qu’il nous soit permis d’enseigner que le Rhône coule du sud au nord, ou que Louis XV était le fils de Louis XIV. Mais, à tous les degrés de l’instruction, — supérieur, secondaire, et même primaire, — c’est d’« idées » qu’il s’agit, c’est de ce qui ne se démontre pas ; et ce que nous revendiquons, comme aussi bien ce qu’on nous dispute, c’est le droit d’enseigner « les idées » que nous croyons justes. Entre les systèmes qui se partagent les esprits des hommes, et par conséquent la direction de l’humanité, nous réclamons le droit de faire notre choix ; d’en donner les raisons ; et par l’enseignement, comme par la parole ou par la plume, le droit d’essayer de les faire prévaloir. C’est ce droit que, depuis trop d’années, on viole outrageusement tous les jours, et s’il n’y en a pas qui soit plus essentiel à la liberté de penser, c’est donc ce droit qu’il nous faut obstinément défendre. D’autres droits ne sont pas moins précieux, d’autres libertés ne sont pas moins nécessaires, mais elles n’intéressent pas aussi directement tout le monde. On pourrait dire que la liberté de la presse ne regarde que les journalistes, et la liberté de la parole que les orateurs ouïes conférenciers. On se tromperait ! Mais on pourrait le dire ! On l’a dit ! et j’ai connu des gens qui le pensaient ; et c’était toute une affaire que de leur faire entendre qu’ils avaient tort de le penser. Mais il n’y a pas un père, il n’y a pas une mère, il n’y a pas un fils qui ne soit personnellement et directement intéressé dans la question de la liberté d’enseignement. Il n’y en a pas un qui ne se sente lésé dans son droit, gêné dans sa liberté, diminué dans sa personne, s’il ne peut choisir son école, ses maîtres et ses guides. Il n’y en a pas un qui ne comprenne quelle tyrannie s’étendrait sur la pensée, si jamais l’enseignement redevenait le monopole de l’État, et, par conséquent, d’un parti, ou, moins que cela, d’une majorité. Ce sont aujourd’hui les Congrégations qu’on expulse ; ce seront demain ceux qui s’inspireront de l’esprit des Congrégations, c’est-à-dire de l’esprit chrétien ; et ce serait après-demain quiconque, ne pensant pas comme la majorité, contrarierait ses préjugés, combattrait ses doctrines, et ainsi lui enlèverait les suffrages qui l’ont faite majorité. M. Henri Brisson ne s’en cache pas, ni M. Ferdinand Buisson, ni tant d’autres, et en vérité, dans le temps où nous vivons, je ne sais s’il ne faut pas leur savoir gré de leur franchise.
Voulons-nous, ou ne voulons-nous pas de cette tyrannie ? Si nous n’en voulons pas, notre devoir est bien simple. Sauverons-nous les « Congrégations enseignantes ? » En tout cas, il nous faut les défendre. Ne fussent-elles pas tout ce qu’elles sont par ailleurs, et que nous essaierons de dire quand le moment sera venu de parler des Congrégations de femmes, elles sont, pour le moment, l’enseignement libre organisé. Mais, en dépit de nos efforts, comme des services qu’elles ont rendus, qu’elles rendent encore tous les jours, et des « nécessités auxquelles elles répondent, » s’il faut nous résigner à les voir disparaître, ce ne devra donc être pour nous qu’une raison de revendiquer, avec plus d’énergie, le libre exercice du droit d’enseigner. Car, aussi longtemps que des voix libres pourront se faire entendre, auxquelles feront écho des sympathies persistantes, rien ne sera perdu. J’ai assez de confiance dans le pouvoir de la vérité pour croire que le dernier mot finira bien par lui appartenir. J’en ai assez pour ne réclamer en son nom ni moyens de coercition, ni privilèges, ni faveurs, mais seulement la liberté de s’exprimer. J’en ai assez pour croire qu’un grand pays, saura la distinguer tôt ou tard des contrefaçons ou des parodies d’elle-même, à la seule condition qu’on ne nous empêche pas de la répandre et de l’enseigner. Et j’en ai assez pour croire que, dans un pays de suffrage universel, on n’a besoin que de cette liberté pour agiter l’opinion, retourner les majorités, et au besoin changer les ministères et les gouvernemens.
F. BRUNETIERE.
Le Directeur-Gérant,
F. BRUNETIERE.
- ↑ Voyez la Revue du 1er juillet 1892.