Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1895

Chronique n° 1529
31 décembre 1895


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 décembre.


Il y a quinze jours, toute l’attention était concentrée sur les affaires d’Orient et d’Abyssinie. Personne ne se doutait que le plus bruyant des coups de clairon était sur le point de retentir de l’autre côté de l’Atlantique, et qu’on allait se demander si un conflit redoutable n’éclaterait pas entre l’Angleterre et les États-Unis. On savait bien qu’une négociation laborieuse se poursuivait entre les deux pays, à propos d’une contestation beaucoup plus ancienne ; mais on ne s’en occupait guère, on s’en préoccupait encore moins, et il ne semblait pas qu’un pareil litige fût de nature à inspirer jamais de sérieuses inquiétudes. À tout prendre, on n’avait pas tort. Ce qui s’est passé dans ces derniers jours achève de nous en convaincre. Toutefois, au premier moment, la surprise a été si vive, la secousse donnée à l’opinion dans les deux mondes a été si brusque, qu’on s’est demandé ce qu’il fallait en penser. Le feu a été mis non pas aux poudres, heureusement, mais aux esprits, par un message de M. Cleveland au Congrès des États-Unis. M. Cleveland est un homme sage : du moins, il a passé pour tel jusqu’aujourd’hui. Aussi, lorsqu’on l’a vu casser les vitres, et avec fracas, a-t-on été porté à croire qu’il s’agissait d’une affaire très grave, et que tant de bruit n’était pas fait autour de rien. C’est le 17 décembre qu’a été lu au Congrès le message de M. Cleveland : dès le lendemain, une sorte d’anxiété régnait dans le monde entier.

Le message présidentiel était accompagné des notes échangées entre l’Angleterre et les États-Unis. La lecture en est des plus instructives, et nous y reviendrons ; mais pour mettre un peu de lumière dans une question aussi compliquée, il faut procéder avec ordre, et commencer par dire de quoi il s’agissait. Le conflit anglo-vénézuélien a son origine dans le traité de Vienne, qui a attribué à l’Angleterre une partie de la Guyane hollandaise, près des possessions espagnoles de la Côte-Ferme. Les limites de la nouvelle possession britannique étaient dès lors mal déterminées. Si les Européens avaient fait des établissemens sur les côtes, ils n’avaient pas encore pénétré dans l’intérieur du pays et ils le connaissaient imparfaitement. La frontière présumée entre la Guyane anglaise et le Venezuela était l’Essequibo. Pendant quelques années, l’ignorance même où l’on était de ce que nous appellerions aujourd’hui l’hinterland de la colonie anglaise rendait les relations de voisinage relativement faciles ; mais bientôt les colons de Demerari franchirent l’Essequibo, remontèrent le Cuyuni, son affluent, et rencontrèrent sur leur chemin des richesses minières qui leur parurent très alléchantes. Dès ce moment, la question de frontière naquit entre la colonie britannique et le Venezuela. En 1840, un officier hollandais au service de l’Angleterre, sir Robert Schomburgk, fut chargé de tracer une ligne de démarcation qui a eu le mérite d’indiquer les prétentions anglaises à cette époque, mais non pas du tout de les fixer ne varietur, ni d’en arrêter le développement. Pourtant, sir Robert Schomburgk avait fait la part très large à l’Angleterre : il avait reporté sa frontière à l’ouest, depuis l’Essequibo jusqu’à la rive méridionale de l’Orénoque, de manière à ce qu’elle aboutît au point de Ba-rima. C’était déjà une extension considérable, mais qui n’a pas été définitive. Peu à peu les prétentions britanniques ont pris de plus grands développemens. Elles s’étendent aujourd’hui à tout le bassin de l’Essequibo avec ses affluens, c’est-à-dire le Cuyuni, et avec l’affluent de ce dernier, l’Yuruari, qui traverse les territoires les plus riches en mines d’or de la Guyane, et où Von trouve notamment celles du Callao. On voit par là que la contestation pendante entre le Venezuela et l’Angleterre a une importance très réelle, et nous ne l’aurions pas encore assez mise en vue si nous ne disions pas que le Cuyuni se rattache par ses affluens aux bassins de l’Orénoque et des Amazones, et que ses ramifications s’étendent sur une partie considérable des régions tributaires de ces immenses cours d’eau. Enfin l’Angleterre, établie à l’île de la Trinidad, à l’embouchure septentrionale de l’Orénoque, et à Barima à l’embouchure méridionale, commande en quelque sorte les deux extrémités opposées du delta du grand fleuve. On comprend que le gouvernement de Caracas se soit ému de ses progrès et qu’il ait cherché à y mettre un terme. Mais l’accord, comme on devait s’y attendre, n’a pas pu se faire à l’amiable, et le Venezuela a sollicité le concours des États-Unis. La question, diplomatiquement, s’est aussitôt déplacée : elle a été traitée non plus entre Caracas et Londres, mais entre Londres et Washington, et le caractère du débat n’a pas tardé à s’en ressentir. Les États-Unis ont insisté pour que l’Angleterre acceptât un arbitrage. Lord Salisbury a