Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1875

Chronique n° 1048
14 décembre 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 décembre 1875.

Étranges vicissitudes de la fortune politique ! Il y a quelques jours à peine, le vote de la loi électorale et le succès du gouvernement semblaient en avoir fini avec la dernière crise parlementaire dans les circonstances présentes. L’assemblée paraissait n’avoir plus qu’à s’acheminer sans encombre vers la dissolution inévitable, et déjà une commission était nommée ; déjà le représentant de cette commission, M. Paris, avait rédigé le bulletin mortuaire et l’oraison funèbre sous la forme d’un rapport qui fixe les principales étapes de la transition : au 23 janvier 1876, élections des sénateurs par les départemens, au 20 février, élections des députés dans tous les arrondissemens de France, au 8 mars, constitution définitive des nouvelles chambres à Versailles. En attendant on discutait, non sans quelque distraction, sur les chemins de fer ou sur les bouilleurs de cru, et c’est tout au plus si l’attention se ranimait un instant autour de cette question de la réforme judiciaire égyptienne, que M. le duc Decazes n’a pas pu faire trancher d’urgence. M. le ministre de la guerre s’empressait de retirer sa loi sur l’administration de l’armée, et de la levée de l’état de siège ou de la loi sur la presse on ne disait plus rien. Bref, on se préparait assez tranquillement au grand départ, lorsque tout à coup la face des choses a changé, comme si, jusqu’au bout, les conflits, les péripéties et les surprises devaient se succéder dans cette vie parlementaire obscure et troublée que l’obstination des partis nous a faite.

La grande et singulière surprise aujourd’hui, c’est cette élection des 75 sénateurs que l’assemblée s’est réservé le droit de nommer en leur donnant l’inamovibilité ; c’est cette bataille silencieuse qui se livre journée par journée, autour des urnes, à coups de bulletins, et dont les résultats déconcertent tous les calculs. On pouvait bien s’attendre à une lutte animée, on ne s’attendait pas certainement à ce coup de théâtre ; on ne prévoyait pas une déroute aussi générale de toutes les fractions de la droite et un succès aussi décisif des candidats de la gauche. C’est là pourtant ce qui arrive. M. le duc d’Audiffret-Pasquier a eu seul le privilège de recueillir des suffrages dans tous les camps, de réunir sur son nom 550 voix, il est passé le premier au rang des inamovibles. Après lui, l’avantage s’est dessiné aussitôt en faveur des candidats présentés par la gauche. Ministres, membres de la droite ou du centre droit sont restés tout d’abord en chemin. M. Buffet n’a pas été plus heureux que son collègue M. de Meaux ; M. le duc de Broglie n’a pas eu plus de chances que M. de Larochefoucauld-Bisaccia ! les uns et les autres ont été dépassés par leurs concurrens dans les premiers scrutins, dans cette lutte poursuivie pied à pied. Ce n’est point, il est vrai, seulement par ses propres forces et exclusivement à son profit que la gauche a triomphé, elle a dû une partie de ses premiers succès à des alliances plus imprévues encore que tout le reste et dont elle est obligée de payer le prix en nommant un certain nombre de dissidens de l’extrême droite qui se sont joints à elle dans le combat. Elle ne reste pas moins maîtresse du terrain par ces engagemens qui, s’ils persistent jusqu’au bout, lui assurent à tout événement une proportion considérable dans la représentation du sénat. Comment s’expliquent ces évolutions et ces résultats qui ont assez de gravité pour devenir peut-être, au terme de la carrière de l’assemblée, le commencement d’une situation toute nouvelle ? Qu’est devenue cette majorité qui s’était ralliée le mois dernier pour voter le scrutin d’arrondissement, et qu’on se flattait sans doute de maintenir en présence des élections prochaines ? Quelles seront les conséquences de ces brusques oscillations manifestement destinées à réagir sur le ministère comme sur les partis, sur la direction de la politique intérieure de la France ? Voilà des questions qui viennent de naître ou de renaître presqu’à l’improviste et qui résument aujourd’hui nos affaires.

On ne perd pas les batailles sans avoir le plus souvent mérité de les perdre, et la droite, le centre droit, les ministres qui s’identifient avec ces groupes ne font après tout que recueillir le prix de leurs vaines tactiques, de leur obstination dans l’équivoque, de toute une politique de faux-fuyans et d’illusions. Assurément ces élections sénatoriales auraient pu mieux tourner, elles auraient dû être préparées, dirigées dans un autre esprit. Qu’y avait-il de plus simple, si on l’avait voulu ? Puisque l’assemblée, après avoir voté une constitution, s’était réservé le privilège singulier de ne pas mourir tout entière, de se survivre partiellement dans une des assemblées du régime créé le 25 février, la première condition était évidemment de faire de ces élections un grand acte de transaction. Le noyau essentiel de toutes les combinaisons devait être dans les fractions modérées unissant leurs efforts, procédant sans exclusion, s’entendant sur une liste d’équité et de conciliation. Le centre droit et le centre gauche étaient particulièrement appelés à exercer une action médiatrice entre la droite et la gauche. Avec un peu de bonne volonté et d’insistance, il en serait résulté sans doute une œuvre de transaction qui aurait eu probablement contre elle les partis extrêmes, mais qui aurait pu rallier les hommes sensés et désintéressés en gardant l’autorité d’un acte de politique prévoyante. Il fallait, en un mot, s’inspirer jusqu’au bout de l’esprit qui a prévalu dans l’élection de M. le duc d’Audiffret-Pasquier. C’était simple et juste, et, dût la combinaison n’être point couronnée de succès, elle méritait d’être proposée, essayée, parce que seule elle répondait à la vérité de la situation, à une nécessité publique supérieure. On ne l’a point voulu, ou du moins, s’il y a eu des négociations, elles ont été si singulièrement conduites qu’elles devaient fatalement échouer, et, il faut bien le dire, s’il y a eu des difficultés, c’est de la droite, du centre droit qu’elles sont venues. Les grands diplomates de la droite, du centre droit, ont cru pouvoir dicter des conditions, comme si d’avance ils disposaient de la victoire. On a préféré se livrer à toute sorte de calculs, ouvrir le marché aux prétentions personnelles et se distribuer en famille les candidatures sénatoriales : 13 à l’extrême droite, 12 à la droite modérée, 17 au centre droit, 6 à la réunion Pradié, 5 à la réunion de Clercq, 7 au groupe Lavergne. Tout compte fait, on s’adjugeait 62 sièges sénatoriaux ; le reste, on daignait le laisser à la gauche et au centre gauche, ou même peut-être on le réservait pour quelques personnages étrangers à l’assemblée. Tout cela a été conduit avec un tel décousu, avec si peu d’esprit politique, que ces prétendus amis du gouvernement faisaient à peine une place au ministère dans leurs combinaisons. M. Buffet, M. de Meaux, comptaient sans doute au premier rang, ils étaient les favoris. Le malheureux M. Wallon n’aurait, dit-on, été accepté dans son groupe qu’à une voix de majorité, et encore la malignité ajoute-t-elle que cette voix était la sienne. M. le général de Cissey avait été tout d’abord oublié ou repoussé aussi bien que le ministre de la marine, M. l’amiral de Montaignac. L’un et l’autre ont eu la consolation d’être admis par les faiseurs de candidatures quand la déroute avait commencé.

