Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1875

Chronique n° 1049
31 décembre 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre 1875.

Le temps passe vite même pour les nations engagées dans les plus laborieuses épreuves. Tout bien compté, voilà la cinquième année qui s’achève depuis que la France, accablée sous les désastres, s’est vue réduite à se ressaisir pour ainsi dire elle-même jour par jour, à se dégager de toutes les funestes étreintes. De toute façon, c’est une heure sérieuse, presque émouvante, puisqu’avec cette année qui expire l’assemblée qui a si longtemps représenté la puissance nationale achève, elle aussi, de vivre. Elle prend son dernier congé, et ne se retrouvera plus à Versailles qu’un instant au mois de mars pour disparaître aussitôt devant les chambres qui vont être élues d’ici là. Dès ce moment, elle a rempli sa mission, elle a terminé sa carrière.

Qui aurait dit à cette assemblée, lorsqu’elle se réunissait pour la première fois à Bordeaux, le 12 février 1871, qu’elle avait devant elle une si longue existence ? Elle le croyait si peu elle-même que deux ans lui semblaient un terme presque démesuré. Qui lui aurait dit surtout que le jour viendrait où malgré elle, de guerre lasse, sous l’influence d’une nécessité impérieuse, elle serait conduite à laisser comme testament politique à la France la république organisée et constituée ? C’est pourtant l’histoire de ce long parlement français, dont la destinée singulière a été de vivre au-delà de toutes les prévisions, et de ne pas savoir toujours ce qu’il voulait ou ce qu’il pouvait faire. Assurément, si exorbitante qu’ait pu paraître quelquefois la durée de cette omnipotence exceptionnelle dans un provisoire trop prolongé, ces cinq années n’ont point été stériles ; elles ne sont point perdues pour le raffermissement de notre pays. La paix reconquise au prix de sacrifices aussi douloureux qu’inévitables, l’insurrection la plus criminelle vaincue et dispersée, le territoire délivré de l’occupation étrangère, le crédit retrouvé par le travail et par la bonne foi, les finances relevées, la réorganisation de nos forces commençant par les lois militaires et par les libéralités du budget, c’est là l’œuvre du patriotisme préparée ou accomplie par le dévoûment de l’assemblée, hardiment inaugurée par M. Thiers, dont le nom reste attaché à cette renaissance nationale. Le malheur des fractions monarchiques de l’assemblée a été de ne point s’en tenir là, de ne pas comprendre que, facilement unies dans tout ce qui intéressait le patriotisme, elles étaient trop divisées pour tenter cette entreprise d’une restauration royale. Leur erreur a été de ne point savoir prendre leur parti à propos, de se perdre dans les irritations et les vaines stratégies, au risque de ne plus former qu’une majorité incohérente de résistance inutile. Elles n’ont pas pu rétablir la monarchie comme elles le voulaient, elles ont été obligées de souffrir l’organisation de la république qu’elles ne voulaient pas, et, en fin de compte, cette dernière année qui s’achève aujourd’hui n’a été pour elles qu’une série de déceptions depuis le vote de la constitution du 25 février jusqu’à la récente élection des sénateurs. Là où elles pouvaient garder une position presque prépondérante en échange d’un concours dont le prix n’était pas méconnu, qui pouvait être décisif, elles sont restées vaincues, évincées du sénat, trahies même par quelques-uns de leurs anciens alliés de l’extrême droite et de l’appel au peuple qui jusqu’au bout ont aidé au succès des listes de la gauche comme pour offrir un suprême exemple de la confusion des partis.

Quoi qu’il en soit, cette élection sénatoriale qui couronne l’œuvre politique de l’année, qui est le dernier acte constitutionnel de l’assemblée, est définitivement accomplie. Elle assure dès ce moment au centre gauche et à la gauche une majorité considérable parmi les inamovibles du sénat. Que les vaincus de la droite et du centre droit aient ressenti quelque irritation, qu’ils n’aient point considéré comme une satisfaction absolument suffisante pour leur amour-propre l’élection exceptionnelle de M. le ministre de la guerre ou de M. le ministre de l’instruction publique et qu’ils aient laissé éclater leur amertume, ce n’est pas surprenant ; c’est l’épilogue de l’élection sénatoriale. À la première circonstance qui s’est offerte, M. le vice-président du conseil lui-même n’a point dédaigné d’ouvrir le feu en lançant des traits ironiques contre la gauche, qui s’est résignée à triompher avec l’aide des bonapartistes, et contre la complaisance toute gratuite des bonapartistes, qui ont tout donné sans rien recevoir. M. le duc de Broglie, provoqué par M. Raoul Duval, a parlé à son tour de la coalition des ressentimens et de la haine. Malgré tout, on aurait pu se dispenser peut-être de ces représailles pour plusieurs raisons. D’abord, s’il y a toujours vingt-quatre heures pour maudire les jugemens parlementaires comme les jugemens de toute sorte, les vingt-quatre heures étaient passées, et c’était montrer un peu trop la profondeur de la blessure qu’on avait reçue. En outre, les chefs de la droite et du centre droit auraient pu s’avouer à eux-mêmes que, par leurs combinaisons trop habiles ou trop exclusives, ils avaient contribué à la défaite qu’ils venaient d’essuyer, et enfin ils n’ont pas vu que par leurs récriminations ils provoquaient une réflexion toute naturelle : si la gauche a eu tort d’accepter sans conditions le concours des voix bonapartistes, le 24 mai a eu tort aussi sans doute d’accepter ce concours en le payant libéralement, en rouvrant aux partisans de l’empire la porte des conseils, de l’administration tout entière. À vrai dire, c’est M. le garde des sceaux qui seul, en parlant de ces malheureux sénateurs, a prononcé le mot juste : « Pour moi, nommés régulièrement en vertu des lois constitutionnelles, ils sont la seconde partie de ce personnel gouvernemental que j’appelle de mes vœux : la première est M. le maréchal de Mac-Mahon nommé par vous, la seconde ce sont les soixante-quinze sénateurs que vous avez élus. À ce titre, je ne distingue pas entre eux, je leur voue tout mon respect. Je les reconnais comme des membres du gouvernement définitif de mon pays. » Voilà qui est parler simplement, pratiquement, avec une entière correction constitutionnelle !

C’est à l’occasion de la loi sur la presse et sur la levée de l’état de siège que se sont produits tous ces commentaires contradictoires, parfois irritans ou puérils des élections sénatoriales. Évidemment la loi de la presse n’a été que le prétexte d’une dernière mêlée de partis, d’une dernière intervention de M. le vice-président du conseil à la veille des élections. Par elle-même, il faut l’avouer, la question était assez mal engagée, elle venait tardivement, et elle n’a pu prendre une certaine importance que par la manière dont elle s’est posée, par le caractère politique de la situation tout entière. De quoi s’agissait-il donc ? une loi sur la presse était-elle bien nécessaire, même comme condition de la levée de l’état de siège ? Ce n’est point assurément que les dispositions présentées et soutenues avec fermeté dans leur partie juridique par M. le garde des sceaux soient bien dures ou bien menaçantes. Elles n’innovent guère, elles ne créent ni des délits nouveaux ni des peines nouvelles ; elles rendent tout au plus à la police correctionnelle des délits qui en 1871 avaient été soumis au jury sur un rapport remarquable de M. le duc de Broglie. Ce n’est en aucune façon une atteinte sérieuse à la liberté de la presse, mais c’est une chose curieuse à observer : toutes les fois que les gouvernemens éprouvent des embarras qu’ils se créent le plus souvent, toutes les fois qu’ils ne savent plus que faire, ils se tournent vers la presse comme vers l’unique auteur de tout le mal qui désole le monde, comme si les journaux avaient seuls le monopole de la violence de langage.

Des lois nouvelles sur la presse, en vérité à quel propos ? en quoi peuvent-elles donner au gouvernement des armes plus efficaces que celles dont il dispose ? Ce ne sont point à coup sûr les lois qui manquent, il y en a de toute sorte, de tous les régimes ; elles forment une tradition enrichie périodiquement d’inventions nouvelles ; elles se succèdent depuis ces belles lois de 1819 qui restent un modèle de législation, vers lesquelles on revient sans cesse, et, si l’on voulait agir sérieusement, il n’y aurait qu’une chose à faire, ce serait d’instituer une commission supérieure indépendante chargée de revoir, d’épurer, de coordonner toutes ces dispositions et de former une loi unique, une sorte de code fondamental fait autant que possible pour rester invariable au milieu de toutes les oscillations de la politique. On éviterait du moins ainsi de se perdre dans toute sorte de combinaisons qui déroutent la magistrature. Ce n’est point aujourd’hui, nous en convenons, qu’on peut songer à un travail de ce genre, et une loi partielle de plus, une loi de circonstance de plus n’était point certainement nécessaire, si ce n’est pour ajouter à la confusion. D’un autre côté, il n’est point impossible, que cette question même de l’état de siège, qu’on s’est efforcé de lier à la loi sur la presse, n’eût perdu de sa gravité ou de son opportunité, si elle eût été replacée sur son vrai terrain, si on avait voulu y voir une garantie de vigilance extérieure, non une affaire de répression intérieure, si on s’était préoccupé un peu plus des frontières, un peu moins de Paris, de Lyon ou de Marseille. Il est bien clair que l’état de siège n’est point un régime régulier ni salutaire, même pour ceux qui l’exercent et qui sont souvent les premiers à être trompés. Il n’y a qu’un intérêt supérieur de sécurité nationale qui aurait pu faire admettre que, par une sorte de consentement silencieux, le gouvernement restât armé, sous sa responsabilité, pour des circonstances imprévues et uniquement pour ces circonstances ; mais ceci évidemment suppose la garantie vivante d’un ministère subordonnant tout à une direction générale, gagnant la confiance par un esprit de franche et libre conciliation, évitant de s’alarmer outre mesure, d’alarmer le pays sur des dangers intérieurs qu’il se sent de force à dominer, et donnant à tous l’exemple de la netteté dans l’affirmation, dans la défense de ce qu’on pourrait appeler la politique de la situation, la seule politique possible de la France au moment présent.

Cette politique, qu’on a certes intérêt à connaître aujourd’hui plus que jamais à la veille des élections, est-elle donc si difficile à définir ? Elle est partout, elle apparaît sous toutes les formes, elle se présente d’elle-même dans ses traits essentiels. Il y a des choses qui ne sont pas même en question. Ainsi l’autorité de M. le maréchal de Mac-Mahon n’est l’objet d’aucune contestation, elle reste au-dessus de tous les conflits d’opinions, de toutes les polémiques. M. Laboulaye traçait l’autre jour tout un programme dans ces simples mots, qu’il prononçait devant l’assemblée : « le maréchal et la république ! » Et de fait, dans les révolutions sans nombre dont la France a fait la triste et meurtrière expérience, il n’y a point eu un pouvoir plus sincèrement, plus universellement accepté. Que la politique qui met sur son programme le nom et l’autorité de M. le maréchal de Mac-Mahon doive être en même temps conservatrice, qu’elle soit tenue de garantir fermement la paix intérieure, sans laquelle il n’y a ni vie régulière, ni travail, ni prospérité, aucun esprit réfléchi ne le met en doute. Les républicains sensés eux-mêmes ne méconnaissent pas le danger des agitations, la nécessité de désintéresser le sentiment conservateur du pays, et c’est là encore un point qui n’est contesté que par le radicalisme révolutionnaire ; mais en même temps cette politique, qui se dégage de toute une situation, de tous les instincts, de tous les besoins du pays, cette politique prend nécessairement aujourd’hui une forme et un nom plus précis : c’est la politique constitutionnelle.