répondu qu’il admettrait un arbitrage pour tous les territoires occupés par l’Angleterre au-delà de la ligne de Schomburgk, mais non pas pour ceux qui sont situés en deçà de cette ligne, et il avait pour cela quelques raisons assez fortes. Il ne s’est pas contenté, en effet, de repousser « des demandes fondées sur les prétentions extravagantes des Espagnols du dernier siècle » ; il a ajouté qu’il ne pouvait consentir au « transfert d’un grand nombre de sujets britanniques, qui ont joui pendant de longues années du gouvernement régulier d’une colonie britannique, à une nation différente de race et de langage, et dont le système politique est soumis à de fréquentes perturbations, alors que ses institutions n’offrent trop souvent qu’une protection insuffisante à la vie et à la propriété. » Il est impossible de contester la parfaite justesse de ce jugement porté sur le gouvernement du Venezuela et sur la manière dont il fonctionne.

On en était là, et les autres puissances ne connaissaient que très imparfaitement les termes de la négociation poursuivie, lorsque le message du Président Cleveland au Congrès a éclaté comme un coup de tonnerre. Le gouvernement des États-Unis, pour justifier son intervention dans une affaire où il ne semblait pas directement intéressé, avait invoqué la doctrine de Monroe ; le gouvernement anglais avait contesté, sinon la doctrine, au moins son exacte application dans l’espèce. M. Cleveland, dans son message, affirme au contraire que l’interprétation donnée par lui à la doctrine de Monroe est juste et forte. Cette doctrine, dit-il, est importante pour la sécurité de la nation ; elle est essentielle pour le maintien de ses institutions ; elle s’applique à toutes les phases de la vie nationale et elle ne peut pas tomber en désuétude ; enfin, elle est absolument applicable au cas où une puissance européenne cherche, en étendant ses frontières, à s’emparer d’un territoire appartenant à une république du continent américain. M. Cleveland déplore que l’Angleterre repousse l’arbitrage, car il regarde comme un refus le fait de ne vouloir soumettre à ce mode d’appréciation qu’une partie du litige. En conséquence, il déclare du devoir des États-Unis de prendre des mesures pour parvenir à connaître la frontière exacte entre la Guyane britannique et le Venezuela. Il recommande au Congrès de voter un crédit couvrant les frais d’envoi d’une commission chargée de faire les investigations nécessaires et de présenter son rapport dans le plus bref délai possible. Une fois ce rapport établi, les États-Unis devront résister par tous les moyens en leur pouvoir à la prise de possession par l’Angleterre de tout territoire que les recherches faites démontreraient appartenir au Venezuela. La péroraison de M. Cleveland est menaçante. « Je ne me dissimule en rien, dit le Président des États-Unis, la pleine responsabilité que j’encours en faisant ces recommandations, et je me rends parfaitement compte des conséquences qui peuvent en découler. Tout en reconnaissant que c’est une chose pénible que d’envisager deux grandes nations de langue anglaise dans une position réciproque autre que celle de la concurrence amicale dans la marche vers le progrès et la paix, j’estime qu’il n’y a pas de calamité comparable à celle qui résulte d’une soumission passive aux torts, à l’injustice, ni comparable à la perte de l’honneur national. » Ce langage a étonné. Ce n’est pas ainsi qu’un chef d’État a l’habitude de traiter publiquement les questions internationales. Quelques-uns de nos journaux, qui souhaitent en France l’établissement d’une dictature, ont jugé l’occasion favorable pour montrer ce que peut se permettre un président des États-Unis, et pour placer en regard ce qu’ils appellent la nullité politique du président de notre république. Sans discuter leur thèse, il ne semble pas qu’ils en aient fait une application très judicieuse. Les États-Unis n’auraient rien perdu à avoir un président moins prime-sautier. Il est vrai que, si M. Cleveland avait eu besoin de couvrir sa responsabilité sous celle d’un ministre, ce n’est pas chez M. Olney, secrétaire d’État aux affaires étrangères, qu’il aurait trouvé des conseils utiles et, au besoin, une résistance efficace. Il est vrai aussi qu’au premier moment, le parlement américain, Chambre et Sénat, n’ont fait qu’un avec le Président, et ont voté presque à l’unanimité le crédit nécessaire à la commission qui devra étudier sur place les droits respectifs de l’Angleterre et du Venezuela. L’entraînement a été général. M. Cleveland a été pendant un jour l’homme populaire par excellence. Ses adversaires même désarmaient devant l’à-propos de son initiative. Tous les partis s’unissaient pour l’applaudir. On a pu croire qu’il avait joué le plus audacieux mais le plus heureux des coups de partie, et qu’il avait assuré sa réélection pour l’année prochaine. Seulement, dès le lendemain, le ciel s’est rembruni. On a rarement vu un revirement d’opinion aussi rapide, ni aussi complet.