Ainsi on a procédé, et en définitive quelle était la signification de ces arrangemens intimes ? Elle était peut-être dans un seul fait qui a été assez naïvement invoqué comme une considération déterminante, qui résume tout et explique tout : il y avait 36 candidats ayant voté contre la constitution, de telle sorte que pour la première application du régime constitutionnel il devait y avoir une majorité de sénateurs inamovibles plus ou moins hostiles à la constitution. On a même un peu gémi de voir la candidature déclinée par M. Chesnelong, — un homme qui avait tant fait pour la restauration monarchique et qui était probablement disposé à tant faire encore ! C’était tout simplement une revanche organisée contre le 25 février au profit de la politique du 24 mai entrant en victorieuse dans le sénat. Si la droite et le centre droit, en relevant ce drapeau, ont cru pouvoir compter jusqu’au bout sur les légitimistes sans distinction, sur tous les bonapartistes, et triompher ainsi de la forte discipline de la gauche, du centre gauche, ils se sont trompés ; ils ont été dupes d’un optimisme par trop confîant. Les bonapartistes auraient bien voté sans hésitation pour M. Buffet, ils ne peuvent pardonner au centre droit, aux organisateurs de la campagne contre les menées impérialistes, et sans façon ils ont pris la liste de la gauche, sauf à en retrancher quelques noms ; ils n’ont pas résisté à la tentation de montrer qu’il fallait compter avec eux, d’ajouter à la confusion. Les légitimistes les plus extrêmes, M. de La Rochette, M. de Franclieu en tête, ont fait mieux : ils se sont alliés ouvertement, ostensiblement à la gauche, qui de son côté a résolument accepté leur concours en inscrivant leurs noms sur ses listes. Dès lors les chances du scrutin se trouvaient visiblement modifiées ; le résultat était inévitable, et c’est ainsi que le centre droit, pour n’avoir point voulu de ses alliés les plus naturels, pour avoir trop compté sur des alliés douteux ou équivoques, pour s’être trop complu aux ambiguïtés ou aux indécisions, a fini par tomber dans ses propres pièges. Il se venge aujourd’hui par des plaintes, par des récriminations, en reprochant aux dissidens légitimistes leur alliance avec la gauche, en accusant la gauche d’ouvrir la porte du sénat aux ennemis les plus implacables de la constitution. Le reproche serait peut-être plus juste ou mieux autorisé, si l’on n’avait pas commencé par donner soi-même l’exemple de toutes ces évolutions, de ces mouvemens de stratégie parlementaire.

Eh bien ! soit, tout cela est l’œuvre de coalitions contraires, et les coalitions ne sont pas en général plus favorables à la dignité des partis qu’aux intérêts du pays. C’est un spectacle assez étrange, passablement incohérent, qui deviendrait même parfois suffisamment comique, si tant de questions sérieuses ne s’agitaient dans ce tumulte de passions d’amours-propres, de dépits irrités. Nous en convenons, la confusion est assez complète, au moins en apparence, et en définitive cependant de toutes ces combinaisons, même de toutes ces incohérences, il se dégage par degrés une instructive moralité. Ces élections sénatoriales ne sont nullement un simple désordre parlementaire comme on le croirait ; elles ont au contraire un sens profond, elles sont d’une certaine manière la confirmation du régime créé le 25 février, de ce régime que les partis les plus opposés servent sans le savoir ou sans le vouloir, par leurs échecs ou par leurs succès, par leurs résistances ou par leur concours.

On a beau faire, c’est la nécessité de la situation démontrée par tout ce qui arrive aujourd’hui. Le centre droit aurait pu certainement maintenir sa position, exercer une influence décisive par ses idées modératrices aussi bien que par le talent de quelques-uns de ses chefs ; il n’avait qu’à prendre sa place dans un parti sérieusement et sincèrement constitutionnel, à entourer, à soutenir de son appui cette organisation publique à laquelle il a lui-même contribué par son vote ; il n’avait qu’à conformer sa politique aux nécessités de la situation qu’il a aidé à créer. Il ne l’a pas voulu, il a préféré se rejeter vers des alliés pour qui le nouveau régime n’est qu’un expédient de circonstance qu’on doit bien se garder de laisser s’accréditer, qui est destiné au contraire à disparaître aussitôt que possible. Il a subi la solidarité de ces répugnances fort peu politiques et qu’il ne partage même pas ; il a manqué de netteté dans ses alliances, dans le choix de ses candidats sénatoriaux, et il essuie une défaite presque humiliante. Il échoue parce qu’il a hésité, et il s’est laissé mettre dans cette position ingrate où l’échec qui l’atteint est une victoire pour cette république conservatrice dont il devrait être un des principaux appuis. Les dissidens légitimistes, qui ont cru de leur avantage de s’allier avec la gauche, ne se sont point assurément proposé d’agir dans l’intérêt de la république, ils ne sont pas plus républicains aujourd’hui qu’hier ; on ne leur a rien demandé, ils n’ont rien eu à concéder de leurs opinions royalistes, qu’ils gardent tout entières, et qu’ils se réservent bien de défendre tout haut devant le sénat ; qu’ils l’aient compris ou qu’ils ne l’aient pas compris, ils n’aident pas moins à l’affermissement du régime du 25 février en aidant au succès d’une majorité résolument constitutionnelle. Les bonapartistes eux-mêmes, en prêtant à la liste de gauche un appui momentané et partiel, n’ont eu sans doute d’autre préoccupation que de saisir une occasion de représailles contre le centre droit. Ils se vengent, et par leur défection calculée ils espèrent faire sentir au gouvernement le prix de leur concours. Quelle que soit leur arrière-pensée, le résultat est le même, ils fortifient, eux aussi, dans le sénat l’élément constitutionnel. Ils confirment indirectement l’autorité du régime contre lequel ils ne cessent de protester dans la chambre et hors de la chambre.