On peut en dire ce qu’on voudra, cette constitution du 25 février a du moins le mérite d’être née de la force impérieuse des choses, de l’impuissance des partis, qui ont essayé tour à tour et inutilement d’imposer leurs prétentions. Elle a l’avantage de réunir les garanties conservatrices les plus essentielles, sans enchaîner la souveraineté nationale comme aussi sans la condamner fatalement à une révision que les partis ennemis se promettent de transformer en révolution. Œuvre de transaction, de prévoyance et de raison, elle est comme un traité de paix entre les esprits modérés, et en définitive c’est l’interprétation universellement acceptée. C’est le langage que tient le centre gauche dans un manifeste où il raconte ce qu’il a fait, ce qu’il a voulu faire, où il caractérise justement les institutions nouvelles, en répudiant les « traditions trop fameuses » de la république de 1793. C’est le résumé du programme parfaitement net que M. le ministre des finances vient de signer avec M. Feray et M. Gilbert-Boucher en se présentant pour le sénat aux élections de Seine-et-Oise. Rien de plus simple : « adhérer sans réserve à la constitution et respecter scrupuleusement les pouvoirs conférés à M. le maréchal de Mac-Mahon, — regarder la clause de révision comme une porte ouverte aux améliorations du gouvernement, républicain et non comme un moyen de le renverser. — Faire tous nos efforts pour préserver notre pays d’une révolution, quelle qu’elle soit. » Que disent de leur côté M. Waddington, M. Henri Martin, M. de Saint-Vallier, dans la circulaire qu’ils adressent en commun au département de l’Aisne ? « Nous soutiendrons l’autorité légale du maréchal-président de la république ; nous défendrons fermement la constitution contre les attaques des partis, dont le succès amènerait une nouvelle guerre et peut-être une nouvelle invasion de notre patrie. » Sous des formes diverses, c’est toujours la même pensée : respect du pouvoir de M. le maréchal de Mac-Mahon, politique libéralement conservatrice, union de tous les esprits modérés dans la fidélité à la constitution. C’est un programme qui n’a certes rien de menaçant et qui de plus est assez net, qui se présente sous des traits précis et saisissables. Est-ce la politique que M. le vice-président du conseil a développée plusieurs fois depuis quelques jours, sur laquelle il est revenu jusqu’au bout avec une énergique obstination en lui donnant le nom d’union conservatrice et en ayant toujours l’air de dire, comme l’ancien duc de Broglie : « Est-ce clair ? »

Non, malgré tous les efforts et peut-être à cause de ces efforts, ce n’est pas trop clair. M. le vice-président du conseil est évidemment persuadé que sa politique est d’une complète netteté, et en effet elle en a tout au moins l’apparence. La parole de M. le ministre de l’intérieur est volontiers tranchante et impérieuse, elle ne redoute pas les affirmations hautaines, et, par une sorte d’entraînement, elle devient aisément provocatrice. Au fond, ce qu’il appelle sa politique n’est qu’un ensemble d’instincts tout négatifs, un appel impatient et désespéré aux anciens partis qu’il s’efforce de rallier aux approches du scrutin. M. Buffet, nous en convenons, n’a depuis quelque temps aucune raison de ménager les bonapartistes, qui lui créent des difficultés, et il a même déclaré lestement l’autre jour qu’il n’était pas leur obligé ; il ne met pas moins un calcul visible dans son langage à leur égard, et ce n’est pas de ce côté que vont ses paroles les plus acerbes. M. le vice-président du conseil se flatte qu’en écartant quelques-uns des chefs les plus compromis, ceux qu’on décore du nom de militans, qui élèvent trop haut le drapeau de l’empire, il pourra rallier le gros de l’armée, ceux qu’il appelle des conservateurs disposés à se rattacher à tous les gouvernemens qui les protègent ; mais c’est là son erreur, c’est là que commence la désastreuse équivoque de sa politique. À quoi veut-il donc rallier ces honnêtes conservateurs de tous les partis sur lesquels il paraît tant compter ? Il leur présente un gouvernement auquel il semble ne pas croire lui-même, dont il s’efforce de dissimuler le nom et de voiler le caractère. La république, il n’en faut pas parler, M. le ministre de l’intérieur ne la connaît que parce que le chef de l’état porte le nom de président de la république. Quant à la constitution, oui sans doute il faut la respecter, puisqu’elle est faite, puisqu’elle est la loi du pays ; après tout cependant, on ne doit pas s’en exagérer l’importance. Ceux qui l’ont le plus étudiée seraient fort embarrassés de dire que « c’est le dernier mot de la sagesse politique. » Peu de publicistes, peu d’hommes d’état, pourraient prévoir « quel sera l’effet dernier de certaines combinaisons de cette constitution. » Attendons l’expérience, bien téméraire serait celui qui oserait affirmer que cette expérience sera favorable à la constitution ! Ce serait a émettre une assertion qu’il serait impossible de justifier. »

Soit, la constitution du 25 février n’est pas flattée : M. le vice-président du conseil est assez clair quand il le veut. C’est là cependant, on en conviendra, une étrange manière d’attirer d’honnêtes conservateurs pleins de perplexités que de leur présenter un régime politique sous cette figure. M. le ministre de l’intérieur le fait à bonne intention, il ne veut pas les décourager dans leurs espérances, pas plus qu’il ne veut, comme il l’assure, les blesser dans leurs souvenirs, dans leurs regrets et dans leurs affections. Seulement il s’expose à ce que ces alliés, auxquels il adresse un si touchant appel, lui répondent qu’ils aiment autant garder leurs anciennes opinions, qui triompheront infailliblement à la prochaine révision, puisque le régime actuel est si médiocre et si précaire. Avouons-le, c’est probablement la première fois dans l’histoire qu’un ministre se charge de traiter ainsi une constitution dont il est le gardien et l’exécuteur, c’est la première fois qu’un chef de cabinet donne l’exemple de cette défiance ironique à l’égard de la loi qu’il a la mission de faire respecter. Non, cela ne s’est jamais vu ; on a bien vu quelquefois des hommes d’état promettre à leurs créations politiques la perpétuité, M. Buffet est le premier qui commence par mettre de la cendre au front de la constitution qu’il a contribué à faire en lui rappelant sa fragilité et la brièveté probable de ses jours. Et si M. le vice-président du conseil croit si peu lui-même aux institutions qu’il sert, qui sont la force légale du gouvernement auquel il appartient, comment peut-il avoir l’autorité morale de la persuasion sur le pays, qui n’est d’aucun parti, qui ne comprend rien à toute cette casuistique, qui ne demande qu’à entendre des paroles nettes et à voir clair ?

Que peut penser le pays ? Il est nécessairement porté à être d’autant plus perplexe qu’il voit la contradiction partout, même dans le gouvernement. M. le garde des sceaux s’incline, comme il le doit, devant le voté qui a fait les sénateurs, de même qu’il s’est incliné devant le vote qui a fait la présidence de M. le maréchal de Mac-Mahon ; M. le vice-président du conseil déclare presque la guerre, une guerre d’épigrammes si l’on veut, à la partie inamovible du nouveau sénat, et il fouille le scrutin pour atteindre l’élection dans son origine. M. Dufaure, en défendant la loi sur la presse, dit simplement sans détour : « Nous voulons protéger la république constitutionnelle ! » M. Buffet met une affectation évidente à éviter de prononcer ce mot, et il ne se sert du nom de M. le président de la république que pour en faire une menace. M. le ministre de la justice dit avec un loyal bon sens que, si un candidat, dans les élections prochaines, lui assurait dès ce moment que la constitution est mauvaise, il lui refuserait sa voix parce que ce candidat, devenu député, ne ferait pas une expérience sincère du nouveau régime ; M. le ministre de l’intérieur ne dit pas précisément que la constitution est détestable, et il se garde encore plus de dire qu’elle est bonne, il reste dans le doute, faisant par son attitude, par son langage, la propagande de la désillusion et de la défiance au profit de l’union conservatrice opposée à l’union constitutionnelle. Sérieusement à quoi peut s’arrêter le pays au milieu de toutes ces contradictions dont les préfets sont chargés de dire le dernier mot dans le choix des candidatures privilégiées ou recommandées ?

Que M. le vice-président du conseil soit un conservateur, même un conservateur ardent, qu’il se préoccupe avant tout des nécessités de défense sociale, du danger des agitations révolutionnaires, des propagandes radicales, et qu’il se fasse un devoir de combattre la sédition sous toutes ses formes, soit, on ne peut pas s’en étonner. Là n’est pas la question, ou du moins on ne fera pas à M. le ministre de l’intérieur un crime de sa vigilance ; mais le meilleur moyen de servir les intérêts conservateurs à l’heure où nous sommes, ce n’est point évidemment d’exagérer le péril, d’assombrir passionnément, systématiquement la situation et d’appauvrir l’armée conservatrice de toutes les forces que peuvent lui offrir les partisans du nouveau régime. C’est le double piège où tombe à chaque instant M. le ministre de l’intérieur. Oui, sans doute, le radicalisme est un péril ; qu’on le combatte sans faiblesse, ce n’est pas seulement un intérêt conservateur, c’est aussi un intérêt libéral. Après cela, il est bien clair qu’un peu de sang-froid, ne gâterait rien, et c’est peut-être une étrange manière d’accréditer notre pays devant l’Europe que de le représenter comme un volcan toujours prêt aux éruptions. A entendre M. le ministre de l’intérieur, la guerre civile serait partout prête à éclater, les bandes insurrectionnelles seraient menaçantes et n’attendraient qu’une défaillance des pouvoirs publics pour se précipiter sur nous. Le radicalisme révolutionnaire est à l’œuvre dans l’ombre des sociétés secrètes. Nous serions toujours, comme aux plus mauvais temps, entre l’anarchie et la dictature ! Pour un peu d’agitation électorale qui se prépare, le pays risquerait d’être pris de vertige, « affolé de terreur ! » C’est une triste tactique ou une dangereuse méprise de parler ainsi. La France est plus calme, et les révolutions ne la tentent pas. Il peut Y avoir des foyers incandescens, des régions plus faciles à enflammer, plus accessibles aux propagandes radicales ; la masse du pays est essentiellement modérée, attachée à ses intérêts, avide de paix et de travail. Il suffit pour la diriger, pour la rassurer, d’avoir un peu de fermeté et surtout une bonne politique. La France n’est révolutionnaire que par accès, elle est conservatrice par essence, bien entendu dans la limite de la société moderne et de tout ce que représente ce mot de société, moderne.