Pour notre compte, nous pouvons assister avec une parfaite impassibilité au spectacle très suggestif que les États-Unis et l’Angleterre viennent de donner au monde. On a cherché de part et d’autre à mêler nos intérêts à ceux qui se trouvent aux prises. Les États-Unis l’ont fait dans des pièces diplomatiques, avec assez peu de tact et de bon goût. Les journaux anglais de leur côté, et avec un peu plus de raison, n’ont pas manqué de dire que, si la doctrine de Monroe venait à prévaloir avec l’extension qu’on lui donne, les conséquences en seraient aussi défavorables pour la France que pour l’Angleterre. Nous n’en disconvenons pas, et nous sommes bien loin d’admettre comme fondées toutes les prétentions des États-Unis. Elles sont excessives dans le fond, et ce n’est pas la forme que leur donnent MM. Cleveland et Olney qui nous les feraient plus facilement accepter. Si on voulait nous imposer un arbitrage, comme on essaie de l’imposer à l’Angleterre, nous répondrions qu’il est de la nature de l’arbitrage, dans les affaires publiques aussi bien que dans les affaires privées, d’être librement consenti et non pas obligatoirement subi. Si les États-Unis, pour trancher un différend entre une autre république américaine et nous, parlaient d’envoyer sur place une commission d’enquête dont les conclusions devraient faire loi pour les deux parties, nous répondrions que ce serait là un arbitrage détourné et le plus inacceptable de tous, puisque l’arbitre se serait désigné lui-même, et lui seul, et qu’il ne serait pas désintéressé dans la matière. Mais, ces réserves faites, nous restons d’avis que, si l’arbitrage a jamais une application utile et en quelque sorte indiquée par la nature des choses, c’est entre les gouvernemens européens et. les gouvernemens américains, pour les contestations territoriales qui peuvent s’élever entre eux. Quelque important que soit l’objet du litige, il l’est rarement assez pour justifier l’emploi de la force ; et le plus sage, à coup sûr, est de soumettre le litige à un tiers éclairé et impartial. Le tout est de bien choisir celui-ci et de préciser avec soin la question qu’on lui pose. Sans aller jusqu’à blâmer l’Angleterre d’avoir voulu enlever à l’arbitrage la solution d’une partie du conflit, — car enfin elle avait, comme nous l’avons reconnu, quelques bons motifs à faire valoir, et puis cela ne nous regarde pas, — il nous sera permis de dire que la France a toujours cherché à dénouer par des arbitrages les difficultés qu’elle a pu avoir avec l’Amérique. Elle en a eu une, il y a quelques années, avec un État européen, la Hollande, au sujet de leurs communes frontières en Guyane : la Hollande et nous, avons choisi un arbitre, qui nous a donné tort, et nous nous sommes inclinés. Il est vrai que la Hollande, si elle a comme nous des colonies en Amérique, est comme nous un État européen ; mais il n’en est pas de même du Brésil. Or nous avons, depuis de longues années, une contestation avec le Brésil au sujet de nos frontières, et nous n’avons pas attendu les incidens de ces derniers jours pour prendre l’initiative d’une proposition d’arbitrage. Si les États-Unis veulent absolument s’entremettre entre nous et le Brésil, nous ne voyons aucun inconvénient à ce qu’ils le fassent, pour déterminer ce dernier à se rallier à notre proposition. Il est donc très improbable que nous nous trouvions un jour à l’égard des États-Unis dans la situation où est aujourd’hui l’Angleterre. L’arbitrage est notre règle, à la condition qu’on ne nous l’impose pas. Mais l’arbitrage, quelle que soit sa valeur intrinsèque, ne découle pas comme une conséquence logique et forcée de la doctrine de Monroe, dont on a si souvent parlé depuis quelques jours.