Sait-on enfin ce qui caractérise le mieux ce travail d’enfantement sénatorial auquel l’assemblée est livrée depuis quelques jours ? C’est cette nomination exceptionnelle de M. le duc d’Audiffret-Pasquier. Ici il n’y a ni votes légitimistes, ni votes bonapartistes. C’est l’expression spontanée d’une pensée qui garde toute sa signification politique, et M. le duc d’Audiffret-Pasquier lui-même, dès le soir de son élection, ayant à sa table quelques membres du centre gauche, n’a point hésité à dire en répondant à un toast de M. l’amiral Pothuau : « En m’accordant ses suffrages, l’assemblée a voulu une fois de plus affirmer l’œuvre du 25 février, parce que c’est une œuvre d’ordre et de liberté. Elle veut aujourd’hui en confier l’exécution à des hommes modérés et de bonne foi, car cette constitution est sortie de l’abnégation de chacun et du patriotisme de tous. » Voici qui commence à s’éclaircir et à se préciser ; rien d’ambigu ni d’équivoque dans ce langage, qui tranche avec les programmes du centre droit. Ces paroles prononcées par le président de l’assemblée ont sûrement de l’importance. Elles placent M. le duc d’Audiffret-Pasquier au point où M. Buffet se trouvait au lendemain du 25 février, au moment oui il entrait au pouvoir ; elles révèlent peut-être aussi la nécessité de reprendre une œuvre interrompue. C’est justement ce qui caractérise cette situation nouvelle où nous entrons ; c’est la question qui commence pour les partis, pour le gouvernement, entre les élections sénatoriales de l’assemblée et les élections de toute sorte que le pays va être appelé à faire prochainement.

Pourquoi donc en est-il ainsi ? Pourquoi des questions qui pourraient, qui devraient ne plus exister, semblent-elles se réveiller dans les péripéties de ce scrutin sénatorial ? Pourquoi ces changements d’opinions et ces incertitudes qui renaissent ? C’est évidemment le résultat d’une politique ministérielle qui, au lieu de simplifier une situation, s’est ingéniée à la compliquer, et qui a passé son temps à s’épuiser elle-même en épuisant les ressources d’autorité, et d’ascendant dont elle disposait. Certes lorsque M. Buffet prenait la vice-présidence du conseil il y a neuf mois, il arrivait au pouvoir dans les conditions les plus favorables. Il y avait une constitution qui donnait désormais un caractère défini et la fixité au régime public de la France, il ne restait qu’à la mettre en pratique, à la développer et à l’accréditer dans le pays en la faisant respecter par tant le monde. Avec M. Buffet entraient au pouvoir des hommes comme M. Dufaure, M. Léon Say, qui étaient dans l’opposition depuis le 24 mai, dont le concours était évidemment le gage d’une situation nouvelle : il n’y avait qu’à étendre les alliances du gouvernement dans cette direction en s’efforçant d’atténuer de vieux dissentimens, de rapprocher de plus en plus toutes les fractions modérées de l’assemblée. Personne ne demandait à M. le vice-président du conseil des choses extraordinaires, personne n’attendait de lui des concessions d’un libéralisme démesuré. Tout ce qu’on lui demandait, c’était un gouvernement sensé, conciliant, actif, sachant mettre les intérêts nationaux au-dessus des conflits vulgaires des partis. On pourrait dire qu’il n’avait qu’à ne point se créer de difficultés factices pour avoir aisément raison des difficultés réelles qu’il devait inévitablement rencontrer.

Oui, c’était ainsi ; malheureusement, depuis qu’il est au pouvoir, M. le vice-président du conseil s’est fait un tout autre rôle. À peine élevé au poste de premier ministre, il a paru uniquement préoccupé de réagir contre le mouvement qui l’avait porté aux affaires, de repousser, avec une hauteur mêlée d’effroi, l’alliance des plus modérés parmi ceux qui avaient contribué au succès de la journée du 25 février. Gardien d’une constitution, il s’est appliqué à en voiler le caractère, à en dissimuler même le nom, en s’appuyant sur une majorité composée d’ennemis plus ou moins déclarés de cette constitution. Encore s’il avait eu l’ambition généreuse et peut-être utile de discipliner cette majorité, de lui imprimer une direction en lui faisant accepter les concessions imposées par les circonstances ! Mais non, il a mis toute son habileté à l’entretenir dans ses préjugés, à la flatter dans ses espérances, à la ménager dans ses passions et ses intérêts au risque d’être toujours à sa merci. Son idéal a été de gouverner dans une république organisée avec des légitimistes, des bonapartistes et aussi peu de constitutionnels que possible. C’est ce qu’il appelle l’union conservatrice ! On nous permettra de dire que ce n’est pas là de la politique, c’est l’artifice d’un esprit agité et indécis sous des dehors de fermeté, qui en vient à fatiguer et à déconcerter l’opinion par son obstination dans l’équivoque, par ses connivences apparentes, par ses complaisances inépuisables pour toutes les réactions. Qu’en est-il résulté ? M. Buffet a réussi quelquefois sans doute par une certaine ténacité, il a obtenu son dernier succès dans le vote du scrutin d’arrondissement ; il a fini par s’affaiblir, par s’user dans ce travail aussi persévérant que stérile, et le moment est venu où cet artifice permanent d’équilibre entre les partis a volé en éclats, où la vérité a jailli dans ce mot de M. d’Audiffret-Pasquier sur la nécessité « d’affirmer l’œuvre du 25 février, » et d’en « confier l’exécution à des hommes modérés. » C’est l’explication évidente de ces élections sénatoriales qui sont venues atteindre M. le vice-président du conseil dans son autorité personnelle de chef du cabinet et dans sa politique à l’heure où il croyait n’avoir plus à songer qu’au grand scrutin populaire qui se prépare.