D’un autre côté, si tant est qu’il y ait péril, est-il bien prudent de procéder sans cesse par ce système de défiance et d’ombrage que M. le vice-président du conseil érige presqu’en dogme dans tous ses discours, de déclarer presque la guerre même aux partisans les plus modérés de cette constitution que M. le ministre de l’intérieur est censé représenter au pouvoir ? M. Buffet, dans une conversation rapportée par un journal anglais, aurait dit, assure-t-on, qu’il doutait sérieusement qu’on pût être du centre gauche et conservateur, que cela lui semblait incompatible. Authentique ou non, le mot résume ce système d’exclusion et d’élimination passionnée. Aux yeux de M. le ministre de l’intérieur, il n’y a de vrais conservateurs que ceux qui pensent comme lui : tout le reste est radical, plus ou moins révolutionnaire, et voilà un certain nombre d’honnêtes gens en France qui sont en train de passer radicaux sans y songer. Des hommes comme M. Casimir Perier, M. Laboulaye, M. Léon de Maleville, M. Léonce de Lavergne, M. l’amiral Pothuau, le général Chanzy, qui ont été nommés sénateurs, sont évidemment des radicaux ! M. le ministre de l’intérieur prétend former son armée à sa manière, avec ceux qui s’inquiètent fort peu de la constitution, qui gardent « les affections et les regrets » des anciens partis, bonapartistes ou légitimistes. À ceux-là et à ceux-là seuls, M. Buffet réserve le nom de conservateurs, sans se demander à quoi il s’engage.

Eh bien ! avant d’aller plus loin, M. le vice-président du conseil pourrait relire avec fruit les pages que M. le comte de Montalivet consacrait ici même, il y a deux ans, à l’illustre Casimir Perier et à son ministère en 1831. Il verrait là ce que c’est qu’un vrai ministre conservateur vivant dans les circonstances les plus difficiles, luttant sans trêve, sans faiblesse et sans peur, mais sans recourir jamais à des mesures extraordinaires et à des lois d’exception, ayant à se défendre non-seulement contre les excès révolutionnaires, mais contre les emportemens de réaction, non-seulement contre ses adversaires, mais encore contre ses amis, et livrant à la discussion de tous les jours ces fortes maximes, qui restent des règles : « À force de s’épurer, on s’isole. — Il faut respecter les lois, puiser dans l’ordre légal et dans la force morale qui en découle les moyens d’action et d’influence. — Il n’y a que les gouvernemens faibles qui recourent aux moyens exceptionnels. Toutes les fois que vous nous confierez l’arbitraire, nous refuserons d’en profiter. — Ce qui perdrait aujourd’hui la France, ce serait cette incrédulité qu’on chercherait à lui inspirer par de sinistres présages qui jetteraient le découragement dans les esprits, la défiance dans les intérêts, la lâcheté dans les cœurs. — Le gouvernement se fait un devoir d’être impartial envers tout le monde et de n’épouser les passions d’aucun parti. » Et avec ces pensées viriles Casimir Perier contribuait plus que tout autre à fonder un régime qui a donné dix-huit années de paix à la France. Si M. le vice-président du conseil s’inspirait de cette hardie et libérale politique, il renoncerait à son union conservatrice restreinte, qui n’est fondée que sur des antipathies et des malveillances communes ; il contribuerait lui-même à créer cette union constitutionnelle plus large où se rencontreraient tous les modérés, où auraient trouvé naturellement leur place au premier rang ces princes d’Orléans qui se retirent aujourd’hui de la vie publique, qui déclinent au moins toute candidature dans les élections prochaines. M. le duc d’Aumale et M. le prince de Joinville, en écrivant aux électeurs de l’Oise et de la Haute-Marne qu’ils vont cesser volontairement de représenter, ont-ils obéi à des scrupules honorables, à un sentiment délicat d’une position exceptionnelle ? Toujours est-il qu’en se retirant des assemblées, où ils auraient sûrement retrouvé leur place, ils restent les serviteurs du pays, et aujourd’hui comme hier ils ne refuseraient pas leur appui à cette modération libérale qu’on rend parfois difficile dans le conflit des passions, des prétentions contraires.

M. le vice-président du conseil peut être tranquille, si cette politique de modération et de libéralisme qui doit être la politique de la France était menacée, il ne serait pas seul à la défendre, il trouverait des auxiliaires dans tous les partis sérieux. Il a pu le voir récemment lorsqu’au milieu d’une de ces séances confuses, tumultueuses, qui ont marqué la fin de l’assemblée, M. Naquet a eu l’étrange idée de proposer une amnistie en faveur des condamnés de l’insurrection de 1871. Des membres de la gauche eux-mêmes se sont empressés de réclamer la question préalable en accusant le protecteur des insurgés de se livrer tout simplement à une manœuvre électorale, et M. le ministre de la marine n’a rencontré que de la sympathie en prouvant que, si les déportes de la Nouvelle-Calédonie ne sont pas satisfaits de leur sort comme on l’a dit assez naïvement, ils n’ont à essuyer d’autres rigueurs que celles que comporte leur position. Le député radical a été un peu impatient, il aurait du attendre quelques jours de plus : sa proposition d’amnistie, par une douloureuse coïncidence, eût trouvé une justification complète dans cette cérémonie funèbre qui vient d’avoir lieu aux Invalides pour honorer la mémoire du général Lecomte et du général Clément Thomas, assassinés à Montmartre le 18 mars 1871. Voilà qui pouvait figurer dans l’exposé des motifs de l’amnistie !

À vrai dire, la réponse décisive à M. Naquet est dans les travaux de la commission des grâces pour ceux des condamnés qui ont mérité l’indulgence ; pour les autres, pour ceux qui subissent encore l’expiation, elle est dans les ruines qui encombrent encore Paris, dans les souvenirs lugubres, sanglans, de ce grand crime national accompli en présence et au profit de l’étranger. La réponse, elle est aussi dans le rapport que M. le général Appert vient d’adresser à l’assemblée sur les opérations judiciaires qui ont suivi l’insurrection de 1871. Là point de déclamations, point d’esprit de parti : c’est la simple série des faits, c’est la tragédie complète en chiffres, en statistiques. C’est le résumé d’une longue et patiente instruction, et le rapport de M. le général Appert, qui a présidé lui-même à cet immense travail, ce rapport a un double mérite : il prouve tout à la fois la libérale attention que mettait le gouvernement à maintenir toutes les règles protectrices et le soin scrupuleux, impartial, avec lequel ces opérations si compliquées ont été poursuivies jusqu’au bout par la justice militaire. Oui certes, ce fut le plus grand, le plus criminel des attentats, qu’aucune amnistie générale ne peut couvrir, qu’on ne peut oublier, et qu’il faut expliquer aussi par un de ces concours de circonstances qui ne se produisent pas deux fois au courant de plusieurs siècles. C’est à une politique de fermeté patriotique, d’équité supérieure, de réparer ce qu’il y a de réparable, et le meilleur souhait dont on puisse saluer, pour nos affaires intérieures, cette année qui va s’ouvrir, est tout entier dans ces mots du dernier manifeste du centre gauche : « notre programme, c’est la formation d’une majorité nouvelle fondée sur le respect de la loi, c’est la consolidation de la république que nous avons décrétée, c’est l’avènement d’un grand parti constitutionnel et national qui emporte enfin toutes nos divisions intestines dans un large courant d’opinion. »

La paix, la paix intérieure et extérieure, c’est le premier des biens, le premier des besoins dans notre pays et dans tous les pays. Elle triomphera sans doute parmi nous dans les élections qui vont s’accomplir, qui organiseront les pouvoirs réguliers et définitifs du régime constitutionnel de la France. Elle sera aussi, il faut le croire, maintenue en Europe ; elle sortira encore une fois victorieuse de toutes ces complications dont la plus grave est celle qui est née des affaires orientales. Assurément tout n’est point fini ; l’Herzégovine n’est point pacifiée, les bulletins racontent chaque jour des combats dont l’issue varie naturellement selon que la dépêche vient de Constantinople ou du camp insurgé. Les populations slaves, spectatrices de cette lutte, sont toujours agitées et inquiètes comme si leur sort allait se décider. La Turquie n’est pas sortie des inextricables embarras au milieu desquels elle s’est fait depuis longtemps une habitude de vivre. Le dernier mot de tous ces incidens qui se sont succédé dans ces derniers mois, de toutes ces négociations énigmatiques qui se sont nouées entre les grandes puissances n’est point dit encore. À la rigueur, c’est une crise intime qui continue, qui se développe lentement, mystérieusement. Après tout cependant une chose est bien certaine, cette crise ne s’aggrave pas, elle est jusqu’à, un certain point atténuée d’avance par les intentions ostensiblement pacifiques de tous les cabinets. Elle s’est tout au plus compliquée récemment d’un incident diplomatique qui, à la vérité, peut paraître assez embarrassant au premier abord, mais qui en réalité ne peut avoir une influence décisive sur le dénoûment de ces étranges affaires. C’est le comte Andrassy, on le sait, qui s’est chargé de préparer le programme de réformes que les trois empires du nord, après s’être entendus avec les autres puissances, devaient proposer au sultan. Or pendant que le premier ministre autrichien était à ce travail, qu’il parait avoir déjà communiqué à Saint-Pétersbourg, le cabinet turc de son côté publiait spontanément un firman par lequel il promet une fois de plus toutes les réformes possibles. Qu’en sera-t-il de ces réformes spontanées ou des réformes qui allaient être proposées ? Comment conciliera-t-on l’acte souverain de la Porte et le programme sur lequel les cabinets du nord sont occupés à délibérer ? C’est là aujourd’hui la difficulté. De toute manière, entre la proposition ou la promulgation des réformes et l’exécution il y aura toujours loin en Turquie.