Il en a été question dans le message présidentiel de M. Cleveland, et beaucoup plus encore dans la longue dépêche que M. Olney, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, a adressée à M. Bayard, représentant des États-Unis à Londres, à la date du 20 juillet dernier. C’est un bien étrange document que cette dépêche. Nous ne dirons pas qu’en reproduisant la doctrine de Monroe, il la dénature positivement, mais il semble s’appliquer, sous une forme pédante et gourmée, avec d’insupportables répétitions et une lourdeur de main désobligeante, à en accentuer tous les côtés fâcheux. On est obligé de rappeler que la doctrine de Monroe n’est, après tout, qu’une doctrine, qu’elle n’a pas d’existence internationale, qu’elle n’a été acceptée par aucune nation, pas même par les États-Unis, qui ne l’ont jamais consacrée par un vote régulier. Et qu’est-ce que cette doctrine ? Pour la bien comprendre, il faut remonter à son origine. Le 2 décembre 1823, le Président Monroe, dans un message au Congrès, l’a exposée pour la première fois. Elle tirait tout son intérêt des circonstances. Les colonies espagnoles et portugaises de l’Amérique du Sud luttaient pour leur indépendance et étaient sur le point de la conquérir. En même temps, la France de la Restauration intervenait en Espagne pour rétablir le pouvoir absolu aux mains de Ferdinand VII, et la Sainte-Alliance était derrière elle. De plus, des questions de frontières étaient soulevées entre les États-Unis, la Russie et l’Angleterre. Les États-Unis avaient deux craintes : la première de voir les puissances européennes, qui appliquaient entre elles l’intervention armée dans l’intérêt de certains principes, l’appliquer également en Amérique dans l’intérêt des mêmes principes ; la seconde que ces mêmes puissances, qui invoquaient le titre de premier occupant pour légitimer leur prise de possession de certaines portions du continent américain, ne retendissent à l’avenir à d’autres parties de ce territoire, — et c’est contre ce double danger que le Président Monroe a protesté. Il a déclaré que les États-Unis ne prétendaient acquérir ni s’annexer aucune des anciennes possessions de la couronne d’Espagne en Amérique, et qu’ils ne mettraient aucun obstacle aux arrangemens amiables que la métropole pourrait négocier avec les colonies émancipées : toutefois, ils repousseraient par tous les moyens en leur pouvoir l’intervention des autres États, sous quelque forme qu’elle se produisît, surtout si elle avait pour but d’implanter dans les colonies, par voie de conquête ou à prix d’argent, une souveraineté autre que celle de l’Espagne. Mais ce n’est pas ici le lieu de faire l’histoire de la doctrine de Monroe et des développemens qu’elle a pris par la suite. Elle s’est bientôt résolue dans les deux termes suivans : opposition aux gouvernemens européens qui voudraient imposer par la force leurs propres principes aux républiques américaines, et opposition aussi à ceux d’entre eux qui prétendraient, en vertu du fait de première occupation ou de première exploration, acquérir des droits souverains sur les territoires américains. À ce dernier point de vue le droit public américain devait être le même que celui de l’Europe.

Il y avait dans les déclarations de Monroe une intelligence très profonde et très prévoyante des intérêts communs au continent américain tout entier. Elles étaient d’ailleurs rédigées dans le langage le plus élevé. « Le système politique des puissances coalisées de l’Europe, disait Monroe, est essentiellement distinct de celui que nous avons adopté, ce qui s’explique par la différence fondamentale existant dans la constitution même des gouvernemens respectifs. Mais la bonne foi et les liens d’amitié qui nous unissent aux puissances alliées nous font un devoir de déclarer que nous considérerions comme dangereuses pour notre tranquillité et notre sécurité toute tentative de leur part d’étendre leur système politique à une partie quelconque de notre hémisphère… La politique que nous avons adoptée à l’égard de l’Europe, dès le commencement même des guerres qui ont si longtemps agité cette partie du globe, est toujours restée la même : elle consiste à ne jamais nous interposer dans les affaires intérieures d’aucune des puissances de l’ancien monde ; à considérer le gouvernement de fait comme légitime relativement à nous… Mais, lorsqu’il s’agit de notre continent, les choses changent tout à fait de face : car si les puissances alliées voulaient faire prévaloir leur système politique dans l’une ou l’autre partie de l’Amérique, elles ne le pourraient pas sans qu’il en résultât un danger imminent pour notre bonheur et notre tranquillité. Aucune d’elles d’ailleurs ne peut croire que nos frères du Sud l’adopteraient de leur propre gré si on les abandonnait à eux-mêmes. Il nous serait également impossible de demeurer spectateurs indifférens de cette intervention sous quelque forme qu’elle eût lieu. » Cela ressemble beaucoup à : Chacun chez soi, et l’Amérique aux Américains.