À vrai dire, M. Buffet a manqué de sagacité ; avec plus de pénétration, il aurait vu ce qu’il y avait de périlleux à se jeter dans cette mêlée d’opinions, d’intérêts, d’ambitions s’agitant autour des sièges sénatoriaux, et il se serait épargné une pénible déconvenue. M. Dufaure et M. Léon Say ont été plus habiles, ils n’ont songé à aucune candidature dans l’assemblée. Ils peuvent voir tranquillement défiler le cortège des sénateurs évincés et déçus, — qui pourtant la veille encore semblaient si certains et surtout si heureux de réussir ! Pour plus de prévoyance et de sûreté, M. Buffet aurait dû même ne se présenter pour le sénat ni dans l’assemblée ni dans son département ; il devait attendre l’élection des députés. Alors du moins il serait arrivé jusqu’au bout, jusqu’au jour du grand scrutin, avec un ascendant personnel intact. Maintenant, que M. le vice-président du conseil ait cru devoir retirer son nom de ces luttes après deux jours de ballottage inutile, peu importe ; eût-il persisté et eût-il même été élu, il ne pouvait plus désormais être nommé que par un retour des bonapartistes, fort disposés à le relever de sa défaite après lui avoir infligé cette déception. De toute façon, le coup est porté, et le désistement de M. Buffet n’a qu’une signification, c’est que M. le ministre de l’intérieur a cru également contraire à sa dignité d’aller jusqu’au bout de sa défaite, ou de ne devoir un succès qu’à la faveur d’un renfort bonapartiste revenant précipitamment à son secours. Ce qui est fait est fait, et ce ne serait plus probablement qu’un assez vain palliatif d’aller au-devant d’une discussion publique dans l’assemblée, de provoquer un vote de confiance que M. le vice-président du conseil obtiendrait peut-être encore, qui ne réparerait pas ou ne réparerait qu’à demi le mal d’hier, qui n’effacerait pas l’échec personnel éprouvé par le chef du cabinet.

Voilà donc à quoi ont servi tous les soins de M. Buffet pour cette majorité dont il a rêvé la résurrection, sur l’existence de laquelle il a fondé tous ses calculs ! Le jour où il est personnellement en cause, il est brusquement abandonné par un de ses alliés qu’il a couvert de sa protection indulgente au risque de se compromettre, il échoue comme M. Wallon ! Or que résulte-t-il de cet incident particulier des élections sénatoriales ? On ne peut se dissimuler que depuis huit jours il y a quelque chose de changé ! Comme homme public, M. le vice-président du conseil peut se mettre au-dessus d’une défaite ; comme chef de cabinet, il n’a plus jusqu’à un certain point l’intégrité de sa situation. Si ce n’était encore qu’une question parlementaire, une affaire de position devant l’assemblée, ce ne serait rien, l’assemblée achève de vivre et va disparaître ; évidemment, c’est plus que cela, l’autorité de M. le ministre de l’intérieur est plus ou moins frappée, plus ou moins diminuée devant le pays, même devant son administration, qui, en restant obéissante, peut être ébranlée ; c’est une autorité qui a reçu un échec, et le coup est d’autant plus sensible, d’autant plus grave, que M. le vice-président du conseil n’est pas seulement atteint dans son ascendant personnel ; il est surtout atteint dans ses idées, dans sa manière de comprendre la situation, les intérêts du pays, dans la politique qu’il n’a cessé de défendre devant l’assemblée, qu’il se proposerait encore d’appliquer aux élections prochaines, s’il était appelé à les diriger, ce qui devient moins probable.

Qu’est-ce en effet que ce dernier échec qui précède de si peu le grand scrutin public auquel le pays va être convié ? C’est la défaite de ce que M. le vice-président du conseil a si souvent appelé « l’union conservatrice ; » c’est bien plus encore, c’est la démonstration palpable de ce qu’il y a de factice, de périlleux et d’inefficace dans cette « union » telle que M. le ministre de l’intérieur la comprend avec son esprit de restriction. Rien n’est plus simple sans doute que de dire ce que M. Buffet disait, il y a quelques jours à peine, devant l’assemblée en résumant une fois de plus son programme : « J’ai fait appel et je ne cesse de faire appel à l’union des forces conservatrices,… parce que des hommes qui peuvent avoir été divisés dans le passé, qui pourront être divisés dans les éventualités inconnues de l’avenir, sont et peuvent être parfaitement unis sur le terrain légal, sur le terrain constitutionnel, pour la défense d’une politique qui leur est commune, la politique conservatrice… » Fort bien ! Sait-on seulement à quoi se réduit cette théorie imposante lorsqu’on en vient au fait ? Elle aboutit à deux conséquences également graves.