À vrai dire, la seule question sérieuse est celle des garanties, et sur ce point les gouvernemens du nord s’entendront sans doute avec les cabinets de l’Occident, comme ils n’ont cessé d’en témoigner l’intention. En un mot, la question rentrerait dans le domaine des affaires européennes soumises à une délibération commune. Ce serait ce qu’il y aurait de mieux. Là évidemment la paix inspirerait toutes les résolutions. Elle aurait pour garantie non-seulement les sentimens des puissances du nord, qui se sont réservé jusqu’ici un rôle distinct, mais les efforts combinés de la France, de l’Angleterre et de l’Italie, qui n’hésiteraient point à concerter leur action. Est-ce qu’en effet tout ce qui se passe dans le monde, tout ce qui peut menacer la sécurité universelle, n’est pas de nature à renouer, à resserrer l’alliance des nations occidentales ? est-ce que tout n’indique pas la nécessité, l’utilité de cette alliance pour l’honneur et le bien de tous ? On a pu s’émouvoir un instant en France de l’affaire de Suez ; aujourd’hui cet incident est éclairci ; il était ramené récemment encore par lord Derby à ses vraies proportions, et la France n’a point à s’alarmer d’un acte de prévoyance de la nation anglaise. D’un autre côté, on disait récemment en Angleterre : « Le temps viendra où les circonstances exigeront que la France reprenne sa situation en Europe… » Ces sentimens communs aux deux pays sont une des meilleures garanties de la paix, qui est dans le désir et sans doute dans la volonté de tous, qu’il faut souhaiter à l’Orient et à l’Occident, à nos amis et à nos ennemis, aux Slaves, qui cherchent à conquérir une condition meilleure, comme à l’Espagne, qui se prépare à porter le dernier coup à la guerre civile. Puisse donc cette année qui s’ouvre dans la paix se clore dans la paix !

CH. DE MAZADE.



REVUE SCIENTIFIQUE.

Il y a un certain nombre de questions scientifiques qui pendant quelque temps agitent l’opinion, puis le silence se fait ; comme les savans ont été impuissans à donner la solution du problème, il semble que tout est fini, et qu’on n’en doit plus rien entendre, lorsque tout à coup cette même question, dormant obscurément dans la poussière des vieux livres, est reprise, discutée, et provoque à l’improviste une ardente polémique. C’est ce qui se passe aujourd’hui pour la question de la localisation des facultés intellectuelles. Le système de Gall paraissait oublié et relégué au rang des curiosités historiques ; mais à présent les expériences toutes récentes de MM. Hitzig, Ferrier et Dupuy, discutées presqu’à chaque séance de la société de biologie[1], semblent vérifier certaines parties de la doctrine phrénologique.

Certes il est intéressant de comparer la méthode moderne à la méthode de nos pères. L’erreur de nos devanciers nous a rendus prudens. Tant d’hypothèses ont été détruites par un fait, que nous préférons un seul fait à toutes les plus brillantes hypothèses. On procède plus lentement, mais plus sûrement, et au lieu d’édifier des systèmes on cherche à établir sur des bases solides les faits qui aideront nos successeurs à en édifier un. Que l’on compare le beau livre de Gall aux mémoires des physiologistes contemporains, et on ne trouvera aucun point de ressemblance ; d’ailleurs la forme même du travail s’est modifiée complètement. Autrefois un savant travaillait seul, et après de longues méditations produisait dans un gros livre le système qu’il avait construit de toutes pièces. De nos jours au contraire, la multiplicité des laboratoires, des sociétés savantes, des recueils scientifiques, a, pour ainsi dire, rendu cette individualité impossible. On travaille, on discute, on publie en commun, et il est bien rare que la solution d’un problème soit réservée en entier à une seule personne ; presque tous les contemporains y ont pris part, et ont apporté le concours de leur expérience et de leur érudition.

Le système de Gall, qui fit tant d’adeptes et qui souleva tant d’enthousiasme aussi bien que de colère, est oublié aujourd’hui, et il mérite de l’être. Gall était cependant un grand anatomiste. Le livre qu’il a publié avec Spurzheim fait époque dans l’histoire de l’anatomie comparée du système nerveux ; mais la phrénologie et la crâniologie, qui en est la conséquence, sont deux absurdités qui ne méritent pas d’être longuement réfutées ; elles reposent sur trois hypothèses : la première, c’est que toutes les facultés intellectuelles siègent dans une portion limitée et définie de l’encéphale, — la seconde, c’est que, plus cette faculté est développée, plus la région du cerveau où elle siège est volumineuse, que, plus elle est amoindrie, plus sa région cérébrale est petite, — la troisième, c’est qu’à cette région cérébrale répond une bosse ou une dépression indiquant l’état du cerveau, et par conséquent la prédominance ou l’affaiblissement de telle ou telle faculté de l’intelligence.

Les deux dernières hypothèses sont manifestement fausses, et nous n’entreprendrons pas la tâche inutile et ingrate de les renverser. Reste donc la première, qui parait, dans une certaine mesure au moins, adoptée par quelques physiologistes de notre époque ; il faut toutefois faire une réserve. La classification psychologique de Gall est absolument arbitraire. Napoléon, dans ses entretiens à Sainte-Hélène, l’a jugée avec justice et sévérité, Il Gall, disait-il, attribue à certaines saillies des penchans et des crimes qui ne sont point dans la nature, qui n’existent dans la société que par l’effet de la convention. Que deviendrait l’organe du vol, s’il n’y avait pas de propriété, l’organe de l’ivrognerie, s’il n’y avait pas de boissons spiritueuses, l’organe de l’ambition, s’il n’y avait pas de société ? » En un mot, Gall a imaginé des facultés qui n’existent pas, la combativité, la douceur, la tendance au suicide, et bien d’autres billevesées de pareil ordre. Est-ce à dire que nous ayons une meilleure classification à lui opposer ? Non, sans doute, et personne n’oserait appliquer à une science aussi positive que la physiologie les données d’un classement analytique des facultés de l’intelligence, qui est nécessairement arbitraire. Aussi les physiologistes contemporains ne prétendent pas trouver dans le cerveau la localisation des facultés et des tendances morales. Leurs vues sont plus modestes, ils cherchent à déterminer les points qui sont le centre des mouvemens associés ; mais pour faire comprendre ces recherches, il nous faut entrer dans quelques détails sur l’anatomie et la physiologie du cerveau.

Le système nerveux central se compose de deux parties, la moelle. épinière et l’encéphale. L’encéphale, renfermé tout entier dans la cavité crânienne, comprend lui-même le cerveau, le cervelet et la moelle allongée, par laquelle il se relie à la moelle épinière. Tous ces organes sont constitués par un tissu spécial qu’on appelle tissu nerveux, lequel est lui-même formé par des cellules et des fibres. Les cellules sont l’élément actif de la substance nerveuse, tandis que les fibres paraissent être seulement des agens de transmission. On peut, même sans le se« cours du microscope, reconnaître où sont les cellules et où sont les fibres. En effet, les cellules forment la plus grande partie de la substance grise, et la substance blanche est constituée tout entière par une infinité de ces petites fibres entourées d’une gaîne épaisse de matière grasse.

La substance grise forme deux systèmes distincts reliés entre eux par la substance blanche. Le premier système et sans contredit le plus important est l’axe encéphalo-médullaire, qui commence au cerveau et ne se termine qu’à l’extrémité de la moelle épinière. C’est lui qui élabore la plupart des actes musculaires, c’est par lui que les perceptions sont transmises à la conscience. Seulement cette substance grise n’est pas par elle-même capable d’entreprendre des mouvemens spontanés. Lorsqu’elle est séparée du cerveau, elle peut encore exciter par l’entremise £es nerfs les muscles à se contracter ; mais cette excitation ne saurait partir de cette substance même, il faut qu’elle la reçoive par les nerfs sensitifs, en sorte que l’excitation d’un nerf sensitif se transmet à la substance grise centrale, qui élabore un mouvement, et, l’ayant élaboré, le transmet par les nerfs moteurs aux muscles de la vie animale : c’est ce qu’on appelle un mouvement réflexe. Rien n’est plus instructif que les expériences de Flourens à cet égard. Il enlevait par le fer rouge la partie supérieure du cerveau à des pigeons, et dans cet état les animaux mutilés continuaient à vivre plongés dans un sommeil sans rêves, incapables de vouloir et d’agir eux-mêmes. Si on les poussait, ils marchaient ; si on les jetait en l’air, ils volaient : ils étaient devenus des machines vivantes, des automates ; leur existence personnelle avait disparu.

Ces mouvemens musculaires auxquels commande l’axe cérébro-spinal de substance grise sont innombrables ; mais il est facile de les classer d’après leurs fonctions. On a de la sorte plusieurs groupes de mouvemens d’ensemble : chacun est accompli par un grand nombre de muscles et sert à une seule fonction bien nettement déterminée. Ainsi il y a les mouvemens de l’œil, les mouvemens de la pupille, de la respiration, de la voix, de la déglutition, de l’extension ou de la flexion des membres. Chacun de ces mouvemens d’ensemble est provoqué par l’excitation d’une région bien limitée de la substance grise qu’on appelle un noyau. Pour en prendre un exemple connu de tout le monde, je citerai le fameux centre respiratoire de Flourens, qui est placé dans le bulbe, et préside à tous les mouvemens d’inspiration et d’expiration. C’est le nœud vital, et dès qu’on le détruit, l’animal meurt asphyxié, il ne peut plus faire les mouvemens respiratoires nécessaires pour oxygéner son sang.

Outre ces noyaux moteurs, il y a aussi des noyaux sensitifs ; ainsi les nerfs de l’odorat, de la vue, de l’ouïe, du goût, sont en rapport avec de petits noyaux de substance grise, disposés sur la longueur de l’axe cérébro-spinal. Tous ces centres sont reliés entre eux par une infinité de fibres et de cellules, en sorte que la délimitation précise des autres est loin d’être absolument connue. Dans le cerveau proprement dit, il n’y a que deux noyaux ; mais ils sont très volumineux et d’une importance extrême. On leur a donné des noms spéciaux, et on appelle le premier corps strié, le second couche optique ; leurs fonctions sont encore assez obscures. Nous nous contenterons de dire qu’ils forment la partie supérieure de l’axe cérébro-spinal, et qu’ils sont en connexion intime. avec la substance grise périphérique, c’est-à-dire les circonvolutions cérébrales.

C’est qu’en effet, outre l’axe central de substance grise dont nous venons de parler, il existe à la périphérie du cerveau une grande quantité de cette même substance disposée sous la forme d’une lame continue peu épaisse, mais repliée, sur elle-même, et faisant des circuits compliqués de manière à tripler et à quadrupler son étendue. Cette substance grise est naturellement constituée par des cellules nerveuses, et c’est dans ces cellules que paraît siéger le principe excitateur volontaire. — C’est là aussi que semble résider l’intelligence et l’idéation. Le problème est de savoir si les différentes facultés ont un siège déterminé dans telle ou telle circonvolution de l’encéphale ou si elles se trouvent disséminées dans la totalité de la substance grise périphérique. C’est ce problème qui partage aujourd’hui les physiologistes et les médecins. Il y a deux manières de le résoudre : la méthode physiologique, qui est l’expérimentation, — la méthode pathologique, qui est l’observation. Rien ne serait plus fastidieux que d’établir un parallèle entre ces deux méthodes : elles sont également bonnes, et se contrôlent l’une par l’autre.