On se demandera peut-être quel rapport il y a entre le message de Monroe et le conflit anglo-américain actuel. L’Angleterre, à l’exemple de la France qui a voulu autrefois établir un empire au Mexique, — ce que M. Olney lui reproche encore, veut-elle établir un royaume dans la Guyane ? Non, à coup sûr. Cependant, on voit bien, lorsqu’on lit sa dépêche du 20 juillet dernier, que M. Olney venait de relire lui-même, avant de prendre la plume, le message du Président Monroe ; mais il a été moins heureux dans la forme. Il fait la leçon à l’Angleterre d’une manière qui ne laisse pas d’être amusante à force d’être déplacée. « Les intérêts moraux de l’Europe lui sont particuliers, dit-il, et sont entièrement différens de ceux qui touchent l’Amérique. L’Europe, dans son ensemble, est monarchique, et à part la seule et importante exception de la République française, elle est soumise au principe monarchique. L’Amérique, de son côté, est attachée à un principe absolument opposé, à l’idée que tout peuple a un droit inaliénable à un self government, et, dans les États-Unis d’Amérique elle a fourni au monde l’exemple et la preuve la plus remarquable et la plus concluante de l’excellence des institutions libres, au point de vue de la grandeur nationale et du bonheur individuel. Il n’est donc point nécessaire, en ce qui touche les intérêts moraux et matériels, de s’étendre sur ces considérations ; mais il est impossible de ne pas reconnaître universellement que lesdits intérêts en Europe sont tout à fait différens de ce qu’ils sont en Amérique, et que tout contrôle européen exercé sur ce dernier pays est nécessairement à la fois inconvenant et injurieux. » M. Olney continue très longtemps sur ce ton ; il affirme que le devoir des États-Unis est de défendre sur tout le continent européen le self government des autres États, et, dans l’entraînement de ses idées, il laisse entendre qu’il y aurait peut-être lieu d’étendre encore plus loin son active propagande ; mais, ajoute-t-il pour nous rassurer, « le temps des croisades est passé. » On le voit, le germe déposé par Monroe s’est singulièrement développé dans le cerveau de M. Olney ; il y a pris des proportions tout à fait imprévues. « Aujourd’hui, écrit le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, les États-Unis sont à proprement parler souverains sur ce continent, et leur volonté fait loi pour tous les sujets en faveur desquels ils jugent à propos de s’entremettre. Pourquoi ? Ce n’est pas à cause de l’amitié qu’on éprouve pour eux, ce n’est pas non plus à cause de leur haut caractère de nation civilisée, ni à cause de la sagesse, de la justice et de l’équité qui sont les invariables caractéristiques de leurs actes ; c’est parce que — en plus de tous ces autres motifs — leurs ressources infinies, combinées avec leur position isolée, les rendent maîtres de la situation et pratiquement invulnérables pour toute autre puissance. Tous ces avantages sont compromis si on admet le principe que les puissances européennes peuvent convertir les États américains en colonies ou provinces leur appartenant. » Dès lors, l’Amérique serait condamnée, comme l’Europe, au fléau du militarisme et perdrait par là une partie de ses forces vives. Elle serait comme l’Afrique l’objet d’audacieuses convoitises. Aussi M. Onley n’hésite-t-il pas à affirmer que l’Europe doit rester chez elle, comme l’Amérique le fait de son côté. A-t-on jamais vu, dit-il, l’Amérique avoir l’idée d’intervenir dans les affaires de Turquie ? Cet exemple avait sans doute été choisi avant le moment où les États-Unis n’ont pas jugé déplacé pour eux de s’occuper de la question d’Arménie. Quoi qu’il en soit, M. Onley déclare qu’ « une distance de 3 000 milles de séparation par l’Océan rend toute union permanente et politique entre un État européen et un État américain impossible et contraire à la nature des choses. »