Certes, s’il y a un mal qui ait tristement paralysé les intentions souvent honnêtes, les efforts souvent généreux de l’assemblée qui est encore à Versailles, c’est le conflit organisé et permanent des prétentions de partis, c’est l’esprit de division. Il s’est trouvé que dans cette malheureuse assemblée tous les partis ont été assez forts pour se neutraliser mutuellement ; aucun d’eux n’a été assez puissant pour dominer les autres, pour créer une majorité sérieuse et surtout durable, pour accomplir jusqu’au bout, avec suite, un dessein politique. Or ce qu’on propose aujourd’hui, ce qu’on essaie de faire triompher dans les élections sénatoriales, ce qu’on voudrait faire triompher dans les élections auxquelles le pays va être appelé, c’est tout simplement la continuation indéfinie de cette situation dont l’impuissance a été presque toujours le dernier mot ; c’est une sorte de prorogation organisée des divisions, des incertitudes et des agitations dans les assemblées nouvelles. Sous ce nom « d’union conservatrice, » c’est une coalition perpétuée de légitimistes, de bonapartistes, de conservateurs timorés, gardant les uns et les autres leurs prétentions, et alliés indifféremment contre le radicalisme ou contre de simples et modestes partisans de la constitution, à qui l’on dit fièrement : « Je n’ai jamais été avec vous, je ne serai jamais avec vous ! » Au fond, ce n’est rien de plus, et c’est là ce qu’on donne pour une « politique résolument conservatrice ! » Il y a une autre conséquence qui n’est pas moins grave. Lorsqu’on prononce d’une certaine façon ce mot d’union conservatrice, en affectant de voiler le caractère plus ou moins définitif d’un régime constitutionnel naissant, en laissant aux partis la liberté de leurs espérances ou de leurs brigues pour ne leur demander qu’un appui momentané, pour leur proposer une sorte de pacte dans le péril social, est-on bien sûr de ce qu’on fait ? Ne s’expose-t-on pas à entretenir des inquiétudes qui peuvent devenir des impatiences dangereuses ? Sait-on en définitive à qui doit profiter cette « union » interprétée par les opinions contraires ou par des passions toujours habiles à se servir de tout ? L’empire ne sera point certes relevé par le sentiment public, encore ému des épreuves de la guerre. L’empire se présentant à découvert, avec son drapeau et les souvenirs des malheurs qu’il a causés, n’est point un péril ; mais il a laissé dans le pays des impressions de prospérité matérielle, des cliens, des influences familières aux populations et à peu près restaurées depuis deux ans ; il a créé des notabilités locales qui se présentent d’elles-mêmes, qui offrent au gouvernement la tentation de chercher par elles un succès plus facile, qui se couvrent naturellement de ce mot d’union conservatrice. Voilà des candidats tout trouvés pour une administration qui veut réussir. Ce ne sont pas pour le moment des bonapartistes, si l’on veut, ils seront ministériels autant qu’on le désirera. Vienne une crise, ils se retrouveront ce qu’ils ont été, et ils se feront encore au besoin l’illusion qu’ils n’ont abusé personne, qu’ils sont toujours des modèles de conservateurs en passant de nouveau sous le drapeau de l’empire. Il en résulte que, sans le savoir et sans le vouloir, par un abus de mots, par l’entraînement d’un faux système, peut-être aussi par un sentiment frivole de défiance à l’égard de ceux qui ne pensent pas comme lui, M. Buffet s’expose à servir les bonapartistes, qui le traitent si bien aujourd’hui par leurs votes, qui le traiteraient probablement bien mieux encore, s’il leur laissait prendre une certaine importance dans les assemblées nouvelles. Voilà le danger qui se cache sous cet expédient décevant et trompeur que des partis intéressés appellent fort gratuitement l’union conservatrice.

Assurément nous ne reprocherions pas à M. le vice-président du conseil d’être un conservateur résolu, un homme de gouvernement ; nous lui reprochons bien plutôt au contraire de compromettre ces idées de conservation et de gouvernement en les réduisant aux proportions d’une stratégie de circonstance, en offrant ce spectacle, fait pour égarer ou troubler le paye, d’un ministre cherchant dans des combinaisons peu sûres des appuis contre les partisans les plus naturels, les plus modérés de la constitution dont il est le représentant, — d’un ministre fatiguant et inquiétant l’opinion au lieu de la diriger. Quand donc aurons-nous un gouvernement d’un caractère vraiment conservateur, s’élevant au-dessus des partis, parlant au pays un langage sans subterfuges, d’une libre et confiante netteté, combattant sans doute le péril révolutionnaire, le radicalisme agitateur, mais persuadé que la meilleure manière de le combattre, c’est une politique de hardie conciliation, appelant à son aide l’opinion, le concours de tous ceux qui peuvent aider à une œuvre nationale de bien public ? Si ce gouvernement eût existé, on conviendra que toutes ces complications récentes des élections sénatoriales ne se seraient pas produites, ou du moins elles n’auraient pas pris une si singulière importance. Le pays verrait plus clair dans ses affaires.

Et maintenant, de quelque façon qu’on juge les choses, une situation d’une certaine gravité se dessine évidemment. Ce n’est pas encore, si l’on veut, une crise ministérielle déclarée, c’est tout au moins pour le moment un état d’incertitude et de malaise auquel les élections sénatoriales viennent de donner tout à coup un caractère assez aigu. La vérité est que deux politiques se sont trouvées brusquement mises en présence. L’une de ces politiques peut se résumer dans ce mot de M. le duc d’Audiffret-Pasquier : « il faut affirmer l’œuvre du 25 février et en confier l’exécution à des hommes modérés, » qui tiennent compte de l’origine de cette œuvre conçue dans une pensée « d’ordre et de liberté, » née de « l’abnégation de chacun et du patriotisme de tous. » L’autre politique, représentée et pratiquée depuis neuf mois par M. Buffet, vient d’éprouver un échec qui ne peut manquer d’avoir du retentissement dans le pays, qui aura certainement de l’influence sur la direction de l’opinion. Que va-t-on faire dans ces conditions ? Le ministère restera-t-il ce qu’il est, au risque de présider aux élections avec le désavantage d’une autorité mise en doute, affaiblie par une défaite parlementaire ? Se modifiera-t-il au contraire, et dans quel sens devrait-il se modifier ? Ce sont là des questions fort sérieuses que M. le président de la république a aujourd’hui à peser dans le sentiment de sa responsabilité ! On peut dire sans doute à M. le président de la république que ces élections sénatoriales ne sont qu’un incident, une victoire de coalition qui, en profitant principalement à la gauche, rend d’autant plus nécessaire une politique de fermeté et peut-être de résistance ; on peut lui dire que cette politique, bien loin de céder devant une manifestation obscure ou périlleuse, doit au contraire se fortifier au pouvoir par l’accession d’hommes résolus à soutenir la lutte, à tenter un effort décisif sur l’opinion. On peut dire aussi à M. le président de la république que, puisqu’un ministère parlementaire est difficile dans les conditions où se trouve l’assemblée, le mieux serait sans doute de former un cabinet d’affaires en dehors du parlement. Ce sont là des conseils qui n’ont rien de nouveau, qui ont été plus d’une fois proposés aux gouvernemens dans des circonstances comme celles-ci. Pour ceux qui ne croient ni à la fermeté sans la conciliation, ni à l’efficacité d’expédiens de peu de valeur, la solution serait simple et claire. Il n’est point douteux qu’un ministère sincèrement constitutionnel, prenant vigoureusement en main la direction des affaires, faisant sentir au pays le danger de toutes les agitations, la nécessité de chambres modérées, libérales et conservatrices, il n’est point douteux, disons-nous, que ce ministère pourrait présider avec autorité aux élections, et que le résultat ne tromperait pas la confiance des esprits patriotiques.