Pour tout ce qui touche à l’étude de l’encéphale, l’expérimentation est d’une extrême difficulté. Il s’agit en effet de scier le crâne, d’enlever les méninges, et de mettre à nu la pulpe cérébrale sur une étendue suffisante ; mais cette opération préliminaire fait perdre beaucoup de sang et épuise l’animal, en sorte que souvent il est mort avant qu’on n’ait commencé l’expérience. MM. Hitzig et Ferrier ont pu néanmoins, à force de précautions et de patience, expérimenter avec succès sur des chiens et même une fois sur un singe. Ils ont fait passer des courans électriques à travers les circonvolutions ; en opérant ainsi, ils ont constaté que l’excitation de certaines régions périphériques produisait constamment le même effet : tantôt la contraction des muscles extenseurs, tantôt celle des muscles de la face, tantôt celle de la pupille, en sorte que pour eux chaque circonvolution est un centre distinct et séparé : le cervelet, dont les fonctions étaient jusqu’ici absolument ignorées, serait un centre coordinateur pour les muscles moteurs du globe de l’œil. De l’intégrité de tous ces centres dépendrait le maintien de l’équilibre du corps. Enfin ils ont vérifié une fois de plus ce fait déjà bien connu, que le cerveau gauche préside aux mouvemens du côté droit, et réciproquement.

Malheureusement d’autres savans sont venus, MM. Dupuy, Carville, Duret, Brown-Séquard, qui ont contesté non pas l’expérience elle-même, mais l’interprétation qu’en ont donnée MM. Hitzig et Ferrier. Sans doute l’électrisation de la surface cérébrale produit des contractions musculaires, mais c’est que le courant électrique porte son action bien au-delà des parties qu’on électrise. On croit n’exciter que la périphérie, tandis qu’en réalité on excite les noyaux sous-jacens, c’est-à-dire les couches optiques et les corps striés, et ils ont démontré qu’il en était ainsi en enlevant les circonvolutions et en électrisant directement la substance blanche qui les séparait des corps striés. Dans ces conditions, rien n’était changé, et, comme précédemment, on obtenait des contractions musculaires produisant des mouvemens d’ensemble. Ils en ont conclu que les circonvolutions cérébrales ne sont pas excitables, et qu’il n’existe pas de centres moteurs spéciaux.

Puisque la même expérience était diversement interprétée, il fallait recourir à d’autres procédés opératoires. C’est ce qu’ont fait MM. Nothnagel, Heidenhain et surtout M. Beaunis. M. Beaunis a imaginé de faire au crâne une ouverture au moyen d’un petit perforateur et d’introduire par là quelques gouttes d’un liquide caustique, le chlorure de zinc ou l’acide chromique par exemple. On peut ainsi détruire des régions bien localisées de substance cérébrale et pendant longtemps en observer à loisir les effets. Cependant cette méthode ingénieuse n’a pas encore donné de résultats positifs, et nous voilà forcés de reconnaître l’insuffisance de la méthode expérimentale sur cette question de la localisation cérébrale. Tout au plus peut-on dire que, si elle est probable, elle n’est pas encore démontrée.

Les observations pathologiques ne peuvent pas être provoquées : le médecin doit s’efforcer de guérir un malade ; il ne peut pas expérimenter sur lui, et il faut qu’il se garde bien d’imiter la conduite criminelle de ce médecin américain nommé Bartholow, qui, il y a un an à peine, désireux d’étudier cette question controversée, a osé enfoncer des aiguilles électriques dans le cerveau d’une femme dont le crâné avait été détruit par une tumeur envahissante. Ce sont des hardiesses auxquelles les médecins du vieux monde ne sont pas encore accoutumés. Ici on se contente d’observer les malades pendant la vie et d’examiner les organes après la mort pour essayer d’établir une relation de cause à effet entre la perte d’une fonction et la lésion cérébrale concomitante. Pour ce qui concerne la moelle épinière, on peut dire que la science est très avancée : quand le diagnostic de telle ou telle maladie est dûment établi, on peut annoncer hardiment quel en est le siège et la cause anatomique immédiate ; mais pour le cerveau, il est loin d’en être ainsi, et il règne dans la pathologie de l’encéphale une incertitude fâcheuse qui ne permet un diagnostic anatomique que dans des cas assez rares.

Toutefois il ne faut pas exagérer notre ignorance. Il y a des faits bien précis, bien positifs, que tout récemment M. Charcot a exposés devant la société de biologie en réponse à M. Brown-Séquard ; je n’en citerai que quelques exemples. D’abord il est certain que les lésions des circonvolutions du côté gauche paralysent les mouvemens du côté droit, et réciproquement ; mais la sensibilité reste intacte. A vrai dire, on ne sait pas quel est, dans les circonvolutions cérébrales, le siège de la sensibilité ; cependant on est sûr que les troubles de la sensibilité sont dus aux lésions des couches optiques, et que les troubles du mouvement sont la conséquence des lésions qui siègent dans les corps striés. Pour citer un exemple classique, et dont j’ai eu l’occasion de parler dans la Revue, je rappellerai que l’aphasie ou perte du langage articulé résulte presque toujours de la destruction d’une circonvolution (la troisième) du lobe cérébral antérieur gauche. On oppose à la localisation de cette fonction des faits qui semblent la contredire, et on en cite environ une soixantaine ; mais les faits qui justifient la théorie de la localisation du langage sont bien plus nombreux. La physiologie du cerveau n’est pas assez avancée pour que nous osions dire que dans une pareille question un fait négatif renverse une grande quantité de faits affirmatifs. Enfin nous connaissons la lésion de la paralysie générale. Dans la paralysie générale, il y a une excitation intellectuelle permanente, au moins au début. Le délire des grandeurs, la folie ambitieuse, sont les phénomènes psychiques prédominans ; la lésion an atomique est constante. C’est une congestion de la substance grise qui s’est étendue, et dont les vaisseaux se sont extrêmement développés. Ainsi les lésions des circonvolutions répondent manifestement à des troubles de la pensée.

Certes les savans d’aujourd’hui sont moins affirmatifs que Gall ; au lieu d’avoir édifié de toutes pièces une théorie embrassant tous les faits, ils se sont contentés d’établir certaines vérités incontestables qui seront le point de départ et le germe de découvertes futures : nous pouvons donc dire en résumant que la substance grise est seule active, et que la substance blanche est simplement conductrice, que les couches optiques et les corps striés sont les centres du mouvement et de la sensibilité ; mais que ces deux noyaux, pour entrer en jeu, ont besoin d’être excités par les circonvolutions, enfin que c’est dans les circonvolutions que s’élaborent la pensée et l’intelligence. Il est probable que la pensée est disséminée dans les circonvolutions, et lorsqu’elle doit provoquer tel ou tel mouvement, elle se localise ; c’est cela seulement qu’on doit appeler la localisation des facultés intellectuelles. On voit quelles modifications fondamentales a subies l’hypothèse de Gall ; cependant il ne faut pas se dissimuler que, si on a fait beaucoup, il reste encore beaucoup à faire.


CHARLES RICHET.



ESSAIS ET NOTICES.

UNE EXCURSION AUX CHUTES DU ZAMBÈSE.
Nach den Victoriafällen des Zambesi, von Eduard Mohr, 2 vol., Leipzig 1875 ; F. Hirt.

Le moment approche décidément où l’Afrique centrale dépouillera ce voile d’Isis qu’il n’était donné de soulever qu’à quelques explorateurs privilégiés qui avaient « le cœur ceint d’un triple airain. » Bien qu’il soit assez sûr que les collections de guides ne s’augmenteront pas de sitôt d’un volume consacré à l’Afrique équatoriale, de simples touristes commencent pourtant à s’aventurer dans ces régions jadis si mystérieuses, et reviennent tout étonnés de la sécurité relative avec laquelle ils ont fait leur route à travers les domaines des rois noirs. Ne dirait-on pas qu’avec la facilité des transports, qui a répandu le goût des longs voyages, l’initiative et l’audace des hommes se soient développées, et qu’une promenade en pays sauvage ne soit plus considérée comme une entreprise plus extraordinaire ni plus dangereuse qu’une partie de chasse à l’ours ou de pêche à la baleine ? Un reporter du New-York-Herald n’hésite pas à se lancer sur les traces de Livingstone perdu quelque part dans la région des grands lacs ; il le retrouve, rapporte des lettres et d’autres papiers précieux adressés à la famille de l’illustre explorateur, puis, après la mort de ce dernier, retourne en Afrique et reprend pour son compte l’œuvre inachevée de l’émule des Mungo Park. Voici aujourd’hui un chasseur brêmois qui s’en va pousser une pointe dans l’intérieur du vieux continent en partant du Cap, et poursuivre l’hippopotame, l’antilope et le buffle jusqu’aux chutes du Zambèse, par 18 degrés de latitude australe. Son voyage n’est pourtant pas resté une simple partie de plaisir : ancien élève de l’école navale de Brème, il sait faire le point, mesurer sa latitude et sa longitude et déterminer la variation du compas. Ce n’est pas tout ; il a pris avec lui un ami expert dans l’art d’interroger le sol et d’analyser les roches. La relation de son voyage s’est ainsi enrichie de quelques données qui ne sont pas sans utilité. Résumer cette relation, qui vient de paraître en deux forts volumes, nous conduirait trop loin : du moins tâcherons-nous d’y cueillir quelques détails intéressans.

Quand M. Édouard Mohr s’embarqua, au mois de décembre 1868, à bord d’un steamer anglais en partance pour le Cap, il n’allait pas tout à fait affronter l’inconnu. Déjà, trois ans auparavant, il avait parcouru en tout sens, la carabine sur l’épaule, le pays des Zoulous, et aux bords du Weser le souvenir des plaines giboyeuses de la baie de Lucia et du Transvaal était venu hanter ses nuits. L’Afrique australe est le paradis du chasseur. Si, à latitude égale, la flore de ce continent paraît pauvre, comparée à celle de l’Amérique méridionale, sous le rapport de la faune l’avantage reste au continent africain. Sans parler des formes monstrueuses qu’il héberge encore, derniers restes d’un autre âge, — l’éléphant, l’hippopotame, le rhinocéros, — un des genres les plus splendides, l’antilope, y est représenté par huit fois plus d’espèces que n’en renferment les autres continens réunis. Des plaines herbeuses où paissent d’innombrables troupeaux de gnous, des plateaux où les bouquetins, les kolates et les koudous prennent leurs ébats, des forêts remplies de buffles, d’éléphans et d’oiseaux de toute sorte, offrent au chasseur un butin pour ainsi dire illimité.