C’est aller beaucoup plus loin que Monroe, et l’Europe ne saurait accepter le congé qu’on lui donne si cavalièrement. Lord Salisbury a dû être un peu étonné en recevant cet énorme et singulier factum. Il y a fait la réponse qu’on pouvait attendre, à savoir qu’une nation tierce, non affectée par une controverse, n’avait pas le droit d’imposer à l’une ou à l’autre des deux parties un mode de procédure particulier ; que le gouvernement des États-Unis ne pouvait pas poser comme une proposition universelle que ses intérêts étaient nécessairement blés à ceux d’un certain nombre d’États indépendans pour la conduite desquels il n’admettait d’ailleurs aucune responsabilité, et uniquement parce qu’ils se trouvent dans l’hémisphère occidental ; enfin que l’union de la Grande-Bretagne et de ses territoires américains, loin d’être un fait contre nature et funeste, était à ses yeux parfaitement naturelle et opportune. Lord Salisbury a parlé le langage du bon sens, et il l’a fait avec modération. La thèse de M. Onley porte, en effet, au-delà du conflit actuel ; si elle était admise, il faudrait que l’Europe renonçât à toutes ses colonies en Amérique. Le message de M. Cleveland n’a pas reproduit toutes ces exagérations, mais il ne les a pas non plus évitées toutes, et sa conclusion menaçante a paru d’autant plus grave qu’elle avait un caractère plus sobre et plus précis.

Nous l’avons dit, le premier jour du message l’enthousiasme en Amérique a été universel. C’est que la doctrine de Monroe tient aux fibres mêmes du pays et qu’on ne l’invoque jamais impunément. Républicains et démocrates se sont réconciliés provisoirement pour acclamer M. Cleveland. Mais le lendemain, il y a eu une terrible baisse à la Bourse, et c’est ce qu’on n’avait pas prévu, quoique rien ne fût plus aisé à prévoir. Il était incontestable que M. Cleveland, dans sa péroraison trop éloquente, avait envisagé l’hypothèse de la guerre, et ne l’avait pas écartée. Les journaux ne parlaient que d’armemens, et leur ardeur guerrière semblait difficile à retenir. Le monde, ou plutôt les deux mondes ont éprouvé le soubresaut que l’on ressent lorsqu’on entend un coup de canon. La panique a été générale et en partie sincère ; il est aussi permis de croire que l’Angleterre n’a rien fait pour en amortir les conséquences. La baisse a été telle que les journaux américains ont écrit que l’Amérique avait, du jour au lendemain, perdu 200 millions de livres sterling. Avons-nous besoin de dire que ce chiffre formidable ne répond à aucune réalité ? Les fonds qui ont baissé ne tarderont pas à remonter ; ils ont commencé déjà. Il n’en est pas moins vrai que quelques désastres particuliers restent sans remède, et que, en somme, si le mal n’a pas été aussi grand qu’on l’a cru, l’émotion a été très vive. Les Américains sont gens pratiques. César recommandait à ses soldats de viser au visage ceux de Pompée ; avec les Américains, c’est surtout à la bourse qu’il faut viser. Cette fois, l’effet a été immédiat. Les télégrammes sont venus annoncer au vieux monde que M. Cleveland, qui était la veille l’homme le plus populaire des États-Unis, en était devenu le lendemain le plus impopulaire. Nous ne le croyons pas. Ces affirmations tranchantes sont assurément exagérées. Une grande partie du pays reste avec le Président, et il n’est pas impossible qu’il retrouve bientôt sa popularité d’autrefois, non pas celle qui l’a entouré dans une heure de délire patriotique, mais celle dont il jouissait auparavant. S’il a commis une erreur, on verra une circonstance atténuante dans le motif qui la lui a inspirée. On ne tardera pas à se remettre d’une alerte si chaude et à juger toutes choses avec plus de sang-froid. Au fond, il est probable que M. Cleveland n’a jamais cru à la guerre, et aucun homme sensé n’y a cru plus que lui. Il y aurait eu trop de disproportion entre l’effet et la cause. Comment un litige, qui est pendant depuis plus de trois quarts de siècle sans avoir cessé d’être pacifique, aurait-il pu prendre tout d’un coup un caractère assez aigu pour déchaîner la guerre ? Sans doute des fautes, des imprudences avaient été commises de part et d’autre ; mais elles ont été presque aussitôt réparées avec une habileté à laquelle il convient de rendre hommage. Dès aujourd’hui, tout danger sérieux est écarté. Nous ne savons pas quel expédient on trouvera pour sauver les amours-propres en présence, mais sûrement on en trouvera un.