Est-ce la pensée qui prévaudra ? Toutes les considérations seront mûrement posées sans aucun doute. On nous permettra d’ajouter simplement un mot. Se raidir, résister, c’est bientôt dit. Lorsqu’on s’engage dans ces dangereux et obscurs défilés, on sait quelquefois par où on commence, on ne sait pas toujours où l’on va. Les meilleures intentions ne suffisent pas. Il y a eu des temps où des hommes aussi bien intentionnés que possible, après avoir fait un premier pas, se sont trouvés entraînés, sans y songer, dans des luttes où ils ne se seraient pas aventurés, si leur prévoyance eût égalé leurs bonnes intentions. Nous n’en sommes pas là heureusement, rien de semblable n’existe aujourd’hui. La situation, telle qu’elle a été faite par les élections sénatoriales, peut paraître compliquée au premier abord, elle n’a rien qui puisse surprendre une raison calme et surtout inquiéter l’opinion. Elle est plus simple qu’on ne le dit, et la crise ministérielle qui s’approche sera sûrement dénouée par le patriotisme et la modération, comme il convient à des Français qui ont encore tant à faire, et qui le savent, pour réparer leurs désastres, pour réorganiser leurs ressources, pour reconquérir par la sagesse ce que l’imprévoyance a fait perdre à la France.

Au milieu de toutes ces émotions de la vie parlementaire, l’assemblée a trouvé le temps de consacrer plusieurs séances à cette question délicate et en apparence assez compliquée des conventions diplomatiques relatives à la réforme judiciaire égyptienne. Est-elle réellement si compliquée, cette question ? Assurément, si l’on veut épuiser tous les détails, refaire un cours d’histoire sur les anciennes capitulations, exposer l’état de l’Égypte, de ses ressources, de ses mœurs, de ses tribunaux, on peut aller loin. Après tout, il y a aujourd’hui un fait pratique et simple qui domine tous les autres ; il y a un arrangement auquel ont concouru dix-sept gouvernemens. De tout cela résulte pour les étrangers résidant en Égypte une certaine situation définie par les lois égyptiennes, couverte désormais d’une sanction diplomatique, dans une mesure déterminée par les divers gouvernemens. La France, pour sa part, s’est associée à cette œuvre avec tous les autres cabinets. La seule question politique est de savoir si l’on veut accorder ou refuser la ratification de la France à des arrangemens qui ont déjà reçu la sanction de la Russie, de l’Autriche, de l’Allemagne, de l’Italie. Ce qu’entraînerait un refus, on le sait : nos nationaux se trouveraient nécessairement dans une situation assez fausse, en dehors du droit commun appliqué à tous les étrangers, et diplomatiquement la France se trouverait exclue par sa propre volonté de cette sorte de concert européen qui s’est établi pour les affaires de l’Égypte. Ce qui résulterait au contraire de la ratification est sans inconvéniens bien graves, puisque l’expérience de cette organisation judiciaire égyptienne est limitée à une durée de cinq ans, et que pendant ces cinq ans les gouvernemens peuvent encore se dégager, s’ils voyaient les intérêts de leurs nationaux compromis.

Voilà la question qui s’est posée l’autre jour devant l’assemblée, sur laquelle M. Rouvier, député de Marseille, rapporteur de la commission, a fait un discours fort long, fort étudié, politiquement peu décisif, pour proposer de retirer la signature de la France de la réforme égyptienne en désavouant par cela même M. le ministre des affaires étrangères. M. le duc Decazes s’est fait un devoir de reprendre aussi clairement, aussi simplement que possible toute cette histoire diplomatique, et il a bien eu un premier avantage sur la commission en obtenant que la loi de ratification passât à une seconde lecture ; mais il n’a pas pu pousser plus loin son avantage, il n’a pas obtenu le vote d’urgence qu’il réclamait. M. Lucien Brun s’est jeté dans cette mêlée. Il a demandé qu’on laissât à l’assemblée le temps de réfléchir, d’étudier plus amplement l’affaire ; il a même fait intervenir, on ne sait trop pourquoi, la dignité de la France. Franchement, ceux qui n’ont pas eu jusqu’ici le loisir d’étudier la question ne l’étudieront pas davantage par ce temps d’élections sénatoriales, et M. Lucien Brun sera probablement le premier à l’oublier pour suivre les vicissitudes de sa candidature qui d’ailleurs n’avance pas. Quant à la dignité de la France, en quoi est-elle intéressée à des lenteurs, à des incertitudes dont l’autorité de la diplomatie souffre toujours ? Qu’aura-t-elle gagné à un ajournement qui expose cette loi de ratification à être votée ou refusée au pas de course à la dernière extrémité ? Un instant on a pu croire que l’affaire de l’isthme de Suez allait être évoquée dans le débat et peut-être peser sur la délibération ; mais les dernières dépêches publiées par M. le ministre des affaires étrangères ont mis en lumière les intentions parfaitement nettes du gouvernement anglais. Lord Derby, même après l’achat des actions de Suez, n’a point hésité à se montrer favorable à la création d’un syndicat international. Politiquement d’ailleurs ce n’est là que le plus petit côté de la question. L’important, c’est cette rentrée hardie de l’Angleterre dans les affaires de l’Europe et en ceci vraiment la France ne peut éprouver ni jalousie, ni ombrage.

CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.
Nouvelle Géographie universelle, par M. Élisée Reclus, t. Ier, l’Europe méridionale, Paris 1875 ; Hachette.