C’est le 28 janvier 1869 que le bateau à vapeur qui portait M. Mohr et son ami Adolphe Hübner, ingénieur des mines de Freyberg en Saxe, jeta l’ancre dans la baie de la Table, en vue de Cape-Town. Le 8 février, un autre steamer les débarquait à Durban, port de l’état de Natal, où ils firent immédiatement leurs préparatifs pour l’excursion qui devait les conduire au cœur du vieux continent. Le mode de locomotion adopté dans ces contrées pour les longues traites, — le seul praticable d’ailleurs à cause des inégalités du sol, — est le lourd chariot de bois des boers hollandais, surmonté de cerceaux qui soutiennent une vaste bâche de toile goudronnée, et attelé de 14 ou 20 bœufs que dirige un Hottentot du haut de son siège. Vraie maison roulante, que tout le monde critique sans pouvoir trouver mieux, cette voiture est garnie de poches et de caissons sans nombre où l’on réunit un capharnaüm d’ustensiles variés, de provisions de toute sorte, de médicamens, d’armes, de munitions, d’étoffes et de verroteries destinées aux indigènes, etc. Un matelas porté sur un cadre de bois suspendu sous la bâche sert de lit de repos, et l’on finit par s’habituer au balancement perpétuel de cette couchette, aussi mobile que le hamac du matelot, et le voyageur qui s’est confié à ce vaisseau du désert se guide dans sa marche par les astres du ciel et par le compas de route comme un navigateur en haute mer.

A Durban, M. Mohr trouva deux chariots tout neufs pour la somme de 5,200 francs ; attelés chacun de quatorze bœufs à longues cornes, ils ont fait sans accident un trajet de plus de 3,000 kilomètres dans un pays sans routes, au milieu des montagnes et des rocs ou dans des lits de rivières aux sables mouvans. C’est le 8 mars qu’il partit de Durban en compagnie de M. Hübner, avec un domestique anglais et onze Cafres, dans la direction de Maritzbourg, capitale de l’état de Natal, d’où il voulait gagner Potchefstrom. Arrivé à Sand-Spruit, au pied des Monts-Draken, une enflure rhumatismale du genou droit le força de faire une halte de quelques jours pendant que la caravane poursuivait sa route, halte qui faillit lui coûter cher. « Ne sachant comment traiter mon genou, dit M. Mohr, je l’enveloppai dans de la flanelle bien chaude, puis j’expédiai une lettre au médecin anglais de Ladysmith pour le prier de me faire une visite. A peine le messager était-il parti que l’hôte vint me prévenir qu’un guérisseur ambulant, le « docteur Martin, » était à la porte de l’hôtel et que je pouvais le consulter. J’acceptai la proposition, et bientôt des pas mesurés et sonores annoncèrent les approches d’un personnage de poids ; la porte s’ouvrit, et je vis devant moi l’Esculape africain. Malgré mon abattement, j’eus beaucoup de peine à retenir un éclat de rire. Qu’on se figure un individu dont l’extérieur inculte et le parler grossier trahissent à n’en pas douter qu’il a du faire ses études à l’école de Newcastle-sur-Tyne, où l’on apprend à porter des sacs de charbon, ou bien à Millwood, où l’on fend du bois, et l’on aura une idée de l’impression avenante que me fit le docteur Martin. Le chef couvert d’un feutre à larges bords, orné d’une douzaine d’immenses plumes d’autruche grises, blanches et noires, il était vêtu d’une blouse bleue, retenue par une ceinture de cuir où brillait un revolver à six coups, et d’un pantalon de moleskine emprisonné dans des bottes à l’écuyère. « Vous êtes Allemand, commença-t-il ; vous trouvez en moi un country-man. » Grâce à un long séjour dans le pays, son langage était devenu un mélange inextricable d’allemand, d’anglais et de hollandais, idiomes qu’il n’avait plus la faculté de distinguer. Il inspecta le genou malade, poussa trois soupirs semblables au reniflement d’un jeune hippopotame blessé par une balle, branla son chef surmonté du panache de plumes, et déclara que l’affaire était mauvaise, très mauvaise. — L’homme ayant excité ma défiance, je le questionnai sur ses études : il me répondit sans hésiter qu’il les avait faites à Saint-Pétersbourg. Il se vanta d’avoir assisté longtemps les chirurgiens dans leurs opérations et d’avoir ainsi surpris tous leurs secrets. — Au reste, ajouta-t-il avec un aplomb parfait, je me fais fort de guérir votre genou en trois jours : cela dépend seulement du prix que vous Y mettrez. Je suis connu dans Natal et chez tous les boers de l’état d’Orange et du Transvaal ; je fais toutes les cures qui se présentent.

« Je me décidai à faire marché avec le docteur Martin, qui se chargeai de cette cure moyennant une somme de 45 francs stipulée d’avance. A l’extérieur, on appliqua des cataplasmes de fleurs de camomille, à l’intérieur le docteur Martin me recommanda avec beaucoup d’insistance de prendre un verre de grog toutes les demi-heures, aussi chaud que je pourrais le supporter, et il promit de surveiller en personne la stricte exécution de cette dernière partie de son ordonnance. Voulant sans doute m’appliquer la méthode sympathique, il résolut de se soumettre lui-même à ce traitement interne par les spiritueux, mais en triplant la dose, et quand je fus venu à bout de mon quatrième verre, le docteur Martin avait déjà proprement expédié sa première douzaine. Peu après, le sommeil me prit, tandis que mon médecin se faisait servir un copieux repas dans la pièce voisine tout en continuant le traitement interne, à mes frais, bien entendu.

« Il pouvait être huit heures du soir quand je fus réveillé par un grand bruit qui se faisait derrière ma porte. Au même instant, je vis le docteur Martin entrer en vacillant dans ma chambre, la face toute rouge, le regard incertain, tenant à la main un grand couteau qu’il avait tiré de sa trousse ; il m’exposa qu’il s’agissait seulement d’une petite opération, de quelques incisions à faire dans mon genou. Je me retournai pour prendre le revolver sous mon oreiller, car il s’apprêtait à donner l’assaut à mon lit, quand fort heureusement l’hôte entra avec mon domestique ; ils saisirent l’Esculape par les épaules et le poussèrent dehors en lui défendant de remettre le pied dans ma chambre. Après avoir un peu grogné, il se coucha ; le lendemain au point du jour il sella son cheval, se chargea de deux sacoches remplies de pilules, d’onguens, et de remèdes à l’usage des boers, et gagna prestement la frontière voisine, car il avait su qu’on attendait le médecin anglais de Ladysmith, qui n’eût pas manqué de le dénoncer pour exercice illégal de la médecine. — Ce dernier, un gentleman aimable et instruit, arriva dans la journée et se contenta d’ordonner le repos et une chaleur douce. Au bout d’une semaine, je fus debout, et je pus profiter d’une occasion pour reprendre mon voyage. »

On arriva ensemble à Potchefstrom le 27 avril, après avoir rencontré en route des troupeaux d’antilopes, de bouquetins, de zèbres, de gnous, qui couvraient la plaine à perte de vue. Le gnou, cet être bizarre qui tient à la fois du bœuf et du cheval, a le sabot fendu, une queue comme le cheval, une crinière coupée en brosse comme le zèbre, et une houppe de poils sur le nez qui lui donne un aspect passablement sauvage ; aussi les Hollandais l’appellent-ils wilde beest, quoique ce soit un des animaux les plus inoffensifs. Très curieux de leur nature, les gnous, lorsqu’on les surprend au pâturage, se retournent tous comme au commandement, grognent, vous regardent d’un œil étonné, se cabrent tout droits, ruent furieusement, et s’enfuient au galop, non sans s’arrêter de temps à autre pour regarder encore celui qui les. poursuit. C’est un spectacle des plus drôles de voir galoper un troupeau de quelques centaines de ces animaux avec des gambades et des bonds audacieux. Leur nourriture est une graminée particulière que dédaigne le bétail. On en rencontre parfois des troupeaux innombrables que l’on voit paître aussi loin que s’étend le regard. Pour donner une idée de leur fréquence, il suffira de dire que M. Mohr rencontra un jour entre Potchefstrom et les Monts-Draken dix-huit voitures chargées de peaux sèches de ces animaux ; or, chaque voiture portant facilement 3,000 kilogrammes et une peau bien sèche ne pesant pas plus de 6 kilos, il est aisé de calculer qu’il y avait là les dépouilles de 9,000 gnous pour le moins. Malgré ces massacres, le nombre des gnous n’a pas encore diminué d’une manière sensible, et il en est de même des antilopes.

Potchefstrom est une bourgade de 400 ou 500 âmes, qui ressemble à toutes les colonies fondées par les boers : de larges rues, qui se coupent à angles droits, dans chacune un ruisseau d’eau vive, et derrière chaque maison un verger et un potager. on y trouve une église, une station de poste, un hôtel, des boutiques de toute sorte ; tous les six mois arrive la diligence de Port-Élisabeth, qui met environ quinze jours à franchir la distance d’environ 900 kilomètres. Sous le rapport du climat et de la qualité du sol, le Transvaal est l’une des contrées les plus favorisées du globe. Les médecins anglais commencent à y envoyer les poitrinaires. Avec un système d’irrigation rationnel, on pourrait convertir en champs fertiles d’immenses étendues de ces plaines, arrosées par des pluies abondantes qui s’écoulent trop vite pour féconder le sol. L’absence de forêts ne doit pas faire croire que les arbres ne puissent prospérer dans cette contrée : ils viennent très bien partout où l’on a essayé de les acclimater par des soins intelligens. Une population plus dense ne tarderait pas à transformer ce pays, et pourrait en faire un grenier d’abondance ; n’est-ce pas ce qui est arrivé pour la Californie, en dépit de toutes les prédictions contraires ? Aujourd’hui les habitans du Transvaal trouvent dans la culture de leurs champs la satisfaction de leurs besoins, mais le manque de routes et de cours d’eau navigables serait un obstacle à l’écoulement des produits qui ne peuvent être consommés sur place ; il en résulte que rien ne vient stimuler l’initiative individuelle, qui sommeille en attendant que la population se soit assez multipliée pour qu’il soit possible de songer à une exploitation plus productive des richesses du sol. Il est vrai qu’il faudrait aussi trouver un remède efficace contre le fléau terrible qui est toujours suspendu sur les cultures, les essaims de sauterelles qui en quelques heures détruisent les récoltes et dévorent l’herbe, le feuillage des arbres, tout ce qui pousse et tout ce qui verdoie.

De Potchefstrom, on remonta dans la direction du nord jusqu’au camp des mineurs établis sur les rives du Tati, qui exploitent les maigres gisemens d’or signalés par le voyageur Mauch. Un gentleman anglais, sir John Swinburne, y avait amené à grands frais une machine à vapeur pour broyer la roche et une locomobile, qu’il venait de promener, par les fondrières africaines, sur une distance de 900 kilomètres, avec un attelage de trente-deux bœufs ; il avait voulu l’installer près d’une autre mine, située plus au nord, mais les indigènes y voyaient une sorcellerie inventée pour s’emparer de leur pays, et l’avaient repoussée avec indignation. C’est à ce gentleman qu’arriva une aventure de serpent qui mérite d’être notée.