Rendons à l’Angleterre la justice que si l’Amérique a un peu perdu la tête pendant quarante-huit heures, elle a conservé toute la sienne. Si lord Salisbury avait répondu sur le même ton que M. Cleveland, les fusils et les canons seraient partis tout seuls. Mais il n’a rien dit du tout, et la presse anglaise a montré de véritables qualités diplomatiques. Elle a d’abord répondu vertement, c’est-à-dire comme il convenait, aux prétentions américaines, mais sans dépasser la mesure et sans prononcer aucun de ces mots qu’on regrette après les avoir laissés échapper. Elle a pris soin de relever tous les symptômes d’apaisement qui se produisaient aux États-Unis, et même d’en exagérer un peu l’importance, afin d’avoir le droit de s’en montrer plus satisfaite. La manière dont elle les accueillait devait les encourager à se multiplier. Ce n’étaient d’abord que des voix isolées ; mais bientôt les ministres de toutes les confessions, depuis les protestans épiscopaliens et les congrégationalistes jusqu’aux catholiques, sont montés en chaire pour prêcher la paix. Les présidons d’un assez grand nombre de chambres de commerce, tout en approuvant le message de M. Cleveland, ont déclaré qu’ils n’étaient pas partisans de la guerre. Au bout de quelques jours, le contre-coup de ces manifestations s’est produit en Angleterre. Un échange de correspondances a eu lieu par télégraphe entre les journaux américains et des personnages plus ou moins considérables de Londres. Le World en particulier s’est donné ce rôle d’intermédiaire, et il s’est d’abord tout naturellement adressé à M. Gladstone. Celui-ci a répondu : « Je ne pense pas devoir intervenir. Il suffira d’avoir du sens commun, je n’en puis utilement dire davantage. » Il s’est adressé à lord Salisbury, et lui a même donné quelques conseils que celui-ci n’a pas cru devoir suivre, mais il a fait répondre très poliment par un secrétaire : « Bien qu’il partage entièrement vos sentimens d’amitié, il est impossible au ministre des affaires étrangères de suivre la marche que vous suggérez. » Il s’est adressé au docteur Ryle, évêque anglican de Liverpool, pour lui demander un message pacifique, et l’évêque a télégraphié : « L’agitation des Américains cause de la peine et excite de la surprise en Angleterre ; on n’a ici d’autres sentimens que ceux de la paix et de la fraternité. On prie beaucoup. » Nous ne pouvons pas énumérer toutes les manifestations du même genre qui ont peu à peu contribué à amener la détente. La dernière est le télégramme suivant, adressé toujours au directeur du New York World par le secrétaire du prince de Galles : « Je suis chargé par le prince de Galles et le duc d’York de remercier M. Pulitzer. Ils ont la plus grande confiance et ne peuvent s’empêcher de croire que la crise actuelle sera résolue d’une manière satisfaisante entre les deux pays, et fera place aux sentimens de bienveillance et de chaleureuse amitié existant entre eux depuis de si longues années. » Ce télégramme a été cité par les journaux américains comme un modèle de tact.