Il n’y a pas longtemps qu’on s’intéresse en France aux études géographiques, et qu’on s’efforce de leur faire la place qui leur convient dans un système d’éducation libérale, quoiqu’à vrai dire, sur la foi des Allemands, on eût beaucoup exagéré notre ignorance de la géographie, comme on avait fait notre ignorance des langues étrangères. Convenons toutefois qu’il y a quelque vingt ans, et même moins, plus d’un Français eût partagé l’avis de ce sage précepteur du marquis de La Jeannotière, « qu’on n’a pas besoin d’un quart de cercle pour voyager, et qu’on va très commodément de Paris en Auvergne sans qu’il soit besoin de savoir sous quelle latitude on se trouve. » Ce n’était pas précisément qu’on méconnût l’utilité de la géographie, mais, indépendamment du peu de goût que les Français, en cela bien différens des Gaulois, leurs ancêtres, ont toujours eu, dit-on, pour les voyages, — et l’étude générale de la géographie, qu’est-ce autre chose qu’un voyage dont le plus casanier se donne l’agrément sans sortir de son fauteuil ? — il y avait une cause ou du moins un prétexte à cette indifférence, je veux dire la sécheresse d’une prétendue science dont nos géographes avaient réussi lentement à faire la plus ingrate nomenclature et la plus aride statistique. On avait inventé par exemple de séparer la géographie physique de la géographie qu’on appelait politique, et ainsi la science manquait de base ; on négligeait d’ailleurs de vivifier par l’histoire l’interminable litanie des subdivisions administratives, et ainsi la science manquait de couronnement. Certes il y a là de quoi s’étonner, surtout si l’on considère que, dans un siècle aussi curieux d’histoire que le nôtre, nulle part peut-être, pas même en Allemagne, les historiens n’avaient plus éloquemment qu’en France prêché d’exemple l’intime union de l’histoire et de la géographie. Entre tant de noms à choisir, il suffira de citer ceux des deux historiens contemporains les plus dissemblables à coup sûr qu’il se puisse, et de rappeler ou cette admirable et vivante description du sol national qui ouvre le second volume de l’Histoire de France de Michelet, ou ce tableau d’un trait si ferme, d’un relief si nettement accusé, de l’étude duquel M. Mignet, dans son Introduction aux Mémoires relatifs à la succession d’Espagne, a tiré, comme par une suite de déductions mathématiques, l’histoire d’Espagne tout entière.

C’est qu’au fond il n’est pas de grande question de l’histoire générale qui, par degrés, de proche en proche, ne se réduise insensiblement à quelque question de géographie. Est-ce à dire qu’il s’agisse ici de restreindre le domaine de la liberté de l’homme et de mettre hors l’histoire toute recherche des causes d’ordre moral ? Non sans doute, mais il est pourtant certain que toute la force de notre liberté ne saurait nous soustraire par exemple à la fatalité des lois qui gouvernent la distribution des espèces, ce qui revient à dire en termes généraux que l’explication dernière des événemens de l’histoire est dans la réaction perpétuelle des milieux géographiques sur l’homme moins civilisé, et de l’homme plus civilisé sur les milieux géographiques : d’une part, « les peuples dans leur état passif d’autrefois, » et de l’autre « les peuples dans leur rôle actif et reprenant le dessus par leur travail sur le milieu qui les environne ; » je ne saurais mieux faire que de citer ici les mots mêmes qu’emploie M. Élisée Reclus dans l’introduction de sa Nouvelle Géographie universelle, et qui dès le début en marquent le caractère nouveau. Si quelque chose en effet donne à l’œuvre sa physionomie, ce sont ses dimensions sans doute, c’est l’universalité de connaissances dont elle porte témoignage, mais surtout c’est ce dessein fermement suivi de lier l’histoire de l’homme à l’histoire de la planète, et pour la première fois de rassembler en un corps les membres dispersés de la géographie.

De cette conception philosophique de la science, il est résulté un plan, la chose du monde, je crois, dont se fussent le moins préoccupés nos géographes : j’entends une juste distribution des parties, une subordination systématique des détails à l’idée de l’ensemble, une perspective savante. On peut se reconnaître dans le livre de M. Reclus. Ce n’est pas au hasard d’une classification consacrée par la routine qu’il avance, débutant, selon la formule, par la géographie de la France sous prétexte qu’il est Français, comme un autre ferait par la géographie de l’Italie, s’il était Italien. Il a ses raisons quand il commence la description de la terre par la description de l’Europe, il les donne, et elles sont tirées d’ailleurs que d’un superstitieux respect des préjugés ou de sa convenance personnelle ; il a ses raisons quand il commence l’étude du continent européen par l’étude de ses contrées méridionales. C’est que, dans l’histoire de la civilisation de l’Europe, les pays méditerranéens ont joué le même rôle d’initiative et de propagande que l’Europe dans l’histoire de la civilisation du monde. Combien cette méthode n’est-elle pas plus naturelle, plus instructive en même temps, et j’ajoute plus attrayante que cette autre, — si seulement c’en est une, — qui consiste à décrire la terre moins l’Europe d’abord, l’Europe moins la France ensuite, et la France enfin, le tout en trois volumes d’une même étendue ? On aurait aussi bien arrêté de suivre l’ordre précisément inverse que ni les proportions de l’ouvrage, ni l’harmonie du plan, n’en étaient altérées. Voilà du moins quelqu’un qui sait ce que parler veut dire, et, quand il écrit « qu’à une période nouvelle il faut des livres nouveaux, » qui sait comment les sciences se renouvellent : l’abondance des détails et l’accroissement de la matière n’y étant de rien, — la disposition nouvelle des parties et leur liaison dans un enchaînement nouveau y étant tout.