Les serpens existent en si grand nombre qu’on peut s’étonner de la rareté relative des accidens. Le plus dangereux est le mhamba, espèce de cobra qui atteint une longueur de 2 mètres 1/2 ; il est arrivé qu’un de ces reptiles ait poursuivi des cavaliers lancés au galop pendant plusieurs kilomètres. Les pythons au contraire, qui ne sont pas venimeux, remplissent dans les plantations de sucre l’office des chats en les débarrassant des rats et des souris ; on les trouve tranquillement couchés dans les sillons, nullement effrayés par la présence de l’homme. Ils atteignent parfois une longueur de 6 mètres. Un des serpens les plus curieux de cette contrée est le serpent cracheur, qui lance son venin à une distance de cinq ou six pas. Un jour, M. Mohr était resté jusqu’à onze heures du soir à causer avec sir John Swinburne à la porte de sa cabane, et il avait repris le chemin de son campement, accompagné de M. Swinburne, lorsque tout à coup, à une distance de 3 mètres, un serpent se dressa devant eux à hauteur d’homme, et en sifflant lança une salive venimeuse dans la direction de sir John avec tant d’adresse qu’elle lui entra dans l’œil. Les Cafres témoins de l’accident réussirent à tuer le reptile avec leurs javelots malgré l’obscurité de la nuit. L’œil de M. Swinburne enfla d’une manière effrayante, et il en perdit l’usage pendant plusieurs jours ; mais, grâce à une médication appropriée, l’accident n’eut pas d’autres suites. M. Mohr cite encore un cas tout à fait analogue, arrivé à un colon anglais dans les environs du port de Durban. Ce dernier déclare que la salive du serpent lui a causé une douleur intolérable, « comme s’il avait eu dans l’œil une goutte de plomb fondu, » et qu’il a gardé longtemps un affaiblissement de la vue.

Après avoir essayé d’abord une route dans la direction du nord-est, M. Mohr, ayant rencontré un obstacle insurmontable dans les troubles qui avaient éclaté parmi les tribus indigènes des Matébélé, dut revenir sur ses pas jusqu’au Tati, et de là remonter droit au nord. La vaste solitude qui s’étend d’ici jusqu’au Zambèse est sans cesse parcourue par des milliers d’éléphans, dont les terribles vestiges sont partout marqués dans la forêt : on y voit souvent sur une étendue de plusieurs lieues le sol fouillé, les branches cassées, parfois des arbres entiers abattus et dépouillés de leur écorce. Le bruit sauvage que font les troupeaux d’éléphans éloigne la plupart des animaux, excepté toutefois les buffles, que l’on rencontre ici en troupes nombreuses, et le petit rhinocéros noir, le méchant pedjami, qui en dépit de sa lourde apparence traverse d’un pied léger les plus hautes montagnes. Le pedjami, lorsqu’il a été frappé à mort par une balle à pointe d’acier reçue au défaut de l’épaule, fait demi-tour et s’enfuit au grand trot ; on le voit ainsi franchir encore une distance de 1,000 à 1,500 mètres, puis tomber subitement comme foudroyé. Il a l’odorat très fin, mais la vue assez basse : aussi, lorsqu’on se trouve sans armes sur le chemin d’un pedjami, il faut chercher à gagner vite un abri sous le vent de la bête.

On peut dire que ce pays est encore le domaine incontesté des animaux sauvages. Rien ne donne une idée de l’abondance incroyable du gibier de l’Afrique australe comme une promenade autour d’un des nombreux étangs parsemés dans cette région. A chaque pas, on aperçoit des traces d’éléphans, de buffles, de rhinocéros. L’éléphant, lorsqu’il sort de son bain de fange, frotte toujours son énorme corps contre le tronc d’un arbre voisin ; aussi trouve-t-on près des mares d’eau des arbres tout lisses et polis, où la boue sèche qu’on remarque à une grande hauteur sert encore à toiser la taille des colosses qui sont venus s’y frotter. L’éléphant d’Afrique ne se contente pas d’ailleurs de se plonger dans une mare, il se creuse sur les bords de l’eau une sorte de baignoire, assez large et profonde pour qu’il puisse y entrer tout entier, et terminée par un mur vertical ; il en asperge les parois d’eau puisée à la mare, puis se frotte la peau sur l’argile humide, qui, séchée à l’air, lui fait une sorte de cuirasse contre les morsures des innombrables insectes dont son épais cuir ne suffit pas à le garantir. Ces trous d’éléphans sont tellement nombreux qu’ils arrêtent à chaque instant la marche des voitures. Pendant un trajet de 200 kilomètres, M. Mohr affirme qu’il n’est pas sorti des vestiges de ces animaux. L’hippopotame, chassé vers l’intérieur par les colons de la côte, se rencontre encore en grand nombre dans certaines régions, comme par exemple les environs des lacs Mousingasi et Inchlabani. En 1870, John Dun en tua encore cent quatre, dont les peaux et les dents furent envoyées en Angleterre ; la chair d’hippopotame a un goût agréable qui tient le milieu entre le bœuf et le porc frais.

C’est dans ce pays giboyeux que se donnent rendez-vous les vieux Nemrods du Cap, de l’état de Natal et du Transvaal ; c’est là que M. Mohr eut presque chaque jour l’occasion d’exercer son adresse dans des aventures de sport plus ou moins dramatiques. Il s’y rencontra avec des chasseurs célèbres, comme le vieux tueur d’éléphans Hartley, qui était accompagné du peintre Thomas Baines, curieux type d’artiste-voyageur qui a promené son chevalet et sa boîte à couleurs à peu près chez toutes les peuplades sauvages, — ou comme les deux boers Osthuis et Ziesmann, vrais Bas-de-Cuir à cheval dont l’existence se passe dans les bois. Hartley était alors un vieillard de soixante-douze ans, à barbe blanche ; depuis l’âge de vingt-six ans, il chassait l’éléphant, et il pouvait se vanter d’avoir tué plus de mille de ces pachydermes. Il était connu dans toute la contrée comme le doyen des Nemrods de l’Afrique australe. « De taille moyenne, trapu et carré d’épaules, il monte à cheval avec l’adresse d’un jeune homme ; la vie en plein air et le soleil africain ont donné à son visage, à ses bras et ses mains la couleur du vieux bronze. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il a des pieds-bots qui l’empêchent de marcher vite et l’obligent de faire toutes ses chasses à cheval. Le goût de la vie aventureuse est d’ailleurs dans la famille, car le vieillard est toujours accompagné dans ses expéditions par quelques-uns de ses fils, et il en résulte que les belles fermes qu’ils possèdent dans les Monts-Magalis restent souvent abandonnées pendant des mois et pendant des années entières. » Jusqu’alors il n’était encore arrivé à Hartley aucun accident de quelque gravité ; mais quinze jours après cette rencontre Il paya cher une imprudence qu’il commit malgré sa vieille expérience. Ayant tiré un rhinocéros blanc et l’ayant vu tomber, il était descendu de cheval, et, contrairement à la règle que suivent les chasseurs du pays, s’était approché de l’animal sans avoir rechargé sa carabine ; avant qu’il eût pu éviter le coup, le rhinocéros s’était relevé, l’avait saisi et lancé en l’air, et en retombant sur le dos de la bête il avait eu plusieurs côtes enfoncées. Heureusement un médecin écossais se trouvait dans le voisinage, et le vieux chasseur en fut quitte pour six semaines de repos forcé.

Qui n’aurait vu le boer hollandais que chez lui ne se douterait pas que le lourd personnage barricadé derrière la marmite à café et le hardi cavalier qui s’élance sur la trace du gibier fussent un seul et même homme. Chasseur, il déploie l’adresse, la ténacité et la résistance à la fatigue d’un bédouin. La vie dans ces déserts a fait de ces gens des Peaux-Rouges, moins la couleur. Un jour, M. Mohr, ayant tiré un buffle, voit sortir du bois, comme appelé par la détonation de sa carabine, une troupe de boers à cheval, parmi lesquels mynheer Osthuis, qu’il n’avait pas revu depuis près d’un mois. Ce dernier lui raconta qu’il y avait quelques jours qu’en poursuivant une girafe il s’était rompu deux côtes, et lui demanda un onguent pour se guérir le plus vite possible ; il était prêt à payer ce service d’une couple de dents d’éléphant. Un boer dans ces circonstances s’attend à être réparé séance tenante comme on recolle un meuble cassé. Mynheer Osthuis ajouta qu’après son accident il était d’abord resté assis sous sa tente deux jours entiers ; mais qu’en intendant les coups de feu de ses compagnons il n’y tenait plus, et qu’il remontait à cheval malgré les souffrances que lui causait le moindre mouvement. M. Mohr lui ayant déclaré que le repos absolu était le seul moyen de guérir ses fractures, le vieux boer le regarda d’un air étonné, et se mit à le questionner sur les conséquences pénibles de son accident, quand tout à coup les Cafres annoncèrent que les autres chasseurs venaient de tuer quatre buffles, et mynheer Osthuis tourna bride pour les rejoindre. — Lorsqu’on songe à la quantité de trous dangereux qui se rencontrent à chaque pas, on s’étonne que pendant ces chasses les accidens sérieux ne soient pas plus fréquens. L’insouciance des chasseurs dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Pour perdre moins de temps à charger leurs carabines, au calibre énorme, ils portent la poudre dans les poches garnies de cuir de leurs habits de chasse, ils y puisent une poignée et la versent dans le canon, le plus souvent sans quitter leur pipe allumée. Plus d’une fois l’os huméral est fracturé par le recul de ces formidables carabines, mais ces braves gens ne renoncent pas pour si peu à ces armes qui tuent si vite et si bien.

Un jour, Ziesmann à son tour avait fait une chute dangereuse avec son cheval, et il était resté quelque, temps sans connaissance. Une fois remis et de retour au camp, il ne songea plus à son accident que pour s’épancher en invectives contre un pauvre noir dont il accusait le mauvais œil ; s’il le tenait, vociférait-il, son affaire serait bientôt faite, dût-il payer au chef des Matébélé cinq bœufs pour prix du sang ! C’était grâce à ce sorcier, disait-il, que dans sa dernière chasse il avait perdu vingt éléphans qu’il était sûr d’avoir mortellement frappés ! Quand on lui représenta que de pareilles superstitions étaient indignes d’un bon chrétien, le brave homme parut comprendre que sa colère était ridicule, et remercia son compagnon en lui broyant les doigts dans sa patte d’ours. Cela ne l’empêcha pas, quelques jours plus tard, de se livrer à une sortie tout aussi plaisante. C’était une belle nuit claire, la lune et Jupiter brillaient à l’horizon dans des positions favorables à la mesure des distances, et M. Mohr profitait de l’occasion pour déterminer avec M. Hübner la longitude de leur campement. Ziesmann, qui était assis sous la tente, suivait leurs manipulations d’un œil attentif, tout en causant à voix basse avec un autre chasseur. A un moment donné, les images des deux astres étant rapprochées par les miroirs du sextant de manière que la planète touchait le bord du disque lunaire, M. Mohr appela le vieux routier et lui fit mettre l’œil à l’oculaire de la lunette. Le brave homme devint muet de surprise, lorsqu’il vit qu’en faisant jouer la vis tangente M. Mohr faisait aller et venir la planète à son gré. Il retourna tout pensif sous la tente, puis bientôt après quitta la société. On sut alors qu’il avait été scandalisé de ce qu’on se permettait ainsi de « fouiller le ciel » d’un regard indiscret ; à de bons chrétiens il convenait, selon lui, d’attendre pour cela qu’ils fussent morts, car alors le bon Dieu leur ferait voir toutes ses merveilles lui-même. — C’est un fait bien connu qu’après un long séjour en pays sauvage, la superstition des indigènes finit par déteindre sur les Européens.