Pendant ce temps, la diplomatie n’est sans doute pas inactive, mais elle n’a pas encore livré le secret de ses négociations. M. Cleveland a déjà nommé deux des membres de la Commission d’enquête, et il a choisi des hommes qui, par leur science du droit, leur honorabilité personnelle, leur esprit de mesure et d’impartialité, inspirent toute confiance. On assure en outre que, évidemment pour gagner du temps, la Commission se rendra d’abord à Madrid et à la Haye afin d’y examiner les vieux documens qui établissent les prétentions de l’Espagne et des Pays-Bas sur le territoire vénézuélien, prétentions transférées à l’Angleterre par le traité de Vienne. Il est probable que la Commission sera mieux reçue en Europe que dans la Guyane anglaise, si elle juge à propos d’aller y procéder à ses opérations ; elle fera bien de chercher de préférence ses preuves ailleurs et de prendre le plus long chemin avant de débarquer à l’embouchure de l’Orénoque. Il faut souhaiter que, d’ici là, l’accord ait déjà été préparé et même très avancé entre Londres et Washington. Quoi qu’il en soit, l’opinion publique anglaise vient de donner un exemple que d’autres nations feront bien de méditer. Hélas ! ce n’est pas celui que nous avons donné nous-mêmes dans des circonstances qu’il est toujours douloureux de rappeler. L’Angleterre pouvait se croire provoquée par le message de M. Cleveland ; cependant, pas une parole de haine, ni même de colère, ne s’est élevée sur tout son territoire. Elle a voulu faire tout ce qui dépendait d’elle, d’abord pour éviter un conflit que l’humanité réprouve, et s’arranger, dans tous les cas, pour qu’aucun tort de forme ne put lui être reproché. Elle a montré, dans ce rôle, un beau sang-froid, celui d’une nation vraiment forte et qui se sent telle, et on ne peut que l’en féliciter. Sans doute, elle n’abandonnera rien de ses intérêts, mais elle évitera tout ce qui pourrait en envenimer la défense. Et cette attitude, dans un pays dont les passions sont pourtant violentes et même brutales, est celle de tout le monde. Chacun sent la responsabilité qui pèse sur lui. M. Thiers, dans son fameux discours sur les libertés nécessaires, parlait du rôle de la presse « dans un État dont l’éducation est faite. » L’éducation politique de l’Angleterre est faite : il suffit malheureusement de lire nos journaux pour s’apercevoir que la nôtre ne l’est pas encore.

L’incident qui vient de se produire a eu un certain nombre de conséquences assez imprévues. En présence de la crise financière qu’il a imprudemment provoquée, M. Cleveland s’est ému, et il a adressé un second message au Congrès pour lui demander d’y apporter des remèdes. Ce second message a eu un sort très différent du premier : il a été aussi mal accueilli que celui-ci l’avait été bien. Il est vrai qu’il ne s’agissait plus, cette fois, de revendications patriotiques, mais de mesures financières sur lesquelles les partis en Amérique sont profondément divisés. Les protectionnistes, en particulier, cherchent à profiter des circonstances pour élever encore plus haut les barrières qui séparent l’Amérique de l’Europe, et encore plus sûrement, que ne le fera jamais la doctrine de Monroe. En revanche, l’Amérique est unie, économiquement et politiquement. On sait que, depuis quelques années, l’Australie a fait des efforts sérieux pour organiser elle-même, entre les divers États qui la composent, une étroite fédération. Sir Henry Parker, premier ministre de l’État de Victoria, en avait pris l’initiative en 1891. Depuis, l’idée a fait son chemin, mais avec lenteur et non sans rencontrer des obstacles. Au mois de février dernier, une conférence des ministres des sept États a eu lieu à Hobart-Town, capitale de la Tasmanie, pour approuver les bases de la fédération, telles qu’elles avaient été établies en 1891, et pour décider qu’une nouvelle convention composée de soixante-dix délégués, dix par État, serait appelée à élaborer une constitution fédérale. Celle-ci devrait être votée, d’abord par les législatures particulières de chaque État, puis par le peuple entier sous la forme du référendum, enfin par le Parlement impérial, qui n’est autre que le Parlement anglais. Ces formalités, on le voit, sont longues et compliquées. Jusqu’à ces derniers jours, la législature de la Nouvelle-Galles du Sud avait seule adhéré aux résolutions de la conférence de Hobart-Town, et les autres ne montraient pas beaucoup d’empressement à suivre cet exemple. Tout d’un coup, à la nouvelle du conflit anglo-américain, le Parlement de Victoria, puis celui de l’Australie Méridionale, ont émis un vote analogue, et on regarde dès lors celui des autres États comme assuré. La fédération de l’Australie est-elle à la veille de s’accomplir ? On peut le croire ; mais si l’incident vénézuélien est vraiment pour quelque chose dans ce dénouement, il faut admirer une fois de plus à quel point le hasard se mêle aux plus grandes affaires. L’Australie a voulu, du moins les journaux anglais le disent, faire une démonstration de loyalisme envers la métropole et resserrer les liens qui l’unissent à elle ; mais tout le monde prévoit déjà, en s’éclairant des lumières de l’histoire, que l’Australie fédérée, après avoir pris conscience de la force que lui donnera son union, ne sera plus bien éloignée de proclamer son indépendance, — et s’il en est ainsi, après avoir admiré l’étrange logique qui préside parfois aux choses humaines, il faudra bien aussi en constater l’ironie.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.