Et voyez les conséquences : non-seulement l’ensemble y gagne l’unité, la clarté, l’intérêt, mais encore les descriptions particulières s’animent et sortent du cadre inflexible, le même pour toutes indistinctement, où les maintenait la tradition de l’école. Les désignations précises de longitude et de latitude, — les énumérations de villes et de villages, — les chiffres, — sans doute M. Reclus les donne, mais en note, et non sans remarquer que ce sont là toutes choses du domaine spécial de la statistique ou de la cartographie. Et en vérité, il n’importe pas plus, j’imagine, à une solide connaissance de la géographie de savoir à dix unités près la population d’une bourgade perdue de la Basse-Bretagne, qu’il n’importe à une solide connaissance de l’histoire d’apprendre « que Thouthmosis était valétudinaire, et qu’il tenait cette complexion de son aïeul Alipharmutosis. » L’essentiel est de prendre, à mesure qu’elles passent sous les yeux, une « vue d’ensemble » des contrées et d’en dégager les quelques traits, toujours peu nombreux, qui, tranchant sur l’uniformité, donnent à un pays, à un peuple, sa physionomie particulière, originale. Par exemple, — quelle sorte d’intérêt nous présente la Grèce ? L’intérêt que réveille aussitôt dans la mémoire le souvenir d’un nom fameux de l’histoire et de la légende : M. Reclus s’attache donc dans sa description de la Grèce à mêler le présent au passé, de telle façon qu’on voie le Grec d’autrefois revivre sous le ciel d’aujourd’hui, qu’on retrouve chez le jeune Athénien « la souplesse, la grâce, l’allure intrépide que l’on admire dans les cavaliers sculptés sur les frises du Parthénon, » et chez les femmes de Sparte, « cette beauté forte et fière que les anciens poètes célébraient chez les vierges doriennes. » Tournez la page, la scène change ; nous entrons en Turquie, nous pénétrons avec l’auteur dans cette péninsule à peine explorée des Balkhans, « où le désordre extrême des chaînes de montagnes a eu pour conséquence un désordre analogue dans la distribution des peuples : » ici la description physique, le détail ethnographique, dominent et viennent occuper, envahir le premier plan. À son tour, deux fois dans l’histoire l’Italie a eu cette haute fortune d’exercer l’hégémonie du monde civilisé « soit par la force de la conquête et de l’organisation, soit par la puissance du génie, le développement des arts, des sciences et du commerce : » à quelles conditions géographiques elle a dû d’acquérir cette prépondérance, et comment depuis la dissolution de l’énorme empire l’histoire a modifié ces conditions elles-mêmes et dépossédé Rome de sa gloire de capitale, voilà ce qu’il importe avant tout de rechercher, et voilà pourquoi l’auteur ouvrira sa description de l’Italie par une courte, mais substantielle étude sur le rôle historique de la ville éternelle.

Ainsi dans l’ordonnance de ce plan rien, comme on voit, n’a été laissé au hasard et rien n’a été donné à la routine : tout y a été disposé selon la logique de la science. Que si maintenant nous passons au détail, l’exécution ne paraîtra pas inférieure à la conception de l’ensemble. Aussi bien n’est-ce pas aux lecteurs de la Revue qu’il est utile de rappeler la compétence de M. Reclus : les savantes études qu’il a publiées ici même parleront pour nous, et aussi ce beau livre de physique géographique, la Terre, qui forme en quelque manière l’introduction purement scientifique de la Géographie universelle. Dans ce nouvel ouvrage, si l’auteur a fait sa place, et sa large place, au détail physique, s’il est revenu, dans la mesure de l’indispensable et avec une précision particulière, sur la configuration des continens, sur leur ossature de montagnes, sur leur réseau de fleuves et autres voies de communication naturelles, s’il n’a rien omis de ce que l’homme a fait soit pour déjouer, soit encore pour détourner au plus grand profit de la civilisation la violence aveugle des forces de la nature, s’il a joint à ces descriptions, comme un perpétuel commentaire, des cartes spéciales, dont la clarté seule pour ainsi dire garantit l’exactitude et affirme l’autorité, — pour combien de détails encore, et combien divers, n’a-t-il pas su se ménager l’espace ? Tantôt c’est une rapide ébauche des paysages de la Grèce : « Ce qui ravit l’artiste dans les paysages des golfes d’Athènes ou d’Argos, ce n’est pas seulement le bleu de la mer, le sourire infini des flots, la transparence du ciel, les perspectives fuyantes, les brusques saillies des promontoires ; c’est aussi le profil si net et si pur des montagnes, aux assises de calcaire et de marbre : on dirait des masses architecturales et maint temple qui les couronne ne fait qu’en résumer la forme. » Pourquoi n’ajouterions-nous pas ici qu’il est fâcheux que l’illustration vienne faire tort au texte, et que les descriptions de M. Reclus étaient vraiment assez nettes pour qu’il ne fût pas besoin d’appeler la gravure à leur aide ? Nous en faisons la remarque sans vouloir insister, plutôt par acquit de conscience, et bien convaincus d’ailleurs que toutes récriminations ne sauraient prévaloir contre la manie contemporaine du livre illustré.

Tantôt encore c’est un détail de mœurs qui vient nous rappeler dans les vallées du Danube l’existence d’une race sœur de la nôtre : « Le Valaque aime à parler de son père Trajan… Maint défilé de la montagne a été ouvert par le « glaive de Trajan ; » l’avalanche qui se détache des cimes, c’est le « tonnerre de Trajan ; » la voie lactée même est devenue « le chemin de Trajan. » plus loin, comme une apparition, c’est un costume national qui s’est défendu contre l’uniformité de la mode, et les Serbiennes passent sous nos yeux « avec leurs vestes rouges, leurs ceintures, leurs chemisettes brodées de perles et ruisselantes de sequins, leur petit fez si gracieusement posé sur la tête, et fleuri d’un bouton de rose. » Tantôt enfin c’est une leçon d’histoire de l’art jetée en courant dans le récit, car M. Reclus, s’il nous parle de Florence ou de Rome, ne se contente pas d’en cataloguer les trésors d’art et les monumens, pour terminer, en manière de péroraison, par la maladroite explosion d’une admiration banale ; il veut qu’ici, comme partout, son lecteur se rende compte avec lui : si la basilique de Saint-Pierre n’éveille pas une admiration sans mélange, il n’omettra pas de dire que la vraie, la seule cause c’est « qu’elle ne répond comme architecture qu’à une phase transitoire et locale de l’histoire du catholicisme. Loin de représenter une époque avec sa foi, sa conception une et cohérente des choses, il résume au contraire un âge de contradictions où le paganisme de la renaissance et le christianisme du moyen âge tâchent de se fondre en un néo-catholicisme pompeux qui caresse les sens et s’adapte de son mieux aux goûts et aux caprices du siècle. »

Tel est ce livre dont nous avons essayé d’indiquer l’ordonnance : pour le détail en effet, on ne l’appréciera qu’à la lecture. Quelques défauts, — des longueurs, des descriptions qui tournent trop souvent à la dissertation, çà et là des renseignemens d’une exactitude contestable, — n’empêcheront pas que ce soit, depuis Malte-Brun, l’ouvrage le plus considérable qui ait paru dans notre littérature géographique. Ce n’est pas sans doute encore la perfection du genre, c’est toutefois un acheminement à l’étude scientifique de la géographie. Il nous reste à faire pour atteindre jusqu’au point où certains pays sont parvenus, du moins pouvons-nous dire que quelque chose est fait.

F. BRUNETIÈRE.

Le directeur-gérant, C. Buloz.