Le 20 juin 1870, à midi, la caravane atteignit les chutes du Zambèse, et le camp fut établi pour deux jours à huit cents pas au sud-de la cataracte, l’humidité du sol ne permettant pas d’en approcher davantage. Cette humidité, entretenue par la poussière d’eau toujours suspendue dans l’air, a fait lever tout autour des chutes une splendide végétation tropicale, la « forêt de la pluie, » où l’on rencontre à chaque pas la trace des fréquentes visites des éléphans. Le fleuve a ici une largeur d’environ 2 kilomètres ; les eaux se précipitent en mugissant d’une hauteur de 120 mètres, dans une gorge d’une largeur moyenne de 90 mètres seulement, qui ouvre un abîme béant au milieu du lit, et dans laquelle le flot bouillonnant poursuit sa route, encaissé entre deux murs à pic que les singes seuls parviennent à escalader. Au-dessus du gouffre, que le regard peut sonder du haut d’une pointe de rocher qui surplombe du côté de l’ouest, flotte un voile de nuages argentés que le vent déchire par places, et sur lequel se projette un double arc-en-ciel parfaitement circulaire. M. Charles Livingstone (le frère du grand voyageur), qui avait vu à la fois la chute du Niagara et celle du Zambèse, attribuait à celle-ci la palme de la beauté, et son jugement s’accorde avec celui d’un touriste qui a eu la même bonne fortune, le docteur Coverly, de Londres. Les observations astronomiques de M. Mohr ont donné pour la latitude de ce point 17° 55’ ; c’est à peu près le nombre trouvé par Livingstone ; mais la longitude observée par M. Mohr (26° 29’ à l’est de Greenwich) diffère beaucoup de celle de Livingstone ; elle place les chutes de 44’ plus vers l’est. « Ceux qui aiment à observer les astres, dit à cette occasion le voyageur brêmois, ne tarderont pas à s’apercevoir que sous le ciel transparent du plateau africain on obtient généralement des résultats très concordans. Certes je n’ai jamais regretté le temps passé sur les bancs de l’école navale de Brome, où j’ai appris à reconnaître chaque jour ma position. Si je n’avais pas su m’orienter, si j’étais resté dans l’incertitude sur ma route, plus d’une fois j’aurais peut-être cédé aux instances de mes hommes, et nous serions revenus sur nos pas ; mais la confiance que j’avais dans les résultats de mes observations astronomiques me rendait inaccessible à leurs sollicitations et à leurs conseils. »

« D’après tout ce que j’ai vu ou entendu dire, ajoute M. Mohr, je crois qu’un voyageur entreprenant, suffisamment instruit et pourvu des ressources nécessaires, pourrait facilement, en partant des chutes du Zambèse ou bien de Wanki, atteindre en deux mois la région à peu près inconnue du plateau qui s’étend entre les empires du Mouataïanvos et du Kazembé. En outre, autant qu’il est possible d’en juger par la direction des cours d’eau et par l’orographie de la contrée, il restera constamment dans le climat salubre des hauts plateaux. Plus d’une fois ce projet s’est présenté à mon esprit sous les couleurs les plus séduisantes ; malheureusement j’étais à bout de ressources. »

La route qui conduit au Zambèse traverse d’abord un pays montagneux ; de temps à autre, de quelque cime qu’il fallut gravir, on dominait un panorama grandiose de collines boisées, entrecoupées par des entassemens de rochers dénudés. Dans ces solitudes, nulle trace d’habitans ; tout semble sommeiller dans une paix profonde, que trouble seul le roucoulement d’innombrables tourterelles. Les chemins où marchait la petite troupe étaient de larges routes, ouvertes, aplanies et battues par les pionniers de l’Afrique centrale, les éléphans et les rhinocéros ; parfois ces routes montaient et descendaient par les sommets les plus élevés. Si, dans un temps qui est encore éloigné, ce continent doit être peuplé par une race intelligente et civilisée, peut-être ces sentiers de pachydermes deviendront-ils les grandes routes du commerce des Africains de l’avenir. De nos jours, la route qui de la ville de Durban mène à la rivière Oumgueni n’est autre chose qu’un ancien sentier d’éléphans.

Le retour à Durban s’effectua en moins de six mois ; on y arriva au mois de décembre, et le 15 février 1871 M. Mohr s’embarquait à Cape-Town pour l’Europe. Pendant cette excursion de vingt-six mois, dont les dépenses n’avaient point dépassé une somme de 40,000 francs, il n’avait pas seulement goûté les plaisirs et les émotions que procure la chasse dans un pays où le lion, le léopard, le chacal et l’hyène, l’éléphant, le rhinocéros, le buffle, les diverses espèces d’antilopes, l’autruche enfin, se promènent encore comme chez eux ; il avait pu déterminer un certain nombre de latitudes, de longitudes et d’altitudes absolues par des observations dont le détail forme un appendice à l’ouvrage. On y trouve aussi annexé un mémoire de M. Hübner sur les mines de diamans du Cap, qui venaient d’être découvertes à l’époque où se fit ce voyage. En outre, les scènes de mœurs curieuses abondent dans le récit du chasseur brêmois, qui serait réellement attachant, si on n’y rencontrait pas parfois des réflexions peu faites pour lui gagner les sympathies du lecteur français. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que son livre donnât à d’autres chasseurs l’envie de visiter le bassin du Zambèse, car il soutient et il prouve que, pour voyager impunément dans cette partie mystérieuse du monde, il ne faut en somme qu’une robuste santé et beaucoup de patience.



Œuvres poétiques de Lamartine (édition elzévirienne), Paris 1875 ; Jouvol, — Pagnerre, — Hachette.


Il y a plus de cinquante ans aujourd’hui que les premiers vers de Lamartine ont été donnés au public. Depuis cette époque, ils se sont répandus partout, et l’on en a fait des éditions innombrables. Aussi, quand les héritiers et les éditeurs du grand poète ont songé à les publier de nouveau, d’une façon plus somptueuse et plus soignée, ils n’ont paru le faire qu’avec toute sorte d’hésitations. Leur préface demande presque pardon au public de cette édition nouvelle qu’ils lui offrent après tant d’autres ; ils déclarent qu’ils ne s’adressent qu’aux amateurs de beaux livres, qu’ils ne veulent satisfaire « que les esprits d’élite, » et, comme ils savent bien qu’il ne s’en trouve pas beaucoup, ils n’ont tiré qu’un nombre assez restreint d’exemplaires. Le succès a montré que leurs craintes n’étaient pas fondées : l’édition entière était placée avant d’être mise en vente.

Cet empressement, sur lequel on ne comptait pas, nous prouve que le public n’est pas fatigué de Lamartine. Certes, depuis 1820, il s’est accompli plus d’une révolution dans le goût des lecteurs ; de grands poètes, appartenant à des écoles différentes, ont attiré l’attention sur eux, et la jeunesse, à qui les changemens ne déplaisent pas, a lu leurs vers avec transport ; mais ces admirations nouvelles n’ont pas fait beaucoup de tort a Lamartine, nous voyons qu’on a gardé l’habitude de l’acheter et de le lire. Après avoir ébloui les pères, il est en train de charmer les fils, et tout nous prouve que sa réputation n’a rien à craindre des générations nouvelles. C’est toujours une épreuve redoutable pour un écrivain que d’entrer dans la postérité. Il tient d’ordinaire à son temps par tant de liens qu’on peut toujours craindre qu’il ne soit un peu dépaysé quand il en sort. Plus il a fait d’efforts et de sacrifices pour plaire à ses contemporains, plus il doit redouter de n’être plus goûté de leurs successeurs. Ce qui lui donne les succès les plus vifs auprès des gens de son époque est précisément ce qui risque le plus de compromettre sa réputation plus tard. Quel jugement portera-t-on sur lui quand tous ces agrémens par où il séduisait ceux qui l’ont lu pour la première fois se seront fanés ? Assurément Lamartine est de son temps, et il a beaucoup fait pour lui plaire. Il en flattait les goûts par certains excès de rêverie sentimentale et de mysticité religieuse qui sont passés de mode. Aussi peut-on relever dans son œuvre des passages qui portent leur date et qui ont vieilli ; mais il y en a bien plus encore qui ne vieilliront jamais. La postérité a décidément commencé pour lui, et son jugement ne diffère pas trop de celui des contemporains. Le succès rapide de l’édition que nous annonçons en est une preuve.

Il est vrai de dire que les éditeurs n’ont rien négligé pour se montrer dignes de ce succès. Cette nouvelle publication des œuvres poétiques de Lamartine est faite avec un luxe de bon goût qui doit tout à fait satisfaire les connaisseurs. Le livre sort des presses de M. Pion, qui a fourni ses caractères les plus nets et les plus élégans ; l’exécution typographique et le choix des ornemens sont irréprochables. De plus, les éditeurs ont eu l’heureuse idée de reproduire les Méditations comme elles parurent pour la première fois en 1820. on y retrouve en tête de l’ouvrage cette devise tirée de Virgile : ab Jove principium, qui indiquait la pensée de l’auteur de tout rattacher à la religion. on y lit ensuite la préface timide du premier éditeur, qui ne paraissait pas s’attendre au succès éclatant du livre qu’il donnait au public. Il y rappelle la jeunesse de l’auteur, il ne se dissimule pas « ce que le travail et le temps pourront ajouter au mérite de ses ouvrages ; » il avoue que, « si quelques-unes de ces pièces s’élèvent à des sujets d’une grande hauteur, d’autres ne sont, pour ainsi dire, que des soupirs de l’âme. » Enfin il termine en disant : « Nous n’en présentons qu’un très petit nombre à la fois, nous réservant, d’après l’effet qu’elles auront pu produire, d’en donner incessamment un second livre ou de nous borner à cette épreuve. » L’intérêt de l’édition nouvelle consiste donc à nous remettre le livre devant les yeux tel qu’il fut publié en 1820. Nous nous retrouvons tout à fait dans la situation des lecteurs qui pour la première fois ouvrirent les Méditations, et nous comprenons mieux l’effet de surprise et de ravissement que leur causèrent ces vers tout à la fois antiques par l’élégance de la forme et nouveaux par les sentimens.


Le directeur-gérant, G. BULOZ.

  1. Voyez les Comptes-rendus de la Société de biologie, années 1873-74-75, passim.